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Claude Alranq  : 

Mise en scène critique d’un texte-phare de la thématique de la femme-pays : « La Coumtesso » de Frédéric Mistral

Résumé

Claude Alranq, en provençal et en français, a mis en scène, joué et « commenté » « La Comtesse », le célèbre poème des Îles d'or, de Mistral (la comtesse provençale a une sœur – France – qui enferme Provence dans un couvent...). Le texte ici proposé est la transcription, sans l'impressionnante présence physique, du spectacle que Claude Alranq a donné et qui faisait voir – par l'interprétation virulente et nostalgique du comédien en « petaçoun » vêtu de la toison rafistolée – la langue et la culture d'oc entre agonie et farandole, asservissement et antique enracinement populaire, réalité nue et vérité masquée, et le comédien déchiré entre le sentiment de la chance perdue, et l'espérance, la fête.

Index

Mots-clés : langue d’oc , Mistral, théâtre

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Ce travail est conçu pour être joué. Il poursuit une double exigence : faire comprendre, dans sa lettre comme dans son esprit, un texte poétique. Ce qui n'est pas évident en raison de deux difficultés :

  • 1° Le texte de « La Coumtesso » est en langue provençale. Cette langue n'est pas accessible à tout public, y compris une part non négligeable de Provençaux.

  • 2° Le symbolisme de cette œuvre appelle à un com-mentaire qui est lecture possible du poème. Ce commentaire a forcément ses exigences d'ordre historique, linguistique, littéraire...

2La mise en scène proposée décline le poème et la lecture à partir un canevas qui emprunte très librement à un texte dramatique d'un auteur catalan-valencian : Sirera (« Le Venin du théâtre »). Ce dernier texte est originellement sans aucune référence à Mistral, mais il propose une réflexion sur la théâtralité. De la confrontation du poème et de cette réflexion naît cette mise en scène à la fois critique et pédagogique.

3La vie d'un conteur est faite de beaucoup d'aventures. Certains vous diront : « C'est un beau métier, ils font le tour du monde ! » D'autres contesteront : « Pour dire, il faut avoir quelque chose à dire. C'est comme un mal qui les ronge. Un proverbe provençal ne dit-il pas : Quau canta son mau l'encanta. »

4Alors, qu'est-ce qui fait courir le conteur : sa joie de vivre ou sa peur de mourir ?

*

5Une fois, cette question s'est posée de façon radicale. Vers onze heures du soir, un coup de téléphone m'arrache du premier sommeil.

6– Allô ?

7– Je voudrais vous inviter à jouer chez moi. Vos conditions seront les miennes. Mais êtes-vous libre la nuit du deux au trois février ?

8– Je suis libre.

9– Je vous attends donc le deux au soir. J'habite non loin du Mont Aigoual, près du village de Trèbes. Vous demanderez le château du professeur d'Alstrim.

10– Très bien. Que voulez-vous que je joue ?... Allô ?... Allô ?...

11Il avait déjà raccroché.

12Le lendemain, je cherchais son nom sur le minitel. Pas de professeur d'Alstrim, ni à Trèbes, ni dans les environs. Peut-être était-il sur la liste rouge ?

13Arrive le deux février, advienne qu'adviendra, je m'aventure.

14Le village de Trèbes est situé dans le Parc des Cévennes. Généralement, les gens aiment se rassembler le soir, à la veillée, autour du clinton et des châtaignes, pour se raconter des galéjades. De plus, Trèbes est le village du Pétaçon. Et en Languedoc, « lou Petaçoun » est le boute-en-train du Carnaval ! Je m'étais donc persuadé que j'allais être sollicité dans ce registre. Aussi m'étais-je muni de la toison du Pétaçon et de son « escoubo »... Je me voyais déjà en train de tirer la farandole sur l'air de « Petaçon, Petaçon, zou-zou... Tralalalalalalala, tralalalalera... »

15– Pardon Monsieur, c'est bien ici le village de Trèbes ?... Pouvez-vous m'indiquer où se trouve le château du professeur d'Alstrim ?

16Le vieillard qui rentrait son bois dans les derniers rayons du soleil me regarde, ahuri : « Lo coneissi pas aquel professor. Mas l'Alstrim es per aquì... » me dit-il en indiquant un chemin en direction de l'Aigoual.

17Il avait plu, le chemin était boueux, la nuit tombait, je n'avais vu dans le village aucune affiche pour annoncer la veillée : ça promet !

18Je roule. Nuit noire. Un chemin de plus en plus boueux, crevassé, impossible... Enfin, un portail ! Je sors de la voiture. Une cloche ! Je sonne. Surprise : la nuit s'illumine ! Ou plus exactement, douze fenêtres s'éclairent, révélant la présence d'un château qui devait être du XVIe siècle, compte tenu de sa forme massive et ses fenêtres à meneaux...

19Une voix me tire de mon étonnement : « M. le professeur d'Alstrim vous souhaite la bienvenue. Il va venir. Suivez-moi ! »

20L'homme portait une tenue de domestique du début du siècle, il me conduit dans un salon d'un tout autre style : néon, plexiglas, peintures aérographiques... Il m'invite à me préparer sur place.

21– Je veux bien me préparer, mais je ne sais quel public va venir et ce que le professeur d'Alstrim attend de moi ?

22– Que vous soyez le plus authentique possible, me dit-il avec une pointe d'ironie.

23Ironie contre ironie, je passe la tenue du Pétaçon et comme pour m'échauffer, j'entonne et danse le branle du balai : « Petaçon, Petaçon, zou-zou... Tralalalalalalala, tralalalalera... »

24Retiré près de la porte, le domestique m'épie, curieux comme un chat, muet comme une carpe... Soudain, il s'excuse : « M. d'Alstrim m'a demandé de vous servir à boire. Tenez ! »

25Et il me sert une coupe de vin... Fant de Chichorla ! Era pas del clinton de la Cevena. Tanlèu la lenga trempada, tanlèu lo pichòt artelh que se bota de gingolar !

26Il me sert un deuxième verre tout en déblatérant : « En vous voyant travesti en bouffon, je me demande si vous ne vous condamnez pas à l'être, de la même façon que je me condamne à n'être à vos yeux que le domestique du professeur d'Alstrim... »

27Il me verse un troisième verre de vin. Je l'écarte car je me sens déjà étourdi par les deux précédents. Il poursuit : « ... mais je ne suis pas le domestique du professeur. Je suis M. d'Alstrim en personne. »

28Je ne le crois pas. Il m'indique la porte et me demande d'appeler dans le couloir. J'obéis... Diable ! La porte est close. Il sourit : « J'ai ordonné que l'on nous enfermât. ». Interloqué, je ne sais que répondre : « A quoi jouez-vous ? »

29– M. le conteur, je fais avec vous ce que vous faites avec le monde : jouer. L'art de jouer n'est pas de tromper ? Je me plais pourtant à imaginer qu'il serait bien plus beau s'il était au service de la vérité. Mais en ce monde du paraître, la vérité peut-elle encore sortir de la bouche des artistes ?... Pour me tirer de mes doutes, j'aimerais que vous interprétiez ce poème : La Coumtesso. Il est du grand poète provençal Frédéric Mistral. J'ai ouï dire que vous le connaissiez ?

30Je vais de surprise en surprise et cependant le défi ne me déplaît pas... bien que les deux verres de vin commencent à tourbillonner curieusement dans ma tête...

31– M. le conteur, vous ne m'écoutez pas ?

32Je me reprends : « Excusez-moi ! Votre vin m'a plongé dans un étrange état. »

33Il ne tient pas compte de mon état, il appuie sur une télécommande. Nouvelle surprise : les rideaux qui décorent le fond du salon s'écartent, un petit théâtre à l'italienne apparaît, magnifique. Son décor représente un couvent médiéval à l'aspect carcéral.

34– M. le conteur, je vous disais qu'en relevant mon défi vous vous condamniez à incarner le troubadour qui lança ce poème comme un appel désespéré pour sauver « la Coumtesso ». Une mauvaise sœur l'a enfermée dans ce couvent.

35Le vin me met dans un état second mais ce dépaysement n'est pas désagréable pour réussir ce type de pari : « M. le professeur, dois-je lire la version française ou bien l'original en provençal ? »

36– A vous de choisir, mon cher ! Moi, je juge.

37Je monte sur la scène, je retire la défroque de Pétaçon et, sans présumer de mes aptitudes ni des effets que le vin me réserve, je m'aventure :

– « Sabe, iéu, uno Coumtesso... » Non !


Je connais une Comtesse
Qui est de sang impérial ;
En beauté comme en noblesse
Elle ne craint personne...
Et pourtant la tristesse
Voile l'éclat de ses yeux.

Elle avait cent villes fortes,
Elle avait vingt ports de mer ;
L'olivier devant sa porte
Faisait une ombre douce et claire ;
Et tout fruit que terre porte
Etait en fleur dans ses jardins.

Ah si l'on savait m'entendre !
Ah si l'on voulait me suivre !

... Elle avait pour couronne
Blé, olives et raisins...
Et elle pouvait, fière baronne,
Se passer de ses voisins...
Mais à présent tout nous dérobe
Ses origines et son destin...
Car sa sœur d'un autre lit,
Pour avoir son héritage,
L'a enfermée dans le cloître,
Dans le cloître d'un couvent
Qui est verrouillé comme...

38Brutalement, le professeur m'interrompt : « Comment puis-je comprendre et aimer ce que vous ne ressentez pas. L'acteur s'imagine qu'il suffit d'art et de technique. Moi, je vous demande d'être le poète, amoureux fou, appelant éperdument à la rescousse, prêt à perdre la vie pour être entendu... »

39Il m'irrite sérieusement : « Je m'excuse, cher professeur, mais s'il fallait jouer avec la désolation qui mène à la mort, il faudrait un artiste par soirée et le théâtre périrait faute de combattants ! »

40Il me rétorque que ce n'est qu'à ce prix que l'authenticité triomphe et que je m'étais engagé à l'atteindre ou alors que l'expérience en cours pouvait devenir dangereuse...

41– Oui, très dangereuse. Vous ne vous sentiez pas bien, n'est-ce pas ? Le vin, je crois ? Oh ! Rassurez-vous : je ne suis pas un assassin, seulement un esthète et un scientifique qui pourrait le devenir... si l'artiste faillissait au devoir de vérité et de beauté qu'il s'est lui-même assigné.

42Je n'en crois pas mes oreilles et pourtant les vertiges un moment dominés pour réciter le poème me reprennent de plus belle. Il confirme :

43– A présent que vous comprenez que je vous ai versé un poison mortel, vous aurez peur et votre peur est vraie. Vous êtes apte à aller plus loin sur le chemin du sublime. Si vous réussissez, je vous donnerai ce contre-poison.

44Abasourdi, écœuré, je réalise que suis tombé dans les mains d'un dément des plus forcenés. Je saute de scène, je bondis sur le flacon qu'il me tend, prêt à le lui arracher, à l'égorger, à... Il menace de jeter le flacon par terre si je ne remonte pas sur les planches, si je ne continue pas la lecture du poème. Il me montre un sablier : « Vous avez trois minutes pour réussir. »

45J'éclate en sanglots. Il renverse le sablier...

Car sa sœur d'un autre lit,
Pour avoir son héritage
L'a enfermée dans le cloître,
Dans le cloître d'un couvent:
Qu'es barra coume uno mastro
D'un Avènt à l'autre Avènt.

En ce lieu plus de chansons,
Mais sans cesse le missel ;
Plus de voix joyeuse,
Mais le silence universel
Rien que des saintes-nitouches
Ou des vieilles à trois dents.

Ah ! si l'on savait m'entendre !
Ah ! si l'on voulait me suivre !

Or la sorre que l'embarro
Segnourejo d'enterin,
E d'envejo, la barbaro,
I'a 'sclapa si tambourin,
E de si vergié s'emparo
E ie vendémio si rin..

E la fai passa pèr morto,
Sèns poudé ie maucoura
Si fringaire – que pèr orto
Aro van, despoudera...
E ie laisso, en quauco sorto,
Que si bèus iue pèr ploura

Ah ! se me sabien entèndre !
Ah ! se me voulien segui !

Aquéli qu'an la memòri,
Aquéli qu'an lou cor aut,
Aquéli que dins sa bòri
Sènton giscla lou mistrau...

46J'ai alors le sentiment panique que le sablier a fini de déverser son sable. Je jette un coup d'œil dans sa direction... Il n'en faut pas plus pour que le professeur d'Alstrim intervienne :

47– Il est inutile que vous continuiez. Même si tout le sable n'est pas écoulé, je m'incline devant votre courage.

48Il prend un verre, verse le contre-poison, me le tend... Je bois, je pleure de joie. Il conclut :

49– Vous m'avez permis de comprendre les symboles de ce poème. « La Coumtesso » n'est autre que la Provence. La mauvaise sœur, c'est l'Etat français... qui n'a jamais accepté son identité, bien que dans le passé il se soit engagé à le faire. Alors le poète appelle. Qui ? Son peuple. Vous m'avez permis de comprendre tout cela et en même temps, vous ne m'avez pas montré pourquoi ce peuple n'a pas entendu l'appel de son poète ?... parce que vous, l'acteur, vous vous êtes arrêté pour regarder le sablier du temps. Votre peur de mourir a été plus forte que la vérité que vous aviez à dire ; et c'est pourquoi vous avez perdu.

50– Perdu ?

51– Oui, perdu. Le premier vin que vous avez bu n'était qu'un narcotique des plus bénins. Mais celui que vous venez de boire est un poison mortel contre lequel, je vous le jure, il n'existe aucun antidote connu.

52Aussitôt, il actionne la télécommande : une grille tombe des cintres, m'emprisonnant sur la scène comme un oiseau dans une cage. Ses dernières paroles sont inexorables : « Je me mets à l'abri pour admirer le seul spectacle que vous puissiez me donner dans toute sa vérité, c'est-à-dire dans son ultime beauté : celui de votre propre mort... »

53Je ploie sur mes genoux, incapable de tenter quoi que ce soit. Au contact du sol, je reprends appui sur le costume de Pétaçon... Il a maintenant des odeurs de sous-bois humides et pourrissants... Comme par dérision, je me drape de ses « petaçs » sordides et mon corps suant la mort éprouve des frémissements de bête, des démangeaisons comme doivent en avoir les plantes à la sortie de l'hiver... Je m'ébroue, je ne me comprends plus... Et sans que nul ne me le demande, je continue le poème :

Aquéli qu'an la memòri,
Aquéli qu'an lou cor aut,
Aquéli que dins sa bòri
Sènton giscla lou mistrau,
Aquéli qu'amon la glòri,
Li valènt, li majourau,

En cridant : Arasso ! Arasso !
Zóu ! li vièi e li jouvènt,
Partirian tóutis en raço
Emé la bandiero au vènt,
Partirian coume uno aurasso
Pèr creba lou grand couvènt !

E demoulirian li clastro
Ounte plouro jour-e-niue,
Ounte jour-e-niue s'encastro
La moungeto di bèus iue...
Mau-despié de la sourrastro,
Metrian tout en dès-e-vue

Penjarian pièi l'abadesso
I grasiho d'alentour,
E dirian à la Coumtesso :
« Reparèisse, o resplendour !
Foro, foro la tristesso !
Vivo ! vivo la baudour ! »

Ah ! se me sabien entèndre !
Ah ! se me voulien segui !

54Le lendemain matin, les gens de Trèbes me retrouvaient inanimé, au pied de leur Monument aux morts ! C'était un trois février, le jour de leur Carnaval.

55Me voyant dans la tenue de leur « Petaçon », ils crurent que le Comité d'animation du Parc des Cévennes avait voulu leur faire cette surprise. Toute la journée, j'ai dû tirer la farandole sur l'air de : « Petaçon, Petaçoon... zou-zou... Tralalalalalalala, tralalalalera... »

56Le soir, à la veillée, je leur racontai cette histoire. Je ne sais pas s'ils me prirent au sérieux. Toujours est-il qu'ils m'emmenèrent sur la place où flambait un grand feu. Le plus ancien a pris ma toison de Pétaçon et il la plongea dans les flammes. Quand il y eut autant de flammèches que de « petaçs », il attacha les bras de la toison aux pattes de deux corneilles dénichées à la Saint Jean de l'été précédent. Les deux corneilles s'envolèrent emportant la toison enflammée dans la nuit de ce pays dont le mystère a peut-être encore besoin d'un masque, celui de son Carnaval.

Pour citer cet article

Claude Alranq, « Mise en scène critique d’un texte-phare de la thématique de la femme-pays : « La Coumtesso » de Frédéric Mistral », paru dans Loxias, Loxias 1 (2003), mis en ligne le 15 décembre 2003, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=12.


Auteurs

Claude Alranq

Université de Nice - Claude Alranq, né en 1947, est auteur et acteur du théâtre des pays d'oc : une quarantaine de pièces entre 1970 et 2003 (éditions Oswald, Actes Sud, Quatre Vertats, Avant Quart...) Il est depuis 1995 MCF à l'UNSA et chercheur dans le domaine de l’ethno-scénologie (Le Théâtre d'oc de 1939 à 1993 - Répertoire du théâtre d'oc...)
Claude Alranq, en provençal et en français, a mis en scène, joué et « commenté » « La Comtesse », le célèbre poème des Îles d'or, de Mistral (la comtesse provençale a une sœur – France – qui enferme Provence dans un couvent...). Le texte ici proposé est la transcription, sans l'impressionnante présence physique, du spectacle que Claude Alranq a donné et qui faisait voir – par l'interprétation virulente et nostalgique du comédien en « petaçoun » vêtu de la toison rafistolée – la langue et la culture d'oc entre agonie et farandole, asservissement et antique enracinement populaire, réalité nue et vérité masquée, et le comédien déchiré entre le sentiment de la chance perdue, et l'espérance, la fête.

Université de Nice