Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française | 1. Marot, l'Adolescence clémentine: articles inédits (2006)
Josiane Rieu :
Le silence de Dieu : Marot, l’Epître de Maguelonne
Résumé
La poésie amoureuse de l’Adolescence Clémentine oscillent entre une conception érotique et triviale de la relation amoureuse, voire désabusée et une conception idéale – illusoire ?- tournée vers ce que serait « Ferme amour ». Il y a peu d’espace dans le recueil pour suggérer le temps fragile du bonheur. Une pièce pourtant témoigne d’un amour dont les dimensions humaine et sacrée sont indissociables, un amour laissé en suspens, comme une interrogation persistante : l’épître de Maguelonne, que nous voudrions examiner ici.
Index
Mots-clés : épître , Marot, poésie amoureuse
Plan
Texte intégral
L’amour peut-il être réellement vécu en ce monde ? La poésie amoureuse de l’Adolescence clémentine reste pessimiste dans son ensemble. La dernière section, celle des Chansons en particulier, propose une structure récurrente : l’amour enflamme le cœur du poète et une relation idyllique semble se tisser mais les épreuves mettent fin à tout espoir1. Les textes oscillent entre une conception érotique et triviale de la relation amoureuse (chanson 26), voire désabusée (chansons 22, 24, 28) et une conception idéale – illusoire ?- tournée vers ce que serait « Ferme amour » (12, 30, 42). Il y a peu d’espace dans le recueil pour suggérer le temps fragile du bonheur (chanson 10, 11, 12). Une pièce pourtant témoigne d’un amour dont les dimensions humaine et sacrée sont indissociables, un amour laissé en suspens, comme une interrogation persistante : l’épître de Maguelonne, que nous voudrions examiner ici. Elle appartient au début de l’Adolescence, où Marot s’appuie sur des traditions littéraires à partir desquelles il cherche son propre itinéraire et organise les thématiques dans un sens nouveau. On peut discerner par exemple dans la Première Eglogue ou le Temple de Cupido la réorientation des imaginaires courtois ou antiques au service des préoccupations évangéliques de l’auteur. Le Temple de Cupido, composé en 1514, transforme totalement sa source, La Concorde des deux langages de Jean Lemaire de Belges, en décrivant l’itinéraire du poète vers « Ferme amour, la dame pure et monde, /Qui longtemps a ne fut vue en ce monde » (v. 65-66). Celui qui est devenu « Chevalier errant » s’engage dans une quête d’un autre âge, car lorsqu’il demande si on a vu « La fleur de fleurs, la chaste colombelle, /Fille de paix, du monde la plus belle, /Qui Ferme Amour s’appelle », on lui répond : « Mille ans ou plus y a /Que d’amour ferme en ce lieu ne souvint » (v. 77-84). Le premier temple qu’il rencontre le déçoit car il correspond à une sorte de substitution (perversion ?) de l’amour sacré au profit de l’amour profane, si bien qu’à la fin : « Joie y est, et deuil rempli de ire, /Pour un repos, des travaux dix : /Et bref, je ne saurais bien dire, /Si c’est Enfer ou Paradis » (v. 413-416). Enfin, il rencontre le Prince et la princesse qui eux-mêmes vivent en aimant Ferme amour : sa quête de l’amour se déplace et, rempli de liesse, il se met à leur service.
Les topiques de la littérature du Moyen Age et de la grande Rhétorique sont donc réorchestrées en vue des nouvelles perspectives spirituelles et politiques du poète, puisqu’à cette époque encore il pouvait espérer un appui royal pour mettre en œuvre la « purification » attendue de la religion et de la société en France. Gérard Defaux parle très justement à ce sujet d’une poétique de la métamorphose ou du « déplacement » :
« C’est bien sûr dans le moi du poète que cette poétique de la métamorphose – cette « poétique du déplacement » – trouve à la fois son inspiration, son principe et sa force. Non seulement parce que le jardinier fait de son « petit Jardin » un miroir, une représentation de soi, s’appropriant d’autorité tous les topoi existants, mais aussi parce qu’il le nourrit de ses convictions éthiques et religieuses les plus intimes, qu’il l’ouvre résolument sur le monde et sur l’histoire, dans l’espoir de pouvoir les changer, les transformer l’un et l’autre. Loin donc d’être le locus amoenus classique, c'est-à-dire une lieu paisible, paradisiaque et clos, à l’abri du Mal et du Temps ; protégé de l’Histoire et des ses calamités, son Jardin est la représentation exemplaire et toujours recommencée d’un drame à la fois personnel et universel, drame dont les protagonistes sont d’une part Jésus et, de l’autre, le Monde, tout ce qu’ailleurs Marot lui-même, en des termes inoubliables, appelle ce « val vicieux », ou encore « la maulvaistié de ce monde maudict ».
L’« impitoiable Serpente la guerre » habite en effet sous les fleurs de ce Jardin printanier ; elle rampe parmi ses herbes et ses arbres et y répand partout ses ruines, ses ravages et sa désolation »2.
C’est en effet sous l’image du jardin que Marot place son recueil : « Ce sont œuvres de jeunesse, ce sont coups d’essai : ce n’est (en effet) autre chose, qu’un petit jardin que je vous ai cultivé de ce, que j’ai pu recouvrer d’arbres, d’herbes, et fleurs de mon printemps » (« Cl. Marot à un grand nombre de frères… », p. 70). De façon révélatrice dans l’épître de Maguelonne, le tournant principal se situe dans un jardin devenu « bois plein de bêtes inhumaines » (v. 91).
Ce texte, qui a souvent été analysé comme exemple de la conversion d’un amour profane en amour sacré (la jeune femme abandonnée mettant son amour au service des mendiants errants et malades), nous paraît contenir des signes d’une véritable et profonde interrogation spirituelle du jeune Marot à cette époque. Nous verrons que les références bibliques, qui n’ont pas été analysées jusqu’ici, notamment celles du Cantique des cantiques, subissent une sorte d’inversion, comme si le bonheur de la Promesse ne pouvait plus exister en ce monde et que seul demeure le silence incompréhensible de Dieu. Quels sont donc les véritables enjeux de cette épître ?
« L’épître de Maguelonne à son ami Pierre de Provence, elle étant en son hôpital », écrite entre 1517 et 1519, reprend le canevas d’un roman du XVe siècle, Pierre de Provence et la Belle Maguelonne, et s’inspire de la vogue des héroïdes3, pour dire l’amour douloureux d’une jeune femme étrangement laissée en pleine forêt par l’amant qui venait de l’enlever ; après l’avoir cherché en vain, elle devient hospitalière au service des pauvres. Gérard Defaux y voit l’épanouissement d’un amour mondain en amour spirituel : « Ce nouvel exemple de « Ferme Amour », dans lequel l’amour humain, sans se renier, finit par s’épanouir en Charité chrétienne et en bonnes œuvres, éclaire bien, à mon sens, la dimension éthique et didactique que cherche à se donner la poésie humaniste naissante. Marot suit de près le texte du roman en prose et il n’hésite jamais à en accentuer la tonalité religieuse »4. Frank Lestringant a aussi montré que par rapport à ses modèles, notamment André de la Vigne, le poème de Marot demeure en marge de la dialectique passionnelle habituelle, comme si les enjeux étaient ailleurs. André de la Vigne, dans « l’épître envoyée de la belle Amazone à son amy Cezias » (1502), s’appuyant sur Ovide, accentue la tragédie de la femme abandonnée après avoir été séduite, et qui meurt en accouchant, son corps étant décrit avec autant de réalisme dans le déchiquètement qu’il subit (elle et son enfant sont dévorés par des bêtes féroces), qu’il l’avait été dans les moments sensuels. Marot suivrait davantage l’esprit du roman médiéval :
« La désarmante simplicité qui fait passer sans transition de la quête de l’amant perdu à celle de Dieu ouvre une vraie question. Il nous est difficile de concevoir qu’une histoire brûlante de passion amoureuse comme celle de Pierre et de Maguelonne puisse s’ouvrir par une invocation « au nom de nostre seigneur Jhesuchrist », qu’elle prétende avoir été écrite « à l’honneur de dieu et de la vierge Marie » et qu’elle se conclue par la promesse du Paradis, où plaise à Dieu, à la Vierge et aux saints Pierre et Paul de nous recevoir au terme de « nos tribulacions en ce monde ». Cette alliance du sacré et du profane coule de source, peut on dire : elle trouvera sa résolution dans un mariage longtemps différé, les amants séparés s’unissant avec la bénédiction de l’Eglise pour une union sereine et féconde »5.
Avec finesse, Frank Lestringant propose même d’y voir l’instant fragile où l’on basculerait entre deux univers de pensée : « Le Marot des débuts de l’Adolescence clémentine appartient encore à une culture médiévale dans laquelle le divorce entre les deux amours n’est pas consommé. Il faudra attendre l’influence tardive du néoplatonisme et surtout les progrès de la Réforme pour qu’une incompatibilité se découvre et se pérennise entre Eros et Agapè, entre le plaisir amoureux et la sainte récollection dans la pensée du Très Haut »6. Certes, la vision protestante introduira et accentuera cette « incompatibilité » au fil du siècle, mais la position catholique traditionnelle jusqu’à nos jours encore7 place ces formes d’amour en prolongement l’une de l’autre, ce qui fait que le mariage n’est pas seulement un cadre légitime mais un sacrement. Marot, qui n’était pas encore alors totalement engagé dans le choix de la Réforme, ni même de l’évangélisme8, qui n’hésitait pas à écrire des poèmes à la louange de la vierge Marie, n’a pas pourtant achevé son épître par l’union promise, à l’instar du modèle médiéval. Quels étaient donc ici les questionnements spirituels spécifiques du jeune poète ?
Pour Gérard Defaux,
« Le Rondeau sur lequel se clôt l’Epître ne laisse planer aucun doute sur les intentions encore une fois fort édifiantes de Marot : devenue par amour [...] dame de charité, petite sœur des pauvres avant la lettre, Maguelonne n’a plus rien de commun avec les héroïnes passionnées de Virgile ou d’Ovide. Encore une fois, la différence ne saurait être en fait plus clairement posée : plutôt que d’imiter « Dido » […] de se courroucer comme elle, de s’abandonner au vertige destructeur et à toutes les violences, à toutes les démences de la passion, elle préfère, dans un esprit à la fois très positif, très pratique et très chrétien, instituer la possibilité d’un autre exemple, d’un nouveau type de conduite. Comme le suggère Francis Goyet, parfaite figure de Marguerite d’Angoulême, auprès de laquelle et pour laquelle le poème a peut être été conçu »9.
Cette perspective éthique certes cohérente est un premier niveau d’approche de notre texte, mais si elle en constituait la visée principale, elle devrait conduire à une forme de bonheur ou de paix, comme dans l’épître du dépourvu, par exemple, où Marot qui se nomme lui-même « le pèlerin exempté de bonheur » (v. 185) trouve sa joie dans sa vocation de service après de la sœur du roi :
Si aurai par un ardent désir
Cœur et raison de prendre tout plaisir
A éveiller mes esperits indignes
Se vous servir pour faire œuvres condignes
Tels qu’il plaira à vous, très haute dame… (Epître du dépourvu, v. 186-189).
Nous avons déjà vu en introduction que tel était le déplacement « réussi » de la quête de l’amour dans le Temple de Cupido. On peut aussi penser à la Petite épître au Roi, écrite toujours dans les mêmes années, où Marot associe l’activité poétique au plaisir d’une nourriture supérieure, qui trouve son aboutissement dans l’échange avec le Prince. De plus, lorsque Marot met en scène le récit de sa vocation poétique, dans l’épître du dépourvu, il s’engage précisément dans une mission de combat contre la peur et le souci :
Crois donc Mercure, emploie tes cinq sens,
Cœur et esprit, et fantaisie toute
A composer nouveaux mots et récents,
En déchassant crainte souci et doute » (Epître du dépourvu, v. 116-120).
Même un poème de thématique directement religieuse et sévère, comme son « Oraison contemplative devant le Crucifix », après avoir longuement décrit douleurs et révoltes devant la souffrance, finit en évoquant la « joie indicible » du salut : « Je sois rempli de liesse céleste ; /Et que t’amour, dedans mon coeur ancrée /Qui m’a créé, près de toi me recrée » (v. 166-168, p. 160). Si l’épître de Maguelonne voulait illustrer la conversion d’un amour mondain en amour spirituel, nous devrions déceler quelque part la joie du salut révélé. Or, contre toute leçon chrétienne, la désolation accompagne ici la solution de la charité, et contre la conception marotique de la poésie, l’héroïne écrit pour lancer dans le vide, au seuil du désespoir, des « tristes écrits en amertume, en pleurs, larmes et cris » (v. 210).
La conception chrétienne du bonheur y serait-elle totalement repoussée dans l’au-delà et condamnerait-elle la possibilité d’une véritable relation amoureuse ? Pourquoi Marot choisit-il de rester sur cette interruption sans réponse ? Nous devons analyser d’abord la thématique amoureuse, avant de voir si l’épître ne désigne pas indirectement d’autres questionnements.
Le schéma de la fiancée à la fois appelée puis délaissée et qui se lance à la recherche de son bien-aimé sans pouvoir l’atteindre évoque un autre intertexte : le Cantique des cantiques. Examinons en quelques points de convergence avec notre épître.
« Je dors mais mon cœur veille ». François Roudaut observe que dans l’histoire de Maguelonne, « Songe, réalité, discours ne font peut-être qu’un »10. Le thème du songe ou plutôt de la lente clarification des limites de la réalité et de l’imaginaire caractérise la période de gestation de l’amour : « Je dors mais mon cœur veille », dit la fiancée du cantique (Ct, 5, 2), qui demeure réceptive à celui qu’elle aime, dans son sommeil même. Cet épisode est le tournant principal de l’épître de Maguelonne. Les deux jeunes gens, qui ont été saisis tous deux d’une véritable grâce d’amour, non sous le coup d’une émotion, mais en pleine conscience de leur engagement (« Ô noble cœur que je voulus choisir », v. 11), se sont enfuis. Elle a quitté la maison de son père, un puissant roi (selon l’intertexte médiéval, le roi de Naples qui la destinait à un autre, mais on peut penser aussi au psaume 44, 11-12 : « Ecoute ma fille, et tends l’oreille ; Oublie ton peuple et la maison de ton père : Le roi sera séduit par ta beauté.. »). Ils parviennent dans un bois menaçant mais découvrent l’espace d’une prairie étonnamment paradisiaque, puisque l’homme étend son manteau sur « l’herbe qui fleuronne », et que Maguelonne lui lance « fleurs et boutons de beauté très insignes » (v. 33). Là se situe un moment de communion amoureuse à mi -chemin entre le rêve et la réalité où elle s’endort, prise d’un sommeil mystérieux qui permet au jeune homme d’admirer la nudité de sa poitrine et de l’embrasser : « …de mon sein les deux pommes pareilles /Vis à ton gré et tes lèvres vermeilles /Baisèrent lors les miennes à désir » (v. 43-45). Le rêve d’amour qui met en scène l’admiration des deux personnages l’un pour l’autre s’appuie de façon récurrente sur des éléments du cantique : les seins, les pommes, les lèvres, les yeux : « Plus que ravi, voyant ta douce amie /Entre tes bras doucement endormie. /Là tes beaux yeux ne se pouvaient saouler… », dit Maguelonne en parlant de Pierre (v. 47-49). Pour F. Lestringant, « rien n’interdit de penser que dans son sommeil amoureux, Maguelonne rêve les caresses réelles auxquelles se livre au même instant son ami Pierre »11. Les topiques littéraires du songe amoureux déçu, ou les éventuelles allusions à un acte érotique comme dans le texte de La Vigne, sont ici totalement écartées au profit d’une signification biblique où l’amour est décrit dans l’innocence et la sensualité originelles. Alors que le Temple du Cupido distingue de façon habituelle « deux amours », « une amour vénérique et ardente » (v. 459, p. 115) et « Ferme amour », l’amour ici apparaît immédiatement pur, entier et réciproque, et ne saurait se ramener à une tentation érotique. L’amant peut contempler en toute liberté le corps de sa bien aimée, « Sans vilénie en moi pris ton plaisir, /Plus que ravi… » (v. 45-47). Son admiration est remplie de respect et du souci de protéger l’autre ; un peu plus loin Maguelonne évoquera sa « jeune et tendre chair /Que mon ami n’a pas voulu toucher /Qu’avec honneur » (v. 143-145). La différence supposée entre l’imaginaire et la réalité des actes se résout dans le lien entrevu entre la réalité la plus concrète de l’union des amants –ici à peine esquissée–, et sa signification spirituelle la plus profonde. Dans la vie spirituelle d’ailleurs, les songes ou les moments de « brouillard » ou de « nuit » de l’intelligence correspondent à un temps de gestation où la créature est mue et transformée par la pédagogie même de Dieu. On peut penser au sommeil qui tombe sur Adam, au songe de Joseph. L’Esprit saint qui seul sait doser les révélations ménage une progressive illumination pour chaque personne. Ici, Maguelonne et son ami, qui croyaient vivre un simple roman d’amour courtois, sont insensiblement transportés dans le monde poétique et terrible de la Bible : leur aventure prend une tout autre signification.
« Nigra sum ». Après ce moment d’admiration, Pierre s’aperçoit que le soleil risque de noircir la peau de sa bien-aimée, et façonne un abri de branchages12 pour la protéger (v. 56-60) – :
Tu vis bien que Phébus
Du hâle noir rendait ma couleur teinte,
Dont te levas, et coupas branche mainte
Que tout autour de moi tu vins étendre
Pour préserver ma face jeune et tendre.
Au début du Cantique, la fiancée dit « Je suis noire mais belle… c’est le soleil qui m’a brûlée » (Ct 1, 5-6). Si l’amour purifie et transfigure la personne aimée par delà les épreuves qui l’ont marquée, le jeune homme de l’épître se sent désormais la responsabilité de protéger sa bien-aimée et ne plus l’exposer aux outrages. Pourtant, elle se retrouvera seule, défigurée « plus noire que mûre » insiste le texte (v. 146).
« Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé ». Lorsqu’elle se réveille, elle ne le trouve pas et n’embrasse que les branchages ;
…quand je fus de mon repos lassée
En te cuidant donner un embrassée…
En lieu de toi, las je vins accoler
De mes deux bras la flairante ramée,
Qu’autour de moi ais mise et semée,
En te disant : « Mon gracieux Ami,
Ai-je point trop à votre gré dormi ?
N’est il pas temps, que d’ici je me lève ? »
Ce proférant, un peu je me soulève,
Je cherche et cours, je reviens, et puis vois
Autour de moi je ne vis que les bois,
Dont maintes fois t’appelai : « Pierre, Pierre,
As-tu le cœur endurci plus que pierre,
De me laisser en cestui bois absconse » ?
Quand de nully n’eus aucune réponse,
Et que ta voix point ne me réconforte,
A terre chus, comme transie ou morte », (v. 67-84).
Dans le Cantique la fiancée aussi se lève comme trop tard pour ouvrir à son bien-aimé : « J’ai ouvert à mon bien-aimé, mais, tournant le dos, il avait disparu ! Sa fuite m’a fait rendre l’âme. Je l’ai cherché, mais ne l’ai point trouvé, je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu ! » (Ct, 5, 6). Dans l’épître, la jeune femme traverse alors un moment de révolte et de doutes vis-à-vis de Pierre, dont elle ressent avec cruauté la disparition comme une « trahison », ce qui ne l’empêche pas de continuer à chercher son amant : « Te vais quérant, comme pleine de rage, /Parmi les bois, sans douter nuls travaux [sans redouter aucune souffrance] » (v. 114-115). Quand elle rencontre leurs deux chevaux « encor liés », elle comprend que c’est malgré lui qu’il a dû l’abandonner et lui demande pardon de ses accusations de déloyauté (« Pardonne moi, certes, je m’en repens » v 139). Elle se réfugie dans un arbre, pour échapper aux bêtes sauvages et le lendemain poursuit sa quête en suivant d’abord « les pèlerins errants » (v. 177) qui prennent le chemin de Rome –elle échange au passage son manteau royal avec celui d’une pèlerine pauvre-, puis en sillonnant le monde dans l’espoir de le rencontrer et en abordant enfin aux rivages de Provence, où elle construit un hôpital « dit de saint Pierre », pour secourir « Pauvres errants malades en ce lieu » (v. 208). La longue course de la fiancée se fixe alors dans une attente infinie. Elle lui promet fidélité absolue, et lance un appel douloureux :
De mon corps seras seul jouissant.
Mais s’ainsi n’est, mon âge florissant
Consumerai sans joie singulière
En pauvreté, comme une Hospitalière.
Doncques Ami, viens moi voir, de ta grâce,
Car tiens toi sûr qu’en cette pauvre place
Je me tiendrai, attendant des nouvelles
De toi, qui tant mes regrets renouvelles » (v. 217-224).
L’épître de Maguelonne s’éloigne donc du Cantique par sa fin. Dans le Cantique, le mouvement de quête alternatif de l’époux et de l’épouse construit un approfondissement de l’amour et resserre l’attraction en vue d’une plénitude. Selon les interprétations traditionnelles, d’Origène à Saint Bernard et jusqu’au XVIe siècle, le Cantique met en scène les relations du Christ et de l’Eglise, ainsi que du Christ et de l’âme individuelle et décrit l’initiation de l’humanité en vue d’une vie de participation toujours plus grande à l’amour de Dieu. Le retirement du fiancé ne saurait en aucune manière correspondre à une impossibilité de cette union, ni à un leurre pour maintenir l’homme dans une tension qui n’aboutirait pas en raison de la différence entre le Créateur et la créature13. Au contraire, la succession des désolations et des consolations scande les moments de l’union transformante par laquelle l’homme est conduit à une plus grande capacité d’amour et de bonheur. Dieu ne se dérobe pas à l’âme pauvre qui l’appelle.
Dans la première moitié du XVIe siècle demeurent principalement les interprétations ecclésiales et mariales du Cantique, que les catholiques opposent aux attaques de la réforme luthérienne. Les protestants se démarquent des interprétations allégoriques, et Luther donne une leçon politique du Cantique (en 1530-31), le Christ y enseignant, selon lui, le gouvernement de l’église et de l’état en Allemagne. La critique de l’église officielle et le refus d’une lecture mariale caractérisent ces nouveaux commentaires (contrairement à ce que fait Erasme qui suit en cela la tradition). Max Engammare souligne le déclin, au début du XVIe siècle, des interprétations mystiques et mariales, dû au climat de controverse qui s’impose. Avec la Réforme, l’analyse du Cantique n’était plus réservée au terme d’une initiation personnelle qui seule était censée permettre d’accéder au sens supérieur : « Au XVIe siècle, ce schéma pédagogico- évolutif de la lecture de la Bible, qui aboutit au Ct, est cassé : on le lit jeune ; on le commente jeune ; on le donne à étudier aux étudiants. Le Ct est bien dissocié de la mystique »14. Les interprétations et lectures partielles foisonnent et divergent. On peut alors supposer que tous les lecteurs et même les jeunes poètes comme Marot puissent se sentir autorisés à conduire une lecture personnelle, relative, de ce texte, et même à croiser l’usage de l’allégorie médiévale et de l’allégorie biblique. Bien plus, lorsqu’il s’agit de Marot, on peut supposer que les résonances spirituelles qu’il donnait à sa poésie participaient de son cheminement propre et de la quête du texte sacré qui l’animera toute sa vie.
Or, si Marot laisse percevoir dans l’épître des échos du Cantique, il en transgresse non seulement l’ordre, mais l’esprit. Tout se passe comme s’il en donnait une relecture pessimiste, à la lumière de la seule Chute, comme si, une fois l’homme chassé du Paradis originel, l’amour ne pouvait se vivre que dans l’exténuation. Les amants en fuite entrent « seulets en désarroi /En un grand bois » (v. 26-27), et même si Pierre fait reposer Maguelonne sur l’herbe fleurie, le lecteur est averti de la menace et ne peut compter sur un développement heureux :
Nos esprits par trop furent déçus [trompés],
Quand tout soudain la fatale Déesse
En deuil [douleur] mua notre grande liesse (v. 20-22).
Structurellement, l’évocation de l’histoire d’amour est encadrée par le rappel de la situation de déréliction de la jeune femme qui d’abord se plaint, non de son ami, mais de la « Fortune » (v. 5), et à la fin dit sa souffrance renouvelée (v .224).
D’une certaine façon, l’histoire d’amour entre les deux personnages est présentée selon un principe de gradation inverse à celui du Cantique. La jeune femme évoque la naissance de l’amour lors d’un entretien qu’ils eurent face à face, dans une proximité des visages qui suscita en elle un plaisir intense ; mais ce n’est pas cela, dit elle, qui la fit « choisir » d’aimer absolument cet homme, c’est la prise de conscience que tout le bien du monde n’était que douleur auprès d’un baiser qu’elle reçut de lui (v. 11-19). Le baiser dans la littérature courtoise correspond à l’avant dernier « point » d’amour, ici très vite obtenu, et dans la littérature spirituelle (et néoplatonicienne) est synonyme d’union des âmes, en particulier de l’union à Dieu, ou, pour les époux, de l’union de leur corps et leur âme en Dieu. Ce baiser appelé par la bien-aimée du Cantique : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche » ouvre le poème biblique qui conduit une progressive montée de l’amour et de l’union, dont la densité mystérieuse s’impose de façon de plus en plus sensuelle et divine à la fois : « Pose moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras. Car l’amour est fort comme la Mort… ». Au contraire dans notre épître, le sentiment de communion des âmes semble donné immédiatement, pour être suivi d’une progressive descente dans l’univers de la douleur. C’est pourquoi la question de l’éventuelle conversion de ce qui serait un amour humain en amour divin, qui hante Marguerite de Navarre par exemple, ne se pose pas ici, nous semble-t-il, tant l’évidence de l’amour sponsal fait immédiatement découvrir à la jeune femme que son expérience personnelle de l’amour de Dieu passe désormais par cette réalité précise, cet amour incarné pour cette personne unique, quelles que soient les vicissitudes de l’existence. Pour elle, le sentiment de don total et définitif à celui qu’elle aime s’impose absolument : « Celle qui t’a donné son cœur total » dit simplement qu’elle lui gardera sa « Virginité pure », « Et de mon corps seras seul jouissant » (v. 214-217), quelle que soit l’absence de réponse de son amant. Marot semble ici parvenir à une intuition très profonde de l’amour sacré et sacramentel des époux, au travers du personnage de la femme dont l’épître porte la voix. Un épisode en est révélateur, d’autant que nous pouvons comparer le traitement qui en était fait dans le roman médiéval. Quand Maguelonne comprend que Pierre est parti contre son gré, elle souhaite la mort. Dans le roman du XVe siècle, l’héroïne connaît cette même tentation : « Hélas mon féal [fidèle] amant, et je, mauvaise, vous ai tant blâmé, dont mon cœur en est dolent jusques à la mort, et quelle peut être cette aventure qui nous a ainsi séparés. Et si vous êtes mort, pourquoi n’est morte avec vous ? »15. Mais elle se tourne aussitôt vers la vierge Marie pour implorer sa protection. Dans l’épître, Maguelonne appelle les animaux pour qu’ils la dévorent avec des images réalistes :
« Ô fiers lions, et venimeux serpents,
Crapauds enflés et toutes autres bêtes,
Courez vers moi, et soyez toutes prêtes
De dévorer ma jeune tendre chair,
Que mon ami n’a pas voulu toucher
Qu’avec honneur » (v. 140-145).
Ne pouvant se donner à celui qu’elle aime, elle aspire à livrer son corps dans une offrande qui n’est pas sans rappeler celle des martyrs, dans des termes proches de ceux d’Ignace d’Antioche, dont la lettre est un modèle traditionnel très connu pour dire la signification eucharistique du martyre :
« 4, 1. Je vous en supplie, ne me portez pas une pitié importune. Laissez-moi devenir la pâture bêtes: elles m'aideront à atteindre Dieu. Je suis son froment : moulu sous la dent des fauves, je deviendrai le pain pur du Christ.
4, 2. Flattez plutôt les bêtes, pour qu'elles soient mon tombeau et ne laissent rien de mon corps. Ainsi, dans mon sommeil, ne serai-je à charge à personne. Lorsque le monde ne verra plus trace de ma chair, je serai un véritable disciple de Jésus. Suppliez le Christ pour que ces animaux fassent de moi une victime offerte à Dieu »16.
Or, on le sait, la tradition donne à l’union des époux une signification eucharistique à partir de Saint Paul (Eph, 5, 29-32), et en mettant en correspondance le signe de Cana et l’institution de l’eucharistie lors de la Cène. Le don mutuel des corps, signe de la communion des âmes et de l’unité de l’amour ainsi réalisé dans le corps du Christ, est à la fois plénitude de bonheur et engagement dans un amour infini, qui par essence traverse nécessairement la mort pour vivre de la résurrection. Les corps présents ou éloignés des futurs époux restent liés dans leur vocation à faire une seule chair : « De tous côtés regardais pour savoir /Si le tien corps pourrais apercevoir, /Mais je ne vis que celui bois sauvage… » (v. 153-155) ; Maguelonne monte se réfugier dans un arbre : « En évitant que les loups d’aventure, /De mon corps tien ne fissent leur pâture » (v. 163-164). Elle fait cette expérience très particulière que son corps ne lui appartient plus (lorsqu’Adam dit : « voici la chair de ma chair », la femme sent : « je suis la chair de sa chair »), mais appartient continûment et définitivement à l’autre, même s’il n’est pas là, s’il ne le sait pas, parce que le lien qui les unit reste mystérieusement scellé dans le Christ. L’expression « de mon corps tien » (unissant les deux possessifs) manifeste cette nouvelle perception du corps qui empêche Maguelonne de pouvoir même souhaiter la mort. De même, il est évident pour elle que la charité qui la porte au service des malades est le prolongement naturel de l’amour qu’elle éprouve pour cet homme, en ce que leur amour même est chemin de sainteté et que c’est par sa plus grande sainteté à elle qu’elle lui sera la plus proche. Elle reste, de toute sa foi, tournée vers cet homme là, qu’elle attend comme une grâce : « Doncques (Ami), viens-moi voir, de ta grâce » (v. 221). Le mot grâce signifie le bien accordé mais garde dans ce contexte toute sa signification chrétienne.
Le silence de Pierre reste un mystère. Il est peut être mort (ses parents se lamentent de son absence et sa mère en meurt, v. 194-197), il a été appelé à une mission plus haute (il est chevalier) et a dû renoncer à elle, il est peut-être victime d’empêchements insoupçonnés, le temps l’a peut-être fait changer de projet ; quoi qu’il en soit, elle ne doute pas de sa noblesse de cœur, de la pureté de l’amour qui les a unis, parce qu’elle en éprouve toujours la force (« encor en ton amour ravie, En attendant de toi aucun rapport [quelque récit]», v. 202). D’une certaine manière, ce silence est aussi le silence de Dieu. Et elle accueille pleinement cette liberté de Dieu –et de l’homme qu’elle aime-, même si c’est dans la souffrance. C’est gratuitement qu’elle lance sa missive, pour dire son amour et sa fidélité, pour soulager la douleur que lui-même ressent peut-être aussi de cette séparation. Le quatrain en subscription de l’épître annonce dès le début qu’elle ne cessera pas de l’aimer, quels que soient les nouveaux choix de vie qu’il a peut-être faits, puisqu’elle envisage qu’il soit heureux loin d’elle :
Messager de Vénus prends ta haute volée,
Cherche le seul amant de cette désolée ;
Et quelque part qu’il rie, ou gémisse à présent
De ce piteux écrit fais lui un doux présent
Le pigeon voyageur à qui elle confie sa lettre est proche de la colombe, symbole de l’Esprit saint selon les interprétations du Cantique par Origène17 : en effet, c’est l’Esprit saint qui ouvre l’accès au sens spirituel, et qui seul en réalité unit les êtres, par delà même les malentendus qui existent dans les relations humaines. L’amour de Dieu recrée sans cesse le lien fondamental, fort comme la mort, où se rejoignent les amants si pauvres qu’ils soient dans leur condition humaine. Elle a compris et assumé cette pauvreté radicale, et son accueil des pauvres, malades, démunis, dans son hôpital est aussi le creusement d’un espace d’accueil de celui qu’elle aime, si jamais il lui venait aussi blessé, pauvre, défait, il serait pour elle de toutes manières une image du Christ.
Ainsi, de nombreux éléments vont dans le sens d’une approche sacrée de l’amour, traditionnelle et sacramentelle, qui aurait pu conférer une certaine plénitude à la conclusion de l’épître. Or, Marot met l’accent sur l’inversion tragique du modèle biblique donné dans le Cantique et sur la mutilation profonde qui s’ensuit. Son dessein ne peut donc être celui d’une édification à l’amour spirituel, car si Maguelonne a su donner un sens à sa vie sur le plan éthique, le texte affirme qu’elle consumera sa vie « sans joie singulière en pauvreté, comme une Hospitalière » (v. 219-220). Ce qui aurait dû théologiquement la porter au don total et donc à la joie parfaite dans la pauvreté évangélique, est pour elle privé de joie et sa vie reste en suspens. La douleur et le manque seraient-ils la seule manière d’entrevoir un amour chrétien toujours repoussé dans l’au-delà ? La phase de purification (ou de « désolation ») devra-t-elle durer toujours, comme si depuis la Chute, la Grâce du Christ n’avait pas donné à l’homme la joie de la sainteté réellement vécue et la capacité du don mutuel, comme si le Christ lui-même avait laissé l’homme en exil sur cette terre ? C’est bien la question du silence de Dieu qui sous-tend notre texte, un silence laissé ouvert comme une béance, et qui pourrait être révélateur d’un questionnement plus fondamental pour Marot.
Le Rondeau qui suit l’épître et porte en acrostiche les initiales de Clément Marot apporte un éclairage intéressant. Il établit un parallèle entre Didon se suicidant après avoir été abandonnée par Enée (Enéide, IV) et Maguelonne, héroïne chrétienne qui, elle, ne fut blessée par Fortune « Nulle Fortune oncques ne la blessa : /Toute constance en son cœur amassa, /Mieux espérant… » (v. 6-7). Cette faculté de résistance étonne tout le monde tant la douleur aurait dû la conduire au geste fatal :
Tant eu de deuil [douleur], que le monde s’étonne,
Que d’un couteau son cœur ne transperça,
Comme Dido (v. 13-15)18.
Nous sommes loin des conceptions antiques de la passion amoureuse. La perspective païenne où le Destin cruel conduit les hommes à la passion et au désespoir, cède la place à la perspective chrétienne où « celui qui toute puissance a » (v. 10), Dieu, mène les hommes à leur perfection. Si Maguelonne ne transperce pas son cœur par un couteau comme Didon, l’image évoque Marie, dont le cœur fut transpercé par une épée dans son union à la Passion du Christ (Stabat mater dolorosa19). Maguelonne au centre du péril, environnée de bêtes hideuses, invoque d’ailleurs la Vierge pour lui confier son mal : « Là demeurai (non pas sans soupirer) Toute la nuit : ô Vierge très hautaine [noble],… » (v. 158-59). Le recueil de l’Adolescence contient un Chant royal de la Conception Notre Dame qui associe Marie aux images du cantique (le pavillon, le jardin clos, le lis, l’olive, la tour de David…) et témoigne de la foi en l’Immaculée conception, sujet repris dans le Rondeau 31.
L’ « espérance » dont témoigne Maguelonne par opposition à Didon ressemble davantage à la persévérance dans l’épreuve. Nous voici parvenus à ce qui semble être le véritable sujet de cette épître. Comme Dieu a donné cet amour par grâce, il a permis cette séparation et ce silence pour la purification de la foi et de la constance de Maguelonne, dont le destin ressemble à celui de Job après que Marot lui ait refusé celui de la fiancée du Cantique. C’est en effet la thématique de la souffrance du juste qui s’impose ici en priorité. Job est une autre référence biblique sous-jacente à notre texte. Ecrasé de maux alors qu’il sait ne pas être coupable devant Dieu, il trouve sa force dans sa foi : « Je sais, moi, que mon défenseur est vivant, et qu’à la fin, il se dressera sur la poussière des morts ; avec mon corps, je me tiendrai debout, et de mes yeux de chair, je verrai Dieu. Moi-même, je le verrai et quand mes yeux le regarderont, il ne se détournera pas » (Jb, 19, 25-27). Cette expérience de l’absence de Dieu, de son retirement extrême n’a pas la même fonction amoureuse que dans le Cantique, elle mène la créature humaine aux limites du supportable, jusqu’à déclencher le cri libérateur de la foi. Les réformés utiliseront dans le genre de la méditation un tel schéma intérieur : celui d’une longue descente dans la désespérance, jusqu’à ce que le pécheur écrasé ne puisse que s’en remettre à la Grâce divine. L’épître de Maguelonne n’est pas sans rappeler la thématique des Psaumes que Marot traduit bientôt :
Jusques à quand as estably,
Seigneur, de me mectre en oubly
Est-ce à jamais ?
Destourneras tu ton visage
De moy, las, d’angoisse remply ?
Jusques à quand… (Ps. 13)20
Ou encore :
Haste toy, soys moy secourable,
L’esprit me fault, de moy damnable
Ne me cache ton visage beau ;
Autrement je m’en voys semblable
A ceulx qu’on devalle au tumbeau.
Fais moy doncq ouyr de bonne heure
Ta grâce, car en toy m’asseure ;
Et du chemin, que tenir doy,
Donne m’en congoissance seure,
Car j’ai levé mon cueur à toy (Ps 143)21
Le topos du « jusques à quand » habite déjà notre épître et constitue peut-être la trame de la véritable interrogation de Marot. Le silence se prolonge, non seulement dans l’histoire d’amour de Maguelonne et Pierre, mais aussi, puisque notre analyse a montré que cet amour était situé en droite ligne de l’amour de Dieu, pour le croyant sincère injustement malmené par les circonstances, comme pouvait le ressentir le jeune poète. Nous avons évoqué la souffrance de la jeune femme, qui est censée écrire l’épître, mais nous pouvons aussi entrevoir, en creux, la souffrance du jeune homme privé de parole. Celui-ci porte en écho caché la même souffrance, celle de l’impossibilité d’écrire, ou de parler directement, celle peut-être du poète lui-même.
Il n’est pas interdit de penser, en effet, que Marot en ce début de siècle si troublé perçoive avec acuité la difficulté de toute parole. Les sympathisants du mouvement évangélique, même s’ils ne sont pas encore en scission, ne sont-ils pas soupçonnés à chaque instant d’hérésie, -Marot sera emprisonné sur simple dénonciation calomnieuse (épîtres X, XI) ? Dans ce climat instable, la parole doit être un exercice de finesse, un art du louvoiement, de la fuite, du silence. Les critiques ont souvent évoqué l’ambivalence de la poésie de Marot. A-t-on pris la mesure de la douleur, sans doute, de ne pouvoir à cette époque, parler un langage clair, de devoir jouer sans cesse d’une écriture du « déplacement », pour brouiller les cartes alors qu’on voudrait pouvoir dire la vérité ?
Le thème de l’épreuve des « justes » dont les tribulations durent de façon incompréhensible sera repris toujours davantage par les Réformés, qui y liront leur propre histoire. D’Aubigné verra dans l’échec de son parti le signe d’une Apocalypse proche, Dieu attendant, selon lui, que les péchés et l’injustice soient portés à leur comble pour renverser toutes choses22. Mais en ce début de règne de François 1er, la question ne peut se résoudre par des accusations portées contre un parti adverse, car tout se fait et se défait au fil des jours, les axes mêmes des réformes internes de l’église se cherchent, les partis ne sont pas encore irrémédiablement opposés. Cette génération a cru toute proche la réalisation des aspirations nouvelles de la Renaissance, et a eu le sentiment que celle-ci a été brusquement éclipsée par « fortune » ou l’histoire, ou Dieu même. Dans l’entourage de Marguerite de Navarre, V-L. Saulnier a analysé chez les humanistes une attitude qu’il a appelé l’hésuchisme : « une sorte de loi double, de Silence et d’Immunité »23. Selon lui,
C’est entre 1535 et 1540 que semble commencer cette seconde étape de l’attitude des Evangélistes, après l’Evangélisme prédicant d’Erasme. Voyant monter les tempêtes, dès après l’affaire des Placards, et surtout après la dernière crise d’espoir de 1536, les Evangélistes se replient sur eux-mêmes, ils forment concert entre eux seuls. Et de largement populaire qu’il avait pu sembler… l’Evangélisme va se faire réservé sinon secret, tandis que tout ce qu’il comptait de tempéraments foncièrement intrépides vole vers la Réforme, maintenant que Calvin constitue son église24.
Le critique cite l’exemple de Rabelais, de Marguerite de Navarre, dont la sotie de Trop Prou Peu Moins et la Comédie de Mont de Marsan témoignent de la nécessité de la Loi du silence, ainsi que Charles de Sainte Marthe, dans un poème intitulé : « De la prudence de Clément Marot » :
A vostre advis, est-ce petite affaire
Que retenir, et lascher son langaige
En s’applicquant au plus commun usaige
En attendant (par un tresprudent soing)
L’heure et le temps ? O Clément Marot saige
Qui sçait parler, et se taire au besoing.25
Qui veult vivre au monde aujourd’huy
Et saigement son profit faire,
Il doibt troyx caz avoir en luy :
Tout veoir, tout ouir, et se taire26.
Cette nécessité d’une parole de biais, « suspendue », ou « gelée » était une mesure de prudence contre les persécutions, mais devait surtout favoriser le retour d’un climat de paix possible contre la montée inexorable de la violence. Ainsi peut-on comprendre les étranges oscillations de ce poète insaisissable : tantôt apaisant, conciliant, et dès qu’il croit le moment venu, dénonciateur des injustices, tantôt badin ou grave, au point que ces divers visages brouillent l’approche de son œuvre. Gérard Defaux, dans sa préface pour le colloque Marot de Cahors, réaffirme que la critique tend trop souvent à étudier soit le poète de cour léger, soit le militant religieux qui fustige la mondanité, alors que ces ambiguïtés, ces « hésitations » font la spécificité de sa poétique : « La poétique de Marot est une poétique de la litote et du secret »27. François Roudaut propose avec justesse de voir au niveau même de l’écriture poétique un véritable projet de pacification: « la poésie de Marot ne s’oppose pas à une tradition ni ne la fait perdurer. Elle cherche à construire une relation à Dieu, à soi, aux autres ; à instaurer un langage poétique d’où les tensions soient enfin absentes ; à construire un apaisement : à édifier le Temple de la Paix »28. De nombreux critiques ont discerné dans son expérience la recherche d’une nouvelle liberté pour la parole, et l’avènement difficile d’un nouveau sujet poétique à l’aube de la Renaissance29. Timothy Hampton parle de « stratégies pour négocier la place du sujet poétique entre plusieurs espaces allégoriques »30. En même temps, tous reconnaissent comme spécificité de notre poète un art de se retirer, de se mettre à distance, de jouer sur l’instabilité d’une identité toujours refusée. O. Rosenthal montre que dans l’écriture de louange que pratique Marot, l’art de créer des masques affecte le sujet : « Cette logique là est plutôt logique de séparation, elle est ce par quoi le sujet Marot est vidé, par ses propres soins, de sa matière vivante (le corps et l’esprit) » ; « Marot se livrant à la louange est aussi Marot hors de lui-même »31. Au silence de Dieu dans l’histoire, Marot répond par l’art de l’esquive, et le texte sacré devient pour lui le seul vecteur qui lui permet de traverser les tribulations, à mesure qu’il perd toute confiance dans la parole humaine de sa propre création. Certes, alors, il se rapprochera des nouvelles propositions du « sola scriptura », comme si l’Incarnation ne pouvait plus se réaliser en ce monde, et que la présence du Christ fût différée dans l’au-delà, ce qui rejoint la christologie des réformés32 et leur critique de la conception sacramentelle catholique, tant pour ce qui concerne le mariage que l’eucharistie. La tendance à justifier la séparation des domaines du sacré et de la vie concrète bouleversait cependant l’anthropologie traditionnelle. C’est Calvin qui écrit :
« Il y a un double régime en l’homme. L’un est spirituel, par lequel la conscience est instruicte et enseignée des choses de Dieu, et de ce qui appartient à piété. L’autre est politic ou civil, par lequel l’homme est appris des offices d’humanité et civilité, qu’il faut garder entre les hommes…. Car il y a comme deux mondes en l’homme, lesquelz se peuvent gouverner par divers Roys et par diverses Loix »33.
Mais pour Marot, accepter cette fracture entre l’idéal et la réalité, entre le spirituel et le « mondain », ne s’est pas fait sans regrets ni ambiguïtés dans ses positions religieuses, sans un cheminement douloureux, dont témoignent ses œuvres. Depuis sa fascination pour l’évangélisme il sera entraîné toujours plus loin dans cette voie, sur le fil toujours plus ténu d’un écartèlement intérieur. Il sera en effet, tel qu’il le pressent déjà dans l’Adolescence, le « pèlerin exempté de bonheur », l’éternel exilé, le « dépourvu », c'est-à-dire ce qu’il croira être la figure du destin de tout homme en ce monde.
Le sujet de notre texte semble donc porter non sur la conversion de l’amour « amoureux » en amour « spirituel », mais bien sur l’interrogation devant la souffrance du Juste et le silence de Dieu. Cette épître est riche et troublante parce l’on peut y déceler les interrogations du Marot d’une vingtaine d’années, y découvrir un jeune homme appelé à la joie et au bonheur, et qui va tenter de donner une légitimité spirituelle à ses déceptions personnelles, ou, -selon les lecteurs-, construire l’axe le plus élevé de sa vie spirituelle à la faveur de ces épreuves.
L’épître de Maguelonne, qui d’une certaine manière tranche sur les autres poèmes d’amour du recueil, nous a semblé dire de façon décalée le drame profond d’une génération à qui il a été donné d’espérer en une transformation de la société et des cœurs, en la réalisation d’une civilisation de la paix, et à qui ces espérances démesurées ont été arrachées par les événements d’une histoire incompréhensible. Certes, du point de vue de la foi, le silence de Dieu dans l’épreuve est le signe d’un travail de Dieu dans les consciences, pour mener à une expérience plus grande de la rencontre ultime, pour conduire ses desseins en vue du plus haut bien. Mais le suspens où demeure Maguelonne nous a semblé être le signe des interrogations mêmes du jeune Marot sur la possibilité de vivre le bonheur en ce monde et sur l’avenir réel de la poésie. Sans se résoudre totalement encore à trancher la question, il commence à expérimenter une « position » qui lui permette de se tenir « sur le seuil », en retirement de ce monde et de lui-même, de garder un équilibre provisoire. Au même drame de la déception de l’histoire, les poètes de la Pléiade réagiront autrement, et réaffirmeront avec plus de force encore les idéaux humanistes et chrétiens avec l’ambition d’atteindre l’éternité pour sauver les générations futures. Mais, d’une certaine manière, ils n’auront pas connu la plus forte crise de la Renaissance, celle des années 1520-4034, qui a vu se succéder de façon si rapide la redéfinition de l’homme dans la création, des pouvoirs de la parole, des relations entre la poésie et le pouvoir politique, des modes de relations entre les hommes, tout ceci porté d’abord par les plus grands espoirs et bientôt défait par l’échec du dialogue et la guerre. C’est ce moment de réveil étrange et traumatisant que met en scène l’épître de Maguelonne, lorsque l’héroïne prend à la fois conscience de son identité propre, de sa capacité d’aimer, de sa vocation de femme, et de ce qui lui est enlevé, comme dans un songe qui n’en finit pas. Quel sens alors donner à son existence, quand tout reste suspendu à une absence qui creuse et évide toujours davantage la distance entre ce monde et l’autre, entre soi et soi ?
Peut-être trouve-t-on là déjà l’origine des traits que Marot développera au fil de sa vie : une oscillation entre la gaieté, la légèreté, l’ironie, et le retrait du monde dans une perception austère et rigoureuse du travail de traduction des psaumes ou de dénonciation des dévoiements de son temps ; une incapacité à croire à sa propre création, qui le conduira vers toujours plus d’effacement de lui-même, la sancta simplicitas, et le silence ; une difficulté à ne pas considérer que cette vie est un jeu de masques tandis que la vraie vie est ailleurs. Pourtant, nous y voyons aussi le cœur le plus secret de sa démarche poétique, une manière de livrer la fragilité de son idéal profond, comme préservé, avec pudeur, en jouant sur les repères courtois et bibliques, au travers de voiles allégoriques multipliés. L’épître de Maguelonne, emblématique du drame existentiel du jeune poète, laisse ouverte l’attente, reste traversée par une « espérance » gratuite (Maguelonne écrit encore), expression de la persévérance dans la foi, et de l’amour offert jusqu’au bout.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Josiane Rieu, « Le silence de Dieu : Marot, l’Epître de Maguelonne », paru dans Loxias, Loxias 15, I., 1., Le silence de Dieu : Marot, l’Epître de Maguelonne, mis en ligne le 06 décembre 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1394.
Auteurs
CTEL, Université de Nice