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Johannes Landis  : 

La piece bien défaite : physique et pragmatique du drame

Résumé

Le théâtre de boulevard est souvent identifié comme un sous-genre de la comédie, fondé sur le modèle dramaturgique de la « pièce bien faite », qu’on a érigée en physique du drame : une force est lancée jusqu’à épuisement contre divers obstacles. Cependant, le boulevard possède aussi un versant sérieux, dont l’ambition est d’agir avec force sur le public, en lui proposant des intrigues cruelles. Le récit est l’une des armes de cette entreprise avant tout pragmatique. Or, l’utilisation de séquences narratives conduit à l’altération profonde de la pièce bien faite, de sorte que les formes dramatiques hybrides qui en découlent pourraient être désignées par l’expression de « pièce bien défaite ». Trois exemples illustrent cette tendance : le drame concentré, le drame romanisé et le drame décomposé.

Abstract

The théâtre de boulevard is often identified with second-class comedies, a sub-sort based on the dramatic model of the « well-made play », itself established as a physical type of drama : a force is set in motion until worked out by various obstacles. The théâtre de boulevard however has a serious face the ambition of which is to act strongly on the audience through the exhibition of cruel plots. The narrative is one of the weapons of that enterprise, above all pragmatic. The use of narrative sequences leads to a deep alteration of the well-made play so that the resulting hybrid dramatic forms might be referred to as « well-unmade plays ». Three examples illustrate that dramatic trend : the concentrated drama, the novelized drama and the dismantled drama.

Index

Mots-clés : Bernstein , hybridation, récit, théâtre de boulevard

Plan

Texte intégral

1 L’étiquette théâtre de boulevard est, au sein de l’Histoire du Théâtre, un repère qui semble stable et sans surprise. On s’accorde pour le considérer comme une annexe de la comédie, qui n’aurait ni sa profondeur, ni son ambition morale. Par ailleurs, le boulevard se disqualifie, croit-on, par une recherche perpétuelle de l’effet au détriment de toute valeur littéraire, ce qui se manifeste par un modèle dramaturgique implicite mécaniquement appliqué, et désigné sous le terme de « pièce bien faite ».1 Poursuivant les règles de composition classique en les plaçant sous l’empire absolu de la logique, la pièce bien faite s’identifie grâce à quelques invariants : après une exposition rapide qui « prépare » habilement les événements ultérieurs, l’action se développe à partir d’un centre jusqu’à — éventuellement — quelques intrigues secondaires, et selon une chaîne causale sans faille, pour s’achever dans un dénouement vraisemblable et complet. Francisque Sarcey utilise, pour donner une représentation à cette dramaturgie, l’image de boules de billard se percutant entre elles à partir d’un choc initial.2 C’est dire combien la pièce bien faite est avant tout une physique du drame dont l’atome est le fait, et dont le principe repose sur une force lancée contre plusieurs obstacles qu’elle va percuter, jusqu’à épuisement total de son énergie. Au sein d’un tel système, le récit occupe une place réduite et une fonction déterminée : relater un événement situé dans le hors-scène, ou, plus rarement, servir une argumentation. Le vaudeville est le genre qui illustre le mieux cette tradition.

2 Cependant, le théâtre de boulevard recouvre une réalité beaucoup plus vaste et complexe que celle d’un drame n’ayant d’autre visée que le rire, ainsi que Michel Corvin a pu le montrer.3 En face de Feydeau et Labiche se dressent les profils perdus de Georges de Porto-Riche, Alfred Capus, Henry Bataille, Henry Lenormand, qui écrivent un théâtre de boulevard sérieux, prenant ses sources dans le drame bourgeois, le mélodrame, et la pièce à thèse de Dumas fils. Ces auteurs sont habituellement classés dans des tiroirs génériques divers, tels que « théâtre d’amour », « théâtre d’idées » ou « théâtre naturaliste ». Mais force est de constater que leurs œuvres possèdent nombre de traits communs, qu’on se fonde sur des critères formels, thématiques, idéologiques ou sociaux. Il faut donc bien parler de genre littéraire, ne fût-ce que rétrospectivement. L’expression inédite de « drame de boulevard » pourrait lui fournir un nom à la fois familier et significatif. La caractéristique essentielle de ce genre hypothétique semble être la place qu’il accorde à son destinataire : il travaille à partir de son public autant qu’il entend le travailler. Quelles que soient les qualités des pièces, elles relèvent d’une pragmatique du drame. Or, dans cette entreprise rhétorique au sens large, le récit se révèle un élément particulièrement efficace. Cependant, il vient également mettre en crise le bon fonctionnement de la pièce bien faite, en outrepassant les limites dans lesquelles cette tradition avait circonscrit le narratif, contrairement au boulevard comique — principalement le vaudeville — qui conserve l’intégrité de ce modèle dramaturgique plus d’un siècle durant. Car le récit, ainsi introduit dans le drame, provoque une brèche épique dans une structure qui se définissait par sa clôture, et aboutit à des formes dramatiques hybrides, qu’on se propose de rassembler sous le terme de « pièce bien défaite ». Trois exemples singuliers tenteront d’éclairer ce phénomène.

3 Le théâtre que nous a laissé François de Curel (1854-1928) ne se départit pas d’une tonalité grave, et s’attache à traiter de problèmes divers, qui concernent aussi bien les rapports familiaux que la réalité sociale ou les questions morales. C’est à cette dernière veine qu’il faut rattacher La Nouvelle Idole (1919). La pièce envisage la médecine comme l’expression moderne de la foi, et engage un débat : y a-t-il une contradiction entre la croyance en l’âme éternelle et l’exercice de la science ? Afin de cristalliser les termes de cette discussion, l’auteur bâtit une intrigue cruelle. Lorsque le rideau se lève, Albert, médecin de son état, vient de commettre un acte lourd de conséquences. Travaillant sur le cancer, et soignant une phtisique dont le diagnostic établissait la mort prochaine, il lui inocule une tumeur pour en pouvoir suivre l’évolution. Mais la jeune fille guérit de sa phtisie, sans savoir qu’elle va bientôt mourir d’un autre mal. Apprenant la nouvelle, Albert s’injecte les cellules cancéreuses qu’il avait transmises à sa patiente.

4Au cours de l’acte II, alors qu’une instruction est engagée contre lui, le médecin se livre à une dispute avec son confrère et ami Maurice. Le spectateur croit alors les deux hommes athées. Cependant, Albert déclare avoir découvert que sa vocation scientifique prenait sa source dans l’idée de Dieu. Cette soif de vaincre la maladie n’est-elle pas en effet la manifestation d’un sentiment d’éternité ? Et qui serait susceptible de lui avoir communiqué ce sentiment, si ce n’était Dieu ? Soudain, il raconte une anecdote qui est restée ancrée dans sa mémoire :

Trouvez-vous que sans Dieu l'énigme du monde soit simplifiée ? Moi, pas. Et alors le problème vient m'assaillir de tant de manières ! Ainsi, au mois de mai dernier, pendant le séjour que j'ai fait dans ma propriété du Dauphiné, j'allais souvent m'asseoir au bord d'un étang ordinairement couvert de superbes nénuphars blancs. Cette année, à cause de la fonte des neiges qui a été tardive, le niveau d'eau est resté longtemps très élevé et les nénuphars, dont la tige est relativement courte et qui ne poussent que sur les bas-fonds, ne parvenaient pas à percer. On voyait, sous une mince couche d'eau, des centaines de boutons à couture blanche, pareils à de petites têtes au bout de longs cous tendus, oh ! Mais tendus à se rompre ! Tous les jours les tiges s'allongeaient, mais s'effilaient en même temps. Je voyais mes plantes à la limite de l'effort. Leur désir de vivre avait quelque chose d'héroïque. Je disais au soleil qui les attirait : « soleil, triompheras-tu ? ... » et puis je voyais l'eau qui ne diminuait pas assez vite et je tremblais : «  ils n'arriveront pas ! Demain, je les verrai morts sur la vase... ». A la fin, le soleil a triomphé. Avant mon départ, toutes les belles fleurs de cire s'étalaient sur l' eau. Voyez-vous, mon petit, devant cela, je n'ai pu me défendre de réfléchir.4

5 Au sein de l’argumentation d’Albert, cette petite fable assume un rôle déterminé. En effet, alors que la scène commence, le personnage développe un syllogisme dont la glose pourrait être : L’objet de ma quête scientifique est la vie dans son éternité, or ce sentiment ne peut être dicté que par Dieu, donc ma vocation scientifique trouve son origine dans la foi. Cependant il s’adresse à un non-croyant, et comme Curel a la volonté de convaincre tout son public, quelles que soient ses convictions religieuses, l’auteur va alors fournir à son personnage un argument ad hominem. Pour ce faire, Albert reformule le précédent syllogisme en partant de la même majeure, mais en poursuivant par une mineure toute rationnelle. Ce deuxième syllogisme pourrait se gloser ainsi : L’objet de ma quête scientifique est la vie dans son éternité, or il n’y a pas d’effet sans cause, donc l’éternité existe bel et bien. L’anecdote des nénuphars permet alors de parachever cette conclusion. Le récit intervient donc au beau milieu d’un discours, ainsi que le montrent les bornes de l’extrait cité supra, et possède par conséquent une dimension argumentative non-dissimulée. Cependant, il ne s’agit pas d’une preuve visant à renforcer la thèse défendue par Albert, mais d’un apologue, qui fournit à cette thèse une image concrète en même temps qu’une structure temporelle. Comment remonter des éléments narratifs aux arguments d’où ils ont été dérivés ? Albert explicite lui-même ce lien, en ajoutant à la suite de cette fable une courte séquence évaluative :

Vous, moi, tous les chercheurs, nous sommes de petites têtes noyées sous un lac d'ignorance et nous tendons le cou avec une touchante unanimité vers une lumière passionnément voulue. Sous quel soleil s'épanouiront nos intelligences lorsqu'elles arriveront au jour ? ... il faut qu'il y ait un soleil !5

6Les boutons de nénuphars, l’eau et le soleil représentent donc les chercheurs, l’ignorance et un troisième terme que Curel a soin de laisser dans l’indéfini (« une lumière »), et pour cause : chacun peut y lire l’espoir qu’il nourrit, que cet espoir se nomme Dieu ou éternité. Quoi qu’il en soit il n’est pas douteux que si les plantes se dirigent vers le soleil, c’est bien en raison de son existence et de son influence. Le chercheur qui tente de sortir sa tête hors de l’ignorance a pour objet une transcendance qu’il faut bien qualifier de religieuse, d’où le titre du drame. Au-delà des équivalences établies par Albert lui-même apparaît une symbolique monstrueuse latente. En effet la comparaison « pareils à de petites têtes au bout de longs cous tendus » ne manque pas de rapprocher les nénuphars d’embryons désarticulés dans leur liquide amniotique, ce qui confère à l’anecdote son caractère frappant et ambivalent. Le fœtus, symbole de vie, se transforme en cadavre morcelé, symbole de mort, avant qu’un autre renversement ne se produise : l’eau qui submerge devient l’eau d’où l’on émerge, la noyade se transforme en naissance.

7À l’issue de la scène, Albert avoue à Maurice qu’il poursuit encore ses expériences, et qu’il vient d’inoculer des cellules cancéreuses à celui qu’il nomme encore son « collaborateur » — le spectateur apprendra peu après qu’il s’agit d’Albert lui-même :

ALBERT. — Mon collaborateur a ses raisons pour quitter ce monde sans désirer de récompense.
MAURICE. — Un chagrin ? ... un remord ? ...
ALBERT. — Pourquoi pas simplement la passion de savoir ? ... au moment où je lui injectais le poison, […] il avait peur de mourir avant de connaître dans toute son ampleur la découverte à laquelle il participe.
MAURICE. — En voilà un qu’on peut comparer à vos nénuphars... la tige tendue vers la lumière ! ... tendue à se rompre ! ...
ALBERT, avec des larmes dans la voix. — Oui... et lorsque sa tige se rompra, s'il ne trouve pas un soleil... si la nature a mis en lui un impérieux instinct de vérité pour que la vérité suprême ne doive jamais luire à ses yeux, eh bien ! C’est une lâcheté de la nature !
MAURICE. — La nature est lâche !
ALBERT. — Vous croyez ? ... au fait, c’est toujours au plus fort qu'elle donne la victoire.6

8Sans équivoque, la fable semble se superposer parfaitement au parcours d’Albert. Du coup, le récit confère une dimension spirituelle à ce qui n’était jusque-là qu’un fait divers. Il ne s’agit plus d’un médecin qui se suicide à cause de l’opprobre que jette sur lui une faute professionnelle, mais d’une quête de vérité et d’absolu pour laquelle le héros est prêt à payer de sa personne. Pivot de la pièce, l’apologue des nénuphars possède d’abord une valeur rétrospective car il permet de réinterpréter l’acte I. Ainsi, celui que l’on pouvait prendre pour un médecin peu scrupuleux avec la déontologie se révèle un authentique mystique, pour lequel la science tient lieu de religion, et qui voit en l’expérience médicale un martyr saint. Mais la valeur de l’apologue est également prospective, car il pré-code la lecture de l’acte III. Lors de l’avant-dernière scène, Louise, la jeune phtisique inoculée par Albert, vient le visiter. Elle a tout appris. Mais sa venue n’est pas vengeresse. Profondément croyante, elle veut simplement lui témoigner que se pensant condamnée, elle l’aurait autorisé à pratiquer sur elle l’expérience qu’il a réalisée à son insu. Que lui importe de mourir, dit-elle, si sa mort peut sauver des millions de vies ? De sorte qu’Albert peut ensuite dire à sa femme :

Elle arrive avec une simplicité magnifique au point où ma science n'a pu me conduire qu'au prix d'efforts surhumains : donner généreusement sa vie. Vois-tu, la plus merveilleuse invention trouvera toujours des contradicteurs, mais que je retire de la rivière, au péril de mes jours, quelqu’un qui se noie : riches et pauvres, intellectuels, ignorants, positifs et sentimentaux m’acclameront... il y a donc une qualité d’actes dont la beauté nous attire tous ! ... le voici, l’élan de l'humanité entière vers un soleil unique ! ... je le cherchais où il ne fallait pas, dans les cerveaux, et je le trouve dans les cœurs ! ...7

9La reprise du mot soleil inscrit le dénouement dans la perspective des nénuphars, et dès lors, le drame, relégué au deuxième plan, devient l’exemplification de cette fable originelle, la preuve qu’elle disait bien vrai. En fait, le drame ne fait qu’illustrer l’apologue, ou si l’on préfère, l’apologue se présente comme un compendium du drame : une quête d’absolu aux environs de la mort, dans laquelle se rejoignent la croyante fervente et le scientifique épris de vérité. À la fois décalée et centrale, la lutte des nénuphars se révèle la réduction narrative de la pièce, point de cohésion de tous ses éléments hétérogènes, et outil rhétorique particulièrement bien venu.

10Le dispositif de cette pièce à thèse est construit sur 3 strates : 1°) Une strate argumentative, la thèse en elle-même, défendue par Albert, à savoir la religiosité de la médecine ; 2°) une strate narrative, qui fournit une structure dynamique à cette thèse, à savoir l’apologue des nénuphars ; 3°) une strate dialogique, à savoir celle du drame, qui exemplifie la strate narrative, grâce à l’intrigue qui confronte la quête d’Albert à celle de Louise. De façon plus brève on aurait pu dire que le drame s’organise en trois niveaux : la thèse, son symbole, et son exemple. Curel commence par livrer la strate la plus superficielle. Durant tout l’acte I, il dispose les données de son intrigue : Albert et sa faute. Puis, à l’acte II, il plonge le lecteur/spectateur au cœur du débat d’idées qui l’intéresse : la science comme nouvelle idole. Enfin, il synthétise ces deux plans dans un apologue, qui permet à la fois d’illustrer le débat et d’orienter l’interprétation du drame, désormais fermement tenue dans le cadre de cette fable. Lorsque l’auteur tient à souligner l’adéquation entre sa thèse et les scènes qui se succèdent, il n’a nul besoin de convoquer arguments et démonstrations, toujours délicats à manipuler. Il lui suffit d’évoquer au moment idoine les « nénuphars…la tige tendue vers la lumière », ou le « soleil unique », pour embrayer un mécanisme analogique instantané et implicite entre la situation jouée et la lutte des fleurs aquatiques. Ces éléments épars ramènent sans cesse le drame au sein du petit espace de l’apologue, alors même que sa fonction est d’ouvrir une réflexion plus vaste.

11La pièce se défait à mesure que les scènes se succèdent, car le drame apparaît comme l’« élaboration secondaire » — pour reprendre des termes freudiens — d’une idée qui passe au premier plan, non sous une forme argumentative, mais sous les atours vénéneux d’un apologue qui revient de façon lancinante jusqu’au dénouement. Détour par un imaginaire monstrueux, cheval de Troie idéologique, l’apologue efface le drame car il le condense, le recouvre, le ramène toujours à lui, et finalement l’ouvre vers des considérations qui débordent la seule logique d’une action ici réduite à sa plus simple expression. Alors que la pièce bien faite dérive d’une tradition aristotélicienne qui place le fait à l’origine du drame, Curel fait intervenir une sensibilité platonicienne, pour laquelle les réalités, simples reflets, doivent être dépassées pour accéder aux Idées.

12 Lorsqu’ André Antoine chercha quels dramaturges seraient susceptibles de convenir au naturalisme qu’il entendait alors insuffler à la mise en scène, il retint Eugène Brieux (1858-1932), académicien pour lequel George Bernard Shaw, entre autres, confessait son admiration. En prise directe avec l’actualité sociale brûlante, les drames de Brieux suscitèrent parfois la censure, ainsi qu’il en fut pour Les Avariés. Répétée par la troupe du Théâtre-Libre en 1901, la pièce fut interdite en France, puis créée en Belgique l’année suivante, avant de connaître le succès en Suisse, en Hollande, en Scandinavie et d’être enfin jouée à Paris en 1905. Il est vrai qu’elle traitait d’un sujet alors tabou : la syphilis. L’intrigue en est bien simple, et rejoint ce qui correspondait au quotidien d’un grand nombre de malades français. Un jeune homme — « l’avarié » —, sous le poids des convenances sociales et malgré les conseils de son médecin, refuse d’avouer à sa fiancée qu’il est atteint de l’honteuse maladie. Il se marie avec elle et la contamine. Elle met au monde une petite fille qui se révèle rapidement atteinte elle-aussi. Dans le dernier acte, le beau-père de l’avarié visite le médecin de son gendre, et lui avoue avoir médité une vengeance implacable pour ce dernier. Cependant il n’aura pas le loisir de développer plus avant son projet. Car, pour l’instruire, le praticien fait alors successivement venir trois de ses patients syphilitiques : une ouvrière, un père et une prostituée. Chacun raconte comment il est entré en contact avec la maladie, et comment chaque jour il compose avec elle. La pièce se clôt dans l’espoir qu’à l’avenir, des lois permettront au public une plus large information sur la question.

13 Bien que le drame comporte trois actes, l’intrigue à proprement parler s’achève dès l’acte II, alors que le sort de la mariée et de son enfant sont joués. Une scène finale particulièrement âpre met l’épouse face à une vérité qu’elle ignorait, grâce à quelques paroles malheureuses de la nourrice :

LA NOURRICE. — […] On m’a dit que votre gosse, on ne l’élèverait pas, et qu’il était pourri parce que son père a une sale maladie qu’on attrape avec les femmes des rues.
On entend deux grands cris stridents, jetés par Henriette qui s’abat à terre dans des sanglots de crise nerveuse.
L’AVARIÉ. — Mon Dieu !
Il va vers elle.
L’EPOUSE, lui échappant, se raidissant, dans l’attitude du dégoût, de la haine et de la plus profonde terreur, comme une folle. — Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas !
RIDEAU.8

14L’acte III n’est en rien nécessaire à l’action, et se présente comme un épilogue où le drame privé du microcosme bourgeois s’ouvre sur un tableau social plus large, ainsi que le montrent les conditions des narrateurs. La formule du médecin qui introduit les trois récits de vie est à cet égard assez significative. S’adressant au beau-père, il affirme :

Et je vais vous donner la preuve que notre plus grande ennemie c’est l’ignorance. Vous entendez, l’ignorance…9

15Jusque-là subordonnée à la diégèse de la pièce, la visée didactique de l’œuvre devient l’élément structurant de sa dernière partie, jusqu’à prévaloir sur toute autre considération fictionnelle, et en particulier sur ce qu’il peut advenir du couple brisé que le spectateur a quitté quelques instants plus tôt. A dessein, Brieux se détache d’un drame qu’il s’est contenté d’esquisser en deux actes pour offrir d’autres perspectives, d’autres points de vue plus concrets sur le sujet qui l’occupe. Adolphe Brisson avait relevé l’abstraction dans laquelle l’auteur tient ses personnages, et y voyait une erreur de métier :

C’est à croire que M. Brieux ait voulu réduire au minimum, sinon entièrement abolir leur vie individuelle. Il va jusqu’à leur refuser des noms ; il ne leur attribue que des étiquettes.10

16La liste des personnages annonce effectivement « le docteur », « l’avarié », « le beau-père », « l’épouse », « la mère », et « la nourrice ». L’emploi des articles définis signale assez qu’il s’agit avant tout de paradigmes assumant une fonction au sein d’une structure sociale déterminée. Mais il ne faut pas oublier que cette même liste mentionne « une ouvrière », « un père » et « une fille », dont les articles indéfinis fissurent la clôture du drame, et introduisent une réalité qui résiste au schématisme. Ce que Brisson n’a pas vu, c’est que Brieux accuse implicitement le drame de ne pouvoir rendre compte du réel de façon satisfaisante, et incorpore à la fin des Avariés trois personnages qui vont faire basculer la mimèsis du dramatique vers l’épique, puisque leurs interventions sont placées sous le signe du narratif.

17Les trois récits sont de faux dialogues entre les narrateurs et le docteur, qui relance leur narration avec des questions. La première à qui le docteur donne la parole est l’ouvrière. Elle ne vient pas aussi souvent qu’elle le voudrait car ses employeurs lui retranchent ses absences de son salaire. Elle fut contaminée par feu son mari, qui lui-même avait contracté la maladie dès le début de leur mariage, durant son service militaire. Elle ne put mener aucune grossesse à terme. Son époux perdit la tête, faisant des dépenses inconsidérées, et mourut en la laissant dans le dénuement. Puis le docteur fait entrer un père. Son fils a été contaminé à quinze ans, à la sortie du collège, par une prostituée. Par peur d’être grondé, il n’osa pas avouer la chose à ses parents. Il alla consulter des charlatans, qui ne firent que le voler. Pendant ce temps, le mal empira. Enfin le docteur fait paraître une fille. Elle arriva à Paris assez jeune, et fut placée comme domestique. Son maître la viola, puis elle fut renvoyée. Elle se prostitua, et confia son bébé aux enfants trouvés. Plus tard elle apprit qu’elle était atteinte du mal. Le jour même, elle croisa son ancien patron. Elle décida de se venger, et l’entraîna sur sa couche. Enfin, avec une sorte de rage, elle prit tout ceux qui le voulurent, qu’ils lui offrissent quelque chose ou non.

18 L’ordre de ces trois récits, qui empruntent les codes de l’autobiographie, est symptomatique de la subversion idéologique que Brieux engage depuis le début du drame. Sont d’abord racontées deux histoires dans lesquelles la prostituée est le point de départ de la chaîne morbide et honteuse, ainsi que l’opinion courante, pénétrée de préjugés bourgeois, avait coutume de l’imaginer, et dont l’écho avait pu se retrouver dans la réplique de la Nourrice cité supra. Mais le récit de la fille termine la séquence épique en inversant cette perspective : c’est parce qu’elle est violée par un bourgeois parisien que la jeune provinciale est propulsée en marge de la société, se prostitue et contracte la syphilis. Ce témoignage apporte un démenti cinglant à l’idéologie bourgeoise et répond de façon oblique à l’aveu que le beau-père faisait au docteur alors que l’acte commençait. Parlant de son gendre, il lançait au médecin :

Cet homme a infligé à celle qu’il a épousée la suprême insulte, il l’a rendue victime du plus odieux attentat. Il l’a avilie. Il lui a pour ainsi dire imposé le contact avec la fille des rues dont il lui a transmis la tare. Il a créé entre elle et cette femme à tout le monde, je ne sais quelle mystérieuse parenté. C’est le sang empoisonné de cette prostituée qui empoisonne son enfant et qui l’empoisonne elle-même. Cette créature abjecte, elle vit, en nous, elle est dans la famille et il l’a fait asseoir à notre foyer.11

19Le véritable scandale n’était donc pas, aux yeux de l’homme, que sa fille et sa petite-fille fussent condamnées à une agonie lente et douloureuse, mais bien qu’elles parvinssent malgré elles dans les parages de cette fantasmatique prostituée qui avait contaminé son gendre, et s’y trouvassent en définitive assimilées. A travers une telle confession, il apparaît que le tabou de la syphilis s’expliquait par la perméabilité que la maladie autorisait entre bourgeoisie et peuple, et qui rendait cette infection proprement insupportable à la classe dominante, en tant que symbole de sa dissolution à la fois morale et sociologique. Sur le visage de l’avarié, la bourgeoisie contemplait avec effroi ses propres turpitudes, et sa décadence amorcée par le contact d’éléments exogènes. C’était oublier que la maladie n’était pas inscrite dans les gènes d’un milieu social, mais le fruit d’un manque d’information, ainsi que Brieux se charge de le rappeler.

20A ce moment, le drame devient l’espace de convergence de plusieurs récits personnels, lesquels pourtant le font voler en éclats, Brieux contrevenant ainsi à la règle de condensation que Sarcey, citant Victorien Sardou, érigeait en principe dramatique essentiel :

Il a tout à fait raison quand il affirme que l’art dramatique est une quintessence d’observation ; que l’auteur dramatique doit enfermer et tenir dans le raccourci d’un seul trait toute une série de réflexions et de développements […].12

21Effectivement, Brieux décentre son drame par trois digressions à valeur documentaire. Plus, il montre que le réel, dans sa diversité, ne saurait être contenu dans les bornes étroites que la règle de condensation impose à la pièce bien faite, sauf à envisager celle-ci comme « l’épilogue dramatique » de romans qui la débordent, point de chute d’un hors scène qui l’excède.13 Contrairement au drame de Curel, où la perspective de l’auteur était superposable à celui du héros, ici, la perspective de Brieux rejoint celle du docteur, personnage qui assiste à l’action plus qu’il n’y joue un rôle déterminant. On comprend donc pourquoi le drame de l’Avarié est vite oublié, cédant la place à trois romans autobiographiques. Car, tout en s’étant attaché à montrer le développement d’un cas particulier, l’important demeurait que les dommages de la syphilis fussent décrits dans leur diversité. Le drame éclate là où les romans sont initiés par le docteur, sujet épique ayant choisi les tranches de vie en fonction de leurs singularités, pour donner au Beau-Père qui est aussi le Député, tous les moyens de comprendre la réalité de la maladie. Ainsi, la thèse ne passe plus par la persistance du symbole dans le déroulement du drame, mais par une romanisation qui affranchit le drame d’une convention pourtant considérée comme essentielle : celle de dénouer toute intrigue engagée.

22 Henry Bernstein (1876-1953) commence par écrire des drames brefs et violents où l’argent possède une place déterminante. Après la Deuxième Guerre mondiale, il se dirige vers l’exploration psychologique des êtres et ajoute la catégorie du temps à une dramaturgie qui se romanise et s’inspire de plus en plus du cinéma. Mélo (1929) est considéré comme l’une des œuvres les plus abouties de cette manière.14 Romaine, mariée à Pierre, s’éprend de Marcel, l’ami de son mari. Ils commencent à entretenir une liaison, sans que Pierre ne s’en aperçoive. Puis, Marcel part pour une longue tournée. Romaine est gagnée par la neurasthénie, et tente d’empoisonner Pierre, qui tombe peu à peu malade. Ayant juré de retrouver Marcel le jour de son retour, elle laisse Pierre alité, en proie à des éblouissements de plus en plus inquiétants. Apprenant l’état de Pierre, Marcel renvoie Romaine au chevet de son mari. Mais celle-ci, après être revenue voir Pierre, repartira errer dans la nuit, et se jettera dans la Seine. Trois ans plus tard, Pierre visite Marcel dans une longue scène qui achève la pièce. Il lui annonce qu’il va partir pour le Maroc, avec sa nouvelle femme et son enfant. Cependant, il est venu pour savoir : que s’est-il passé entre lui et Romaine ?

23 Avant l’entrée de Pierre (III,3,2), le rideau s’est ouvert sur le studio de Marcel, dont le drame avait déjà laissé entrapercevoir quelques fragments : un piano, un canapé, un fauteuil. Cette fois-ci, la pièce est représentée dans sa totalité, ce qui semble préparer une situation en adéquation avec cette gestion de l’espace. Après avoir isolé les trois personnages tout au long de son déroulement, la fable s’orienterait-elle vers leur réunion, même symbolique ? C’est ce que paraît confirmer la didascalie qui précède immédiatement la scène:

Le valet de chambre se retire, emportant le pardessus et le chapeau de Pierre, qui est en veston. Son regard s’arrête sur le piano, le divan…A la vue des roses rouges, son visage se contracte. Il s’approche des fleurs, se penche sur elles. A ce moment Marcel reparaît. Il est en habit. Pierre se retourne en souriant.15

24Les roses rouges renvoient à la première scène de l’œuvre, où Romaine fit la connaissance de Marcel, qui, en homme soucieux des usages, avait apporté des fleurs à la maîtresse de maison. Dès lors, elles devinrent l’image de leur passion. Pour la première fois du drame, Pierre se trouve métaphoriquement devant ce qu’il a ignoré jusqu’alors : la liaison que Marcel et Romaine ont entretenue. Mais, dans le strict cadre de la fiction, le personnage se trouve avant tout devant un indice. En effet, rangeant les affaires de Romaine après sa mort, Pierre avait trouvé un pétale de rose séché dans son agenda, à la page du jour où Marcel était venu dîner pour la première fois chez eux. En plaçant le personnage devant un bouquet de roses rouges lors de cette dernière scène, Bernstein rapproche Pierre d’un espace d’où il a été résolument exclu jusqu’alors, ce qui fait naître une attente hypothétiquement en voie de satisfaction. Du coup, ce dialogue devient ce qu’on appelait une « scène à faire », dont Patrice Pavis a donné la définition :

Scène que le public prévoit, attend et réclame et que le dramaturge doit « obligatoirement » écrire.16

25Le conflit n’ayant jamais éclaté entre les deux hommes, le public de l’époque devait s’attendre à un « duel », découlant rationnellement de leurs rôles boulevardiers codés : le mari et l’amant. La scène commence effectivement par adopter la structure textuelle de l’interrogatoire, avec son cortège de figures obligées (questions, réponses, attaques, contre-attaques, esquives) :

PIERRE. — […] Marcel, dis-moi ce qui s’est passé avec ma femme.
MARCEL. — Ce qui s’est passé…
PIERRE. — Entre elle et toi.
MARCEL. — Je ne comprends pas !
PIERRE. — Tu peux me le dire sans crainte. Tu me feras du bien.
MARCEL. — Pierre tu n’as pas ton sang-froid !
PIERRE. — Oh ! pardon !…Et il faut le garder tous les deux, notre sang-froid.
MARCEL. — Enfin, de quoi me soupçonnes-tu ?…de quoi m’accuses-tu ?
PIERRE. — Je ne t’accuse pas. Ça n’aura pas été ta faute.17

26Mais, Bernstein, selon ses habitudes, s’ingénie à décevoir les souhaits qu’il suscite chez le lecteur/spectateur. Ainsi qu’il en est dans nombre de ses opus, la fameuse scène à faire n’aboutit à rien : l’explication tant attendue entre les deux hommes n’a pas lieu, chacun demeurant sur le réduit où il a piétiné au cours du drame. Ce dénouement qui n’en est pas un s’inscrit donc dans une perversion des outils de la pièce bien faite, car au cœur du jeu serré du questionnement, s’intercalent des micro-récits qui font émerger une strate narrative discontinue et désespérément fragmentaire :

PIERRE. — Tu veux savoir ce que je pense ?…ce que j’ai reconstitué…dans ma tête ? Maniche est tombée amoureuse folle de toi la première fois qu’elle t’a vu.
MARCEL, feignant l’indignation. — Mais, Pierre !
PIERRE. — Le soir où tu es venu dîner à la maison.
MARCEL — Qu’est-ce que tu racontes ?
PIERRE. — […] Je revois très bien ce dernier été. On est sortis ensemble souvent, tu dansais avec elle…[…] Je ne sais pas la date exacte, mais tu as dû revenir bien peu de temps avant sa mort. Un jour ou deux au plus.
MARCEL. — Sans doute. Je venais de rentrer à Paris lorsque j’ai appris cet affreux malheur. Mais, Pierre, te reconnais-tu le droit, malgré ton deuil si cruel…
PIERRE. — C’est trop clair, mon vieux…évident ! Maniche a voulu courir sa dernière chance, te revoir encore une fois…savoir !…peut-être…(Se cachant les yeux.) Peut-être te supplier…te supplier en vain !
MARCEL. — Tu divagues !
PIERRE. — Ah ! cette dernière journée…sa fuite à Paris, moi malade à claquer…et son retour…et ses balades dans la nuit.
MARCEL. — Pierre, ces propos sont pour moi incompréhensibles.18

27Fragmentaire, la rétrospection le reste : Pierre s’en tient à l’évocation de moments que les trois personnages ont vécus, et Marcel demeure rétif à toute coopération, même lorsque Pierre se trouve au bord de la vérité. Ainsi, parlant du pétale de rose retrouvé dans l’agenda, il livre :

PIERRE. — Il était placé, ce pétale, entre les pages du 29 et du 30 juin. Je me suis livré à un sacré travail, va ! Enfin, l’important, c’est d’aboutir. Le 29, c’était le lendemain du 28, c’est le jour où tu es venu à la maison dîner avec nous. Le premier dîner, j’en suis sûr !
MARCEL, sourdement. — Et alors ?
PIERRE, d’une voix aiguë.— Et alors ?
MARCEL, dont les paroles tremblent. — Que t’imagines-tu ? Que j’ai…Dieu sait comment, invité ta femme à…enfin que je l’ai attirée chez moi le lendemain de ce dîner…
PIERRE. — Mais non. Jamais de la vie ! Tu es fou !19

28Expression du suspense bernsteinien, le secret est maintes fois sur le point d’être révélé. Cependant il demeurera jalousement gardé, et Pierre repartira dans l’incertitude. Le travail de mémoire est donné à voir dans son cheminement fragile, Pierre ne parvenant pas à reconstituer les derniers mois de la vie de sa femme.

29Cependant les séquences narratives ne sont pas ici chargées de rapporter des événements demeurés dans le hors-scène. En fait, les micros-récits portent sur les actes I et II, où l’on voit se développer la liaison entre les deux amants. Les souvenirs qu’évoque Pierre réfèrent au sein du drame à des scènes et des tableaux précis : la première rencontre entre Marcel et Romaine (I, 1, 1), les sorties à trois (I, 3), la neurasthénie de Romaine, l’absence et le retour de Marcel (II, 1-2-3), l’errance de Romaine (II, 4-5). A l’opposé de Brieux, l’épique n’intègre pas au drame des éléments exogènes, mais prend en charge un commentaire du dramatique.20 Le drame est décomposé, et recomposé par Pierre à travers une véritable analyse, car le narrateur ne se contente pas d’une simple relation, mais essaye de donner à chaque fait son explication, même si cette dernière demeure au bout du compte insuffisante. En fait, l’épique prend le pas sur le dramatique tout en devenant lui-même instrument d’une musicalité qui était déjà présente dans la racine grecque du titre, et qui innerve toute la pièce. Certes, la musique n’est pas absente de Mélo, où les intermèdes musicaux entre les tableaux ont été fixés par Bernstein, et où les personnages, musiciens eux-mêmes, jouent souvent ensemble, en particulier une sonate de Lekeu. Mais de façon plus profonde, les structures musicales paraissent avoir pénétré le corps du dialogue, qui expose dès le premier tableau quelques thèmes essentiels : l’amitié, la passion, la jalousie, l’art musical, lesquels seront repris, développés, variés dans le cours de la pièce. Dès lors, la dernière scène peut être envisagée telle une strette où tous ces thèmes apparaissent une ultime fois, dans une inextricable union réalisée grâce à ces pétales de rose séchés, objet-symbole qui concatène le dramatique l’épique et le musical, le théâtre et le roman.

30La rétrospection, loin ici de dénouer quoi que ce soit, est plutôt une réexposition qui referme le drame sur lui-même en exhibant toutes ses parties. En cela, le romanesque de Bernstein est strictement inverse à celui de Brieux, qui faisait éclater le drame par le biais de trois autobiographies, alors que son successeur le soumet à la question — dans tous les sens du terme —. A travers les laborieux efforts de Pierre, ce qui est dit est l’impossibilité de restituer la fable de Mélo dans un récit dont les passés simples exprimeraient une action révolue aux bornes claires et au principe causal affiché. Si Pierre n’arrive pas à raconter le drame dont il fut l’anti-héros, c’est donc que ce drame ne saurait déboucher — contrairement à Curel, cette fois — sur une évaluation, et que la seule réalité qu’il peut exprimer demeure partielle, partiale, profondément amorale.

31Denis Guénoun fait l’hypothèse que la dramaturgie classique, prenant sa source dans Aristote et dont le dernier avatar est la « pièce bien faite », est aujourd’hui un idéal qui ne correspond plus à nos attentes.21 La métaphore des boules de billard, malgré les apparences, n’est pas la représentation du hasard, mais bien celui de la fatalité qui doit gouverner le drame, que celui-ci soit d’ailleurs tragique, comique ou pathétique. En effet, l’image cinétique employée par Sarcey pour expliquer sa conception de la dramaturgie, implique l’idée qu’à tel impact donné doit succéder obligatoirement tel autre impact, dans un parcours qui relève du calcul vectoriel, et où la chaîne des forces possède un dessin (et un dessein) unique, et dépendant de la percussion à l’origine de tous les mouvements. Vu ainsi, le parcours humain est donc bien inscrit dans une fatalité relative. Relative car la liberté de l’homme se limite strictement à son premier choix, lequel entraîne nécessairement après lui la cohorte des actions qu’il va provoquer. Ce dont est incapable de rendre compte la pièce bien faite, c’est bien ce que l’existentialisme a tenté de montrer : à chaque point de son chemin, l’Homme peut décider de son sort à travers une décision qui engage sa responsabilité propre. Un événement possède donc une infinité de suites potentielles, mondes possibles que la pièce bien faite a délibérément écartés de son objet.

32Les boules de billard dont on suit les mouvements jusqu’à leurs termes, renvoient en définitive à l’exigence fondamentale de la pièce bien faite : celle d’une action centrée et complète, née autour d’un enchaînement causal de faits. Or l’épique, sous la forme d’apologue, de roman autobiographique, ou de rétrospection, vient remettre en question ces impératifs, et défait la pièce bien faite. Au-delà de phénomènes superficiels tels que l’absence de dénouement ou l’interrogatoire sans réponses, ce sont les structures profondes de ce modèle dramaturgique qui sont touchées. Curel et Brieux remettent en cause le drame en tant que centre d’une action complète : l’apologue décentre le drame car il déplace sur une autre scène, celle des principes essentiels, l’action qui agite les personnages ; les romans autobiographiques figent le drame en pleine catastrophe, et l’inscrivent dans un contexte qui l’excède, grâce à l’hypertrophie du hors-scène. Chez Bernstein, la rétrospection manquée marque l’impossibilité de mettre le drame en récit, c’est-à-dire de retrouver une causalité des événements qui n’a peut-être jamais existé. L’intervention du récit dans le drame de boulevard se présente donc comme une mise en crise de structures d’essence fataliste. En effet, l’épique y instille l’idée du multiple, qui suffit à miner les idées de centre et de consécution, fondements de la dramaturgie néo-classique des auteurs. En perdant cette unité, le drame devient moins sourd à la réalité complexe : quitter l’Un c’est aller vers l’Autre. Cependant les auteurs ne font pas de ce changement de perspective un geste créateur. Loin de toute théorie, ils tentent simplement d’atteindre les objectifs modestes qu’ils se sont fixés, et de trouver les moyens les plus efficaces de toucher le spectateur : l’apologue se retient facilement, et résume la thèse de l’auteur ; les autobiographies font basculer la fiction vers le documentaire, et permettent de fournir des témoignages directs ; quant à la rétrospection ratée, elle laisse les deux amis dans leurs isolements, et confère ainsi à la dernière scène une force que n’aurait pas permis un aveu plus conventionnel. En réalité, si ces auteurs provoquent une hybridation de la pièce bien faite en raison des formes narratives qu’ils exploitent, c’est simplement parce qu’au sein du théâtre de boulevard, ils manifestent le passage d’une physique à une pragmatique du drame.

Notes de bas de page numériques

1 L’expression, d’origine incertaine, est attribuée à Eugène Scribe.
2 Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, tome 4, Paris, Bibliothèques des Annales, 1901, p. 141.
3 Michel Corvin, Le théâtre de boulevard, Paris, P.U.F., « Que sais-je » n° 2442, 1989.
4 François de Curel, La Nouvelle Idole, Paris, G. Crès, 1919, II, 5.
5 La Nouvelle Idole, II, 5..
6 La Nouvelle Idole, II, 5
7 La Nouvelle Idole, III, 6.
8 Eugène Brieux, Les Avariés in Théâtre Complet, tome sixième, Paris, Editions Stock, 1938, II, 8.
9 Les Avariés, op. cit., III, 2.
10 Adolphe Brisson, Le théâtre et les mœurs, Paris, Ernest Flammarion, 1906, p. 88.
11 Les Avariés, III, 2.
12 Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, tome 6, Paris, Bibliothèque des annales, 1901, p. 7.
13 L’expression se trouve dans Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres Intimes, Arles, Actes Sud, « Le temps du théâtre », 1989, p. 17.
14 Voir Johannes Landis, « Mélo de Bernstein/Resnais : le réalisme n’est plus ce qu’il était » in Coulisses n° 33, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, janvier 2006.
15 Henry Bernstein, Mélo, Paris, Arthème Fayard, 1933, III, 3, 2.
16 Patrice Pavis, Dictionnaire du Théâtre, Paris, Dunod, 1996, entrée « Scène à faire ».
17 Mélo, III, 3, 3.
18 Mélo, III, 2, 3.
19 Mélo, III, 2, 3.
20 L’épique en tant que commentaire du dramatique est une notion développée dans Laurence Barbolosi et Muriel Plana, « Epique/Epicisation » in Jean-Pierre Sarrazac (dirigé par), Poétique du drame moderne et contemporain, Lexique d’une recherche, Etudes théâtrales n° 22, Louvain-la-Neuve, 2001.
21 Denis Guénoun, « Raison du drame » in Actions et acteurs, Raisons du drame sur scène, Paris, Belin, « L’extrême contemporain », 2005.

Pour citer cet article

Johannes Landis, « La piece bien défaite : physique et pragmatique du drame », paru dans Loxias, Loxias 14, mis en ligne le 14 septembre 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1213.


Auteurs

Johannes Landis

Johannes Landis est doctorant à l’Université de Paris X-Nanterre, et prépare une thèse sur Henry Bernstein et le drame de boulevard, sous la direction de Monsieur le Professeur Jean-Louis Besson. Certifié de Lettres Modernes, il enseigne le français dans le second degré. Il a publié « Mélo de Bernstein/Resnais : le réalisme n’est plus ce qu’il était » in Coulisses n° 33, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, janvier 2006.