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Véronique Elfakir  : 

Une poésie de l’indicible : l’idéogramme chez V. Segalen et H. Michaux

Résumé

La calligraphie fascine le poète à la mesure de la charge fantasmatique qui l’entoure. Par son étrangeté, l’idéogramme vient symboliser dans le texte l’énigme de ce « Réel » ou de cet indicible même sur lequel la poésie ne cesse de buter. Il vient incarner également ce rêve d’une langue « métissée » où le mot serait chant et peinture tout à la fois. Ceci est illustré à travers quelques exemples tirés de l’œuvre de V. Segalen, notamment son poème intitulé Ode, et de Henri Michaux qui imagine dans Saisir et Par les traits une langue purement idéographique.

Index

Mots-clés : calligraphie , écriture, idéogramme, poésie

Texte intégral

L’idéogramme est le fantasme du poète en son rêve d’une impossible plénitude. La calligraphie réalise ce mythe d’un langage pris à la lettre qui, en quelques traits énigmatiques, trace les contours d’une jouissance innommable. La lettre fait ici bord à l’inaccessible d’un savoir oublié, perdu entre ciel et terre. Toujours à la frontière ou à la croisée des chemins, c’est un paysage ou un geste avant même d’être un son. Ce n’est pas seulement un signe mais une chose qui existe en elle-même, à la façon d’une œuvre d’art  :

Ils dédaignent d’être lus. Ils ne réclament point la voix ou la musique. […] Ils n’expriment pas ; ils signifient ; ils sont1.

A travers son graphisme, le signifiant garde une trace de l’objet représenté, il ne s’efface plus devant le sens mais le sublime. En lui le monde se reflète comme un cosmos en réduction :

Leur graphie ne peut être que belle. Si près des formes originales (un homme sous le toit du ciel – une flèche lancée contre le ciel, – les trois pics d’un mont)2.

La calligraphie emporte avec elle cette vision d’une langue qui ne serait plus arbitraire, où le fond et la forme seraient indissolublement liés et n’est-ce pas là le propos même du poète ? : 

Le japonais parfois, comme un art d’emprunt porté à son comble et sur la corde unique d’un vieil instrument, réussit à ne faire plus jouer, dans de brefs récits, que la neige, une lettre, un lacet, ou quelque fétiche nommé d’un mot. Mais la poésie seule, vraiment inouïe, redevient « chinoise » comme je l’entends3.

Ainsi, ce que V. Segalen déclare rechercher en Chine, ce sont des formes esthétiques nouvelles dans l’espoir toujours renouvelé d’atteindre le noyau secret de l’être à travers cette mystérieuse figure de l’altérité qui hante ses poèmes  :

Je cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets, mais des formes qui sont peu connues, variées et hautaines4.

A la façon d’une stèle, le recueil qui lui est dédié ne se contente pas simplement de l’évoquer métaphoriquement mais l’incarne dans la lettre même du poème et sa présentation. Le texte se déplie et se dresse à la verticale tout comme celui de Peintures se déroule comme une estampe dans la plus pure tradition chinoise.  

L’idéogramme apporte avec lui comme une vision de l’absolu mais seulement à la façon d’un rêve. Il n’est pas le mot définitif mais bien au contraire attire le poète à la mesure même de l’énigme qui semble l’habiter. Comme l’écrit G. Macé « la fascination devant la langue la plus étrangère est parente encore du premier éblouissement devant le poème : offert et chiffré lui aussi5 ». Il semble plus proche en cela du rébus à déchiffrer que d’une quelconque vérité. A l’image de ces signes chinois encartés dans les poèmes de Stèles et comme incrustés sur leurs surfaces rectangulaires qui, en matérialisant des sortes d’îlots d’illisibilité,  sont l’illustration même de ce « Nom caché6 » qu’évoque Segalen :

Celui-là même qui en tant que mot de la fin ne peut s’atteindre que dans la mort et doit donc à jamais demeurer celé, encrypté sous la voûte de nos désirs : « Quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du cœur, – où le sang même ne roule plus, – sous la voûte alors accessible se peut recueillir le Nom. Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent dévastateur plutôt que la Connaissance7.

De la même façon, le suicide de René Leys clôt le roman sur une énigme symbolisée par un texte écrit en caractère chinois, reçu qui témoignerait s’il pouvait être déchiffré par le narrateur, de la véracité de ces propos. Cette lettre dans son opacité, condense toute la charge fantasmatique qui entoure la cité interdite :

Et cet énigmatique reçu « de la première nuit d’amour au palais » – qu’il croyait perdu […] sans que je l’eusse détrompé. J’ai déjà tenté de le déchiffrer ; et suis-je mauvais élève, ou le devoir trop dur ? Ces caractères représentent des objets redoutables : des couteaux, une lance à croc ; des yeux en long ou dressés en hauteur, des fleurs, des dents de rat, des femmes se cachant le ventre, des puits, des creux, des tombes, des trous lutés d’un couvercle…un fourneau magique…une bouche vide8.

L’idéogramme semble donc, pour Segalen, avoir partie liée avec la mort et la transgression d’un interdit, en une sorte d’inquiétante étrangeté par où surgit un bout de Réel innommable, sorte de trou ou de ventre de femme qui résiste à la représentation, signifiant opaque qui laisse planer une menace d’engloutissement dont le dénouement du roman porte la trace. René Leys ayant vu ce qui devait rester caché, comme le Nom « interdit » de Stèles, ne pouvait que payer de sa vie cette transgression. Tout se passe ici comme s’il réalisait une sorte de collapsus entre fantasme et réalité et frôlait de trop près ce Réel qui se doit de rester impossible en tant qu’il a rapport avec l’inceste, la mort et la folie du hors sens. De la même façon pour Segalen une stèle sans idéogramme est « comme un visage sans traits », défiguré, rongé par le temps.

Comme nous l’indique un autre écrit de V. Segalen, Ode, le Réel, c’est l’indicible même. On retrouve dans ce poème, cette fonction symbolique de l’idéogramme qui vient représenter l’inaccessible même du désir. Loin d’être un simple ornement exotique, il est l’objet poétique par excellence. Toute poésie n’est-elle pas par définition une langue étrangère dans sa tentative désespérée d’atteindre tout l’infini et l’inconnu du monde ? Ainsi ce texte semble être tout entier construit autour d’un signe, le caractère « Ciel » qui est, selon Segalen, l’un des plus purs et des plus beaux :

un homme, jambes déliées et souples, les bras tendus horizontaux sous l’implacable trait plus haut que lui qui le limite ou l’écrase. C’est ce trait, ce dôme, cet arrêt, cette voûte, ce toit du monde, ce toit du front que le poète a prétendu percer9.

L’essence et le projet même du poème se trouvent donc ici résumés en un seul trait, une image tout à la fois picturale et métaphorique.

Dans la tradition chinoise, selon F. Cheng, la composition d’un poème est régie par la recherche quasi mystique d’un mot clé appelé Zi-yan, « mot œil » qui, en « éclairant d’un coup tout le poème », nous livre le  « mystère d’un monde caché10 ». Ce « mot œil », c’est aussi ce trou qui perce la Stèle en son sommet comme une fenêtre azurée. Le Zi-yan du poème Ode est donc ce caractère et cette figure du Ciel que Segalen a représentés sous forme d’un dessin placé au début du texte, avant même la préface qui en propose un commentaire. Il est divisé en deux parties séparées par une sorte de grille. En bas, d’une main s’échappe une larme et une flamme, en haut un homme agenouillé est représenté :

La barrière est la limite des deux mondes de l’Oblateur et, celui qui reçoit. Elle est hérissée, menaçante mais entr’ouverte. Elle permet cet appel et ce passage au Lieu supérieur. Là-haut, dans ce lieu, un être nu (l’Offrant) s’agenouille devant quelqu’un de plus haut que lui (souffle, esprit, moment, présence aimée ou repoussée). Ce quelqu’un est nu lui-même. Et tout s’accomplit11.

Ce poème est une offrande, un pont tendu entre le ciel et la terre, le fini et l’infini dont l’homme et plus particulièrement le poète est le médiateur. Ces personnages semblent former une sorte de trinité et l’on sait que cette pensée ternaire est propre au confucianisme et au taoïsme où « le Trois, dérivé du Deux, désignerait le Ciel (Yang), la Terre (Ying) et l’homme (qui possède en esprit les vertus du Ciel et de la Terre, et en son cœur le Vide)12 ».

Ainsi dès l’orée du texte, tout est déjà presque dit à travers cette calligraphie dont il semble n’être que le simple prolongement. Pourtant pour Segalen, ce poème n’est pas une peinture comme Stèle mais un chant « éphémère et périssable ». Car en fait ce qu’il tente de nous faire partager en une sorte de jaillissement incantatoire, c’est cette magie d’un simple instant où tout a semblé être possible, où le temps même s’est arrêté pour laisser place à l’extase. C’est autour de cet éclair de sens que gravite le poème qui retombe aussitôt, impuissant à retenir ou à traduire cet ineffable et pur vertige :

ni battements, ni tablatures, ni mètres officiels, ne contiennent l’indicible qui exige alors d’être dit : l’ode naît. Mais, à peine : elle est disparue, laissant un vide, une chute, une dérobée ; laissant dessous elle le cinglement d’un coup, – ce sillage épuisant. Il y a eu la montée et l’éclat, – le Mot. Et puis soudain le silence, la torpeur, la nuit sans nouvel espoir, sans sommeil. Rien ne retient et ne fixe. Rien d’un accomplissement. L’Ode, qui fut ; s’est enfuie ; n’est plus13.

Au-delà du mot suscité par l’émotion qui est feu et larme à la fois, il y a toujours un reste inqualifiable et opaque qui résiste à toute tentative de signification. Mais c’est ce manque même ou cette absence qui donne au poète la liberté de chercher et de créer, d’inventer ce Réel qui ne peut se décliner en aucun alphabet terrestre.

Tout le propos poétique  de Segalen se trouve ici défini de façon lapidaire. Ainsi écrit-il dans une lettre à Jean Lartigue du 10 février 1917 :

l’idéal de la poésie restera une intuition inexprimable qui s’accumule en silence et se fait voir sans qu’aucun mot ne soit prononcé…

Comme une partition le poème va crescendo puis retombe et se referme sur le mystère de ce qui fut à peine entrevu. Il gravite autour de paliers successifs qui nous décrivent le chavirement d’une âme en quête d’azur qui veut croire à cette figure de l’absolu que Segalen ne nomme pas mais invoque seulement :

[…] on évoque : on interpelle de bas en haut, quelqu’un, Celui-là : un souffle, un esprit, une figure imaginaire, un moment, une présence aimée ou repoussée, – le ciel enfin14.

Ce caractère « Ciel » reste donc indécidable. Seule demeure, dans la partie intitulée « Prière au Ciel sur l’esplanade nue », la trace d’un chemin qui nous décrit en un mouvement de balancier les errances du poète qui passe du doute à la résolution, de la contemplation à l’attisement, de l’extase à la médiation avant de chuter.

Le poème nous maintient dans l’attente, au bord même d’une révélation qui ne dit pas son nom mais qui se présente comme l’expérience d’une jouissance illimitée presque dévastatrice :

Comme le noyé affleurant l’autre surface / Mon front nouveau-né vogue sur les horizons. / Je pénètre et je vois. / Je participe aux raisons. / Je tiens l’empyrée, et j’ai le Ciel pour maison. / Je jouis à plein bord. / De tous mes esprits. J’imite / Mes sens élargis au delà des sens, plus vite / Que l’esprit, que l’air. Je me répands sans limites, / J’étends les deux bras ; je touche aux deux bouts / du Temps15.

L’homme sous peine d’en mourir ne peut se maintenir longtemps à une telle hauteur. La médiation ne peut se faire sans le véhicule de ce corps terrestre qui est précisément ce qui  fait obstacle à la fusion, tout comme le signe ne pourra jamais être le Tout de l’Univers :

Voici la rançon et la médiation rude ; / […] Vertige alourdi de chairs et de sang terrestres. Inanité de voler si haut sans appât : / Vautour pris au bleu ; agonisant sans trépas ; / Couper les liens ? Un géant n’oserait pas. / – Et puis tout s’écroule, et puis tout est clos et morne. / Le jaune reprend. Je suis à genoux. A plat / Ventre, les yeux lourds, les yeux vides sans éclats, / L’esprit épuisé, le cœur essoufflé d’un glas16.

En une sorte de circularité, le poème se referme sur la répétition de la première strophe de la séquence simplement modifiée d’un vers sans que l’on sache si « véritablement » l’expérience fut vécue :

– Véritablement il a été que tu fusses, / Chang-Ti Souverain, Seigneur Ciel au Temple clair, / Qu’on dit étreignant le bol renversé de l’air / De ta majesté d’azur de jade et de fer17.

Ce doute est inhérent à cette humaine condition d’exilé du ciel qu’à l’orée du poème un simple idéogramme avait suffi à évoquer. Peut-être ce « Lieu supérieur » auquel aspire le poète n’est il que la figure simplement inversée de la terre, qui en une sorte de théologie négative, définit à contrario ce qu’il ne saurait être :

Ce Lieu supérieur est rempli par quelque chose de différent de tout – qui participe à tout, – que jamais on ne pourra connaître : quelque chose d’infiniment Autre. Et sait-on parfois si la barrière entr’ouverte ne s’est pas soudain refermée ? […] Si la Voix porte ? […] Si le Lieu supérieur n’est pas le mirage seulement, tête en bas, du lieu d’en bas ? – Car rien de ceci n’est réversible . – Il n’y a pas de répons18.

Ce vide du ciel qui ne répond pas, du nom caché, est ce qui permet en fait à l’homme de s’inscrire dans le cycle d’un univers en perpétuel devenir. C’est pourquoi dans le poème seul compte le rythme et la scansion des mots, leur flux et leur reflux car c’est ce qui nous permet d’épouser au plus près ce principe cosmique où il n’y a plus d’oppositions mais simplement des complémentarités : le manque est nécessaire à la plénitude, la présence ne s’éprouve qu’à travers l’absence, le même engendre l’Autre et réciproquement… Cette médiation n’est rendue possible que grâce à ce Vide au cœur de toute chose qui nous ouvre à l’infini du désir :

Le Vide-médian transforme le sujet en projet, en ce sens qu’il le projette en avant de soi, tendu toujours vers l’inattendu, vers l’inespéré, c’est -à -dire vers l’infini19.

De sorte qu’en définitive si Segalen semble admirer dans un premier temps le caractère profondément figuratif de l’idéogramme, il ne l’emploie paradoxalement dans ses poèmes que comme le symbole de l’indicible même. L’écriture calligraphique est ce qui vient border le texte d’un halo de mystère et d’une certaine façon l’annule en ruinant toute velléité de certitude. En inscrivant au cœur même du poème des fragments d’illisibilité, il participe à ce processus de déconstruction du sens ou d’effacement de la représentation si caractéristique de l’œuvre poétique de Segalen :

Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis par ce / qui n’est point promulgué ; prosterné vers ce / qui ne fut pas encore, / Je consacre ma joie et ma vie et ma pitié à dénoncer / des règnes sans années ; des dynasties sans avènements, / des noms sans personnes, des personnes sans noms, / Tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas20.

En puisant dans ce réservoir de signes inédits, il s’ouvre à l’inconnu de la langue et du monde pour créer des formes esthétiques nouvelles. De la même façon, R. Barthes, quelques décennies plus tard, écrira dans L’Empire des signes :

Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre […] connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie21.

L’idéogramme aimante donc le texte de Segalen à la mesure de la charge fantasmatique qui l’entoure. C’est en quelque sorte la lettre de son fantasme, le chiffre secret de son désir qui condense dans la fulgurance de ses traits quelques fragments de jouissance perdue. La calligraphie est cette écriture du ciel qui délimite le territoire de l’inconnu en faisant bord entre l’imaginaire et le Réel. Le Réel sans la lettre n’est qu’un désert privé de sens. Sans cette barrière du symbolique, il ne reste que cette folie d’une pure jouissance éthérique d’un corps désenclavé. C’est cette expérience limite qui nous est décrite dans Ode symbolisée par cette grille qui sépare le fini de l’infini, qui une fois entrebâillée, prend des connotations inquiétantes. Il y a une sorte de nécessité vitale à ce que l’appel reste sans réponses. C’est de cette horreur d’un Réel sans médiation dont nous protège le signe idéographique qui tout en étant un arc tendu vers l’absolu en préserve le mystère.

D’autres écrivains, à l’instar de V. Segalen, ont succombé à cet attrait pour la calligraphie, à cette recherche d’une langue plus pleine et plus complète qui s’apparenterait à une sorte d’art total où la peinture ne se séparerait plus de la poésie ou du chant. Ainsi selon F. Cheng :

Dans la tradition chinoise, la peinture porte le nom de Wu-sheng-shi (poésie silencieuse). Ce qui relie au premier abord la poésie à la peinture, c’est justement la calligraphie. Et la manifestation la plus marquante de ce rapport trinitaire – qui forme la base d’un art complet – est la tradition qui consiste à calligraphier un poème dans l’espace blanc d’un tableau22.

La calligraphie, en alliant le dessin à la peinture, ne pouvait qu’intéresser le peintre et poète que fut Henri Michaux qui la comparait à un paysage auprès duquel on peut venir se ressourcer :

Etre calligraphe, comme on est paysagiste. En mieux. C’est le calligraphe qui en Chine est le sel de le terre23.

Si elle constitue pour lui un modèle fascinant, c’est parce qu’elle est à la fois une pratique artistique et spirituelle. Par son retrait – elle évoque ou suggère plus qu’elle ne dit, elle est pour lui, le symbole même du langage poétique :

Toute langue est univers parallèle. Aucune avec plus de beauté que la chinoise. La calligraphie l’exalte. Elle parfait la poésie ; elle est l’expression qui rend le poème valable, qui avalise le poète. […] La calligraphie, son rôle médiateur, et de communion, et de suspens24.

Langue « sacrée » également puisqu’elle est la « traduction » de cette vision taoïste de l’univers où le vide et le plein forment une sorte d’harmonique de base comme le noir et le blanc de la page :

Chine, pays où l’on méditait sur les tracés d’un calligraphe, comme en un autre pays on méditera sur un mantra, sur la substance, le principe, ou sur l’Essence. Calligraphie auprès de laquelle, plus simplement, on se tient comme auprès d’un arbre, d’une roche, une source25.

C’est une « conduite de vie » qui n’imite pas seulement le « réel » ou la nature mais produit au même titre que la méditation ou la spiritualité, une transformation de l’être tout entier. Car comme l’écrit le calligraphe et écrivain F. Cheng, le papier est une reproduction de l’espace vital et l’artiste se meut dans la page comme dans l’univers. Ainsi, par exemple, écrire le mot « harmonie », c’est déjà rentrer dans l’état d’harmonie26. C’est cette même métamorphose qu’Henri Michaux tentera d’atteindre à travers ses écrits où il semble vouloir, à la façon chinoise, atteindre ce souffle primordial qui unit l’homme et l’univers. Ses textes, jamais figés dans un genre bien défini, sont avant tout une rythmique, un mouvement où circule cette énergie primordiale. La forme sans cesse brisée, comme une vague, est toujours à reprendre et à remodeler pour épouser cet incessant processus d’une matière toujours en devenir :

Ne plus imiter la nature. La signifier. Par des traits, des élans. Ascèse de l’immédiat, de l’éclair27.

Un des rêves de Michaux était d’inventer une langue inédite, « une langue universelle idéographique » contenant « neuf cent idéogrammes et une grammaire 28 ». Ce rêve il le réalisera partiellement dans Saisir et Par des traits, textes qui mêlent à la fois poésie et signes graphiques. Le propos de Saisir est d’inventer un langage non-verbal comme une sorte de bestiaire inédit :

Qui n’a voulu saisir plus, saisir mieux, saisir autrement, et les êtres et les choses, pas avec des mots, ni avec des phonèmes, ni des onomatopées, mais avec des signes graphiques ? Qui n’a voulu un jour faire un abécédaire, un bestiaire, et même tout un vocabulaire, d’où le verbal entièrement serait exclu ?29.

Souvent pour Michaux, les mots s’apparentent à des sortes d’insectes dont le fourmillement envahit aussi bien ses poèmes que ses dessins. Dans Idéogrammes en Chine, il compare les caractères chinois à des « passages d’insectes, à d’inconsistantes traces de pattes d’oiseaux dans le sable 30 ». Il est intéressant de noter qu’il découvre l’usage du dictionnaire à douze ans, en même temps qu’il observe des combats de fourmis. Comme il l’explique dans Quelques remarques sur cinquante-neuf années d’existence, cette révélation le sauve de ce repli autistique qui marque sa petite enfance où, réfugié dans sa « boule », il refuse à la fois la nourriture et les contacts extérieurs31. En découvrant la gamme infinie du vocabulaire, il s’ouvre simultanément à la différence et découvre sa propre individualité, ses « préférences » :

Sauvé ! il préfère donc une réalité à une autre. Les préférences commencent. Attention, tôt ou tard, l’appartenance au monde se fera. Il a douze ans. Combats de fourmis dans le jardin. Découverte du dictionnaire, des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots en quantité, et dont on pourra se servir pour soi-même à sa façon32.

Comme l’idéogramme, le mot est pour lui un monde à lui tout seul, un univers en réduction à observer, aussi vivant qu’une fourmi. Il s’oppose à cette fermeture de l’enfance dont on trouve un rappel dans Saisir :

Enfant, mon regard traversait les gens sans s’y  / arrêter / Rien ne me retenait / Comme tout était dur et lourd / Que ce monde était bourré / je ne tenais pas à recevoir / je résistais à recevoir.33

Le texte tout entier semble commémorer à travers cette invasion d’insectes sur la page ce moment privilégié et jubilatoire qui contrebalance ce refus de s’ouvrir. C’est peut-être cette expérience première et déterminante qu’il tente de recréer dans sa quête d’une sorte de langue graphique originaire et originale où le signifiant, l’image, prendrait le pas sur la signification, où le mot unité l’emporterait sur la syntaxe pour recréer ce foisonnement de la matière à l’état

brut :

retrouver la danse originelle des êtres au-delà de la forme et de tout le tissu conjonctif dont elle est bourrée.34

Désobéir à la forme pour la recréer, c’est pour Michaux une façon de s’individualiser, de s’extraire de ce « tissu conjonctif » presque incestueux pour retrouver ses « propriétés ». La coupure du trait s’oppose à l’assimilation :

Echapper, échapper à la similitude, échapper à / la parenté, échapper à ses « semblables » ! / Désobéir à la forme. / Comme si, enfant, je me l’étais juré35.

Refuser la parenté, c’est pour lui s’abstraire de cette communauté de la langue, pour créer son propre idiolecte, son idéogramme secret et se doter de nouveaux traits, d’un nouveau visage pour naître enfin :

étaler / altérer par des traits / susciter ériger / dégager par des traits / […] Survie par les traits / Pour se dépendre, pour se reprendre, pour se / redéprendre / Pour lâcher, pour déréaliser par les traits / POUR CHANGER / […] Multiples / Surtout pas un / pas ramené à un […]36.

Dans une texte intitulé Des langues et des écritures pourquoi l’envie de s’en détourner, Michaux critique le carcan conceptuel imposé par le langage « établissant une société, un peuple, et l’enfermant. Toutes arrêtent, chacune en son genre s’emparant du monde. Il faut que tout devienne tissu, leur tissu, que l’arbre devienne tissu, que la brise passagère, que le lointain aussi bien que le proche deviennent tissu, et l’oiseau en plein vol, et l’âme bousculée et le sang lui-même, que le sang qui coule devienne tissu et ennui et esclavage et chose commune, quelconque, monotone37 ». A l’opposé, il imagine une langue intime, plus émotionnelle, proche du babil de l’enfant face à ces premiers émerveillements. Une langue où l’affect ne serait plus séparé de l’écrit et dont le tracé parfois maladroit et toujours spontané nous restituerait le mouvement même de la vie :

Pas vraiment une langue, mais toute vivante, plutôt des émotions en signes qui ne seraient déchiffrables que par la détresse et l’humeur ; signes, dont le manque nous fait vivre maintenant en état de frustration. Après des millénaires, l’envie du signe pictographique, toujours pas disparue. […] Signes qui permettraient d’être ouvert au monde autrement, créant et développant une fonction différente en l’homme, le désaliénant.38

Ce signe vivant, il nous en propose une représentation à travers les nombreux pictogrammes qui encadrent le texte. Le jaillissement des traits ou au contraire leurs masses compactes nous donnent la vison d’une forme à peine ébauchée et toujours en mouvement qui semble danser sur la page. Il n’y pas de clôture mais seulement un éparpillement de signes partant dans tous les sens à la fois. Ils sont proches en cela de « ce réel originel » évoqué par Michaux dans Idéogrammes en Chine où le mot n’avait pas encore perdu toute trace de ressemblance avec la chose représentée et conservait encore un caractère sacré. Ce qu’il admire particulièrement dans l’idéogramme chinois, c’est précisément sa spontanéité et sa mobilité. Il n’est pas figé mais laisse place à la sensibilité et à l’interprétation du calligraphe :

Dans cette calligraphie – art du temps, expression du trajet, de la course – ce qui suscite l’admiration (en dehors de l’harmonie, de la vivacité, et les dominant) c’est la spontanéité, qui peut aller presque jusqu’à l’éclatement. […] Comme fait la nature, la langue en Chine propose à la vue, et ne décide pas. Son peu de syntaxe qui laisse à deviner, à recréer, qui laisse place à la poésie. Du multiple sort l’idée. Caractères ouverts sur plusieurs directions39.

Cette mouvance, il l’illustre à travers les multiples déclinaisons du caractère « cœur » dont il nous fournit une illustration commentée. A partir d’un même idéogramme, chaque artiste par son tracé va susciter en nous une émotion ou une représentation différente d’un cœur généreux ou vaillant ou encore craintif ou soumis, aventureux ou placide, etc. Cela n’est rendu possible que grâce à cet aspect encore « imagé » ou dessiné de l’idéogramme qui permet à chacun de se l’approprier en laissant parler sa sensibilité ou ses émotions du moment. Comme l’a mis en évidence Y. Escande40 dans son commentaire, Michaux en utilisant la couleur rouge pour représenter les idéogrammes qui illustrent son texte, rompt avec la tradition chinoise. En effet, le rouge est normalement la couleur du sceau qui est la marque d’identification de l’artiste qu’il soit peintre ou poète : son nom, celui de son atelier, un animal ou un proverbe qui le représentent, un poème. C’est un peu par là même, comme s’il voulait nous indiquer que l’idéogramme conservait toujours une empreinte de celui qui l’a tracé, une marque personnelle qui le singularise précisément à la façon d’un sceau ou d’un nom propre.

C’est à travers son œuvre poétique que Michaux tentera de retrouver cette langue perdue ou imaginaire. Comme dans l’écriture idéographique, le poète privilégie le mot par rapport à la phrase. Il en fait une image sensible presque littérale dans sa matérialité sonore pour tenter de retrouver ce lien charnel avec les choses dont le caractère trop abstrait de l’écriture alphabétique nous a coupé. En métissant ainsi son écriture qui devient une sorte de poésie peinte ou de peinture poétique, Michaux tente d’échapper à cette fusion mortifère dans le magma de la langue maternelle, à laquelle il oppose la rupture d’un signe recrée comme une marque distinctive. Le modèle chinois lui permet d’introduire de l’altérité là où il n’y avait que du Même, d’échapper à cette folie circulaire de la « boule » de son enfance. L’idéogramme en privilégiant la partie sur le tout, l’unité mot par rapport à l’entité phrase, devient le paradigme de son refus de s’assimiler en créant une disjonction, un intervalle ou un manque libérateur suscitant le désir. Cette distinction ne tient toutefois qu’à un fil, un trait, toujours à renouveler, à l’image de cette invasion de signes rampants qui prolifèrent sur la page.

L’idéogramme incarne cette rêverie autour de la langue propre à la poésie :

Rêverie, fantasme où l’écrivain rôde autour d’un objet perdu, qu’il a perdu en rêve. Qu’il rêve comme perdu. La langue, première ou parfaite, qui lui permettrait d’être vraiment poète. Rôdeur vague souvent, incertain de lui-même, autour des signes plus pleins qu’il voudrait, qu’il ne veut pas rattraper. Voyage au cœur des signes où l’expérience réelle du pays étranger, la traversée ou la prise des signes […] ne se distinguent pas toujours de la fiction d’une langue absolue41.

Fantasme de la langue ou langue du fantasme, chaque écrivain le conjugue à sa façon dans sa quête éperdue du « lieu et de la formule », de l’unité perdue. Comme la poésie, il nous rappelle que toute parole est irrémédiablement étrangère au monde, que derrière le mot écrit se cache un autre mot, plus pur, plus complet où l’indicible nous fait signe :

c’est le sentiment de l’invisible qui nous force, paradoxalement à regarder le visible comme s’il n’en était jamais que l’approche. De même, pour l’écrivain, toute parole écrite cache une autre parole, non pas tout à fait insaisissable, mais sans cesse différée et infiniment plus essentielle. C’est vers cette parole qu’il tend42.

Notes de bas de page numériques

1 Victor Segalen, Stèles, Paris, Mercure de France, 1982, p. 38.
2 Ibid., p. 38.
3 Gérard Macé, Un détour par l’Orient, Paris, Gallimard, 2001, p. 44.
4 Cité par Henri Bouillier dans son introduction de Stèles, Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Laffont, 1995, p. 12.
5 Un détour par l’Orient, op. cit., p. 46.
6 Stèles, op. cit., p. 268.
7 Ibidem.
8 Victor Segalen, René Leys, Paris, Gallimard, 1995, p. 235.
9 Ode, op. cit., p. 35.
10 François Cheng, L’Ecriture poétique chinoise, Paris, Seuil, 1996, p. 17.
11 Ode, op. cit., p. 24.
12 L’Ecriture poétique chinoise, op. cit., p. 30.
13 Ode, op. cit., p. 23.
14 Ode, op., cit., p. 23.
15 Ibid., p. 34.
16 Ode, op. cit., p. 35.
17 Ibidem.
18 Ode, op. cit., p. 25.
19 L’Ecriture poétique chinoise, op. cit., p. 139.
20 Stèles, op. cit., p. 47.
21 Roland Barthes, L’Empire des signes, Paris, Flammarion, 1980, p. 11.
22 François Cheng, Vide et plein : le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991, p. 30.
23 Henri Michaux, Idéogrammes en Chine, Œuvres Complètes, t. III, Paris, Gallimard, 2004, p. 851.
24 Ibid., p. 843.
25 Ibid., p. 851.
26 François Cheng, Et le souffle devient signe, Paris, L’Iconoclaste, 2001, p. 11.
27 Idéogrammes en Chine, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 841.
28 Cité par yolande Escande dans sa notice explicatives d’Idéogrammes en Chine, Œuvres complètes, t. III, op.cit., p. 1656.
29 Saisir, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 937.
30 Idéogrammes en Chine, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 817.
31 « Jusqu’au seuil de l’adolescence, il formait une boule hermétique et suffisante, un univers  dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence, à moins qu’on ne s’en servit avec violence contre lui », Henri Michaux, Quelques remarques sur cinquante-neuf années d’existence, Paris, Cahier de l’Herne, 1996, p 110.
32 Ibid., p. 12.
33 Saisir, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 948.
34 Ibid., p. 959.
35 Saisir, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 958.
36 Par des traits, Œuvres complètes, t. III, op. cit., pp. 1249-1252.
37 Des langues et des écritures pourquoi l’envie de s’en détourner, Œuvres complètes, t. III, op.  cit., p. 1281.
38 Ibid., pp. 1284-1285.
39 Idéogrammes en Chine, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 841.
40 Yolande Escande, notice d’Idéogrammes en Chine, Œuvres complètes, t. III, op. cit.,  p. 1659.
41 Eliane Formentelli, Rêver l’idéogramme, in Marie Dollé, dir., Lectures de Segalen, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 199.
42 Edmond Jabès, Du désert au livre : entretien avec Marcel Cohen, Paris, Belfond, 1991, p. 147.

Bibliographie

- Barthes, Roland, L’Empire des signes, Paris, Flammarion, 1980.

- Cheng, François, L’Ecriture poétique chinoise, Paris, seuil, 1996.

- Cheng, François, Et le souffle devient signe, Paris, l’Iconoclaste, 2001.

- Cheng, François, Vide et plein : le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1991.

- Dollé, Marie (dir.), Lectures de Segalen, Rennes, PUR, 1999.

- Jabès, Edmond, Du désert au livre : entretien avec Marcel Cohen, Paris,  

   Belfond, 1991.

- Macé, Gérard, Un détour par l’Orient, Paris, Gallimard, 2001.

- Michaux, Henri, Idéogrammes en Chine, Œuvres complètes, t. III, Paris,  

  Gallimard, 2004.

- Michaux, Henri, Saisir, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 2004.

- Michaux, Henri, Par des traits, Œuvres complètes, t.III, Paris, Gallimard, 2004.

- Segalen, Victor, Stèles, Paris, Mercure de France, 1982.

- Segalen, Victor, René Leys, Paris, Gallimard, 1995.

- Segalen, Victor, Ode, Paris, Gallimard, 1986.

Pour citer cet article

Véronique Elfakir, « Une poésie de l’indicible : l’idéogramme chez V. Segalen et H. Michaux », paru dans Loxias, Loxias 14, mis en ligne le 08 août 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1192.

Auteurs

Véronique Elfakir

Véronique Elfakir est professeur certifié dans l’enseignement secondaire et docteur en littérature. Auteur de Désir nomade : littérature de voyage, regard psychanalytique, l’Harmattan, 2006.