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Lam-Thao Nguyen  : 

Au-delà du récit cornélien : la fragmentation giralducienne du récit

Résumé

La simple mention du récit et de la guerre au théâtre fait surgir dans les esprits la célèbre histoire des faits d’armes du Cid contée au roi. La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux aborde aussi la question de la guerre mais le récit dans l’œuvre ne ressemble pratiquement en rien aux fameux vers du jeune héros de Castille. En fait, le récit s’y fragmente tant par le nombre de versions offertes, que par celui des récitants et par la multitude de niveaux de diégèse. Tentant d’adresser la question de la subjectivité, trois formes narratives émergent et exposent les mécanismes du récit historique et l’instabilité du sens de l’histoire.

Abstract

Beyond the cornelian narrative : the dramatic narrative fragmentation in La guerre de Troie n’aura pas lieu/Tiger at the Gates.

When talking about narrative and war in theater, the famous story to the King of the Cid’s exploits. Even though it too deals with war, La Guerre de Troie n’aura pas lieu/Tiger at the Gates offers a narrative that does not resembles the famous lines of the young Castilian hero. Indeed, moving away from the more traditional dramatic narrative form of the monologue, Jean Giraudoux narrative materializes through the verbal exchange or some sort of mediation – with various narrators and levels of diegesis. While attempting to address the issue of subjectivity, the three narrative models that emerge shed light on the mechanics of the historical narrative and the unstable character of the meaning of History.

Plan

Texte intégral

Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, l’enlèvement d’Hélène par Pâris – événement déclencheur des faits historiques sur lesquels se fonde l’intrigue – est sujet à un récit qui se fragmente tant par le nombre de versions offertes, que par celui des récitants et par la multitude de niveaux de diégèse. Un examen du récit du crime de Pâris, raconté trois fois dans la pièce – la première au premier acte (I, 4) et les deux autres dans la même scène du deuxième acte (II, 12) – révèle que le récit s’éloigne de la forme traditionnelle de monologue ou « tableau », comme celui que Don Rodrigue peint au roi dans Le Cid, pour revêtir trois formes différentes : les récits dialogique et dialogique ß, où l’énoncé émane plutôt d’échanges ou de médiation entre deux personnages, et le récit mimétique dont l’énonciation consiste en une reconstitution historique. Nous nous proposons dans un premier temps de déterminer ce qui incite le récit giralducien à ne pas suivre le modèle cornélien, pour ensuite dégager les différences entre les deux. Nous comptons enfin tracer l’évolution de la forme du récit à travers La Guerre de Troie n’aura pas lieu pour évaluer l’efficacité de chacune à relater des événements passés et à remplacer le récit traditionnel.

Évoquant l’exhortation de Don Fernand à Rodrigue dans Le Cid : « Souffre donc qu’on te loue, et de cette victoire / Apprends-moi plus au long la véritable histoire. » (Corneille, IV, 3), l’interrogation d’Ulysse « Quelle est cette histoire ? » (Giraudoux, I, 12) fait écho à la demande d’Hector « Alors ? Quelle est cette histoire d’Hélène ? » (Giraudoux, I, 4) et suggère que les trois personnages partagent la même conception du récit qu’ils réclament, notamment sa relation temporelle/sa relation avec le passé. Tous trois conçoivent le récit comme étant l’énoncé/énonciation d’actions passées qu’ils n’ont pu voir, ou selon John Lyons : « […] verbal reports in practice are associated with the unseen, the absent in space, and removal in time. […] Dramatic narrative therefore is the mode of existence of the offstage and thus the discourse of the invisible, the ‘elsewhere’. » (Lyons, pp. 73-74). Le Roi de Castille désire se faire décrire les faits d’armes du Cid parce qu’il n’y a pas assisté en raison de leur éloignement tant dans le temps que dans l’espace. De même, les chefs troyen et grec, n’ayant, eux non plus, pu être témoins de l’enlèvement d’Hélène, s’en enquièrent.

Se soumettant à l’invocation du roi, Don Rodrigue se pose en narrateur lorsqu’il fait la désormais célèbre description de son expédition :

Sous moi donc cette troupe s'avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
[...]
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
C'est de cette façon que pour votre service...
(Corneille, IV, 3)

L’événement relaté correspond bien à un récit que le roi accepte, d’ailleurs, comme tel. Cependant, Don Rodrigue ouvre son histoire par une introduction qui lui permet d’atténuer, si ce n’est de rejeter, sa responsabilité dans l’entreprise non soumise à la décision royale :

Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant,
Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,
Une troupe d'amis chez mon père assemblée
Sollicita mon âme encore toute troublée...
Mais, sire, pardonnez à ma témérité,
Si j'osai l'employer sans votre autorité :
Le péril approchait ; leur brigade était prête ;
Me montrant à la cour, je hasardais ma tête.
Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux
De sortir de la vie en combattant pour vous.
(Corneille, IV, 3)

Ce préambule avoue un mobile sous-jacent du récit ultérieur : faire fléchir l’intransigeance du roi, si faible soit-elle au moment de l’énonciation. Pareillement, la question de la subjectivité du narrateur apparaît dans les récits de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. À peine Hector pose-t-il à son jeune frère la question, « Quelle est cette histoire d’Hélène » que Pâris décrit la personnalité d’Hélène. Le frère aîné fait clairement allusion au rapt de la belle épouse de Ménélas et il demande des explications. Mais Pâris esquisse une description psychologique, de la « gentille personne » (Giraudoux, I, 4), qui traduit sa confusion de la réponse attendue. Il se peut que Pâris et Hector n’accordent pas la même importance aux éléments et détails de l’événement passé, mais il est bien plus probable que Pâris ne feint un malentendu que pour éviter d’aborder un sujet qui lui est désagréable. Quoi qu’il en soit, les deux cas introduisent la notion de subjectivité du narrateur. Elle réapparaît chez Hélène qui, gênée ou rêveuse, décrit ses trois nuits à bord du navire de Pâris et un possible acte physique : « Si… Si ! J’oubliais ! Une bien meilleure science des étoiles. / […] / Un moucheron m’éveille… » (Giraudoux, II, 12). On ferait peu de cas d’une telle subjectivité, si l’histoire contée n’avait aucune incidence sur le présent de l’énonciation.

Bien qu’il y ait, consensus sur le caractère passé des événements, une différence émerge quant au rapport entre énoncé et temps de l’énonciation différent de celui présent dans le Cid. Au moment de l’énonciation de l’histoire, Don Rodrigue a probablement eu vent des exploits du jeune Rodrigue : « Et les Mores défaits avant qu'en ces alarmes / J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes » (IV, 3) et en (re)connaît déjà les effets positifs dans le présent : « Le pays délivré d'un si rude ennemi, / Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi » (Corneille, IV, 3). Ce présent se caractérise par une stabilité, voire immuabilité, comme l’indique le caractère accompli des choses – suggéré par les participes passés en épithètes. Le récit n’apporte donc qu’une satisfaction à la curiosité royale et fait resurgir sur scène les coulisses, fait renaître un ailleurs temporel sans répercussion aucune sur le présent déjà stable de l’énonciation.

Par contraste, dans la pièce de Jean Giraudoux, le passé narrativisé a une incidence sur le présent du narrateur et de son énonciataire, comme le suggère l’emploi de l’adjectif démonstratif dans les questions  «Quelle est cette histoire ». Il indique qu’Hector et Ulysse ont entendu, comme Don Fernand, parler des événements passés, mais il ancre surtout l’importance des récits sollicités dans le présent scénique, dans le hic et nunc. Les deux hommes comprennent que ces narrations, manifestations du passé, peuvent avoir une conséquence directe sur le(ur) présent et l’avenir. Le récit devient un enjeu. Il représente une menace pour le présent du narrateur et de son allocutaire, à savoir la guerre entre les deux nations ou la paix la guerre – et entraîne un chamboulement dans le rôle du narrataire.

Les portes troyennes de la guerre ne seront ouvertes que si l’acte de Pâris s’avère si odieux qu’il en devient irréparable. Hector et Ulysse ont la charge d’en déterminer la gravité, et, bien qu’appartenant à des nations rivales, ils ont de nombreux traits en commun, comme, entre autre, les trois fonctions qui leur incombent : enquêteur, avocat, juge.

Ayant pour mission de régler le différend entre les deux nations et les faits réels/historiques, les Hector et Ulysse doivent avant tout déterminer les vraies circonstances de l’enlèvement d’Hélène. Une identité linguistique entre les deux délégués révèle le commun désir de démasquer le mensonge, de découvrir la vérité, la « vraie histoire » (Giraudoux, I, 4) dont parle Hector :

Hector :
Ils mentent, n’est-ce pas, Hélène ?
Ulysse :
Hélène écoute charmée.
Hélène :
J’oubliais qu’il s’agissait de moi. Ces hommes ont de la conviction.
Ulysse :
Ose dire qu’ils mentent, Pâris ?
Pâris :
Dans les détails, quelque peu.
(Giraudoux, II, 12)

Notons que la structure des échanges entre Troyens et Grecs : le représentant des intérêts troyens, Hector, interroge la jeune femme grecque et l’envoyé grec s’adresse à Pâris. Ce croisement indique qu’Hector et Ulysse tentent de recouper les informations données. Une telle approche judiciaire/juridique apparaît d’autant plus évidente que leurs rôles et langage s’inscrivent dans le domaine légal. Paraissant défendre le couple, Hector affirme que « Pâris n’a pas touché Hélène. Tous deux m’ont fait leurs confidences. / Tous deux vous le jureront si vous voulez, sur votre déesse Aphrodite. » (Giraudoux, II, 12). Il fait bien office d’avocat de son frère face à Ulysse, avocat d’Hélène ou procureur. L’acte de jurer, qui n’est pas sans évoquer la tradition de le faire avant un témoignage au tribunal, garantit l’inscription des personnages dans un système juridique. L’idée de justice réapparaît, à la scène suivante, lorsque le verbe « peser » résonne quatorze fois dans les propos des deux avocats et les termes « pesée » et « poids » le font par quatre fois. Le champ lexical s’accompagne d’un équilibre dans la répartition égale des répliques : chacun des héros troyen et grec use sept fois du verbe et deux fois des mots et double sa fonction d’avocat de celle de juge (Giraudoux, II, 13). Outre la justice, l’image de la balance suggère une pesanteur qui souligne la gravité de la mission des deux homme et l’importance de chaque élément du récit qu’ils demandent à entendre. Puisqu’un moindre détail peut faire basculer les deux pays dans la guerre, le récit prend une allure d’inquisition, dont s’offusque Pâris : « C’est une enquête ? ». Et Hector de rétorquer : « C’est une enquête. Tâche pour une fois de répondre avec précision. » (Giraudoux, I, 4).

Les trois fonctions judiciaires et juridiques d’Hector et d’Ulysse affectent directement la dynamique du récit giralducien : alors que l’énoncé et l’énonciation cornéliens sont le fait du narrateur, le récit giralducien naît de l’interaction entre le narrateur et son destinataire et prend un caractère dialogique.

Dictée par l’enjeu du récit et par les fonctions d’Hector et d’Ulysse, une méfiance s’instaure. L’allocutaire se doit de mettre en doute la crédibilité d’un récit emprunt de toute la subjectivité du personnage narrant.

Tout d’abord, afin de s’assurer que le narrateur, perdu dans ses pensées ou emporté par ses émotions ou gagné par la gêne, ne digresse ou ne dévoie le récit, le destinataire abandonne son caractère passif de simple auditeur et interrompt l’énonciation pour mieux orienter le récit. Notons que le récit de Don Rodrigue connaît une interruption mais celle-ci n’est pas véritablement le fait du destinataire. Le roi coupe la parole à Rodrigue :

J'excuse ta chaleur à venger ton offense ;
Et l' état défendu me parle en ta défense :
Crois que dorénavant Chimène a beau parler,
Je ne l' écoute plus que pour la consoler.
Mais poursuis.
(Corneille, IV, 3)

mais son intervention n’a d’autre dessein que de satisfaire le vœu exprimé auparavant par le Cid dans une apostrophe: « Mais, sire, pardonnez à ma témérité […] » (Corneill, IV, 3) Lorsqu’il enjoint enfin le fils de Don Diègue à poursuivre, il prête toute son attention au célèbre rapport, ininterrompu, de soixante-treize vers du Cid.

Chez Jean Giraudoux, les destinataires ne font pas montre de la même considération ni confiance à l’égard du personnage narrant, qu’ils choisissent de constamment questionner pour faire avancer le récit. Dès que Pâris s’éloigne du propos, son frère refuse d’écouter plus longuement et lui pose des questions « Comment l’as tu enlevée ? Consentement ou contrainte ? » (Giraudoux, I, 4). Ulysse fait de même lorsque Hélène lui conte l’enlèvement

Ulysse:
Et les trois nuits ? Au-dessus de votre couple, les étoiles ont paru et disparu trois fois. Rien ne vous est demeuré, Hélène, de ces trois nuits ?
Hélène:
Si… Si ! J’oubliais ! Une bien meilleure science des étoiles.
Ulysse:
Pendant que vous dormiez, peut-être… Il vous a prise…
Hélène:
Un moucheron m’éveille…
(Giraudoux, II, 12)

Mais Hector et Ulysse emploient principalement leurs questions pour corroborer les informations glanées auprès du couple mis en cause et dont les récits suscitent la méfiance :

By reminding ourselves of the physically nonexistent nature of the offstage space, we can perceive the fact that what we hear in the récit is what the character believes, wishes, or fabricates – not what is. […] At times this process advances to the point of undermining all credibility of the character, of isolating him with his private account, his private ‘elsewhere,’ within the public world of the stage.(Lyons, pp. 77-78)

Les deux enquêteurs donnent au récit une allure d’interrogatoire ou de contre-interrogatoire pour minimiser le facteur de subjectivité et recouper les informations fournies par les différents partis impliqués dans l’affaire de rapt. Le récit ne s’attarde plus sur les actions du narrateur lui-même mais sur celles d’une tierce personne : les questions auxquelles Hélène répond portent sur Pâris, et vice versa. Ulysse demande « Où était la reine pendant ces trois jours ? » et se voit peindre par Pâris le très bref tableau d’une Hélène « Sur le pont, étendue. » Lorsqu’il est question de Pâris, le récit/enquête nécessite la prise de parole d’Hélène :

Ulysse:
Et Pâris. Dans la hune ?
Hélène:
Etendu près de moi.
(Giraudoux, II, 12)

La narration ne se fait alors plus à la traditionnelle première personne du singulier. Elle ne ressemble pas à celle de Rodrigue, qui raconte ses actions et celles des hommes sous ses ordres en alternant entre l’usage du pronom je et le nous inclusif ou dilaté de Benveniste, mais elle se caractérise par à la troisième personne. L’(e contre-)interrogatoire opère un glissement de la première personne au il ou « hors du ‘je-tu’ » (Benveniste, p. 228), c’est-à-dire la forme qui exprime la « non personne » et s’oppose à « la personne subjective que ‘je’ représente » (Benvenist, p. 232). Le résultat de l’enquête tend vers une objectivité du récit historique « qui exclut toute forme linguistique ‘autobiographique’ » (Benveniste, p. 239).

Hector et Ulysse limitent davantage la subjectivité de la narration lorsqu’ils ont recours à des questions fermées ou des paires de questions. Le premier type requiert des réponses qui ne sauraient être autres qu’un simple oui ou non, comme les questions d’Hector sur les conditions et circonstances de l’enlèvement : « À cheval ? … », « L’air furieux ? » ou « Pas d’autres spectateurs ? » (Giraudoux, I, 4) ou celles d’Ulysse : « Et Pâris. Dans la hune ? » ou « Il lisait près de vous [Hélène] ? » (Giraudoux, II, 12). Le second type propose des options parmi lesquelles le narrateur doit choisir sa réponse. « Comment l’as-tu [Pâris] enlevée ? Consentement ou contrainte ? » (Giraudoux, I, 4) ou « Il lisait près de vous [Hélène] ? Il pêchait la dorade ? » (Giraudoux, II, 12).

En essayant de rappeler au narrateur de se cantonner au vif du sujet, le destinataire ne lui laisse que très peu de liberté ou de marge de manœuvre pour construire son énoncé. L’allocataire finit par ôter la responsabilité de construire le récit à l’énonciateur et se l’accapare. En effet, bien que le narrateur choisisse ses réponses (qui forment son récit), les uniques options qui lui sont offertes sont imposées par le destinataire. Sachant que le récit ne suit que la direction que le destinataire lui imprime, la subjectivité n’est plus le fait du narrateur mais celui de l’allocataire. Les structures déclaratives et négatives des questions trahissent les attentes ou espoirs du destinataire. Plutôt que de demander à son cadet « As-tu insulté la maison conjugale et la terre grecque ? » ou « As-tu couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants ? », Hector préfère : « Tu n’as pas insulté la maison conjugale ni la terre grecque ? » et « Tu n’as pas couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants ? » (Giraudoux, I, 4). Un tel style satisfait le besoin du scripteur de donner plus d’authenticité et de spontanéité aux conversations des personnages. Il sous-entend également l’espoir du destinataire Hector quant aux actions malheureuses que son frère n’aurait pas faites. Alors qu’une interrogation avec inversion du sujet et du verbe entraîne une réponse affirmative – oui – ou négative – non –, voire mitigée – peut-être –, la tournure que le frère aîné donne à ses questions limite les réponses. Seuls sont possibles la contradiction si, par opposition à oui, et l’acquiescement ou la confirmation : non, je n’ai pas… , quasi-attendu(e) ou espéré(e) par l’allocutaire. Chaque réponse qui va dans le sens des attentes du destinataire dissipe un peu plus le doute et élimine une à une les raisons d’aller en guerre.

Imposées par les fonctions d’Hector et d’Ulysse, de telles techniques minimisent la subjectivité – et les digressions – dans le récit mais n’aboutissent pas nécessairement à la vérité. Au contraire, elles engagent le destinataire dans un rôle quelque peu équivoque et rendent sa subjectivité problématique. En effet, une ambiguïté s’instaure entre les fonctions et la mission des deux délégués. Ulysse et Hector comprennent qu’ils sont engagés dans une « conversation diplomatique » (II, 12) et reconnaissent par la même un certain engagement – si ce n’est théorique – pour la paix. En fait, les deux pères de famille éprouvent de l’aversion pour la guerre : Hector en est las et souhaite y mettre un terme (Giraudoux, I, 3) et Ulysse avoue ne pas la vouloir (Giraudoux, II, 13).  Un tel vœu ne peut qu’influencer la façon dont les deux diplomates remplissent les fonctions d’enquêteur, avocat et juge. Ils sont chargés de découvrir les faits réels ou historiques afin de déterminer s’il leur faut déclarer la guerre ou non. Or leurs aspirations pacifistes et leurs attentes de l’avenir affectent la construction présente du passé, à savoir leurs questions et leurs attentions à certains détails du passé. Les questions auxquelles sont soumis les narrateurs ne sont plus si innocentes, anodines, ou objectives. Elles témoignent par leur tournure, leur syntaxe, et leur ton du désir d’orienter le récit, d’élaborer l’énoncé selon une idéologie particulière. Un pacifisme certain guide Hector :

En somme, puisqu’elle était déshabillée, pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un de ses objets n’a été insulté. Le corps seul a été souillé. C’est négligeable. Je connais les Grecs pour savoir qu’ils tireront une aventure divine et tout à leur honneur [...]
(Giraudoux, I, 4)

Il reconnaît qu’une tout autre idéologie pourrait guider la Grèce – un honneur intact – et dicterait son(ses) interprétation(s) de l’histoire. Les événements passés s’interprètent comme chacun l’entend. Le récit dialogique exploite, si ce n’est crée, l’instabilité des faits historiques.

L’hypothétique version grecque des faits qu’Hector émet, dévoile le processus de compromis, de médiation du récit auquel le discours d’Ulysse fait écho : «  il faudrait qu’il n’y eût pas prétexte à ses représailles, il faudrait que Ménélas retrouvât Hélène dans l’état même où elle lui fut ravie. » (Giraudoux, II, 12). Suivant les règles de concordances des temps, les verbes « eût » et « retrouvât » sont légitimés par le conditionnel présent de l’expression impersonnelle de nécessité. L’emploi du plus-que-parfait du subjonctif a souvent une valeur de conditionnel et la phrase d’Ulysse pourrait signifier : il n’y aurait pas prétexte […], si Ménélas retrouvait […], constituant dès lors un appel à la coopération entre Hector et Ulysse. Les deux envoyés n’ont qu’à s’accorder à trouver des preuves – ou à interpréter des éléments comme preuves – de l’honneur sauf de la belle captive. Le récit devient une construction et un consensus entre destinataires, mais il n’y est pas restreint. Ulysse l’étend aux narrateur et allocutaire lorsque, s’interrogeant sur la durée de la fuite de Pâris, il y apporte une réponse « J’ai mis trois jours avec mes vaisseaux, et ils sont plus rapides que les vôtres. / […] / Mettons trois jours, si vous voulez. » (Giraudoux, II, 12). L’impératif à la première personne du pluriel du verbe « mettre » accompagné de la concession indique une coopération entre le narrateur et le destinataire pour créer le récit.

Le récit dialogique ne parvient que temporairement à résoudre la question de subjectivité dans la narration. Le narrateur est pratiquement réduit à une fonction énonciatrice parce qu’il se voit limité dans le choix ou construction de l’énoncé dont le destinataire s’empare.

Si un problème de subjectivité disparaît pour surgir sous une autre forme, alors le récit dialogique ne propose pas de solution satisfaisante et un nouveau modèle narratif doit être proposé. Le Premier Gabier et Olpidès offrent une modification du récit dialogique – le récit dialogique ß – et une re-présentation des événements du passé – le récit mimétique.

Préoccupés par la question de subjectivité dans le récit, le Gabier et Olpidès suivent la démarche tracée par Ulysse et Hector avec le récit dialogique. Conscients du caractère légal de la procédure à laquelle ils décident de participer, les deux matelots saisissent l’importance d’assurer leur propre crédibilité. C’est pourquoi le Gabier indique leurs coordonnées spatio-temporelles lors du crime sur lequel porte l’enquête :

[…] Moi, j’étais l’officier du bord. J’ai tout vu.
[…]
Vous pensez qu’on trompe l’œil d’un marin troyen ? À trente pas je reconnais les mouettes borgnes. Viens à mon côté, Olpidès. Il était dans la hune, celui-là. Il a tout vu d’en haut. Moi, ma tête passait dans l’escalier des soutes. Elle était juste à leur hauteur, comme un chat devant un lit… Faut-il le dire, Troyens ?
(Giraudoux, II, 12)

Le Gabier et Olpidès prétendent qu’ils se trouvaient sur le navire de Pâris et Hélène et prouvent leurs allégations en révélant leurs postes : l’un s’occupe, du haut de la hune, du gréement et l’autre est officier du bord. En se plaçant sur le lieu du crime, les deux hommes valident leur récit comme un témoignage oculaire. Le gabier affermit sa crédibilité de témoin en insistant particulièrement sur son acuité visuelle et en employant une variété de termes rattachés au champ lexical de la vision : « J’ai tout vu. », « on trompe l’œil », « borgnes », « Il a tout vu… ».

Pour prouver la véracité de leur propos, les deux marins utilisent aussi la technique de corroboration employée par Hector et Ulysse. Les matelots font appel l’un à l’autre pour confirmer leurs propres dires, « Il n’y avait pas deux minutes qu’ils étaient à bord, n’est-ce pas Olpidès ? » et « […] comme le gabier le dit […] » ou pour compléter le tableau qu’ils font. Le Gabier esquisse un début de scène : « Et quand ils se désenlaçaient, ils se léchaient du bout de la langue, parce qu’ils se trouvaient salés. » qu’Olpidès achève : « Et quand ils se sont mis debout, pour aller enfin se coucher, ils chancelaient… » (Giraudoux, II, 12)

Notons d’ailleurs que les marins-narrateurs parlent à leur destinataire, les diplomates Hector et Ulysse, d’une tierce personne, les deux amants, comme dans le récit dialogique. La narration évite à nouveau les marques linguistiques autobiographiques,

Olpidès :
Elle l’a appelé sa perruche, sa chatte.
Le Gabier :
Lui son puma, son jaguar.
(Giraudoux, II, 12)

mais elle se fait à la vraie troisième personne du singulier. Lorsque Pâris et Hélène réfèrent à l’un et l’autre avec il et elle, ils sont chacun impliqués dans le crime. Avec un tel conflit d’intérêt, l’emploi de la troisième personne du pluriel ne peut véritablement pas garantir d’objectivité ou de subjectivité minimisée le récit dialogique. A rebours, la narration des matelots constitue un vrai témoignage parce le Gabier et Olpidès décrivent le crime en tant que personnes présentes qui n’y ont pas pris part et qui ne sont pas impliqués dans l’affaire. En fait, afin de marquer un peu plus leur non-participation, le Gabier et Olpidès s’adonnent à une reproduction des événements dont ils ont été témoins – le récit mimétique :

Voilà pour l’impuissance ! Et pour l’amour moral, Olpidès, pour la partie affection, dis ce que tu entendais de ton tonneau ! Les paroles des femmes montent, celles des hommes s’étalent. Je dirai ce que disait Pâris…
(Giraudoux, II, 12)

Les deux marins se partagent les rôles et commencent une représentation où s’opèrent deux niveaux de diégèse et de mimèsis (comme l’entend Genette dans Frontières du récit) :

Olpidès :
Tu es mon hêtre […]. Je t’étreins juste comme un hêtre […]
Le Gabier :
Et toi mon bouleau, […] mon bouleau frémissant ! […]
(Giraudoux, II, 12)

Un acteur joue le rôle d’Olpidès (mimèsis I) qui raconte (diégèse I) ce qu’Hélène a dit (diégèse II) à Pâris pendant qu’un autre acteur incarne le Gabier (mimèsis I) qui raconte (diégèse I) ce que Pâris (mimèsis II) a répondu à Hélène (diégèse II). Le second niveau de diégèse et de mimèsis, c’est-à-dire la pièce dans la pièce, permet aux spectateurs de La Guerre de Troie n’aura pas lieu et aux spectateurs II (les acteurs de Jean Giraudoux) de visualiser l’ailleurs, le hors-scène, le passé. Les spectateurs des matelots – Ulysse, Hector et la foule – n’assistent plus à une énonciation mais à l’énoncé même : les événements passés. Le public II se convainc de la réalité et de la vérité des faits représentés parce que le narrateur a disparu en emportant avec lui sa subjectivité. Mais ce n’est qu’une illusion.

Le Gabier et Olpidès s’accordent à se répartir les rôles et à les annoncer à leur audience. Paradoxalement, ils parsèment leur pièce/scène de propositions incises :

Olpidès :
Tu es mon hêtre, disait-elle aussi. Je t’étreins juste comme un hêtre, disait-elle… Sur la mer on pense aux arbres.
Le Gabier :
Et toi mon bouleau, lui disait-il, mon bouleau frémissant ! Je me rappelle bien le mot « bouleau ». C’est un arbre russe.

qui sous-entendent le caractère littéraire/artificiel de la reconstitution historique qu’est le récit mimétique et mettent à jour la présence, aussi discrète soit-elle, d’un narrateur/metteur en scène. D’ailleurs les remarques « Sur la mer… » et « Je me rappelle bien » apportent des précisions qui ne font que trahir davantage la présence d’un narrateur dans le récit mimétique et illustrent l’idée des narrativistes que « raconter, c’est déjà expliquer. » (Ricœur, p. 251).

La subjectivité du Gabier et d’Olpidès pointe déjà dans leur récit dialogique ß, lorsqu’ils délivrent leur témoignage et ont recours à des images pour mieux faire comprendre ce qu’ils ont vu selon leurs perspectives respectives :

Le Gabier :
Et de ma cachette, quand j’aurais dû voir la tranche d’un seul corps, toute la journée j’ai vu la tranche de deux, un pain de seigle sur un pain de blé… Des pains qui cuisaient, qui levaient. De la vraie cuisson.
Olpidès :
Et moi d’en haut, j’ai vu plus souvent un seul corps que deux, tantôt blanc, comme le gabier le dit, tantôt doré. À quatre bras et quatre jambes…
(Giraudoux, II, 12)

Les propos des matelots ne laissent aucun doute ni ambiguïté quant à l’acte sensuel/sexuel décrit, mais surprennent malgré tout par leur langage si peu explicite. L’abandon d’un langage plus direct au profit d’images liées au pain et à sa cuisson attribue au récit un ton pudique et un caractère poétique. Opter de ne pas choquer son public ou préférer s’exprimer avec plus de lyrisme relève d’un choix du narrateur. Mais le critère décisif est d’ordre rhétorique, à savoir assouvir les désirs de l’énonciateur – le duo Gabier Olpidès – qui s’adresse à deux destinataires : Ulysse et à la foule troyenne. Les marins témoignent afin de redonner aux Troyens une image respectable, si ce n’est glorieuse, du fils de son souverain, Pâris, dont Ulysse insinue l’impuissance. Une idéologie dirige la construction de l’énoncé et à l’élaboration du type d’énonciation. En somme, les deux matelots ne sont pas des témoins aussi objectifs ou aussi désengagés qu’ils ne l’affirment. Cependant, les spectateurs sur scène, destinataires de la diégése II et de la mimèsis II, ne s’en rendent pas compte. Par contre, les spectateurs de la pièce, n’étant réellement que les destinataires de la diégèse I et de la mimèsis I, émettent davantage de réserve pour les récits du premier Gabier et d’Olpidès et la scène/pièce enchâssée.

En conclusion, la Guerre de Troie n’aura pas lieu s’essaie à une succession de récits – le récit dialogique et sa version modifiée dialogique ß, et le récit mimétique – qui sont tous des tentatives d'éliminer, ou du moins de minimiser, la subjectivité tant des narrateurs que des narrataires pour achever une vérité du passé. La pièce théâtrale expose, notamment par la distanciation effectuée grâce à la pièce enchâssée, aux contemporains du dramaturge les mécanismes et la dynamique d’élaboration du récit historique : un dialogue constant entre passé et présent, entre témoins (textuels, culturels ou humains) et historiens, et entre historiens – dialogues soumis aux caprices de la subjectivité (de la personne ou du groupe : idéologie) et qui ne peuvent qu’engendrer un sens et une histoire instables, une vérité qu’on ne peut fixer. La guerre de Troie aura lieu sur une interprétation mensongère par Demokos d’un fait…

Bibliographie

Benveniste, Emile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

Corneille, Pierre, Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1950.

Genette, Gérard, Figures II, Paris, Éditions du Seuil, 1969.

Giraudoux, Jean, Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1982.

Lyons, John, « Unseen Space and Theatrical Narrative: The récit of Cinna. », Yale French Studies, 80 (1991), 70-90.

Ricœur, Paul, Temps et Récit, Vol. 1, 2, Paris, Éditions du Seuil, 1983.

Ricœur, Paul, Time and Narrative, Trans. Blamey, Kathleen, David Pellauer, Vol. 3, Chicago, University of Chicago Press, 1988.

Pour citer cet article

Lam-Thao Nguyen, « Au-delà du récit cornélien : la fragmentation giralducienne du récit », paru dans Loxias, Loxias 13, mis en ligne le 26 avril 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1081.

Auteurs

Lam-Thao Nguyen

Doctorant à Michigan State University. Travaux portent sur le cinéma et le théâtre en général, et plus particulièrement sur celui du Grand Siècle. Poursuit une thèse orientée sur la représentation des personnages chez Molière et La Bruyère.