Loxias | Loxias 10 Doctoriales II | I. Doctoriales
Camille Esmein :
L’invention du roman français au XVIIe siècle
Résumé
Chercher à définir le roman au XVIIe siècle fait surgir deux oppositions majeures : malgré la faible considération des auteurs, des lecteurs et des ouvrages en eux-mêmes, le succès croissant du genre ; face à la critique des adversaires du roman, l’apologie puis la théorisation du genre romanesque. La réflexion sur le genre est tributaire de ce contexte polémique, et son essor est inséparable de quelques présupposés, qui lui sont ensuite durablement associés. Pour contrer les arguments des doctes et des moralistes, les romanciers conçoivent leur pratique parallèlement à un programme de réhabilitation du genre. Plus que de l’élaboration, dans les faits et dans les œuvres, d’une pratique narrative, c’est de « l’invention » d’un genre littéraire qu’il s’agit.
Index
Mots-clés : auteur , critique littéraire, fiction, genre, poétique, roman
Plan
- I- Qu’est-ce qu’un roman au XVIIe siècle ?
- 1- Une « croissance séculaire » : conditions économiques et sociales de l’essor du roman
- 2- Le roman au XVIIe siècle : un siècle, un genre ?
- II - La naissance d’un débat : pour ou contre le roman ; pour ou contre la fiction
- 1- La critique du roman : censeurs et chefs d’accusation
- 2- Les relais de l’invention théorique d’un grand genre : des stratégies successives et contradictoires
Texte intégral
Le statut du roman au XVIIe siècle est difficile à établir ; non seulement il emprunte de nombreuses formes, mais on ne peut l’appréhender qu’en se fondant sur des témoignages plus ou moins fiables. La réunion de ces différentes sources contribue à construire une image du roman sous le signe de la mutation. Ignoré des doctes et réduit à une lecture de divertissement pour des hommes incultes, le roman prendrait place au début du XVIIe siècle au plus bas degré de la hiérarchie des genres. Cependant, plusieurs éléments contribuent à sa réhabilitation progressive et participent par là d’une définition renouvelée : la reprise de modèles antiques et modernes, les apports des théories italiennes de la fiction, ou encore la référence à des œuvres passant pour exemplaires. Le roman, jusque-là considéré comme bâtard, paraît alors acquérir le statut de « grand genre » 1.
Il convient par conséquent d’étudier conjointement les « réalités » du genre – augmentation progressive de la production, succès phénoménal de certaines œuvres, absence cruciale de poétique – et l’image qu’en transmettent les contemporains – danger des romans, féminisation du lectorat, irrégularité inhérente. Confronter réalités et représentations permet en effet d’appréhender le caractère effectif ou construit du changement de statut attribué au roman, d’un petit à un grand genre. L’augmentation du nombre de titres, la publication en plus grand nombre des ouvrages à succès et le coût moins élevé du livre ont constitué des facteurs non négligeables pour la diffusion d’un imaginaire romanesque et de références communes aux lecteurs de romans. Surtout, en réponse à la double critique d’immoralité et d’irrégularité, romanciers et théoriciens cherchent à conférer au genre romanesque un statut comparable à celui de l’épopée, de la tragédie ou de l’histoire. Sous l’effet de ces stratégies de légitimation, il acquiert un ensemble de caractéristiques, qui lui sont attachées durablement.
Afin d’élaborer une fresque du roman au XVIIe siècle, il convient de réunir les éléments qu’ont pu mettre au jour les historiens du livre et ceux que fournit le discours des contemporains : conditions matérielles de la production et de la diffusion, représentations de l’auteur et du lecteur, mais également définitions concurrentes ou complémentaires, lexique utilisé pour parler du roman, notions qui lui sont attachées de manière implicite ou explicite.
Genre particulièrement actif et vivant tout au long du siècle, le roman est en continuelle expansion, à l’exception de deux périodes de reflux qui s’expliquent par des troubles politiques internes, correspondant, pour l’une à l’intervention de Richelieu dans la guerre de Trente ans (1636-1640), pour l’autre à la Fronde (1649-1653)2. En dehors de ces périodes, la croissance est pratiquement continue. La « croissance séculaire »3 de la production romanesque tient à la fois à l’évolution d’ensemble du marché du livre et à des politiques éditoriales qui concernent le seul roman. En effet, la multiplication des ouvrages de petit format (les romans sont surtout des in-8 et des in-12)4, de coût moindre, permet une diffusion en plus grand nombre dont témoignent la réédition des œuvres à succès ainsi que la place croissante des romans dans les bibliothèques. Ces transformations sont à attribuer à des politiques éditoriales qui modifient en profondeur non seulement les conditions de lecture, mais également les thématiques appréciées et répandues. Dans un premier temps (au tournant des XVIe et XVIIe siècles), la diffusion d’œuvres romanesques et pastorales italiennes et espagnoles, la traduction d’ouvrages antiques ainsi redécouverts (Héliodore, Longus, Achille Tatius, Apulée) et l’influence du néo-platonisme venu d’Italie, sont autant de facteurs de renouvellement du cadre et des personnages. Dans un second temps, l’apparition d’éditeurs spécialisés dans le registre romanesque, au premier chef les libraires parisiens Toussaint du Bray et Claude Barbin5, introduit de nouvelles formes de commercialisation.
Une autre donnée qui permet d’envisager l’évolution du roman et son statut auprès des contemporains est la question de l’auteur. Tout au long du siècle, la majorité des romanciers pratique un ou plusieurs autres genres : historiographie, théâtre, poésie, mémoires, parfois morale ou exégèse. Un très petit nombre fait figure d’écrivain de carrière et publie régulièrement6. De plus, le roman fait l’objet d’un très fréquent déni auctorial : les romanciers choisissent de ne pas apparaître sur la page de titre, ou bien affichent dans le péritexte désintérêt, voire mépris, à l’égard de leur propre ouvrage. La pratique massive de l’anonymat est symptomatique d’un type d’écriture qui n’engage pas une reconnaissance sociale. Toutefois, l’anonymat est souvent de pure forme, et constitue un simple jeu, appelant des lectures à clés. Le refus de l’auctorialité apparaît également dans un grand nombre de romans signés par leur auteur : les romanciers utilisent le discours préfaciel pour définir leur rapport à l’écriture romanesque, et cherchent à traduire leur détachement quant à la fortune de leur œuvre. Les lignes dans lesquelles Mme de Lafayette récuse l’attribution de La Princesse de Clèves sont bien connues7. Elle exprime ailleurs explicitement son refus de « faire figure d’auteur »8 :
Je vous avais bien donné une Princesse de Montpensier pour Araminte ; mais je ne vous l’avais pas remise pour la lui donner comme une de mes œuvres. Elle croira que je suis un vrai auteur de profession, de donner comme cela de mes livres. Je vous prie, raccommodez un peu ce que cette imaginative pourrait avoir gâté à l’opinion que je souhaite qu’elle ait de moi9.
Le statut social des romanciers explique partiellement un tel état de fait. En effet, il s’agit essentiellement de gentilshommes amateurs de littérature, à qui l’écriture de romans ne confère pas un revenu viable. Très souvent, ceux-ci en font explicitement un délassement ; l’affirmation s’apparente à un topos aristocratique. Le changement des modes de production et de diffusion vers le milieu du siècle s’accompagne d’une multiplication des auteurs issus de la bourgeoisie aisée : au lieu de « gentilshommes désœuvrés »10, écrivant pour leurs pairs, l’activité romanesque est le fait de bourgeois au moins autant que de nobles, qui travaillent pour un public élargi11. Toutefois, le roman est rarement cité ou analysé par les savants, et sa pratique ne peut être intégrée dans une stratégie de carrière, comme le montrent les analyses d’Alain Viala sur le « cursus honorum du littérateur » à l’âge classique12. De plus, les « romanistes » ou « faiseurs de romans » restent l’objet d’un fréquent décri. De ce décri témoignent les tentatives de réhabilitation de la figure du romancier par des auteurs, généralement eux-mêmes romanciers, quand ce n’est pas à l’intérieur de romans. Mlle de Scudéry dans une conversation métanarrative sur l’inventio13, régit, pour l’auteur de fiction en milieu galant, rapport à l’œuvre et place dans le récit.
La dernière donnée, et la moins documentée, est la question du lectorat. Le XVIIe siècle est l’époque de la diffusion d’une littérature de divertissement destinée à un public élargi. Cet élargissement va de pair avec un embourgeoisement qu’on note dès les années 162014. L’autre trait caractéristique du lectorat de romans, sinon de fait, du moins dans l’imaginaire collectif, est la supériorité en nombre des femmes. Il est souvent retourné en chef d’accusation pour convaincre de la frivolité et du caractère affabulateur du roman. Pour cette raison, la lecture d’ouvrages de fiction est rarement envisagée dans les traités d’éducation15, sinon comme une activité de divertissement, une perte de temps à laisser aux femmes16, voire une distraction coupable ou dangereuse17.
Période de mutation des conditions éditoriales, le XVIIe siècle voit l’émergence d’un corpus romanesque important. Écriture, production et diffusion semblent en ce sens concourir à la constitution d’un « grand genre ». Néanmoins, la figure de l’auteur, telle que les réalités éditoriales et les représentations du discours préfaciel la dessinent d’un côté, le portrait du lecteur de roman en lectrice peu cultivée de l’autre, semblent contredire a priori tout discours de légitimation. Ce décalage entre les aspirations des romanciers et les conditions de production, et plus généralement la concurrence de représentations symétriquement opposées, expliquent la polémique dans laquelle s’inscrit la théorisation du roman.
Le roman du XVIIe siècle rassemble un ensemble de sous-genres qui se succèdent dans le temps et se définissent par rapport et souvent par opposition au type majoritaire qui les précède chronologiquement et qu’ils prétendent remplacer. Le constant renouvellement des formes narratives au cours du siècle, la difficulté de leur conférer des caractéristiques communes, impliquent de s’interroger sur leur unité, donc sur la valeur générique de la catégorie roman. Replacer les différentes réalisations et les réflexions auxquelles elles donnent lieu dans le champ littéraire qui en voit l’émanation doit y conduire.
Les entreprises de définition du roman sont nombreuses, mais dans l’ensemble convergentes. Huet ouvre son Traité de l’origine des romans (1671), premier traité en forme sur le genre, par une définition promise à une grande fortune. Les premiers paragraphes déterminent la matière et la forme propres au roman, ainsi que la finalité du genre18 :
[…] ce que l’on appelle proprement Romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en Prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des Lecteurs. Je dis des fictions, pour les distinguer des Histoires véritables. J’ajoute, d’aventures amoureuses, parce que l’amour doit être le principal sujet du Roman. Il faut qu’elles soient écrites en prose, pour être conformes à l’usage de ce siècle. Il faut qu’elles soient écrites avec art, et sous de certaines règles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans beauté. La fin principale des Romans, ou du moins celle qui le doit être, et que se doivent proposer ceux qui les composent, est l’instruction des Lecteurs, à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée ; et le vice châtié19.
Cette définition, qui entérine une conception restrictive et partiellement datée du genre (la comparaison avec l’épopée, l’importance de la régularité ou la règle de la vertu couronnée et du vice châtié sont autant de principes attachés à la poétique du roman héroïque), est paradoxalement promise à une grande fortune : les éléments constitutifs en sont repris par les lexicographes des XVIIe et XVIIIe siècles, par les théoriciens postérieurs et par des auteurs relevant de disciplines diverses. La plupart du temps, les définitions contemporaines font du roman la combinatoire d’un ensemble variable de caractéristiques, qui rejoignent à peu près systématiquement les paradigmes relevés dans la définition de Huet. Elles mettent ainsi en place les principaux enjeux soulevés tout au long du siècle : la matière propre au roman, le rapport entre fiction et histoire, la fonction du récit (plaire et surtout instruire), le ressort du romanesque (illusion, imagination, raison). Une telle unanimité construit une image unifiée du genre, régi par les règles de politesses. Genre poli, le roman l’est en effet de trois façons : par les lois de galanterie qu’il met en œuvre, par la morale qu’il entretient, par l’enseignement qu’il constitue. Les affirmations sont sur ce point innombrables. Ainsi Costar fait-il du roman, lecture divertissante et moralisatrice, une « école de bienséance et d’honnêteté »20.
La convergence qui semble apparaître dans le discours théorique ou apologétique est toutefois en partie démentie quand on s’attache à la terminologie, qui rend compte, elle, de divergences de vue et du contexte polémique dans lequel le roman est théorisé. La critique moderne prend souvent acte de cette difficulté en préférant à « roman » des termes lâches : le répertoire constitué par Maurice Lever est pour cette raison intitulé « La Fiction narrative en prose au XVIIe siècle »21. La concurrence de plusieurs expressions qui ont pour fonction d’éviter le lexème « roman », ou de s’opposer à lui, est une donnée constitutive du discours sur le genre, qu’il émane de romanciers ou de théoriciens. La deuxième moitié du siècle systématise cette pratique : le terme « roman », indissociable de la poétique antérieure, y est synonyme de roman héroïque. Déni du terme, recours à des expressions différentes, choix d’un vocabulaire qui voile la fiction sont autant de pétitions de principe qui visent à exclure le terme « roman ». À la fin de la période envisagée, ces stratégies d’évitement se multiplient et des expressions qui mettent en avant l’historicité et/ou la brièveté, sont fréquentes : roman, petit roman, nouvelle, nouvelle historique. Mais le recours à des termes différents pour désigner les mêmes ouvrages convainc de l’aléa qui préside à leur usage, ou de la stratégie qui a commandé l’élaboration de nouveaux termes.
Chercher à définir la catégorie roman au double regard des faits et de la lexicologie rend évident le caractère polémique de la réflexion sur le genre. C’est pourquoi la réalité du roman au XVIIe siècle est à rechercher dans la tension entre deux représentations antagonistes : apologie d’une forme littéraire utile et au service de la vertu versus critique d’un genre irrégulier et immoral.
À ce décalage entre les aspirations des romanciers et les conditions de production s’ajoutent deux facteurs, qui ne peuvent être envisagés que dans le dialogue, direct ou indirect, qu’ils entretiennent : les critiques du genre ; l’élaboration de stratégies de légitimation. Ils sont en effet quasi symétriques : les uns (doctes et moralistes) blâment l’écriture et la lecture de romans pour en endiguer le succès, les autres (théoriciens et romanciers) en codifient l’écriture pour en légitimer la lecture.
Dénué d’autorité, de référence légitimante et de codification antérieure aux rares textes du XVIe siècle, le roman fait l’objet d’un dénigrement quasi constant de la part des doctes et des autorités littéraires. En effet, dans un champ littéraire où c’est la mise en application d’un ensemble de règles qui confère aux œuvres une valeur et un statut, l’absence de code ne va pas sans poser problème. Absent des arts poétiques du XVIe et du XVIIe siècle, le roman n’est pas envisagé avec les autres genres littéraires, ce qui explique le caractère tardif de sa codification. Dans L’Art poétique, Boileau se cantonne à quelques mentions satiriques, aussitôt associées au genre. Balzac, qui fait figure de législateur de la République des Lettres, constate la non-régularité inhérente au genre :
J’avoue bien qu’en quelques endroits il y a quelque chose […] qui n’est pas entièrement dans la sévérité de nos règles ; mais on m’a assuré que les Romans ne sont pas ennemis de ces sortes de Beautés, et que tout ce genre d’écrire est hors de l’étendue de notre juridiction22.
Cette position, très largement partagée par les doctes au XVIIe siècle, est souvent appuyée par l’absence d’autorités, c’est-à-dire d’auteurs antiques cautionnant le genre, sur lesquels fonder théorie et pratique.
Ce premier pan de la critique se double d’un second, déjà présent pendant le siècle précédent, où la critique catholique s’intensifie, mais qui croît parallèlement à la vogue du roman : les attaques morales. Portées contre la fiction – théâtre et roman, envisagés ensemble ou séparément23 –, elles visent essentiellement la représentation des passions : parce que celle-ci est dans le roman partielle et expurgée, les passions y paraissent attirantes, et pour cette raison constituent un danger. Le débat se renouvelle certes en fonction des mutations du genre, mais conserve les mêmes chefs d’accusation : le roman est un genre irrégulier et immoral. Depuis La Noue qui, à la fin du XVIe siècle, condamne les Amadis en tant qu’« instruments fort propres pour la corruption des mœurs », notamment par la peinture de « plusieurs espèces d’amours déshonnêtes »24, jusqu’aux critiques qui s’en prennent aux romans les plus fameux de la fin du siècle (La Princesse de Clèves, les nouvelles historiques et histoires secrètes, Les Aventures de Télémaque), hommes d’église et laïcs parlant au nom de la religion chrétienne ne cessent de s’élever contre le succès du genre.
Un troisième type de détracteurs apparaît en la personne des auteurs d’anti-romans. Le principal point sur lequel porte la critique est la dénonciation des aventures, en raison de leur aspect topique et répétitif d’un ouvrage à l’autre, mais également de leur invraisemblance. De ce fait, antiromans et histoires comiques proposent fréquemment un répertoire de topoi du roman sentimental (Le Berger extravagant de Sorel) ou du roman héroïque (Le Roman comique de Scarron, Le Roman bourgeois de Furetière, La Fausse Clélie de Subligny). La forme du roman comique prétend par tous ces procédés contribuer à montrer les excès des romans en vogue, donc contribuer à leur désaveu par les lecteurs. Elle peut en ce sens constituer un « tombeau des romans »25. Mais, en mettant au jour l’aspect convenu et stéréotypé des personnages, des situations et des lieux romanesques, ils fournissent une preuve de ce que les romans les plus diffusés sont devenus des références communes.
En dépit de divergences tenant au motif qui les anime, ces différents types de critiques fondent une représentation assez unifiée du genre. Celle-ci est confortée par les déclarations des romanciers, qui en prennent le contre-pied, faisant du roman un genre en quête de codification, de légitimation et de valeur littéraire.
Forcée de faire face à cette triple critique, la théorisation du roman s’apparente à une contre-critique. La démarche de légitimation prend forme dans trois modes de présentation du genre romanesque, tour à tour élus par les romanciers ou les théoriciens afin de faire évoluer son image auprès des contemporains. Les deux premières sont complémentaires et visent conjointement à construire un grand genre littéraire, tandis que la troisième s’en détache pour postuler une rupture dans la production et la poétique romanesques.
Tout d’abord, en inventant au roman un historique et en lui conférant des autorités prestigieuses, on construit la légende de sa noblesse et de son ancienneté. C’est à partir de l’exemple des romans grecs antiques, en particulier des Éthiopiques d’Héliodore, qu’est défini le roman français dans la seconde moitié du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle26. Les traductions d’Amyot déterminent la forme ultérieure du genre narratif : il est conçu comme école de civilité et de morale. L’aspect premier de cette « invention » du roman est la constitution d’un historique du genre, qui traduit la volonté de conférer au genre des origines nobles tout en conciliant recherche érudite et vulgarisation. Le Traité de l’origine des romans de Huet, qui fait du roman grec le modèle de la pratique romanesque moderne, joue un rôle majeur dans cette constitution. Un second aspect est la construction d’une généalogie : autorités, romans-modèles et palmarès confèrent une plus ou moins grande régularité, et donc une valeur plus ou moins représentative, aux productions des XVIe et XVIIe siècles. Plutôt qu’un jugement sur l’évolution du genre qui soulignerait les mutations structurelles et stylistiques, ces listes formulent une « défense et illustration du genre ».
Puis, l’assimilation à une « épopée en prose » accrédite cette thèse en inscrivant le roman dans la continuité du poème héroïque, que la théorisation et la pratique antiques ont rendu prestigieux, et qui, associé dans l’Europe humaniste à des érudits et des poètes renommés, conserve le rang de grand genre. La fréquence de l’expression « poème en prose » pour qualifier le roman témoigne de la fortune de cette assimilation. De ce fait, pour légitimer une reprise qui ne va pas de soi, les romanciers prétendent codifier le roman à partir des règles de l’épopée formulées par Aristote ou par les théoriciens italiens : unité d’action multiple, insertion d’épisodes, usage de la rhétorique, unité de temps. Cette poétique épique du roman, omniprésente dans la première moitié du siècle, est parfois encore utilisée pour convaincre de la régularité du genre à la fin du siècle.
Enfin, autour de 1660, la critique du roman héroïque engage un mode de légitimation fondé sur le refus de cette première forme au profit d’une autre, radicalement différente et originale : la nouvelle. Cette rupture est à la fois une revendication des auteurs et l’objet d’une promotion quasi inouïe dans l’histoire littéraire de la part de l’ensemble de ses agents : auteurs, lecteurs, doctes et critiques. Elle s’opère en trois temps. Dans les années 1660, romanciers et théoriciens affirmant qu’un changement s’est produit, naît le mythe d’une rupture : « les romans […] sont tombés avec La Calprenède »27. Corroborant cette vue, des auteurs légèrement postérieurs font mention d’une transformation rapide et radicale : Bayle évoque « les petits Romans qui succédèrent tout d’un coup à ceux qu’on poussait jusqu’au douzième volume »28. Enfin, dès la fin du XVIIe siècle et au début du siècle suivant, on récrit l’histoire du genre romanesque. Dans son entreprise de recension des romans de l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, Lenglet-Dufresnoy constitue un très bref historique du genre qui souligne les changements de forme et de matière : les romans de chevalerie ont laissé la place aux romans d’amour, ceux-ci ont ensuite déplu par leurs excès, et « depuis plus de 80 ans on s’est fixé aux Romans sages et vertueux »29. De ce fait, on pourrait considérer que se met en place une « chaîne continue », des romanciers du XVIIe siècle aux critiques du XVIIIe siècle ; elle a pour conséquence logique la « fixité de l’historiographie du roman du XVIIe siècle »30.
Chercher à définir le roman au XVIIe siècle conduit à confronter des réalités et des représentations. Les rares données matérielles opposent le succès croissant des œuvres, rendu possible par l’évolution du marché, et la faible considération des auteurs, des lecteurs et des ouvrages en eux-mêmes. Une opposition d’un autre ordre est tout aussi centrale : un dialogue polémique se dessine entre les théoriciens et les romanciers d’un côté, les adversaires du roman de l’autre. Il inscrit d’emblée la réflexion théorique dans un débat pour ou contre le roman.
Entendu comme « fiction narrative en prose » (Maurice Lever), faute d’une définition plus précise apte à refléter l’ensemble de la palette des sous-genres, le roman est néanmoins doté à cette époque de caractéristiques, d’exigences ou de refus. Ainsi son essor est-il inséparable de quelques présupposés, qui lui sont ensuite durablement associés. Plus qu’à l’élaboration, dans les faits et dans les œuvres, d’une pratique narrative, c’est donc à « l’invention » d’un genre littéraire qu’on assiste31. « Invention », car la pratique est conçue parallèlement à un programme de réhabilitation du roman. « Invention » également, car tout le discours critique, qu’il soit satirique ou sérieux, cherche à contrer ces stratégies ou à déconsidérer la pratique romanesque en élaborant une représentation négative du genre.
L’analyse des conditions économiques et sociales, les discours – critiques, apologétiques, théoriques – qui s’attachent au roman, le débat qu’ils entraînent, les principales caractéristiques communes aux différentes formes romanesques, permettent de dresser un double constat. Le XVIIe siècle verrait à la fois la reconnaissance du roman et la promotion théorique du genre romanesque. On pourrait alors parler d’une naissance théorique du roman, forme qui, n’étant pas véritablement reconnue auparavant, ne pouvait être assimilée à un genre littéraire à part entière.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Camille Esmein, « L’invention du roman français au XVIIe siècle », paru dans Loxias, Loxias 10, mis en ligne le 12 septembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=130.
Auteurs
Camille Esmein est ATER en littérature française à l’Université Paris 4-Sorbonne. Elle a soutenu en décembre 2004 une thèse intitulée « L’avènement d’une poétique romanesque au XVIIe siècle. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire » (dir. G. Ferreyrolles, Université Paris 4-Sorbonne). Elle est l’auteur d’une anthologie de textes théoriques sur le roman du XVIIe siècle : Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque (Paris, Honoré Champion, 2004).