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Esther Pinon  : 

« Plus voilés, plus rêveurs » : la nuance dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore

Résumé

Depuis « L’Art poétique » de Verlaine, la nuance est volontiers associée à la poésie moderne, par opposition à la poésie romantique que caractériserait une esthétique du contraste. Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore invitent à reconsidérer une telle périodisation : si le goût du contraste s’y fait sentir, la poète refuse toute représentation manichéenne ou univoque et fait preuve d’un sens aigu de la nuance, sur le plan stylistique plus encore que dans les notations chromatiques qu’offrent les poèmes. De nombreux procédés de modalisation, d’atténuation ou d’altération confèrent au recueil sa souplesse et sa subtilité. Si cette esthétique est d’abord le signe d’un ethos prudent, voire modeste, elle relève aussi d’une poétique courageuse et audacieuse, qui affronte la réalité dans toute sa complexité, et se donne pour mission de la rendre accessible aux lecteurs, sans jamais la figer ni lui donner les « rigides couleurs » d’une vérité trop uniforme.

Abstract

Since Verlaine’s « Art poétique », one often associates shade with modern poetry, whereas romantic poetry, is supposed to be characterized by an aesthetic of contrast. Marceline Desbordes-Valmore’s Les Pleurs lead us to reconsider such a periodization: though a taste for contrast can be found in this collection of poems, the author avoids any black-and-white or univocal representation, and shows a keen sense of shade, even more at a stylistic level than in the chromatic notes offered by her poems. Many processes of modalisation, attenuation or alteration give the collection its versatility and subtlety. This aesthetic may appear as the sign of a cautious if not modest ethos. Actually, it also reveals will and boldness, it also is a way to deal with a highly complex reality. In her poetry, Desbordes-Valmore aims at making that reality accessible to the reader, without setting it in stone, nor giving it the « unbending colours » of a truth that would be excessively uniform.

Index

Mots-clés : nuance ; contrastes ; picturalité ; modalisation

Plan

Texte intégral

On connaît le plaidoyer de Verlaine, dans l’« Art poétique » qu’il publie en 1882 dans la revue Paris moderne, pour une poésie de la nuance :

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! La nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor1 !

Cette « flûte » et ce « cor » rappellent les titres de deux poèmes de Vigny, parus respectivement dans Les Destinées en 1864 et dans les Poèmes antiques et modernes en 1826. On pourrait ainsi voir dans ce quatrain une opposition implicite entre une poésie moderne qui conjoindrait, « fiancerait » ce qu’aurait disjoint le romantisme : l’intimité triste de la flûte et le mystère puissant du cor. Parce qu’il a plaidé pour la couleur locale et son éclat, il est aisé de faire du romantisme et de sa poésie une esthétique de la couleur brillante, voire violente, du contraste antithétique et démonstratif, que corrigerait une modernité plus subtile. Ce serait une vue un peu courte, comme l’atteste par exemple la fascination des romantiques pour le crépuscule, heure par excellence de la nuance. Une telle périodisation esthétique appelle par conséquent quelques… nuances. Verlaine lui-même le suggère en 1895, lorsqu’il consacre un poème à Marceline Desbordes-Valmore, à l’occasion de l’inauguration d’un buste de cette dernière en sa ville natale de Douai. Il y associe en effet à nouveau la flûte et le cor, comme les fleurs et les pleurs, qui font écho aux titres des recueils de 1833 et 1839 : « Tel l’œuvre et tel le cœur, fleurs et pleurs, flûte et cor, // En harmonie avec la femme et le génie2 ». Si Desbordes-Valmore « fiance la flûte au cor », c’est que son « génie » tient, aux yeux de Verlaine, de la nuance. Lors de la parution des Pleurs pourtant, Sainte-Beuve y décèle une esthétique plus éclatante que dans les recueils antérieurs : « Les Pleurs, qui viennent de paraître, avec plus de rythme et de couleur que les précédents volumes, offrent aussi, l’avouerai-je, plus d’obscurité par moments et de manière3 ». Même si la notion de « couleur » est ici employée au figuré, elle interroge. Dans ce recueil où elle affirme nettement son appartenance à l’école romantique, Desbordes-Valmore céderait-elle à ce goût de la couleur que représentent par exemple les Orientales de Hugo et les toiles de Delacroix ? Ou exerce-t-elle au contraire un art du demi-ton et de la demi-teinte, qu’annonce peut-être le titre aquatique et aquarelliste du recueil ? Autrement dit, à l’heure où elle compose L’Atelier d’un peintre, fait-elle preuve d’une picturalité qui pourrait refléter son ethos lyrique ? S’ils offrent une palette à la fois contrastée et discrète, Les Pleurs abondent en procédés de modalisation, d’atténuation et d’altération qui y font entendre une voix et une pensée nuancées, lesquelles revêtent une valeur positive et dynamique.

La palette des Pleurs

Peut-être parce que la poésie de Desbordes-Valmore est avant tout vocale et sonore, la palette des Pleurs n’est pas très étendue : c’est un recueil plus auditif que visuel, dont le chromatisme est relativement restreint, mais néanmoins signifiant. Il s’inscrit en effet dans l’esthétique de la reprise qui caractérise tout le recueil, d’où des récurrences dans les teintes convoquées, qui contribuent à peindre la singularité du « je » lyrique et de son rapport au monde.

Goût du contraste

On décèle dans Les Pleurs un goût du contraste, de la couleur vive et tranchée, conforme à un certain imaginaire romantique, et bien éloigné de tout stéréotype sur une esthétique supposément féminine. Les teintes douces y sont rares : le rose (dont on rappellera qu’il n’est guère associé au féminin avant la fin du siècle) ne connaît qu’une occurrence, dans le tout dernier vers du recueil : « Oui, vous l’aimiez, mon Dieu ! car la jeune colombe / N’emporta point de terre à son pied rose et nu4 ! ». Les touches de bleu sont un peu plus nombreuses, notamment dans la section « Aux petits enfants » (le « beau ramier » du « Premier chagrin d’un enfant », par exemple, est « bleu » [p. 223], précision absente du poème de Susanna Moodie qu’adapte Desbordes-Valmore). Elles ne sont pas plus fréquentes cependant que les mentions d’un rouge éclatant, qui surgissent notamment dans les poèmes consacrés aux insurrections populaires : ainsi « Le Vieux Pâtre » souligne-t-il que les Polonais « appellent au secours, / Avec des bannières sanglantes » (p. 193). La couleur, ici, crie littéralement. On notera aussi, dans « Le Retour du marin », le contraste violent entre les couleurs d’un drapeau éclatant et adulé et la noirceur de l’orage qui le menace, violence soulignée par l’étrangeté de l’image d’un éclair sombre, et surtout par la répétition incongrue du même mot à la rime : « Dans l’éclair aux sombres couleurs, / Voit-on flotter nos trois couleurs ? » (p. 185).

Le contraste le plus fréquent des Pleurs est cependant celui de l’ombre et de l’or, qui traduit l’intensité des émotions éprouvées, dans le malheur comme dans la joie. Il peut se réaliser au gré de la succession des poèmes, signe de l’organisation concertée du recueil. Ainsi « Aux Mânes d’Edmond Géraud » est-il dominé par le noir du deuil, d’autant plus impressionnant qu’il s’impose à une enfant qui devrait ignorer cette couleur : « Et sous la noire étreinte à mon corps attachée, / Moi ! je passe un printemps sans baisers et sans fleurs ! » (p. 171). Le poème suivant, « Les Fleurs », ne contient aucune notation chromatique, les fleurs étant chez Desbordes-Valmore un motif olfactif plus que pictural. Il unit néanmoins « Aux Mânes d’Edmond Géraud » et « L’Impossible » dans une trilogie méditative sur l’impermanence du bonheur. Ce dernier, chatoyant, s’oppose diamétralement, dans « L’Impossible », à la « noire étreinte de la mort » : il est ondoyant et étincelant aux yeux de l’adulte qui regarde vers son passé perdu : « Ciel ! un de ces fils d’or pour ourdir ma journée, / Un débris de ce prisme aux brillantes couleurs ! » (p. 175). Le plus souvent néanmoins, ce contraste se manifeste au sein d’un même poème et n’en est que plus saisissant. Dans « Les Mots tristes », le monde rêvé dans lequel se réfugie le « je » lyrique se caractérise par ses teintes tout uniment resplendissantes, qui désignent en creux les déceptions du réel : « Là, jamais un fil noir ne traverse la joie / Des fuseaux toujours pleins d’or et de pure soie ! » (p. 58). La présence d’Ondine, dans « Ma fille », tend à réaliser cet idéal de l’écheveau uni, sans néanmoins effacer tout à fait la noirceur de l’existence : « Que tes cheveux sont doux ! étends-les sur mes larmes, / Comme un voile doré sur un noir souvenir » (p. 146). Dans « Toi ! Me hais-tu ? », le contraste est souligné par un parallélisme de construction : « C’est l’eau sous le soleil quand j’y sens ton amour ; / Et si pour d’autres yeux tes yeux ont un langage, / C’est l’eau, miroir éteint d’où s’efface le jour » (p. 64). Dans « Réveil », enfin, il est explicité :

Rapprochement cruel des jours purs et dorés,
Par ses regards, bien plus que des cieux éclairés,
Avec ces jours d’exil, d’abandon, d’amertume,
De regret qui déchire, et d’espoir qui consume ! (p. 99-100)

Les contrastes du recueil s’avèrent être ceux d’une existence vécue dans ce qu’elle peut avoir de plus extrême.

Symphonie en blanc

L’esthétique du contraste peut ainsi désigner un état douloureux, que la poésie ne cherche pas à estomper, parce qu’il est constitutif de l’expérience lyrique, mais qui est contrebalancé par une obsession de la blancheur qui traverse tout le recueil. Dans le blanc se fondent toutes les couleurs du spectre, de sorte que les contrastes sont transcendés. Marceline Desbordes-Valmore le savait-elle ? Ses mentions du prisme, et des couleurs qu’il projette, dans « L’Impossible », mais surtout dans « L’Éphémère » où elle conseille à l’insecte : « Ouvre-toi comme un prisme au soleil qui le dore » (p. 229), laissent à penser qu’elle avait connaissance de la décomposition en spectre de la lumière blanche. Si toutefois elle ignorait ce phénomène physique, elle paraît l’avoir pressenti.

Il arrive en effet que le blanc soit sous sa plume l’image relativement conventionnelle d’une pureté sans mélange, celle des enfants tout d’abord (Ondine est par exemple, dans « Ma fille » une « blanche colombe » [p. 146]), mais aussi celle du père de l’être aimé, dont la tête chenue, dans « Adieu » symbolise probablement la sagesse : « Partir !… que je voudrais, invisible et hardie, / M’asseoir sur tes genoux, près de ses cheveux blancs ! » (p. 70). La blancheur est ainsi un creuset où se rejoignent tous les âges de la vie, de la naissance au trépas. Dans « Révélation », elle est associée à la Nativité, tandis que dans « La Fiancée polonaise », elle est la couleur d’un linceul sublimé : « Des anges sentinelles, / Envolés sans remords, / J’ai vu les blanches ailes / Envelopper vos morts ! » (p. 190).

L’usage que Desbordes-Valmore fait de la couleur blanche s’affranchit cependant des motifs poétiques topiques en ce que le blanc est surtout pour elle l’espace d’une fusion productrice de lumière, comme peut-être la page, vers laquelle toute une vie converge. Le recueil est encadré par une clarté blanche. Il s’ouvre, avec « Révélation », dans un halo lunaire :

Et puis, comme une lampe aux rayons blancs et doux,
La lune, d’un feu pur inondant sa carrière,
Semble ouvrir sur le monde une immense paupière,
Pour chercher son Dieu jeune, égaré parmi nous. (p. 40)

Dans « Le Convoi d’un ange », la lumière est solaire, plus dorée, à la fois plus vive et plus brûlante, mais elle se résout toujours en blancheur :

On dit : « Regarde au ciel ! » Et je vis tant de choses,
Que je l’y crus porté par le vent, ou perdu,
Fait ange dans l’azur inondé de lumière ;
Car l’or du ciel fondait en fils étincelants,
Et tant de jour coulait sur nos vêtements blancs,
Qu’il fallut curieuse en ôter ma paupière. (p. 235)

Entre ces deux seuils, la lumière blanche reparaît périodiquement et accompagne des instants où l’émotion culmine : elle signale la présence d’Albertine, dans « Le Mal du pays » (« Un soir, j’ai vu ton âme aux feux blancs d’une étoile » [p. 113]), annonce la bienveillance de Lamartine, dans le poème qui lui est adressé (« Et sur mon étroite fenêtre / La lune, qui venait de naître, / Répandit sa douce blancheur. » [p. 136]), et manifeste le soutien que Dieu apporte au rossignol aveugle, en un tableau onirique où Desbordes-Valmore réactive l’étymologie du nom « aube » (« Un éclair qu’il allume à ton horizon noir / Te fait rêver de l’aube, ou des étoiles blanches » [p. 127]). Dans « Le Convoi d’un ange », où elle atteint son plus haut degré d’incandescence, cette blancheur révèle néanmoins toute son ambivalence. Elle apparaît en effet d’abord comme une marque d’innocence : « Quand j’ignorais la mort, je pense qu’une fois, / On me fit blanche et belle » (p. 232). Mais bien vite, il apparaît qu’elle forme elle aussi un contraste avec une noirceur qui demeure innommée, parce que l’enfant n’était pas à même de la percevoir, et parce qu’elle est inévitablement présente à l’esprit de la poète adulte et de ses lecteurs, qui en ont fait l’expérience !

La mort passait sans pleurs. Hélas ! on n’avait pu
Porter la mère au seuil où la blanche volée,
Sur la petite boîte odorante et voilée,
Reprenait l’hymne frêle aux vents interrompu :
Et le deuil n’était pas dans notre frais cortège (p. 234).

La petite fille fuit par conséquent l’éclat du soleil, qui est celui d’une vérité insoutenable dont on sait depuis La Rochefoucauld qu’elle « ne se peu[t] regarder fixement », et l’éblouissement se métamorphose en teintes sanglantes : « Longtemps tout fut mobile et rouge sous ma main » (p. 235). La blancheur, enfin, se consume en une image au pathétique poignant parce que discret : « Et nous fîmes un feu des églantines mortes, / Dont l’enfant qui s’en va fait arroser les portes » (ibid.).

Couleurs du temps

Les couleurs des Pleurs portent en effet la marque du passage du temps, et c’est bien souvent là que les nuances se font jour. Le blanc de l’enfance et de la page vierge est ainsi, dans « Tristesse », la synthèse de toutes les couleurs vives des premiers jours, mais il est condamné à s’assombrir parce que l’écriture, même si elle restitue au plus juste les sensations d’un passé disparu, fait nécessairement passer sur ces impressions le lavis douloureux de l’expérience :

Au livre de mon sort, si je cherche un sourire,
Dans sa blanche préface, oh ! je l’obtiens toujours
À des mots commencés que je ne peux écrire,
Éclatants d’innocence et charmants à relire,
Parmi les feuillets noirs où s’inscrivent mes jours !

Un bouquet de cerise, une pomme encor verte,
C’étaient là des festins savourés jusqu’au cœur !
[…]
Parmi les biens perdus dont je soupire encore,
Quel nom portait la fleur… la fleur d’un bleu si beau,
Que je vis poindre au jour, puis frémir, puis éclore,
Puis que je ne vis plus à la suivante aurore ? (p. 105)

La mention d’une couleur suggère ainsi souvent, en creux, la présence d’une autre couleur qui est une altération, une nuance affaiblie ou attristée de la première. « Révélation » comporte par exemple une notation rare dans un recueil où le « je » demeure « indéfini5 ». L’apparence de la persona lyrique soudain se devine à la lumière de ce qu’elle n’est plus, lorsqu’elle s’exclame : « Quand j’étais blonde et frêle, et que l’on me portait ! » (p. 42). La nuance procède donc d’abord d’une tendance au ternissement, qu’explicite l’épigraphe d’« Adieu d’une petite fille à l’école », tirée d’une ode de Madeleine Des Roches :

Les plus beaux jours de nos vertes années
Semblent les fleurs d’un printemps gracieux,
Pressé d’orage et de vents pluvieux
Par qui soudain les couleurs sont fanées. (p. 215)

Les variations de la couleur participent d’une physiologie des émotions, douloureuse voire tragique en ce qu’elle révèle un inexorable déclin. Dans « Réveil », la poète se montre ainsi changée par la sensibilité aiguë qui la caractérise. La souffrance, bien qu’elle l’affaiblisse, avive les nuances qui constituent ses traits distinctifs :

Ne viens pas dans mes traits qu’un tourment décolore,
Plus voilés, plus rêveurs encore,
Oh ! ne viens pas compter, malgré moi découverts,
Les pleurs que j’ai versés, les jours que j’ai soufferts ! (p. 97)

De fait, même si l’assombrissement ou l’affadissement des couleurs sont une fatalité triste, leur fixité immuable n’est pas souhaitable. Elle serait contre-nature, ainsi que le suggèrent trois vers de « Louise Labé » qui opposent la mobilité des fleurs et du vent à de « rigides couleurs », contraignantes et oppressantes : « J’ai cru qu’avec des fleurs tu décrivais ton sort, / Et que ton aile au vent n’était point arrêtée / Sous ces réseaux de fer aux rigides couleurs » (p. 154). Sans doute y a-t-il là une hypallage : la rigidité caractérise vraisemblablement les « réseaux de fer » plus que leurs couleurs. Il n’en demeure pas moins que la nuance apparaît ici comme une nécessité, parce que l’uniformité trahirait la mutabilité et la précarité de l’existence.

Incertitudes, atténuations

Aussi la poétique des Pleurs est-elle marquée par un sens de la nuance qui se traduit dans la mise en scène d’une pensée inquiète et incertaine, plus encore que dans ses évocations chromatiques, même si celles-ci permettent de matérialiser une disposition d’esprit particulière, entre souplesse et prudence.

Le contraste au service de la nuance

L’attention extrême que Desbordes-Valmore porte au moindre frémissement, à toute forme de mobilité, la conduit en effet à rendre changeantes, parfois insaisissables, les représentations même qu’elle construit, à l’opposé des « rigides couleurs » de la cité lyonnaise dans laquelle elle voit une prison. Les contrastes qui contribuent à structurer son univers, loin d’être des signifiants manichéens, s’avèrent ainsi réversibles, au point qu’ils peuvent être mis au service de la nuance. « La Vie et la mort du ramier » en est un exemple discret mais sûr. Les valeurs topiques du blanc et de l’or, symboles de pureté et de bonheur, y sont présentes : le ramier y est « Cette blanche moitié de la colombe au bois » (p. 47), et la vie des deux oiseaux brille d’un éclat solaire : « Laissez battre et brûler deux cœurs si bien ensemble ; / Leur vie est un fil d’or qu’un nœud secret assemble » (p. 46). Le poème tout entier est néanmoins placé sous le signe d’un besoin de complétude, qui s’exprime dans la reprise de motifs traditionnels, empruntés au lexique classique (le nœud) ou aux représentations mythiques (la moitié, qui rappelle l’idéal de l’androgyne) ; aussi les couleurs pures ne peuvent-elles se suffire à elles-mêmes. Elles aussi sont tendues vers une complémentarité et, pour atteindre la perfection du bonheur autarcique, les deux oiseaux doivent occuper un espace de l’entre-deux : ils habitent, « Seuls, entre ciel et terre, un nid suave et sombre » (p. 47). L’ombre n’est plus alors l’antithèse de la blancheur ou de l’or, mais leur corollaire indispensable et protecteur, parce que la clarté même a ses limites et ses dangers, ainsi qu’en témoignent les craintes du « je » dans « Serais-tu seul ? » : « Mais le jour luit, mon rêve tombe ; / Au soleil les rêves ont peur » (p. 80). Après l’enthousiasme, lui-même complexe, de « Révélation », « La Vie et la mort du ramier » redistribue ainsi les constituants de la méditation sur l’union amoureuse, en mode mineur, grâce à une appréhension légèrement différente des couleurs qui coïncide avec un jeu de variations énonciatives, formelles et esthétiques (la troisième personne succède à la première, une forme brève suit un mouvement expansif de la parole, et le chant personnel s’estompe momentanément dans la tradition de la fable). Il n’y a pas de solution de continuité entre ces deux premiers textes, mais un principe de glissement, d’atténuation, voire de bémolisation que Desbordes-Valmore ne cesse ensuite d’explorer tout au long du recueil. Sans doute est-ce cette esthétique qui, au-delà de la réflexion sur l’amour et ses désillusions, a suscité son intérêt pour « Love and Hope », poème qu’elle adapte dans « Les Trois Barques de Moore » et qui repose tout entier sur un mouvement fluide et sur les miroitements d’une lueur dorée :

Une voile apparaît enfin ! le vent l’apporte ;
La crédule immortelle a cessé de gémir.
Mais quoi ! c’est l’opulence et sa froide cohorte.
Dans sa nacelle d’or elle semble dormir :
Oh ! celle où l’amour voyage,
Illumine d’avantage !

Une autre voile encor s’enfle plus gracieuse ;
C’est l’amitié paisible au milieu du torrent ;
La lueur de sa lampe est calme et radieuse ;
Mais l’amour !… ah ! l’amour brûlait en éclairant ! (p. 211)

Ce sont ici les différentes nuances d’une même teinte qui sont mises en contraste, signe d’un monde où rien n’est assuré et où la plus extrême prudence est toujours de rigueur.

Timidité, effacement

Cette prudence se traduit sur le plan stylistique comme sur le plan thématique par une tendance à la timidité, voire à l’effacement, à la fois attendue dans la mesure où elle correspond à un idéal stéréotypé de discrétion et de modestie féminines que Desbordes-Valmore intègre à son ethos lyrique, et paradoxale dans un recueil où le « je » est tout de même très affirmé, parfois presque impérieux dans ses appels à l’attention de l’autre. « La Dernière fleur » en est l’exemple. Le motif de la décoloration y reparaît pour signifier la faiblesse de l’âme qui s’y fait entendre, mais celle-ci n’hésite pas à user d’impératifs et à dicter au passant sa conduite :

Si tu vois une fleur sauvage
Croître et trembler sur mon tombeau,
Cueille à la mort son pâle hommage ;
Emporte cette frêle image
D’un être plus aimant que beau. (p. 132-133)

Une tension s’instaure ainsi entre le besoin d’être entendue et la crainte de se dire, ou de mal dire, voire de médire, liée à l’appréhension fine d’une réalité si complexe et nuancée que les mots peinent à la saisir.

Ainsi peut s’expliquer la récurrence de ce que Jean-Patrice Courtois appelle les « opérations obliques de Marceline Desbordes-Valmore6 », et qu’il identifie également comme des procédés d’amortissement. Il étudie de « micro-déplacements qui définissent la modalité propre à Marceline Desbordes-Valmore d’un renversement critique des valeurs7 ». Il donne notamment l’exemple des effets de renversement que ménagent souvent les strophes à clausules, ou encore le « refrain à variation, qu’a beaucoup pratiqué Marceline Desbordes-Valmore, [et qui] peut faire partie de cette structure de renversements atténués propres à sa poétique8 ». De telles structures, souvent combinées, sont en effet fréquentes dans Les Pleurs et restituent les moirures de la pensée. La dernière occurrence du refrain à variation du « Vieux Pâtre » (p. 194), opère un double renversement : aux exhortations solitaires du vieil homme répond le cri unanime de tous les jeunes gens, mais à l’espoir d’une action efficace succède la résolution plus fataliste à un sacrifice, de sorte que la parole politique ne s’installe jamais dans une univocité optimiste ou pessimiste.

La modalisation participe également de cette poétique de la nuance par laquelle le « je » lyrique met en question ses convictions même les plus ferventes. Ainsi, dans « Tristesse », au plus fort du souvenir heureux surgit le verbe « croire », qui jette une ombre légère sur l’épiphanie enfantine, assombrissement que préfigure au vers précédent une nouvelle altération des couleurs :

Ne plus passer devant l’école bourdonnante,
Cage en fleurs où couvaient, où fermentaient nos jours ;
Où j’entendis, captive, une voix résonnante
Et chère ! à ma prison m’enlever frissonnante :
Voix de mon père, ô voix ! m’appelez-vous toujours ?

Où libre je pâlis de tendresse éperdue ;
Où je crus voir le ciel descendre, et l’humble lieu
S’ouvrir ! Mon père au loin m’avait donc entendue ? (p. 107)

Les points de suspension enfin, dont Desbordes-Valmore fait un usage abondant, ouvrent dans le texte un espace de réflexion qui se prête à la mise en scène de la pensée en train de se faire, de se chercher, d’hésiter et bien souvent de s’apporter à elle-même des retouches. Les repentirs dont on cherche d’ordinaire le secret dans les brouillons s’exhibent dans le texte grâce à un art consommé de l’hyperbate9 et de l’épanorthose. Ainsi, dans « Réveil », la poète nuance immédiatement la confiance qu’elle affiche : « Je ne crains donc plus rien… rien, que de te revoir » (p. 96), puis hésite à exprimer sa révolte, avant de lui donner voix en la désamorçant partiellement : « J’ai senti… (le dirais-je ? Oui, s’accuser soi-même / Est peut-être un besoin d’absoudre ce qu’on aime) : / J’ai senti tout mon cœur s’élever contre toi » (p. 98). De même, dans le poème suivant, « Pitié », elle avoue les ambivalences de la douleur amoureuse : « Songe-t-il si par lui mon sort fut triste… et doux ? » (p. 99). La phrase suspend ainsi son vol pour laisser à la pensée le temps de mesurer le caractère incertain des perceptions sur lesquelles elle se fonde.

« On dirait ton regard d’une vapeur couvert »

La poésie valmorienne, qui repose sur une extrême acuité sensorielle, va en effet jusqu’à reconnaître la relativité de ses perceptions, en particulier visuelles, et donc de sa subjectivité. « L’Adieu tout bas » affirme ainsi la prééminence du sensible sur l’intelligible : « Ce n’est pas l’oreille / Qui comprend un cœur. // Il est un langage / Appris par les yeux » (p. 89). Pourtant, « Les Mots tristes » ont déjà témoigné de l’insuffisance d’une connaissance acquise par le regard, ou même par la contemplation :

Avant de te connaître, devines-tu comment
J’entrevoyais du ciel le vague enchantement ?
Je regardais toujours, comme à travers un voile
On s’amuse à chercher la forme d’une étoile :
Sous l’immense rideau, je ne pouvais saisir
Que des objets sans traits pour mes yeux sans désir :
Trop faible à m’élancer au-delà de mon être,
Je rentrais dans ma vie en te cherchant peut-être (p. 58).

De fait, la clairvoyance, dans Les Pleurs comme dans nombre de récits mythiques, est l’apanage des aveugles : le rossignol et la fiancée de Jame dans « Le Retour du marin ». La persona lyrique l’atteint parfois ; toujours dans « Les Mots tristes », elle affirme : « […] j’ai des yeux qui plongent sous les fleurs ; / Au fond de nos baisers je sens rouler des pleurs ! » (p. 57), mais seulement après avoir admis : « J’aime ! je suis crédule » (ibid.). Sa lucidité consiste ainsi avant tout à percevoir les altérations de ses sens, lesquels peuvent être perturbés, voilés par un excès de passion et de douleur, ainsi que le suggère « La Mémoire » :

Femme, tu vois un cœur de femme
Au fond de nos yeux consternés
Lorsqu’à s’éteindre condamnés,
Trop de fièvre en usa la flamme. (p. 150)

Le bonheur n’est pas moins périlleux. Sa lumière, bien que réconfortante, est aveuglante et l’éblouissement qu’il procure est, comme toute extase, une sortie de soi qui voisine avec la mort. Dans « L’Impossible », la poète compare ainsi les jours les plus heureux de son existence à l’expérience de « l’alouette aux cieux, / Lorsque tant de clarté passe devant ses yeux, / Qu’elle tombe éblouie au fond des fleurs » (p. 175). Les visions oniriques enfin ne sont pas exemptes de ces effets de brouillages. Le poème « Le Songe » offre le récit d’un rêve dont rien ne dit s’il est véridique ou non, et le premier vers de son épigraphe, empruntée à Latouche, met d’emblée l’accent sur sa nature indécidable : « Oui, l’amour vit d’erreurs et de pressentiments » (p. 75). À l’ultime vers de ce poème, « Il était ange… et s’envola ! » (p. 76), répond le refrain des « Ailes d’ange » : « Bel ange ! et vous vous envolez » (p. 83-84), qui semble la réalisation de ce « Songe », lequel serait par conséquent prémonitoire et véridique. Néanmoins, « Les Ailes d’ange » réaffirment la force des illusions amoureuses et la confusion qu’elles peuvent induire dans l’appréhension du réel : « Sous le charme de vos douleurs, / Mon âme reste enveloppée » (p. 83). La nuance est donc aussi la traduction de ce trouble qui assombrit regard et dont le « je » a conscience sans pouvoir s’en délivrer tout à fait, comme l’atteste l’une des questions angoissées du « Mal du pays » : « Où va-t-on quand, lassé d’un chemin sans bonheur, / On tourne vers le ciel un regard chargé d’ombre ? » (p. 112). Il y a chez Desbordes-Valmore un « ciel brouillé » par un climat d’incertitude intérieur.

De la nuance comme valeur

La nuance n’est pourtant pas l’affaiblissement d’une parole que mineraient la modestie, la crainte et l’incertitude. Il s’agit d’un choix résolu, qui imprime à l’écriture une force subtile, parce qu’elle constitue une valeur esthétique et dynamique, dans la mesure où elle permet à l’écriture de saisir le monde, comme le fait la peinture, et peut-être mieux qu’elle : la poésie nuancée échappe en effet à toute forme d’immobilité.

« J’aime les nuages… »

Si la nuance est une notion picturale, elle est, par son étymologie, indissolublement liée à la reproduction des phénomènes de la nature. Le nom « nuance » dérive en effet du verbe « nuer », qui désigne l’action d’assortir harmonieusement et insensiblement les couleurs, en imitant les reflets délicats et changeants des nuages, lesquels constituent un motif discret mais récurrent dans Les Pleurs. Comme « L’Étranger » de Baudelaire, le « je » lyrique « aime les nuages » parce qu’ils « passent ». Ils sont souvent porteurs de présages et de vérité. Ce pouvoir de véridicité tient pour partie à leur caractère céleste et donc proche du divin : ils sont le milieu idéal et paradisiaque que veulent rejoindre les hirondelles et les enfants morts au berceau du « Jumeau pleuré » : « Notre aile veut s’épanouir, / Pour nager au sein des nuages ! » (p. 54). Mais c’est plus encore leur mouvance perpétuelle qui les rend révélateurs. Les vers suivants les associent à la fluidité et au flottement, caractéristiques que les nuages partagent avec le destin, dont ils peuvent par conséquent être l’image : « De notre fluide destin, / Flottant dans l’air pur du matin, / Vous aurez souvent des nouvelles » (ibid.). Aussi le nuage est-il convoqué pour matérialiser le sort précaire de la persona lyrique dans « Les Mots tristes », où il est à la fois augure et métaphore d’inquiétude : « Je dépends d’un nuage ou du vol d’un oiseau » (p. 62).

Parce qu’ils sont fluctuants, les nuages peuvent revêtir une fonction annonciatrice : ils préfigurent la complexité et l’instabilité de l’expérience vécue. Ce caractère prémonitoire est affirmé dans le texte, mais aussi suggéré par des effets structuraux. Ainsi, dès le poème liminaire, les nuages sont le support d’un subtil glissement qui prépare l’association, constante dans le recueil, de l’être aimé à une figure divine. Le « je » se souvient d’abord d’avoir eu une révélation d’ordre religieux (« Dieu qui parle et se plaît dans une âme ingénue / Que l’on a vu passer avec l’errante nue » [p. 39]), qui bientôt se rejoue en un pressentiment amoureux (« Que de portraits de toi j’ai vus dans les nuages ! » [p. 42]). Se profile ainsi déjà l’exclamation enthousiaste et hétérodoxe des « Mots tristes » – « j’ai vu Dieu, je t’ai vu ! » (p. 60) –, mais par petites touches, comme en un savant dégradé.

Les atouts des nuages sont bien aussi ceux de la nuance. Dans « Toi ! Me hais-tu ? », le mot « nuage » est en effet employé au figuré pour signifier une altération chromatique et psychique qui révèle une richesse et une complexité intérieures grâce auxquelles la rencontre amoureuse peut véritablement advenir :

Quand tu souris en homme à ces tendres orages
Qui troublent dans l’amour de plus faibles courages,
Que j’aime, de ta voix démentant la gaieté,
Ce nuage qui passe à ton front attristé ! (p. 63)

Le nuage, et donc la nuance, adoucissent ici ce qu’un contraste au sein du couple pourrait avoir de trop marqué. Ils sont le signe d’une empathie par laquelle s’accomplit l’une des ambitions majeures de la poésie valmorienne : une circulation de l’émotion.

« Et le vrai c’est la mort » : une vérité à taille humaine

La nuance est en effet l’une des clefs qui permettent d’accéder à une vérité à taille humaine et de la transmettre par l’écriture, puisque la vérité pure, nue, sans nuance, est insoutenable, comme le suggèrent la chute de l’alouette éblouie dans « L’Impossible », l’éclat trop vif du soleil dans « Le Convoi d’un ange », mais aussi une exclamation de la poète dans « L’Éphémère » : « Et le vrai, c’est la mort ! – et j’attends son secret » (p. 230). Comme les nuages qui voilent le soleil, les nuances rendent la vérité tout à la fois moins crue et plus juste, c’est-à-dire vivable et vivante. Dans L’Atelier d’un peintre, la leçon de modération esthétique que Léonard délivre à l’un de ses plus jeunes élèves, Paul, précoce et emporté, est l’occasion pour Desbordes-Valmore d’associer la quête de la nuance et la recréation à la fois exacte et douce de la vie :

Le peintre qui trouvait sa palette un peu dépourvue, chercha des yeux ce qui lui manquait ; et ses doigts indécis erraient au-dessus de la boîte à couleurs, parmi les nuances qu’appelait son instinct.
– Tiens ! dit Paul en lui présentant la teinte qu’il croyait convenable : voilà ce que tu cherches.
– C’est ce qui te trompe, répondit M. Léonard avec une douce raillerie ; car ce que je veux n’est pas bleu d’outre-mer ; ce n’est ni de la laque, ni rien de ce que tu broies dans ton intelligence. Tes calculs ne sont pas les miens ; ton instinct n’est pas ma pensée ; ta fièvre ne brûle pas de mon sang ; et ton inspiration bonne, en elle-même, ferait peut-être un trou dans mon tableau. Ce que je veux est partout et nulle part ! Ce que je veux n’a pas de nom. Ce que je veux ! C’est la grâce harmonieuse, plus fluide que l’aile d’un papillon, dont la poussière ne fera plus le mouvement et le velouté : ce sera de la cendre, et je n’en veux pas ! Je veux un rire d’enfant pour effleurer ces lèvres que voilà. Enfin, ce que je veux, c’est la vie ! en vends-tu10 ?

« La grâce harmonieuse » à laquelle aspire Léonard n’est en rien un renoncement ; elle n’est pas moins énergique ni moins exigeante que la « fièvre » qui dévore Paul et le porte vers les pigments les plus éclatants. « L’instinct » du maître rappelle au contraire l’ambition démiurgique d’un Frenhofer11, et signale que la nuance cache, sous la délicatesse voire la joliesse du rendu, une tension créatrice extrême.

Celle-ci se lit aussi dans Les Pleurs, où la poésie résulte d’un double mouvement d’intériorisation et de restitution des couleurs du monde, certainement douloureux si l’on en croit la métaphore de l’esprit créateur comme perle que propose Desbordes-Valmore dans « Louise Labé » : « Quoi ! c’est là qu’a brillé ta lampe disparue ? / La jeune perle ainsi colore sa prison ! » (p. 153). Les tout derniers vers du poème confirment cette hypothèse : « Oui ! L’âme poétique est une chambre obscure / Où s’enferme le monde et ses aspects divers ! » (p. 157). Au prix d’un travail sombre, les poètes nacrent le réel, l’irisent, projettent sur lui des teintes douces et pâles qui sont celles tout à la fois de l’empathie et du charme (dans lequel on peut entendre aussi un carmen) selon le portrait d’Albertine qu’offre « Le Mal du pays » : « Oui ! je reconnaîtrai tes traits pâles, charmants ! / Miroir de la pitié qui marchait sur tes traces » (p. 113). La description de l’église des souvenirs d’enfance, dans « Tristesse », offre sans doute l’un des plus beaux accomplissements de cette poétique de la nuance :

L’humble pampre embrassait l’église humiliée
De sa pâle verdure où tremblait un oiseau !

L’oiseau chantait, piquait le fruit mûr, et ses ailes,
Frappaient l’ogive sombre avec un bruit joyeux ;
Et le soleil couchant dardait ses étincelles
Aux vitraux rallumés de rougeâtres parcelles
Qui me restaient longtemps ardentes dans les yeux. (p. 106)

Toutes les couleurs et toutes les lumières sont ici atténuées, mais le tableau n’en est pas moins « ardent » d’émotion, et impressionne le souvenir du lecteur comme la rétine de l’enfant, au point que Lamartine semble s’en être souvenu dans un poème des Méditations de 1849, « La Fenêtre de la maison paternelle ».

Invitation à une lecture nuancée

Le lecteur est en effet partie prenante de la poétique de la nuance que déploie Desbordes-Valmore. Parce qu’elle se refuse à l’univocité et au manichéisme que produirait la seule esthétique du contraste, elle réclame nécessairement la participation d’un lecteur tenu de considérer le texte avec attention et sans préjugés, pour en percevoir toute la subtilité. Les premiers vers du recueil le convient d’emblée à cette compréhension à la fois active et mesurée. Il est en effet invité à adoucir son regard – » Vois-tu, d’un cœur de femme, il faut avoir pitié » (p. 39) – et à percevoir des phénomènes ténus, que traduisent le recours à l’indéfinition et la pensée du mélange : « Quelque chose d’enfant s’y mêle à tous les âges » (ibid.). C’est bien une nuance presque imperceptible qu’il lui est ici demandé de saisir, de telle sorte qu’il faut probablement considérer avec précaution ce qu’il pourrait en apparence y avoir de trop humble dans ces vers. Derrière l’aveu de faiblesse s’affirment en effet les profondeurs d’une sensibilité que l’on ne saurait réduire à la simplicité et à la fragilité de l’enfance, celle-ci n’étant que l’une des composantes du cœur. « Presque dit quelque chose », avertit encore la mère du « Petit rieur » (p. 218), qui décèle sous les silences de son enfant ce que celui-ci n’ose lui dire et livre ce qui pourrait être un mode d’emploi du recueil.

Une fois de plus, L’Atelier d’un peintre peut éclairer Les Pleurs. De retour d’une représentation théâtrale, Léonard commente pour sa nièce Ondine le jeu des comédiens, et déploie au passage une théorie de la lecture et de l’interprétation :

Mais la différence, dit-il, c’est que Talma, trempé de pleurs, et véritablement Hamlet pendant un soir, raconte ses malheurs et ses affreuses peines, tandis que l’autre nous dit des paroles harmonieuses de la part de l’auteur. Celui-là, sans doute, a lu la page à plat, sans plonger son âme au travers, sans la baigner dans cette flamme fixe, répandue aux feuillets de Shakespeare, couvant dans son grand livre, comme le feu du ciel caché dans les flammes du rocher, ou recelé au cœur de la pierre aimantée. Un tel acteur est le pendant d’un peintre exact, fidèle traducteur des traits de son modèle. Il rend la forme, la mesure, les lignes, à peu près la teinte. Mais cette nuance du sang, cette clarté de vie, qui n’est point rouge, bleue ou grise, il ne la rend pas, car elle est de feu ! Elle ne réside que dans le sein de l’artiste, et coule à son insu de son pinceau12.

Par son sens de la variation, du glissement, de la modalisation et de l’estompe, la poésie de Desbordes-Valmore nous interdit de « lire à plat » ; elle nous oblige à « plonger notre âme au travers » de l’écriture pour percevoir cette nuance de la vie qui est « de feu » comme le « linceul » dans lequel renaît « l’éternel éphémère » de « Louise Labé » (p. 155).

*

Desbordes-Valmore n’ignore pas le pouvoir des couleurs et des contrastes, mais c’est paradoxalement en les estompant et en les mêlant grâce à un sens aigu de l’observation et à une pensée qui refuse la fixité qu’elle leur permet d’atteindre l’apogée de leur puissance. Elle exerce ainsi un art de la fusion et de la diffusion qu’avait perçu Verlaine ; il dépeint en effet le climat de la poésie valmorienne en un paysage qui nuance la nuance elle-même :

Mais la bonté du cœur, mais l’âme haute et pure
Tempèrent ce torrent de douleur et d’amour
Et, se mêlant à la douceur de la nature,
À sa souffrance aussi, de nuit comme de jour,
Promènent sous le ciel tout pluie et tout soleil,
À chaque instant, avec à peine des nuances,
Un large fleuve harmonieux de confiances
Vives et de désespoirs lents, et, non pareil13.

Le « torrent » « tempér[é] » qui pourrait, au premier abord, passer pour une démarche timide s’avère, si l’on consent à la lecture attentive que le texte réclame, une poétique résolue et courageuse qui affronte et explore la vie jusque dans ses zones d’ombre les plus subtiles, et sait les mettre en lumière sans jamais s’aveugler ni forcer le ton.

Notes de bas de page numériques

1  Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 207.

2  Paul Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 469.

3  Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Poètes et romanciers modernes de la France : Mme Desbordes-Valmore », Revue des Deux Mondes, 1er août 1833, cité dans Marceline Desbordes-Valmore, Les Pleurs, éd. Esther Pinon, Paris, GF-Flammarion, 2019, p. 242.

4  Les Pleurs, éd. citée, p. 236. Les références au recueil renverront désormais à cette édition et seront signalées dans le corps du texte, entre parenthèses.

5  Voir Christine Planté, « Marceline Desbordes-Valmore : l’autobiographie indéfinie », Romantisme, 1987, vol. 17, n° 56, p. 47-58.

6  Jean-Patrice Courtois, « Les opérations obliques de Marceline Desbordes-Valmore », dans Pierre Loubier et Vincent Vivès (dir.), Marceline Desbordes-Valmore poète, Cahiers J’écris pourtant, 2020, n° 4, hors-série, p. 119-128.

7  Jean-Patrice Courtois, « Les opérations obliques de Marceline Desbordes-Valmore », p. 124.

8  Jean-Patrice Courtois, « Les opérations obliques de Marceline Desbordes-Valmore », p. 121.

9  Voir Jérôme Hennebert, « L’hyperbate dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore », à paraître dans Op. cit., revue des littératures et des arts, n° 24, automne 2022, en ligne.

10  Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre, éd. Georges Dottin, postface Marc Bertrand, Lille, Miroirs éditions, 1992, p. 128-129.

11  La leçon que Léonard délivre à Paul rappelle en effet celle de Frenhofer à Nicolas Poussin : « Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse ? Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève ! Auparavant, elle avait l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner la vie aux figures. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. [...] » (Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, éd. René Guise, dans La Comédie humaine X. Études philosophique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 421).

12  Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre, éd. citée, p. 313-314.

13 Paul Verlaine, « Marceline Desbordes-Valmore », dans Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 468.

Bibliographie

 Corpus

Desbordes-Valmore Marceline, Les Pleurs, éd. Esther Pinon, Paris, GF-Flammarion, 2019.

Desbordes-Valmore Marceline, L’Atelier d’un peintre, éd. Georges Dottin, postface Marc Bertrand, Lille, Miroirs éditions, 1992.

 Autres œuvres et articles cités

Balzac Honoré de, Le Chef-d’œuvre inconnu, éd. René Guise, dans La Comédie humaine X. Études philosophique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 413-438.

Courtois Jean-Patrice, « Les opérations obliques de Marceline Desbordes-Valmore », dans Pierre Loubier et Vincent Vivès (dir.), Marceline Desbordes-Valmore poète, Cahiers J’écris pourtant, 2020, n° 4, hors-série, p. 119-128.

Hennebert Jérôme, « L’hyperbate dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore », à paraître dans Op. cit., revue des littératures et des arts, n° 24, automne 2022, en ligne.

Planté Christine, « Marceline Desbordes-Valmore : l’autobiographie indéfinie », Romantisme, 1987, vol. 17, n° 56, p. 47-58.

Verlaine Paul, Œuvres poétiques complètes, éd. Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954.

Pour citer cet article

Esther Pinon, « « Plus voilés, plus rêveurs » : la nuance dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore », paru dans Loxias, 79., mis en ligne le 14 décembre 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=10106.

Auteurs

Esther Pinon

Esther Pinon est maîtresse de conférences à l’Université de Rennes 2, et membre du CELLAM. Après sa thèse, Le Mal du Ciel. Musset et le sacré, parue chez Champion en 2015, elle consacre ses recherches à la poésie et au théâtre romantique, et s’intéresse notamment aux questions de la spiritualité, du doute et de la nuance. En 2019, elle a édité chez GF Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore.