Loxias | Loxias 11 Programme d'agrégation 2006 |  Littérature française 

Lucien Victor  : 

Tête d’or, ou le travail du deux, ou le travail de deuil du deux…

Résumé

Cette étude sur certains aspects de Tête d'or a trois objectifs enfermés l'un dans l'autre: au cœur du dispositif il y a quatre études stylistiques directement destinées aux étudiants d'agrégation. Autour de ces études, et appuyé sur elles, il y a un travail de réflexion sur la dramaturgie de Claudel, et sur la pertinence des démarches stylistiques classiques à propos des formes de ce théâtre si particulier. Et encore autour de cette réflexion il y a une esquisse de recherche sur les significations de cette dramaturgie et de cette pièce.

Index

Mots-clés : dramaturgie , poésie, poétique, stylistique, verset

Plan

Texte intégral

On a remarqué depuis longtemps qu’une des clés de la composition dans le théâtre de Claudel est le chiffre deux. Il suffit de penser à des choses aussi différentes que les grands couples de personnages, ou que les réflexions sur l’ïambe fondamental, qui n’est autre chose qu’un rythme à deux temps, un faible, un fort, ou que la création continue de métaphores de tous types, la métaphore résultant toujours d’un couplage, et la comparaison aussi. Claudel est plutôt le penseur de la contradiction, ou de l’affrontement, du blanc-noir, du oui-non, que du mouvement dialectique. Si on y réfléchit, cette prédilection va à l’encontre de toute la tradition du théâtre, où c’est ordinairement le trois qui est roi : l’un, l’autre, et l’intrus. Le tiers, visible ou caché, est le moteur qui fait avancer le drame, par la concurrence, la jalousie, la trahison. Ce drame caché c’est la comédie, avoué, c’est la tragédie, comme le dirait à peu près Antoine Adam. D’ailleurs Claudel viendra à ce schéma de base dès l’Echange, et encore avec le Partage, ou le Soulier. Mais l’importance du duo restera aussi : par exemple les deux figures de femme si contrastées que sont Mara et Violaine.

De ce goût du deux il y a de bons exemples dans Tête d’or. C’est-à-dire dans le premier grand drame pour la scène. Avec une tendance à la transformation du deux en un. Le couple primitif de Simon et de sa femme se défait. Se reforme dans la foulée un autre couple, celui de Simon et de Cébès, couple qui assure la moitié ou presque de l’action. Ce couple se défait à nouveau. La fin de la deuxième partie oppose deux solitaires entre qui le couplage est entrevu comme un des possibles de l’action. Dans la troisième partie un couple précaire et détestable se fait entre La Princesse et le Déserteur, puis le grand couple royal se fait sans vraiment se faire, de la Princesse et de Tête d’or, couple qui ne peut aboutir mais qui se scelle dans la mort, et pour l’Eternité. Encore que, d’un autre point de vue, à Tête d’or, chef absolu et seul, succède, pour quelques minutes une Princesse, seule, qui ramasse son héritage aux mains de l’usurpateur mort. On peut aussi penser à la confrontation de l’ancien Roi (l’Empereur) et du nouveau : ici aussi il n’y a de couple que fantasmatique, le second, le jeune chef de guerre triomphant, le Cid redivivus, tue le premier et le remplace, réécrivant à sa manière la vieille tragédie espagnole. Autre exemple, encore différent, les deux figures, nue, puis masquée, de la Princesse, ou le rôle du Cinquième Veilleur, en opposition aux quatre autres. Ou encore, mais c’est de la menue monnaie, L’Opposant face au Tribun, ou Le Messager à côté de Cassius. Et les messagers en face de tous les autres. Au fond cette expérimentation de la dualité est le stade élémentaire du théâtre. De l’univers du monologue ou du solipsisme lyrique à celui du théâtre complètement développé dans la triade Claudel passe par la diade, structure élémentaire et nécessaire du dialogue. Tant il est vrai que, de toute façon, dans le théâtre, même plus complexe et développé, la cellule de base reste le dialogue, c’est-à-dire toujours une structure duelle. On peut enfin garder à l’esprit la grande image des deux armées et des deux civilisations affrontées dans la bataille suprême que nous raconte Cassius au milieu de la troisième partie. D’une certaine façon, au cœur de la pièce, il y a le couple Cébès – Simon, image héritée des grands couples de jeunes hommes de l’histoire et de la littérature. Cette couplaison est superbement réalisée dans la confrontation des entrées en scène de l’un, puis de l’autre, au tout début de la Première partie.

Avant de revenir sur ce couple et ces deux « entrées », couple auquel répond sur un autre plan celui de La Princesse et de Simon dans la troisième partie, on peut remarquer qu’en dramaturge avisé Claudel a joué du deux, mais autrement. Par exemple en logeant au centre de la deuxième partie, et de la pièce, et en contrastant fortement, les deux scènes successives de la mort de Cébès et de l’entrée des fantoches, ou des « pantins », le monologue fameux de Simon qui se décide pour l’Empire, seul contre tous, et la contrepartie grotesque des comparses ergoteurs et lâches, arrogants mais prudents, qu’il va devoir réduire après avoir tué le vieux Roi. Claudel a confronté là deux images, et deux scènes, sans commune mesure et de valeurs radicalement opposées, ne serait-ce que du dramatique au comique.

  • Plan général du travail :
    I. Le couple des jeunes hommes et leur « entrée ».
    1. Entrée de Cébès.
    2. « Entrée » de Simon. (En jouant sur le mot, puisque Simon est en scène depuis le début, mais c’est ici la première grande occasion de parole et d’explication qui lui est donnée par le dramaturge).
    II. Le pivot du drame
    1. Le monologue de Simon.
    2. L’entrée (et l’établissement pour une longue – et unique – scène) des « pantins » autour de la plus longue didascalie de la pièce, « pile au milieu ».

Entre, au fond, Simon Agnel, en blouse, portant sur son épaule un corps de femme et tenant une bêche.
Entre, sur le devant, à pas lents, Cébès.
— Cébès
Me voici,
Imbécile, ignorant,
Homme nouveau devant les choses inconnues,
Et je tourne ma face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !
Je ne sais rien et je ne peux rien. Que dire ? que faire ?
A quoi emploierai-je ces mains qui pendent, ces pieds
Qui m’emmènent comme le songe nocturne ?
La parole n’est qu’un bruit et les livres ne sont que du papier.
Il n’y a personne que moi ici. Et il me semble que tout
L’air brumeux, les labours gras,
Et les arbres et les basses nuées
Me parlent, avec un discours sans mots, douteusement.
Le laboureur
S’en revient avec la charrue, on entend le cri tardif.
C’est l’heure où les femmes vont au puits.
Voici la nuit. — Qu’est-ce que je suis ?
Qu’est-ce que je fais ? qu’est-ce que j’attends ?
Et je réponds : Je ne sais pas ! et je désire en moi-même
Pleurer, ou crier,
Ou rire, ou bondir et agiter les bras !
« Qui je suis ? » Des plaques de neige restent encore, je tiens une branche de minonnets à la main.
Car Mars est comme une femme qui souffle sur un feu de bois vert.
— Que l’Eté
Et la journée épouvantable sous le soleil soient oubliés ! ô choses, ici,
Je m’offre à vous !
Je ne sais pas !
Voyez-moi ! j’ai besoin,
Et je ne sais pas de quoi, et je pourrais crier sans fin
Tout haut, tout bas, comme un enfant qu’on entend au loin, comme les enfants qui sont restés tout seuls, près de la braise rouge !
O ciel chagrin ! arbres, terre ! ombre, soirée pluvieuse !
Voyez-moi ! que cette demande ne me soit pas refusée, que je fais !
             Il aperçoit Simon.
Eh ! qui est-ce qui creuse, là-bas ?
              Il s’approche de lui.
C’est les drains que vous êtes à poser ? Il est tard.
— Simon, se redressant.
Qui est là ? que voulez-vous ?
— Cébès
Qu’est-ce que vous faites là, l’homme ?
— Simon
Ce champ est à vous ?
— Cébès
Oui, il est à nous.
— Simon
Laissez-moi y tailler ce trou-là.

Un début de pièce à la Beckett, presque rien, une plaine rase, des champs nus, en fin de journée, à la fin de l’hiver : pluie, brume, nuées, plaques de neige, feu de bois vert, braise rouge, ciel chagrin.

Pour ce texte ainsi coupé, deux segments distincts, le « monologue » de Cébès, de langue soutenue, l’amorce de dialogue, de langue familière.

Pour le premier segment, une espèce de monologue, une sorte de discours-prière à haute voix, marquée par beaucoup de tours interrogatifs, et beaucoup de formes négatives.

Qui est ce personnage qui entre, et se met à déclamer, ou continue de déclamer ? Qui est l’autre qu’on aperçoit d’abord ? On ne peut pas le savoir, le personnage qui se met à parler ne le sait pas lui-même.

Aucune indication précise de lieu ou de temps : la parole, nue.

Répétitions de mots et de phrases, variation de la prosodie et du rythme, ouverture aux choses et au monde, voilà ce que la lecture immédiate, ou l’audition, enregistre.

Deux remarques préliminaires : il faut prendre en compte le découpage proposé. Un temps de déclamation, ou d’invocation, sous les espèces d’un monologue à haute voix, qui n’est pas, contrairement à la tradition du théâtre, l’oralisation artificielle d’un moment de réflexion silencieuse. En tout cas la question ne se pose pas. Quant au début de dialogue, on y constate un net changement de forme et de dimension de la parole, un début d’échange verbal selon plusieurs positions (troisième personne, puis deuxième, ou cinquième, réponse aux questions par des questions, puis vrai début d’échange), un niveau de langue plus familier, ou direct et non soutenu, et plus de trace de négation. En marge de tels passages dans cette pièce se pose la question du verset.

Deuxième remarque : sur la distribution des formes de parole dans ce théâtre : au monologue de Cébès fait pendant celui de Simon quelques instants plus tard. Dans la deuxième partie au tout début on a une situation de monologue rapidement évacuée, puis le monologue pivot de toute la pièce au milieu, et vers la fin, avant le tumulte, une espèce de monologue encore de Simon. Dans la troisième partie, le monologue de la Princesse avant l’entrée, puis après la sortie du Déserteur, un monologue de la même quand l’armée se retire, et laisse Tête d’or, et peut-être à la fin les quelques phrases prononcées par le Commandant.

Outre cela, il y a le fait que beaucoup de répliques, en particulier pour Tête d’or, se développent comme des discours à soi-même, qui tiennent plus ou moins compte du partenaire, ou de l’auditoire.

Deux grands axes peuvent être retenus pour l’explication : une ouverture dramaturgique, qui ne se déclare pas comme telle : soit un « climat », deux personnages, et dans cet ordre (on découvrira que Simon est la réponse faite par l’univers à la demande de Cébès), une sorte de prologue. Et un personnage. Au premier axe répondent les remarques qui précédent. Pour le personnage, les analyses qui suivent vont essayer de l’identifier en examinant les traits dominant de sa parole.

Globalement sur cette pièce entre poésie et théâtre, entre poésie et prose de théâtre, on a souvent le sentiment que les instruments classiques de l’analyse stylistique du texte de théâtre n’ont pas vraiment de prise, ou seulement en surface. Il faut dire que, s’il est vrai qu’entrer en scène est un geste aussi peu naturel que possible, Claudel semble avoir choisi de donner à ses personnages un langage aussi peu naturel que possible. On a un exemple de cela dès les premiers mots de ce premier « personnage ».

Evidemment on doit d’abord envisager les instruments classiques du monologue.

Le présent de la parole qui est censée se faire, et s’inventer à mesure, et cela dès l’écriture, mais aussi à chaque occasion d’une nouvelle représentation. C’est ce présent, cette actualité de la parole, qui donne à tous les grands personnages du théâtre cette espèce d’étrange permanence, et contemporanéité.

L’autre élément basique est la première personne qui se met ostensiblement en scène. « Me voici… »… « Et je tourne… ». Elle est à la source, par construction, et au centre, par nécessité.

Les tours exclamatifs inscrivent dans le discours toutes les inflexions de l’affectivité du sujet : il y en a ici de plus en plus à mesure que le discours avance.

Enfin il faut compter avec les injonctions, interpellations, apostrophes, qui apparaissent ici vers la fin de la tirade, et dont une des fonctions est de naturaliser en partie l’oralisation du monologue.

Dans un second temps on peut identifier les formes caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler une parole « adolescente ». Une parle mobile, instable, mouvementée, marquée par les traits principaux de l’extrême expressivité.

Par exemple, la rotation rapide des types de phrases : questions, exclamations, injonctions.

Déjà on peut facilement relever l’énorme charge négative qui se manifeste tout au long du texte.

« Imbécile, ignorant »… « les choses inconnues »… « Je ne sais rien et je ne peux rien »…jusqu’à : « Que cette demande…ne me soit pas refusée ». Négation totale, négation partielle, négation syntaxique, sémantique, morpho-sémantique. Cette parole n’est pas une parole d’affirmation, ou alors elle affirme refus, doute, incapacité, paralysie.

Les négations sont clairement liées aux tours interrogatifs. Questions portant sur actions, sur identité. Des questions comme « que dire ? » « que faire ? » « à quoi emploierai-je… ? » laissent  attendre des réponses négatives. Quoi de plus adapté que le questionnement répété et massif pour ouvrir un espace dramaturgique, pour aussi faire attendre des réponses sur soi, sur le drame à suivre, mais en même temps quel aveu initial d’impuissance, surtout à ce degré d’insistance. Voir au centre de la tirade le triple cri : « Qu’est-ce que je suis ?/Qu’est-ce que je fais ? qu’est-ce que j’attends ? », repris un peu plus tard par les mêmes mots sous une autre forme et mis en vedette par les guillemets : « Qui je suis ? », ce qui suppose une intonation et une diction très différentes.

Mais cette parole est aussi une parole mobile, variée, parfois presque inintelligible… et une parole en tension entre des outils de cohérence et des signes d’éclatement.

Mobilité et variété sont illustrées par les remarques qui précèdent, et aussi par des remarques portant sur la prosodie et le rythme qui seront faites un peu plus loin. Le fait est que les phrases de Cébès sont souvent au bord du compréhensible. L’attaque de la tirade est célèbre pour la force et le mouvement avec lesquels elle s’impose, mais elle est tout de suite difficile à entendre : qu’est donc cet « homme nouveau », « nouveau » par rapport à quoi ? que sont les choses inconnues, toutes les choses ? ou celles d’entre elles qui sont inconnues ? Que signifie la mention du « cri tardif ? « l’Eté/Et la journée épouvantable sous le soleil » rappelle vaguement Rimbaud, celui d’Une Saison en enfer, et évoquent les crises de sécheresse philosophique que connaît l’adolescent, et dont il aspire à sortir, mais l’hiver dans lequel ce paysage et le jeune homme sont encore en partie bloqués dirait tout aussi bien par métaphore la même chose. Et l’énorme demande faite par Cébès à la fin a quel contenu ? elle est demande de qui ou de quoi ? Et même le vers « La parole n’est qu’un bruit et les livres ne sont que du papier », un vers sentence, qui rappelle vaguement Mallarmé, et aussi, d’une autre façon, le climat antiphilosophique de la fin du siècle, auquel d’ailleurs Claudel a participé, ce vers donc, qui est une espèce de citation, et dont le sens littéral est clair, que vient-il faire ici exactement ?

La tirade alterne les moments de repli sur soi du parleur et les moments d’ouverture sur l’univers, et sur les images de ruralité et de nature auxquelles il paraît s’ouvrir. Plus globalement, il y a dans ce discours un double principe de cohérence, mais d’une cohérence non rigide, flottante : d’une part le monologue est scandé par un net mouvement de proposition et d’offrande de soi : Me voici…Je m’offre à vous…Voyez-moi…Voyez-moi…Mais proposition et offrande à qui et pour quoi faire ? D’autre part, les questions et apostrophes esquissent comme un dialogue avec l’univers. C’est d’abord lui-même qui questionne, puis, à partir de « Et il me semble que tout…Me parlent…, ce sont les réponses de l’univers, en images. A ces réponses Cébès à son tour répond : « Et je réponds… ô choses, ici, / Je m’offre à vous… », pour conclure sur la demande énorme, et incertaine de tout sinon de soi-même, que fait le dernier grand vers. Cébès se résume tout entier dans cette posture de la demande.

La vieille formule répétition/variation, qui vaut pour le texte de musique, peut parfaitement servir de cadre général à l’analyse, comme elle le pourrait aussi pour un poème ou pour un segment d’un long poème, à cela près qu’avec l’invention du verset, et on peut vraiment dire invention, il n’y a pas trace en effet de cette forme avant Claudel, et après lui personne ne s’y risquera, la dimension de variation est de loin la plus marquée, la plus intéressante, la plus complexe.

1.3.1. La tirade de Cébès est largement inscrite dans des schèmes de parallélismes ou de répétitions. Il y a déjà les quatre clés de l’ensemble : « Me voici…Voici la nuit…Voyez-moi…Voyez-moi… » avec les variations sur le radical verbal, et sur le geste de présentation, par lequel Cébès recentre périodiquement sa parole sur lui-même. Dans tout le texte Claudel fait un grand usage de cette particule de présentation qui introduit une note de cérémonie et de solennité. Mais surtout tout au long de la tirade se multiplient des effets de reprise, ou d’écho, morpho-syntaxiques, ou lexicaux :

Imbécile/ignorant,
Je ne sais rien/et je ne puis rien,
Que dire/que faire
Ces mains qui…/ces pieds qui…
La parole n’est qu’…/ et les livres ne sont que…
L’air brumeux, les labours gras/ Et les arbres, et les basses nuées…
Qu’est-ce que je suis ?/Qu’est-ce que je fais ?/ Qu’est-ce que j’attends ?
Et je réponds…et je désire
Pleurer, ou crier, ou rire, ou bondir…
Et je ne sais…et je pourrais…
Tout haut/tout bas
Comme un enfant qu’/ comme les enfants qui…

1.3.2. Variations : c’est la question du verset, et par delà, la question du rythme.

Le verset, quelle qu’en soit la forme, la dimension, et quelle que soit sa ponctuation, c’est toujours quelque chose entre deux blancs, comme le vers. Mais ce quelque chose, à la différence d’avec la poésie métrique, n’est jamais tout à fait la même chose, c’est de la poésie mesurée et nombreuse, mais pas métrique. La variation jouant dans le verset, chaque verset en regard du précédent et du suivant, et dans les groupes de versets, jouant aussi dans les coupes, dans la respiration intérieure du vers. Pour y voir un peu clair, ce qui est paradoxal puisqu’il s’agit d’entendre, le mieux est de réécrire les vers en page large de manière que les versets longs soient inscrits sur la page sans retour à la ligne inutile et trompeur. Le retour à la ligne ne se fait qu’au changement de verset, et il s’accompagne d’une majuscule systématique à l’initiale, qu’on soit en début de phrase, ou en cours de phrase. Ainsi on a une vision nette des masses sonores et rythmiques.

1.3.2.1. Plusieurs éléments sont à prendre en compte. D’abord la dimension : verset isolé par ponctuation forte vs suite de versets, verset court isolé vs verset long isolé, suite de versets courts vs suite de versets longs, suite de versets mêlés. Ensuite l’amplitude syntaxique. Trois possibilités, soit une équivalence exacte d’un verset et d’une phrase, soit la combinaison de plusieurs phrases dans un même verset. Un schème courant de ce point de vue est celui d’une phrase et d’un segment de phrase, soit la fin d’une phrase continuée du verset précédent, soit le début d’une phrase qui va se continuer sur le suivant. Enfin, assez souvent, dans les tirades amples, une même phrase se développe sur plusieurs versets. Ces deux principes de variation associés ont des conséquences sur la ponctuation et sur les enchaînements. Ponctuation interne, liée à la succession de plusieurs groupes accentuels (ou groupes de souffle, ou groupes phoniques). Une majorité de verset comportent deux groupes accentuels, ou trois. Mais il y a aussi des versets dans lesquels les accents sont plus nombreux, et plus rapprochés les uns des autres, et donc les coupes plus nombreuses, et les groupes plus courts. Cela se produit dans les moments de forte intensité, et de montée de la parole vers le cri. Ponctuation externe : le tiret simple, en début de phrase, ou de segment de phrase parfois, impose un écart maximum, ou un arrêt maximum de la voix entre ce qui précède et ce qui suit. Le point de fin de vers est aussi une ponctuation forte, la virgule, une ponctuation moyenne, le blanc, une ponctuation légère qui se poursuit par un enjambement. Il y a même dans ce texte des traces d’une ponctuation pour les yeux (point-virgule et deux points)  qui, n’ayant pas de contrepartie claire à l’oral, semblent montrer que ce texte a hésité entre le statut de l’écrit, et celui de l’écrit pour être dit, qui est le statut spécifique du texte de théâtre. Secondairement on entend bien qu’à certains moments du texte le poète use simultanément d’instruments toniques ou accentuels, d’instruments prosodiques (allongement ponctuel des voyelles) et d’instruments musicaux (jeu sur les timbres des voyelles, et, plus généralement sur les combinaisons de phonèmes). En résumé, variation du court au long, variation de l’isolé aux suites, variation en rapport avec la phrase, variation du nombre d’accents internes, et donc de coupes, variation et pourcentage selon les endroits d’enjambements externes, variation et pourcentage des récurrences phoniques, voilà les points sensibles et porteurs de sens. Il n’est jamais possible d’envisager tous ces aspects en chaque point du texte, on peut au moins lancer quelques coups de sonde.

1.3.2.2. Ainsi, on peut tenter de décrire ce qui se passe dans les sept premiers vers du monologue. Un groupe syntaxique de quatre, puis un groupe syntactico-logique de trois, puis un vers isolé.

Les quatre premiers vers sont une seule phrase complexe, trois groupes- verbe, trois phrases grammaticales : Me voici…Et je tourne…, j’ai plein…, en fait deux ensembles syntaxiques articulés par le Et, plus rythmique que logique, le deuxième juxtaposant deux phrases grammaticales. Quatre vers détachés les uns des autres par une ponctuation moyenne, quatre vers en progression quantitative (un groupe phonique, deux groupes courts, deux groupes plus longs, trois groupes longs), le troisième étant un alexandrin binaire, ou ternaire. Les accents se multiplient à mesure que les vers, ou que les segments de vers s’allongent. Effets secondaires : assonances (imb/ign/inc// face/ Année/ arche// une certaine insistance sur la voyelle la plus fermée : voicI/imbécIle/Ignorant/pluvIeuse/ennuI. Le nombre et les rapports de nombre sont intéressants parce qu’ils installent ce début dans une relative harmonie : trois syllabes, puis deux fois trois, puis trois fois quatre (homme nouveau/devant les cho/ sezinconnues), puis deux fois trois en début et en fin de vers, de part et d’autre d’un décasyllabe (Et je tour/ne ma fac(e)// vers l’Année et l’arche pluvi-euse// j’ai plein/mon cœur/d’ennui !).

Les trois vers suivants déséquilibrent violemment cette harmonie. Une double phrase négative relayée sémantiquement et affectivement par trois phrases interrogatives. Ces trois interrogations assurent cohérence et liaison. Mais en même temps elles introduisent une segmentation nette par la double ponctuation forte de la fin du vers cinq, un point, puis deux points d’interrogation successifs et très rapprochés. De l’autre côté les vers six et sept sont étroitement liés par la phrase grammaticale, par le parallélisme syntaxique et l’anaphore rhétorique : ces mains qui…ces pieds qui…, et par l’enjambement externe,…ces pieds//Qui m’emmènent… Quatre vers en légère régression quantitative, en déséquilibre rythmique prononcé. Les masses sonores sont déséquilibrées aussi par l’irrégularité des accents et des groupes.

A un premier groupe lié et harmonieux, à un deuxième groupe dans quoi se contrarient syntaxe, ponctuation, accents, volume des groupes phoniques, déséquilibre des masses sonores, et unité logique et rhétorique, succède un vers isolé, un vers sentence, construit sur deux phrases grammaticales coordonnées et montées en parallèle, la deuxième, un peu plus longue que la première, un vers en cadence majeure donc, bien frappé et qui résonne comme une citation, et comme une formule philosophique.

Il serait fastidieux de reprendre les mêmes analyses jusqu’au bout de la tirade. Ce n’est pourtant qu’à ce prix-là qu’on arrive à dire des choses précises sur cette prose-poésie si particulière, et si reconnaissable à l’oreille. On peut remarquer le relatif grand nombre des enjambements externes, et la grande irrégularité de la respiration entre vers courts et vers longs, entre suite de vers courts et vers long, la variation aussi du nombre des accents internes, et des coupes qu’ils règlent.

Plusieurs pistes. La parole dans ce monologue inaugural paraît prise entre le ressassement et de petites avancées, c’est aussi une parole au miroir d’elle-même, une parole dans laquelle le travail du signifiant a autant de place que le travail du signifié. De ce fait ce monologue offre une dimension lyrique très évidente, mais aussi peut-être, à travers cette démarche, une dimension plus ou moins autobiographique : dans le jeune poète Cébès, le jeune poète Claudel a mis une part de lui-même. D’un autre côté c’est une parole de fêlure, de fracture, et au moins de faiblesse et de dépendance, donc une parole qui renferme comme un principe d’échec, et comme un présage de mort. Enfin, à travers la tirade, c’est le chant d’appel à quelqu’un d’autre qui monte, c’est la parole « féminine » qui attend son complément masculin, c’est la voix du membre féminin d’un couple fantasmé et à venir, cette voix qui traverse tant de couples littéraires mythiques, Patrocle, Euryale, ou plus près de Claudel, la voix de la Vierge folle qui en appelle à l’Epoux infernal.

— Simon
Lieu ! lieu !
Qu’ai-je cherché que, détournant d’ici mes yeux infâmes,
Du milieu de tous les hommes le témoignage de moi-même ?
Et c’est d’ici qu’armant ses pieds il est venu me rechercher.
Debout, la cime chevelue chauffée de la flamme du jour, rouges,
Nous avons réuni nos âmes par la bouche et elle me serrait de ses bras naïfs !
Et je l’ai ramenée ici, pour que ce lieu d’où je suis parti me bafoue ! La voilà qui est tombée à mes pieds.
Malédiction sur ce pays ! Que leurs vaches crèvent ! que la toux consume les cochons !
Ah ! ah ! O lieu ! ô terre argileuse et collante !
Je suis vil ! que pourrais-je faire ? A quoi bon ? Ha ! Pourquoi chercherais-je d’être
Autrement que ce que je suis ? Et c’est ici
Que, seul et les pieds dans la terre, je pousse mon cri âpre,
Et le vent m’applique un masque de pluie !
O femme ! Fidèle !
Partout, sans te plaindre, tu m’as accompagné,
Telle qu’une fée achetée, telle qu’une reine qui enveloppe ses pieds saignants de loques d’or !
Je t’ai appelée ainsi : « Vois cette boue ! »
Horreur vivante, honte, ignominie comblée de désirs, à la fin je t’ai acquise comme la science !
— Ecoute ceci ! que, mourante, elle serrait ma main sur sa joue,
Et me la baisait, fixant sur moi ses yeux,
Et elle disait qu’elle pourrait me chanter des présages
Comme une vieille barque arrivée à la fin de la mer,
Et à la fin, quand elle mourut, elle parla et pleura, voyant, regrettant on ne sait quoi !
— Cébès
Toute seule, toute pâle !
— Simon
Et elle me regardait et elle pleurait et elle me baisait les mains avec sa bouche brûlante !
Et je lui disais : « Souffres-tu ? » et elle secouait la tête.
Et elle me regardait et je n’ai pas su ce qu’elle voulait me dire. Qui est-ce qui comprend les femmes ?
Va-t’en dans la fosse !

Depuis l’entrée en scène de Cébès, toute pleine de questions et toute ouverte sur l’avenir, on attend l’entrée – elle est faite – et surtout la manifestation de l’Autre. C’est ce qu’on a ici, une parole très différente de celle de Cébès, en particulier en ce qu’elle est fortement affirmative, elle est réponse aux attentes floues du premier, Simon est un personnage-réponse et non question. Là où Cébès parle à l’air, aux vents, à la pluie, Simon parle, les deux pieds à terre, à la Terre.

Cette longue tirade a plusieurs caractéristiques : elle ne s’articule pas vraiment sur la réplique de Cébès qui la précède, laquelle ressemble à du Maeterlinck de Pelléas et Mélisande, et pourrait se psalmodier de même ; l’intervention de Cébès qui la coupe, vers la fin, est à peine audible : elle est en continuité syntaxique avec ce que Simon vient de dire, et elle est plus un écho musical aux derniers mots de Simon qu’une vraie intervention ; à la fin seulement du discours de Simon, celui-ci rentre dans le dialogue. C’est une réplique-tirade, mais pas vraiment adressée à l’interlocuteur, sauf dans son dernier mouvement : « -Ecoute ceci ! » En outre ce passage contient, plus que d’autres, un certain nombre de formules particulièrement obscures et de syntaxe heurtée, rugueuse. Enfin il n’est pas marqué par des contrastes forts de registres. Le registre d’ensemble est soutenu, même si les « réalités » évoquées le sont brutalement. La seule variation que connaît la tirade de ce point de vue est dans les deux phrases de style « simple » de la fin : «  Qui est-ce qui connaît les femmes ?// Va-t’en dans la fosse ».

La courbe du discours, et les tonalités, sont intéressantes. Les premiers vers font dans une tonalité plutôt réflexive, même s’ils sont marqués par l’autorité et la vigueur, les derniers vers, de part et d’autre de la brève réplique de Cébès, sont plutôt dans une tonalité lyrique, accordée à l’expression d’une souffrance, d’une nostalgie (voir les « Et », les imparfaits, et une amorce de cette tonalité dès « et elle me serrait… »). Entre ces deux extrêmes,  il y a, au centre du discours, une montée de la violence, violence envers le lieu, violence envers la femme. Et on constate une relative perturbation du mouvement et du rythme à cet endroit, sans doute en corrélation avec cette violence qui s’établit. L’amplification que manifeste le verset 7, et qui se continue sur le 8, est un premier signe de cette modification de tonalité.

Le rythme d’ensemble est, métaphoriquement, « carré ».

La tirade présente quatre (et cinq) « couplets » sensiblement équivalents.

Les six premiers versets, si on excepte le tout premier, sont à peu près de même dimension, de même volume.

Les versets font dans une relative brièveté, en ce sens que le texte avance un verset à la fois, chacun étant isolé du précédent et du suivant par une ponctuation, le plus souvent forte. Au maximum, deux ou trois fois un lien syntaxique entre deux versets, et une fois, dans le quatrième « couplet » - qui est assez différent des autres par sa temporalité, sa syntaxe, et sa tonalité – sur quatre versets, mais toujours avec une ponctuation par virgule à la fin de chaque verset. Deux enjambements externes à la suite dans le « couplet » 2, c’est un élément de la perturbation signalée plus haut à cette place. Un seul autre enjambement dans le couplet 4, le couplet lyrique. Au fond dans ce seul couplet sont inscrits des effets d’enchaînement, lié à un moment de récit, et à l’émotion du retour sur un passé proche. Ces effets d’enchaînement se prolongent sur le 5è couplet, après l’intervention de Cébès. Au total un discours qui marque fortement son espace, et qui avance.

A intervalles, sans régularité précise, arrive un verset plus long (7/10/16/18/23-24/26), une sorte d’étalement et de respiration du volume du souffle et de la parole. Pour être le plus précis possible, si on envisage le développement physique des vers, sur le vers 6 le discours s’amplifie, le 7 est très long, le plus long du passage (trois groupes syntaxiques : « Et je l’ai…,/ pour que ce lieu…/ La voilà qui… »)), et ensuite c’est une alternance irrégulière du long et du court. Au centre le verset « O femme ! fidèle ! » fait signe par sa brièveté au premier « Lieu !lieu ! » et au dernier « Va-t’en dans la fosse ! »

Les formes du rythme alternent pour l’essentiel des vers à deux membres et des vers à trois. Avec des variations de masse intéressantes, par exemple :

  • v.4 : Et c’est d’ici/qu’armant ses pieds/il est venu me rechercher.

trois segments en croissance progressive, se distingue du

  • v.5 : Debout,/la cime chevelue chauffée de la flamme du jour,/rouges,…un vers dont le segment central est remarquablement développé, et marqué par une étrange formule métaphorique.

Avec aussi des effets métriques au passage, isolés et non exploités systématiquement :

  • 4 – 4 – 8 (vers 4)
    12 – 11 (vers 6)
    8 – 12 (vers 7)
    8 (début vers 8)
    12 (vers 9)
    12 (vers 15), etc…

Claudel utilise aussi d’autres moyens pour structurer la parole de Simon : par ex. les « Et » d’appui à l’initiale de certains vers, qui ont une fonction de scansion, et non une valeur grammaticale. Au milieu de la « strophe » 1, au début et à la fin de la « strophe »2, et surtout, pour en faire un ensemble tonalement, rythmiquement, et sémantiquement (les passés simples, les imparfaits : une temporalité fermée et désormais périmée) différent, à partir du vers 20, à l’initiale de presque tous les vers, et même à l’intérieur des vers. Ces « Et » sont renforcés par les finales d’imparfaits, multipliés dans ce même passage, et qui posent une scansion plus proprement musicale.

Quatre fois un court segment revient sur le lieu et le désigne avec insistance (ici) dans le début de la tirade, trois fois une courte phrase, ou un segment de phrase, à la fin, insiste sur la radicale incompréhension (incompatibilité ?) de Simon et de cette femme (on ne sait quoi / je n’ai pas su / Qui est-ce qui comprend les femmes ?)

Globalement nous avons ici un passage où parler en termes de versets a du sens. Sans vouloir à tout prix retrouver de l’ïambe à tous les coins de vers, il faut voir que cette forme de transcription de la parole, dans quoi Claudel voyait son originalité et sa découverte poétique, condense plusieurs dispositifs. Basiquement quand la parole gonfle, et se déploie sur plusieurs versets à la suite, la distribution est en fonction de groupes syntaxiques, un peu comme dans la vieille analyse logique. Mais ce qu’il faut prendre en compte, outre les effets de rythme signalés plus haut, soutenus éventuellement par des reprises de consonnes, et parfois de voyelles, c’est deux choses :

D’une part la relation vers/phrase : un vers = une phrase, un vers = deux ou plusieurs phrases, souvent une phrase et une fin ou un début de phrase, une phrase = plusieurs vers .

D’autre part la variation des pauses de fin de vers. Un vers, quel que soit par ailleurs le lien avec la syntaxe, c’est toujours une suite variable ou métrique et contrainte de syllabes entre deux « blancs » ou deux « silences ». Dans la pratique de Claudel il y a des vers séparés par ponctuation forte (c’est souvent le cas ici), il y a des vers séparés par ponctuation faible (la virgule), il y a des vers non terminés par ponctuation et qui semblent correspondre à ce qu’on appellerait en métrique classique des faits d’enjambement externe. S’ajoute à cela le tiret initial, qui succède toujours à une ponctuation forte, et qui en aggrave l’effet. Un exemple ici. Le tiret correspond à un changement d’interlocuteur, ou de sujet, ou de préoccupation, ou de tonalité, dans le mouvement de la pensée et du discours du personnage. Il y a même, de temps en temps, dans ce texte de théâtre, traces d’une ponctuation intermédiaire (les deux points, ou le point-virgule) qui est une ponctuation intellectuelle, pour la lecture pure, et qui ne peut correspondre à rien, en termes de parole proférée et faite pour cela ! Curieusement ces signes sont restés. On peut se demander à quels effets de voix ou de débit ils sont censés obliger l’acteur.

On attend cette manifestation depuis le début, cette longue intervention arrive en écho à celle de Cébès au tout début, il est important qu’elle arrive en position seconde, quelle est cette parole, et qui est ce personnage étrange qu’elle doit identifier ?

2.2.1. On peut résumer la parole de Simon ici sous la formule qu’il énonce lui-même : « mon cri âpre ».

En effet cette prise de parole est d’abord marquée par l’impatience, la violence, et, autrement par la souffrance, une souffrance qui ne débilite pas, une souffrance qui fait révolte et ensuite affirmation de soi pour la dominer.

Plusieurs arguments : l’inflation des marques de la première personne en toutes positions. En liaison avec cette prolifération, le très grand nombre de tours exclamatifs, sur segments courts, sur phrases plus développées, ou simplement sur interjections. Ces tours déploient toute une panoplie de l’affectif, sous les espèces de la colère et de l’invective. Le vocabulaire agressif, et parfois cru : voir bafoue – tombée – malédiction – vaches crèvent – toux…cochons vs consume – terre argileuse et collante – je suis vil – je pousse mon cri âpre – fée achetée – pieds saignants – loques – « cette boue » - horreur vivante – honte – ignominie – les femmes – dans la fosse. Enfin l’apostrophe, comme figure grammaticale, et rhétorique, de base, et l’apostrophe tournante : au lieu (avec quoi S. entretient un rapport ambivalent : lieu d’où on s’est arraché, lieu où on revient par nécessité, lieu qui enferme, lieu par quoi on se rattache au monde des êtres et des vivants, à la fois pesanteur, engluement, et enracinement indispensable…), apostrophe à Cébès, à soi-même, à la femme morte, à Cébès à nouveau.

2.2.2. Cette parole est aussi marquée par des phénomènes plus diffus, moins aisément cernables : par une sorte de grandiloquence, qui est une tonalité d’ensemble, c’est une parole haute et forte, dont tous les versets portent attestation, une parole non commune, et même quand elle se fait brutale, non vulgaire. Cette grandiloquence est nourrie et amplifiée par une espèce de métaphorisme rampant ou explicite, mais permanent, ce personnage parle spontanément par images, de cette bouche d’or/bouche d’ombre jaillit une parole d’or/d’ombre – une parole capable aussi de silences, à la différence des autres – : métaphores : armant ses pieds – il (= le lieu) est venu, cime chevelue, flamme du jour, réuni nos âmes, ce lieu…me bafoue, mon cri, un masque de pluie, une fée, une reine, et même « je t’ai acquise », et dans les structures de comparaison : comme la science, comme une vieille barque…Grandiloquence et violence se combinent parfois pour donner des formules obscures, d’une obscurité oraculaire (bouche d’ombre), une syntaxe heurtée, avec un ordre des mots parfois bousculé et même à la limite du compréhensible, voir les vers 2, 3, 4, ou encore tout le couplet 3 : « O femme ! »… Voir le vers « — Ecoute ceci ! que, mourante, elle… ». La mention même du « Lieu ! », et le choix de ce mot, volontairement abstrait, dématérialisé, et aussi l’invocation à ce lieu, comportent de la difficulté. On a le sentiment que la langue doit se plier à la volonté de l’orateur, et qu’il porte en lui un monde de pensées et d’expériences que seul un langage très symbolique peut prendre en charge.

2.2.3. Autres formes identifiantes : malgré cette syntaxe bousculée ou heurtée, ou peut-être à cause d’elle, les articulations du discours sont fortes et nettes : « Qu’ai-je…que…le témoignage » / « Et c’est d’ici que… »/ « Et je l’ai ramenée ici, pour que… »/ « La voilà qui… »/ Et c’est d’ici//Que, seul…je… ». Ces articulations sont souvent soutenues par le verset, et les passages d’un vers à l’autre. Les verbes sont des verbes affirmant une action : chercher, ramener, pousser, appeler, et globalement, c’est une parole abondante en verbes, y compris en verbes sous formes adjectives (voir les nombreux participes présents).

C’est une parole d’autorité, d’affirmation, ou d’injonction : Malédiction sur…Que leurs vaches…/ Je t’ai appelée (il prend même l’autorité d’imposer un nom aux gens)/ Ecoute ceci ! Même les rares questions ne sont pas de vraies questions, elles sont rhétoriques, elles sont figures d’affirmation renforcée. Il nous dit : Je n’ai rien cherché d’autre que…/ je ne dois pas chercher à être autre que…/Personne ne comprend les femmes… Enfin c’est une parole, en tout cas ici, dans laquelle n’apparaît pratiquement pas une forme quelconque de négation, une parole positive, qui avance, qui se veut puissante et efficace. Une page, un morceau de vie sont ici en train de passer, de se tourner, et s’ouvre une plage vierge à remplir, et à écrire.

Telle quelle cette tirade est faite pour maintenir une certaine nébulosité sur ce personnage inhabituel, et un peu démesuré, pour ouvrir donc, par delà la première réponse à Cébès (à l’éperdue demande d’amour de l’adolescent fait écho la forte et rassurante affirmation d’une présence adulte) qu’elle semble apporter, sur un futur, sur un devenir mystérieux, mais qu’on ne peut pas imaginer moins grandiose, ou en retrait sur la force qui s’établit ici. Dans ce lieu, et à partir de ce lieu. La femme brutalement remise à la terre est aussi bien une page qu’on tourne, un délestement, qu’un enracinement, et une chance de germination. Métaphoriquement, elle est aux racines de l’arbre à venir.

J’appelle ainsi la concaténation dramaturgique de deux scènes en contraste au milieu de la deuxième partie, au milieu même de la pièce. Cébès achève de mourir, Simon accuse le coup, puis sans solution de continuité, prend appui sur cette mort pour en rejaillir vivant et Tête d’or. De l’autre côté de la didascalie, passé l’orage et passée la trouille, les « rats » envahissent le plateau et se le disputent. De part et d’autre de Simon qui d’abord se tait et leur tourne le dos.

— Tête d’or
M’entends-tu ?
    Pause. Cébès tourne les yeux vers lui et sourit faiblement.
Dis, m’entends-tu encore ?
— «  Mettez la table sous l’arbre, car nous mangerons dehors. » - Comme le soir est beau !
O Cébès, tout se tait et il n’y a personne qui parle.
Et comme l’odeur de l’armoire au pain, et comme le souffle du four alors qu’on en ouvre la gueule,
C’est ainsi que, devant nous, s’étend la plénitude  des champs.
Voici la nuit. Le pré est épais, et c’est à peine si au loin on entend
La faux dans l’herbe profonde.
Déjà ! les étoiles brillent en désordre.
Et l’oiseau des nuits qui chante par intervalles.
Alors qu’au-dessus de la terre commence l’ascension des cieux étoilés…
    Il se tait. — Cébès est mort. Tête d’or reste un moment immobile, puis il rejette le corps en frissonnant.
— Horreur !
        Il s’assied.
Je suis seul. J’ai froid.
Qu’est-ce que cela me fait ?
En vérité peu m’importe qu’il soit mort.
Pourquoi nous lamenterions-nous ? pourquoi serions-nous émus de quoi que ce soit ?
Quel homme de sens se prêterait à cette bouffonnerie ?
Cet être qui pouffe et dont les sanglots lui font hocher la tête
Va rugir de joie dans les mêmes plis. C’est ainsi qu’ils braient par leur embouchure. Pantins !
— Il est mort et je suis seul. -
Suis-je de pierre ? Il me semble que les feuilles des arbres sont en toile, ou en tôle,
Et que tout l’air est un décor qu’on regarde ou non.
Et ce soleil dont les premiers rayons, comme s’ils touchaient, jadis me faisaient résonner
Comme une pierre lancée contre le bronze, il peut se lever,
Cela m’est aussi égal que de voir un poumon de vache flotter à la porte d’une boucherie !
Oui, et comme un tronc de corail insensible,
Je pourrais voir mes membres tomber.
Pourquoi vivre ? Il m’est indifférent de vivre ou d’être mort. — Cela me fait mal !
        Il se lève.
Aujourd’hui !
Aujourd’hui est venu que je dois montrer qui je suis ! il y a moi ! il faut !
Seul ! eux tous ! Je marcherai, je meurtrirai le mufle même de la bestialité d’un poing armé !
Je parlerai devant cette assemblée de saligauds et de lâches ! ou je mourrai, ou je m’établirai mon propre empire !
Holà ! holà ! holà !

La première version du long dialogue entre Cébès et Simon, et de la scène des fantoches qui suit la mort de Cébès était plus violente, plus tourmentée, plus lyrique, et parfois plus maniérée. La deuxième version perd en convulsions et en circonlocutions, mais gagne en grandeur et en énergie. Claudel a retravaillé son texte, et particulièrement le « monologue » de Simon, dans le sens du resserrement, de la simplification, de la condensation, et aussi de la dramatisation, de l’efficacité dramaturgique. De ce fait on est passé d’un grand texte poétique à de la forte poésie dramatique. Plus précisément, à la fin du dialogue des deux presque frères, le monologue primitif a été réduit et clarifié, mais la didascalie intermédiaire a explosé jusqu’à devenir la plus longue de toute la pièce, et surtout la (nouvelle) scène des fantoches a connu un grand développement, elle a en fait pris consistance et existence à partir d’un embryon pâle et faiblement caractérisé du point de vue dramaturgique.

Ce texte est clairement un monologue, en tout cas très vite il le devient par logique de situation. C’est clairement aussi une phase de parole en trois segments nettement séparés, par gestes et indications scéniques, et par leur teneur stylistique. L’exclamation « Horreur ! » par laquelle Simon réagit à la perception de la mort de Cébès sert de pivot rhétorique et stylistique entre le premier moment et les deux autres. Elle dit la réaction physique de répulsion, de rejet du corps mort de Cébès et de la mort elle-même, elle dit aussi l’émotion soudaine, et retardée par et pendant les instants du chant, et le scandale intellectuel, moral et métaphysique. Cette exclamation, et le geste de s’asseoir, vont ensemble.

En toute rigueur, le premier segment est de la parole adressée, puisque Cébès est supposé entendre encore. Les deux autres sont de la parole mentale oralisée par convention. Mais il a déjà été remarqué que les situations de monologue dans ce théâtre ne le sont qu’à demi : les personnages sont tels qu’ils parlent à haute voix même quand ils sont seuls. En réalité cette remarque ne concerne que Simon, et l’entrée de Cébès au tout début, et La Princesse, à trois reprises, dans la troisième partie. L’exaltation de Cébès, et les souffrances, puis l’émotion, de la jeune femme, à la fin, naturalisant en partie ce comportement.

Un premier groupe de vers d’une tonalité lyrique et élégiaque accompagne l’extinction de Cébès. Un deuxième groupe, au-delà de l’exclamation « Horreur ! » et du geste de s’asseoir, comme les jambes coupées et pour se ramasser et réfléchir, mais un groupe deux fois plus long, réagit à cette mort par la révolte, le refus des affections ordinaires, et une sorte d’ironie glacée. Un dernier groupe, après le geste de se lever, lui-même produit par le cours de la réflexion précédente, très court, cinq vers, prend appui sur cette situation nouvelle et sur cette réflexion, et décide.

On peut encore affiner l’analyse, et repérer quatre « couplets » : le premier mouvement, les deux couplets de la colère, isolés et découpés par les vers courts, dont deux après tiret, qui accusent le coup reçu par Simon :

Je suis seul. J’ai froid.
— Il est mort et je suis seul.
— Cela me fait mal.

Et le quatrième, lui-même encadré par deux « vers » ultra-courts : Aujourd’hui, et la triple exclamation par quoi Simon convoque urgemment autour de lui la population du palais.

1.2.1. Premier couplet : la beauté du chant.

Ce couplet lyrique inaugural prend appui sur la sollicitation redoublée de Cébès par Simon, soulignée par l’indication scénique, puis sur l’espèce de citation d’une voix externe de couleur vaguement biblique : deux fois sept syllabes. Cette citation est métaphorique : elle signifie indirectement, elle évoque le calme et la douceur nocturnes, elle évoque aussi la convivialité familiale autour du chef de famille qui vient de donner ses consignes. Cette table terrestre est surtout la table céleste à laquelle un autre chef de famille vient d’inviter Cébès. Cette parole, comme de l’extérieur, est, en acte et en image, une première version de tout le couplet à suivre, et en particulier de l’exclamation : « Comme le soir est beau ! »

Le couplet se déploie selon une relative irrégularité dans la dimension et l’enchaînement des vers. Seuls les trois vers de la fin semblent se ranger dans une progression croissante : trois phrases, trois vers de plus en plus longs. C’est une parole du constat, de l’enregistrement, les phrases sont toutes de modalité assertive, elles ont donc toutes, quelle que soit leur dimension, la même courbe intonative, en accent circonflexe, qui correspond à un débit paisible, à une respiration régulière. L’équilibre du vers circonflexe est assuré par les coupes médianes, et par l’organisation syntaxique : voir la symétrie des coordinations, voir la double formule d’emphase (C’est ainsi que/ c’est à peine si), voir les deux inversions qui mettent deux fois le verbe au centre du vers, et derrière le verbe un long groupe nominal sujet, lui-même symétrique du groupe circonstanciel à gauche du verbe. C’est aussi une parole de présentation (il n’y a/C’est ainsi/Voici/ C’est à peine si) et de « passage » ou de passation. Et un chant pour accomplir cela, un chant, une psalmodie pour adoucir, emmailloter, la mort pour l’autre, et pour soi-même. Un chant pour « passer » Cébès aux éléments et à l’univers, le faire entrer dans la paix et la beauté terrestres, et cosmiques. Un chant pour « passer » le monde à ce qui reste encore actif chez Cébès : le nez, l’ouïe, le toucher, un sens global du mouvement…C’est le chant de Simon, l’autre poète, un bref moment concédé au lyrisme, mais un moment de couleur, de ton « Cébès », en ultime hommage à l’ami qui s’éteint.

Traces discrètes des personnes de l’interlocution, mais du côté de Simon c’est un pluriel flou : « nous », et surtout une fusion dans l’indéfini et l’universel : « tout », « personne ». Présence donnée aux « choses », et donc à la nomination, et adjectivation, expriment l’ « extase » du sujet parlant, et produisent les vibrations lyriques qui sont par Simon supposées capables d’atteindre encore Cébès. En l’espace de quelques vers beaucoup de temps paraît s’écouler : le soir, la nuit, le petit matin, au moins du cœur de la nuit à l’aube. La faux est ici métaphorique de la mort qui vient. Les derniers vers montrent que Simon a conscience de réintégrer Cébès dans la puissante et inaltérable mécanique de l’univers. Ils sont remarquables par une espèce de tranquille dilatation du regard et du souffle à l’échelle du monde. Le chant humain se fond dans le chant cosmique.

1.2.2. Deuxième couplet : la force de l’esprit : la mort détruit l’esprit. L’homme vrai se doit de la mépriser.

Comme il a été dit plus haut ce couplet est double, articulé sur de courts versets qui reprennent le motif du deuil et de la solitude. La première personne s’installe dans le discours, progressivement. Dans un premier temps elle connaît une dilution progressive, du je dans le nous, puis dans la non-personne : « Quel homme… ». Dans un deuxième temps chaque phrase se centre sur la première personne, trois fois sous la forme régime, la quatrième sous la forme sujet : « Je pourrais voir mes membres tomber. » Des questions apparaissent, plutôt rhétoriques au cœur du premier couplet, plutôt vraies questions à l’entrée et à la sortie du second : « Suis-je de pierre ?….Pourquoi vivre ? » Exclamations aussi, et apostrophe (Pantins !) se manifestent en relation (prévisible) avec la première personne. Une certaine rotation donc des modalités d’énonciation.

Surtout deux faits marquent ce moment : l’aboutissement, deux fois, à une espèce de clausule frappée de vulgarité et de violence ou d’agressivité. Et une nette amplification du rythme, par allongement du vers, et par liaison des vers. Cette amplification est à relier à la phase de réflexion et de délibération dans laquelle est entrée provisoirement Simon, phase qui se marque aussi par la rotation des modalités. Matériellement et phoniquement, dans le premier couplet, après le bref constat initial, trois vers en progression quantitative installent la parole dans sa forme délibérative, puis les vers quatre à sept, de longueur moyenne et sensiblement équivalente continuent ce mouvement d’amplification mais autrement : en effet ces quatre vers sont reliés entre eux comme deux vers de réponse intérieure à deux vers de questions, en outre le premier (Pourquoi…) est fait de deux sous phrases, il suppose donc une pause médiane, le suivant (Quel homme…) est fait d’une seule phrase et d’une seule coulée de la voix, les deux suivants sont liés par un enjambement externe (hocher la tête/Va rugir), même si ce premier mouvement d’amplification se casse sur une première émergence de la violence liée à l’horreur d’autrui et au retour, sous la réflexion, de l’émotion du deuil.

Dans le second couplet, on va retrouver un dessin proche, mais lui-même augmenté. Cinq versets reprennent le fil de la délibération, mais en deux phrases seulement, une phrase pour les deux premiers (Suis-je de pierre ?...qu’on regarde ou non.), une phrase pour les trois suivants, mouvement renforcé par un enjambement externe (résonner/Comme). Cette phase culmine sur une rentrée de la violence signalée par le tour exclamatif, le lexique, et l’image. Ici aussi l’unité est non seulement phonique, mais elle est conceptuelle, puisque les cinq vers prolongent la question « Suis-je de pierre ? » en la confirmant. D’une certaine façon les deux couplets s’entendent chacun comme un ïambe, puisque, deux fois de suite, la masse de parole vient buter sur un accent fort signalé par la violence lexicale et exclamative :

« rugir…braient…embouchure…Pantins ! »
« poumon de vache…porte d’une boucherie ! »
Et aussi par le tour emphatique : « C’est ainsi que… »   « Et ce soleil…il peut se lever… »

Le mouvement du second couplet, au-delà de la butée ïambique, se prolonge sur quelques vers irréguliers, et raccourcis, qui constituent en réalité comme un troisième couplet, le rythme y est différent, plus anarchique, et surtout, par le « Oui » qui le commence, ce moment représente comme une réponse définitive à l’ensemble des questions à soi posées dans les deux moments précédents. En somme tout le mouvement précédent aboutit à cette réponse radicale, et en même temps la parole se brise et se raréfie, un peu à l’image du raidissement, et de la pétrification par lesquels Simon se dit saisi. De la même façon le — Cela me fait mal ! qui est le dernier mot répond aux derniers mots prononcés, mais surtout clôt l’ensemble du monologue : « Cela » y a une double fonction anaphorique. Anaphore du proche, anaphore du total.

Si on envisage l’ensemble de ce grand couplet comme un seul mouvement de pensée, assis sur trois vagues internes, on y entend, comme souvent dans ce théâtre, une forte oscillation de la parole entre les vers très courts de la solitude constatée et du deuil, centré sur la première personne, et les vers plus longs, plus amples, et liés, centrés surtout sur « eux », par lesquels la méditation de Simon met brutalement tous les autres à une distance infranchissable entre eux et lui.

1.2.3. Troisième couplet : la violence de l’imposition de soi : l’univers humain est responsable de la mort de Cébès, il faut donc la leur faire payer, en mettant leur bestialité, et leur vilenie, sous la botte.

C’est le bref moment de la décision, et de la métamorphose décidée ici de Simon en Tête d’or. Entre deux vers ultra-courts, qui sont plutôt deux gestes, la parole multiplie des segments courts, de syntaxe rudimentaire, presque asyntaxiques pour certains, dans trois versets de longueur moyenne, qui sont eux-mêmes clos sur eux-mêmes et fortement séparés les uns des autres. S’ajoutent la démultiplication des marques de la première personne brutalement confrontées à la mention des autres : « eux tous ! », et la démultiplication des tours exclamatifs qui sont autant de quasi cris. A l’entrée du couplet, et à la sortie, les deux réalités essentielles et leur équivalence : « …qui je suis ! »… « mon..empire ». Il faut noter à nouveau la violence du vocabulaire qui entérine la distance : mufle…bestialité…cette assemblée de saligauds et de lâches… », et la violence tragique dans laquelle Simon se constate enfermé : ou mourir, ou le pouvoir absolu.

Quelques fils d’interprétation : Simon, après le délaissement de sa femme, après le délaissement de Cébès qu’il vient de vivre « en direct » sous nos yeux, se trouve réduit à une solitude définitive, il s’en empare, il la choisit, et, loin de se laisser détruire par elle, en fait le moteur de sa décision et de son énergie de s’imposer. Le monologue signifie et réalise cette solitude nécessaire.

Une telle situation signifie que l’homme, s’il est digne de ce nom, doit accepter de se déprendre de ses biens, de ses affections, de ses racines, entrer dans la solitude, et accéder à l’Empire. Le pouvoir suprême se paie de la solitude absolue. Mais l’Empire n’est à son tour qu’un leurre dont l’homme doit et va se défaire pour entrer dans la solitude de la mort, et avoir alors quelque chance d’accéder à l’essentiel ?

La scène du monologue procède par stases successives, stylistiquement très différenciées, mais en même temps elle est le geste, le mouvement continu par lequel Simon effectue sa métamorphose.

(Entrée)

Il va s’appuyer la tête contre le mur.
Grand bruit au dehors. Claquements de portes. Appels dans les escaliers. Entrent en masse dans la pièce une centaine de personnes : Le Tribun du Peuple avec trois ou quatre femmes près de lui, entouré de gens qui le touchent et qui lui prennent les mains ; à côté, le Moyen-Homme tenant son pardessus, dans le groupe le Suprême-Préfet, le Pédagogue et autres officiers publics, le Frère du Roi ; parmi eux le Roi, auquel personne ne fait attention. Représentants du Peuple, comparses. Entre après tout le monde l’Opposant, qui se tient à part avec trois ou quatre personnes mal habillées. Personne ne paraît remarquer la présence de Tête d’or, quoique tous se tiennent à distance de la place où il est.
La salle se remplit en un moment, et par la porte ouverte on voit des gens qui remplissent le vestibule et l’escalier et qui grimpent sur les banquettes pour voir. Tout le monde parle. Piétinement.
— Le Tribun du Peuple, parlant et riant aux éclats.
Eh bien, oui, c’est moi, me voilà ! — Bonjour, mon vieux ! — Hé ? — Bonjour ! — Emballés, empaquetés ! c’est comme ça que nous travaillons ! Oh ! oh ! oh ! — Belle dame ? — Bonjour! — Oui, monsieur! Ne me mangez pas, il y en a pour tout le monde ! Ouf ! — Bonjour ! — Faites-moi de la place, je ne suis pas petit !
— L’Opposant, dans un groupe, fiévreusement.
Cochon !
Va ! va ! va !, mon bon ! Jouis de ton bon moment ! Hum ! Nous verrons, nous verrons !
        Il se frotte les mains.
Qu’a-t-il fait avec la caisse des fournitures ? Et l’histoire des fusils automatiques ? je l’attaquerai devant l’Assemblée. Nous verrons !
Regardez-le comme il se fait peloter ! Regardez-le comme il se prélasse au milieu de ces biques !
— Quelqu’un de son groupe, à demi-voix.
Vous connaissez son histoire avec la femme du Suprême-Préfet ? Il était installé là-bas avec la femme du payeur-Compteur.
Et l’autre femelle est venue les rejoindre. Il y a eu des scènes.
— Un Monsieur, fortement, au Tribun du Peuple.
Monsieur, vous avez sauvé l’Etat !
        Il lui serre la main.
— Le Tribun du peuple
Ne dites pas cela ! J’aime mon pays, Monsieur ! (Très haut.) — Je n’ai pas désespéré de mon pays !
C’est le peuple qui a tout fait.
— Le Monsieur
Je dis que c’est vous tout de même ! Vous avez organisé !
Ce n’est pas les soldats qui gagnent les batailles. Vous avez organisé.
— Toutes les femmes, à la fois.
C’est vrai !
        Hochement de tête.
Rumeur dans la foule se propageant jusque dans les escaliers.
C’est vrai !
        Tapage au dehors.
Qu’est-ce que c’est ?
— Le Moyen-Homme, avec excitation.
Toute la ville est sur pieds ! Tout le monde crie après toi ! Il faut que tu leur parles du balcon. (Il lui parle à voix basse.)
Quelqu’un fait passer au Tribun du Peuple un journal. Le Moyen-Homme le lit par-dessus son épaule
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Clameurs, au dehors.
Jacquot ! Jacquot ! Jacquot ! Jacquot ! Jacquot ! Hourra !
— Le Tribun du Peuple
Dis que je vais leur parler !
Le Moyen-Homme va au balcon. On le voit qui se penche et qui agite la main. — Le Tribun du Peuple prend le bras du Suprême-Préfet et il se promène avec lui à travers la salle en causant et en faisant des gestes.
— L’Opposant
Regardez-les ! Non !
Son excellence le Suprême-Préfet ! Sérieux comme un âne couillard !
Vous savez qu’il fait des vers en cachette ?
— Le Tribun du Peuple, montrant obliquement Tête d’or du menton.
Hein ?
— Le Suprême-Préfet, avec autorité.
N’ayez pas peur.
— Le Tribun du Peuple
Dites-moi, Albert…
— Le Suprême-Préfet
N’ayez pas peur. Tout cela est ridicule !
Il a profité de…e…
Dirai-je l’énervement ? où nous étions. On n’aime pas cela, une fois que la crise est passée.
Il a pressuré les gens d’une façon épouvantable !
C’est un fol-hardi,
Un gamin ! et il est hautain comme un dieu.
Il ne se laisse pas toucher, et ceux qui s’approchaient de trop près,
Hommes ou femmes, il leur donnait de son bâton sur la tête.
Le Peuple connaît ses amis.
— Le Moyen-Homme, faisant un geste du bras.
Arrive !

Deux traits distinctifs sont très apparents dans cette longue scène, ainsi retravaillée par Claudel, et considérablement développée. La dénomination des personnages y est fantaisiste et humoristique, satirique plutôt. Ce sont des noms de papier, de fonction, ou de situation, frottés d’antiquaille, un bazar de noms hétéroclites et dérisoires, des noms d’ailleurs sans existence puisque le spectateur, qui n’a pas le texte sous les yeux, ne les connaît pas, sauf Albert et Jacquot, qui sont prononcés, deux prénoms familiers et ordinaires, et même ringards, le deuxième dénotant en outre le statut de perroquet prêté par Claudel à ces personnages.

Deuxième trait : les paroles de ces gens ne sont guère que le prolongement, plus ou moins prévisible, de la gesticulation et du mouvement, elles sont la plupart du temps du geste et un peu plus, du geste, du bruit, et un peu plus. Ce sont donc des « personnages » sans réalité ni épaisseur, en carton-pâte ou en deux dimensions. Ce qui entre ici bruyamment et désordonnément c’est une petite troupe de « pantins », cette entrée étant elle-même mise en abyme, puisqu’ils vont se donner à voir sur le balcon à une foule – invisible mais qu’on entend – qui les acclame et se reconnaît en eux. Le mutisme de Tête d’or, au fond et dos tourné pendant un long moment, dénonce et dégonfle par avance, et tout au long, ces baudruches vaniteuses et satisfaites.

Deux axes principaux pour l’étude : les didascalies et les mouvements scéniques découpent et fragmentent ce premier segment d’une longue scène de mouvement (soudain) et de foule (incontrôlable), scène d’abord centrée, quoique mollement, autour du Tribun du Peuple, l’ensemble étant centré, mais en creux, sur « l’absence » et le silence de Tête d’or.

Dans cette longue scène, développée et théâtralisée dans la deuxième version, le poète a mis en scène avec beaucoup de virtuosité, et un tempo très différent de tout ce qui a précédé, ces « personnages », même en toc, et leurs « dialogues » plus ou moins croisés, leur mesquinerie et leur grotesquerie.

Toute une longue scène, dans la tradition des « fantoches », venus par Musset de Shakespeare. Et utilisés par Claudel pour créer un contrepoint, une contre-tonalité, et un contre-tempo en regard de la hauteur, de la tension, et de la relative lenteur de la première partie et de toute la première moitié de la deuxième jusqu’à la mort de Cébès. Il semble que Claudel ait voulu casser provisoirement l’effet-Simon laissé par le monologue et par la mort de Cébès : au « il y a moi » crié par Simon répond ce « il y a eux ». Et en même temps, par toute cette agitation stérile pousser Simon à bout, tendre le ressort Simon, déjà bandé dans la scène précédente, jusqu’à l’éclatement du drame.

2.1.1. De courtes séquences, coupées de petites gesticulations, autour de minuscules événements, des personnages qui ont à peine la parole, parce qu’ils n’ont rien à dire, mais qui l’ont justement beaucoup, et beaucoup trop, pour ce qu’ils ont à dire et à faire.

Du bruit, du mouvement, une impression de désordre, de confusion. Le Tribun parle et rit aux éclats, l’Opposant parle à son groupe fiévreusement, un Monsieur s’exprime fortement, le Tribun répond très haut, toutes les femmes crient à la fois, la Rumeur se propage, il se fait du tapage, le Moyen-Homme intervient avec excitation, des Clameurs se font entendre, le Suprême Préfet parle avec autorité. Toutes les indications ici rappelées sont celles que Claudel a inscrites en marge de ce début de scène. A ces indications qui modulent la parole et le bruit s’ajoutent des indications de gestes et de mouvements. Au total c’est du brouhaha, des personnages en deux dimensions, des rôles, des fonctions sociales ou mondaines, des êtres sans plus d’épaisseur que leurs étiquettes. Un désignatif entre autres est emblématique de ce type d’individus : le Moyen-Homme. « Moyen » par la taille, par l’épaisseur, par l’intelligence, par le rang social ?

2.1.2. Dans ce désordre une certaine structure se dessine : ce segment de scène a lieu entre deux didascalies qui désignent Tête d’or. Le Tribun ouvre la scène, puis l’Opposant et son groupe se signalent, puis intervient une scène de foule autour du Tribun, et le Tribun clôt ce moment par un court dialogue avec le Suprême Préfet. La scène de foule se dédouble, puisque les personnages sont en scène, au balcon, devant leur public, et que tous, les personnages visibles et la foule invisible, mais qu’on entend, constituent le spectacle.

Et même un peu plus, une structure en miroir : pendant l’entrée bruyante du Tribun (1), le groupe des opposants (à part ?) regarde et débine le personnage (2). Au centre du passage, la scène de foule à voix diverses. Puis en ordre inverse, ou en chiasme, sous le regard de l’Opposant qui débine encore à distance (à part ?) (2), a lieu la conversation du Tribun et du Préfet (1). Ce segment est clos sur lui-même, ce qui semble montrer que de tels moments ne débouchent sur rien que sur de l’écho, de la réduplication d’une parole creuse. Aux deux extrémités de ce premier segment, la voix du Tribun, qui est ici la voix importante.

2.2.1. La langue mélange les registres, le familier, et même le grossier, le standard, et l’ampoulé, dans le lexique : emballés, empaquetés…cochon…peloter…ces biques…son histoire avec…l’autre femelle…Jacquot…âne couillard…vs…sauver l’Etat…J’aime mon pays…Je n’ai pas désespéré…Vous avez organisé… Et dans la syntaxe : voir par exemple les tours interrogatifs par intonation seule : Vous connaissez son histoire avec la femme.. ? ou Vous savez qu’il fait des vers en cachette ?, les constructions détachées, le mélange des deuxième et cinquième personnes.

Beaucoup de formules elliptiques, qui témoignent d’une langue relâchée, et qui en même temps, dans cette imitation d’une langue très parlée, accompagnent des gestes. Parfois il y a de la parole sans personnage : C’est vrai, ou Qu’est-ce que c’est sont des exclamations rapportées à la Rumeur ! les désignatifs sont imprécis : …mon vieux…Bonjour…Belle dame ?…c’est comme ça…Tout cela…

Les interventions sont presque toutes très brèves, elles s’enchaînent, on peut penser d’ailleurs que pour concentrer encore plus le mouvement les interventions de l’Opposant et de son groupe sont dans une position de quasi-aparté. Beaucoup de répliques sont en fait le produit du mouvement et de la foule, sans acception d’individus distincts, les paroles sont d’ailleurs interchangeables. Elles sont marquées par le vide, comme le sont toujours les propos convenus.

2.2.2. Rotation rapide des positions de parole. La rapidité se voit particulièrement à la rotation des positions. Déjà l’entrée du tribun est caractéristique du procédé : il entre en parlant presque simultanément à une foule de gens qu’on n’identifie pas, il répond à des questions qu’on n’entend pas, il répond par des mots elliptiques et obscurs, il répond aux questions par d’autres questions, il projette des saluts, des interpellations, des traits qui se veulent humoristiques, il se met sans arrêt en scène, et sa parole avec lui. Littéralement il fait la roue.

Après l’entrée du tribun la scène présente trois positions de la parole : l’Opposant parle du Tribun à la troisième personne. « Je l’attaquerai…Regardez-le… », puis, plus loin, « Regardez-les !… ». Les échanges entre comparses/complices et le Tribun se font en deuxième personne du singulier. « Il faut que tu leur parles…Dis que je vais leur parler…Arrive. » Les échanges, joués, officiels, et sous le regard des autres, entre le Tribun et le Monsieur, entre le Tribun et le Préfet, se font en deuxième personne du pluriel. « …vous avez sauvé l’Etat…Ne dites pas cela…c’est vous tout de même… », puis « N’ayez pas peur …Dites-moi, Albert…, etc… » En outre on peut voir que l’Opposant et son groupe sont en marge, et en position de regarder ce qui se passe, et non pas d’agir, mais simplement de commenter à distance. Pour les autres, sans parler de la foule imbécile et crédule, ce qu’ils représentent c’est à la fois la basse complicité, et l’affichage d’une pseudo et pompeuse solidarité. Ils sont les faux puissants, les vrais politiques qui jouent des insignes de la puissance sans l’avoir vraiment, et qui se retrouvent. Toute ressemblance avec des événements et des personnages contemporains n’est que le fruit du hasard.

2.3.1. Plus grotesques (ridicules et vaguement dangereux) que comiques. Comiques parce qu’ils n’ont rien à dire, parce qu’ils changent de position selon le vent, parce qu’ils défieront Tête d’or tant qu’ils croiront pouvoir le faire sans risque, puis ils se rallieront prudemment. Grotesques parce qu’ils réapparaissent après le danger, parce qu’ils parlent haut, fort, avec pompe et enflure, mais font peu, parce que leur ressort essentiel est de l’ordre d’un lâche soulagement. Ils sont dangereux parce que lâches et faibles, et donc prêts à toutes les trahisons.

2.3.2. Trois fantoches dominent ce début de scène

Les Opposants sont marginaux et sans consistance, spectateurs amers et rancuniers du spectacle. Au Tribun sont dévolues la volubilité creuse, la rondeur fonctionnelle, la vulgarité et la vanité mêlées (… « emballés… ne me mangez pas…je ne suis pas petit… »), une certaine impudeur combinée avec un peu de prudence aussi, comme on le voit à la fin de cette séquence dans son mouvement du menton vers Tête d’or, la fausse modestie (« C’est le peuple… »), et même la grandiloquence s’il le faut (« J’aime…Je n’ai pas désespéré… »). Le Suprême-Préfet a droit ici à une petite tirade. Il est caractérisé par l’Opposant : « Sérieux comme un âne couillard ! ». Sa parole fait dans l’emphase et la pompe (« N’ayez pas peur… »), dans le mépris et les jugements sans appel (« Tout cela est…C’est… »), dans l’autorité creuse et sentencieuse (« Le Peuple connaît ses amis »). Mais il est aussi relativement précautionneux, il contrôle sa parole. On le voit à la recherche de précision, et au décalage du mot à prononcer dans le passage : « Il a profité de…e…//Dirai-je l’énervement ? où… ». Le traînement de la voix sur la préposition, l’enjambement de fin de vers retardateur, l’incise, et le tour interrogatif, autant d’instruments de l’étalement, et du contrôle par lui-même de son discours. Les « nous » et les « on » font de même dans la solennité, et dans la prudence : il se garde bien de se désigner comme l’auteur personnel de son propre discours, alors que le Tribun n’a ni cette « pudeur » ni cette prudence. Enfin il est le seul dans ce passage à qui soit donnée comme une amorce de tirade. Cela l’installe dans une position un peu différente des autres : il a un titre de pouvoir, sa parole se souvient de ce qu’il est censé faire des vers en cachette, il a l’air plus emphatique que dangereux, mais il faut toujours se méfier des cocus plus ou moins magnifiques.

2.4. Kaléidoscope de la médiocrité et de la sottise, avec beaucoup de bruit, et sur un tempo assez rapide. La peur passée, et la victoire acquise, évidemment sans eux, les rats réapparaissent, et cherchent à éliminer celui à qui la victoire est due. Ingratitude, lâcheté, mesquinerie, courtisanerie, toutes « vertus » que Claudel caricature allégrement. Ombres de personnages dont les silhouettes doivent sans doute à quelques fonctionnaires et politicards de la Troisième république commençante dont le jeune Claudel a dû avoir connaissance. Images antithétiques de celui dont ils ont peur et qui va les mater durement, ils sont ceux malgré qui l’histoire se fait. Ils s’inscrivent aussi, en deçà et au delà du drame de Claudel, dans une tradition du théâtre élisabéthain, réalisant une esthétique du mélange des genres que Hugo avait théorisée sans la faire vraiment exister dans son propre théâtre.

Ces quatre textes, et leur regroupement par deux, composent jusqu’à un certain point un artefact. Mais ce double regroupement est aussi fondé sur le fonctionnement en profondeur de la pièce. Il emblématise ce que je crois être une dimension essentielle de ce drame, ce que j’appelais en commençant le travail du deux. Travail du deux, mais, pour aller au bout de ce travail, travail de deuil du deux. En effet la logique intime de cette conception et de cette création est qu’au fond du deux c’est le « un » qui repose. Le duo intime Cébès-Simon aboutit irrésistiblement à la monade Simon, l’alliance solennelle de Simon et de la Princesse laisse finalement, quoique pour peu de temps, la Princesse seule. Mais corrélativement le un est complexe, le un consent au deux pour redevenir un, et seul. Au fond Simon est homme et femme à la fois, de même que Cébès est femme et homme à la fois. Et que la Princesse incarne féminité et virilité. Insexuation est la face négative de ces mystérieux personnages, ou refus de choisir entre un sexe et l’autre. Androgynie en est la face positive. De ce point de vue ce théâtre ne ferait que mettre en scène l’affrontement en tout homme, en Claudel lui-même, du principe de féminité et de celui de virilité. Ainsi pourrait se comprendre la structure du deux, et cette oscillation entre le deux et l’un, et cet engendrement perpétuel de l’un par l’autre.

Cela dit, ces quatre textes, en tant qu’ils sont représentatifs de la pièce entière, et ces quatre analyses, si elles sont à peu près justes, ouvrent la réflexion dans une autre direction. Ils me semblent montrer exactement ce que le poète a gardé en mémoire de la tradition du grand théâtre, au fond assez peu, et ce qu’il a apporté en invention propre. Les grandes œuvres sont évidemment celles qui font rupture avec toute une tradition, et ouvrent sur du nouveau, celles qui créent à la fois une matière et une forme sans exemple auparavant. Cette capacité d’invention et de rupture se signale de plus en plus à mesure qu’on quitte les âges classiques vers les âges modernes. Déjà au XVIIIe siècle, les Mémoires de Saint-Simon, L’Esprit des lois, les Contes de Voltaire, les Confessions sont des œuvres de rupture. Mais au théâtre la rupture radicale est plus difficile qu’ailleurs du fait de la prégnance des formes matérielles du spectacle. On voit bien qu’au XVIIIe siècle c’est le théâtre classique qui se continue longtemps, et même le théâtre de Beaumarchais n’est pas très éloigné de celui de Molière. Et après tout le théâtre romantique, celui de Hugo en particulier, manifeste encore cette continuité. Il faut en fait attendre Claudel pour voir se faire aussi au théâtre la révolution romantique décrétée et théorisée par Hugo. Claudel réussit à rompre avec les habitudes acquises, et en même temps il réalise l’œuvre totale que les romantiques avaient métaphorisée comme « l’airain de Corinthe ». Curieusement d’ailleurs il y a bien rupture, mais rupture pour soi, rupture sans lendemains, comme si Claudel était allé d’un coup au bout de la formule inventée par lui, et qu’il en ait exploité toutes les possibilités, ou plutôt qu’il ait fait vraiment rupture, mais en faveur d’une formule aménagée à son seul usage à lui, et déclinée ensuite dans tout son théâtre, mais dans son seul théâtre.

Ce que Claudel a gardé en mémoire, c’est, outre le dispositif général de la parole sur la scène, mais c’est le minimum inévitable, une certaine place donnée au soliloque, et des bribes de situation, des détails de formulation. Par exemple dans les deux grandes scènes de récit, ou dans les entrées et sorties tumultueuses des hommes d’armes. Ou dans la scène des fantoches, dont le début est examiné ici. En invention, une forme nouvelle de la parole, en particulier quand les circonstances la mettent sous tension, je veux dire le verset, et aussi la tendance forte des personnages à parler plutôt qu’à se parler, le mouvement continu de l’action, qui n’est articulé que par les entrées et sorties de personnages, la coexistence et presque l’interpénétration, ou plutôt l’équilibre fragile entre le drame et le lyrisme, la prolifération et l’originalité, la singularité même, métaphoriques, et l’extraordinaire richesse spirituelle et symbolique. Ainsi donc en gros un théâtre sans mémoire, structurellement. Les formes dramaturgiques sont réinventées, le verset est un instrument nouveau, les personnages sont plutôt des complexes d’idées, on est entre poésie et théâtre, l’ensemble est plus autobiographique que dramaturgique, plus didactique que spectaculaire. Mais une œuvre fourmillante de la mémoire des théâtres antérieurs, des littératures antérieures : une œuvre, même aussi nouvelle, ne sort pas du néant non plus. Une sorte d’ « odni », un objet dramaturgique non identifié.

Sur deux points majeurs la pièce de Claudel est même paradoxale, elle est une espèce d’antithéâtre, ou de hors-théâtre. Sur le premier point je ne reviens pas, à savoir ce mécanisme dramaturgique du deux, qui est étranger, et même contraire, en tout cas à la tradition du théâtre en France. Il faut sans doute remonter au théâtre grec pour le comprendre. Mais le verset ? le verset est au fond un dispositif antidramatique de la parole. On a déjà un peu le même problème avec le vers de la tragédie, mais le vers métrique est une machine stricte et neutre, que chaque poète utilise selon son génie propre : il y a donc plusieurs vers tragiques. Cela dit, la tension drame/lyrisme existe tout de même dans ce théâtre, mais elle est toujours résolue au bénéfice du drame. En revanche il n’y a qu’un verset, celui de Claudel. Dans Tête d’or en particulier, que le vers soit dans la bouche de l’un ou de l’autre, il est toujours la respiration d’une même âme, et cela même si la parole est celle d’une femme. Claudel a beau y varier les effets de syntaxe, de lexique, de registre, ou de rythme, ou encore les instruments énonciatifs, le verset est toujours de lui, à lui. Et donc la tension drame/lyrisme est plutôt résolue, dans la première version, mais encore dans la seconde, au profit du lyrisme. Cet aspect des choses pourrait expliquer au passage les difficultés rencontrées dans l’étude stylistique de ce texte : au fond ces difficultés résultent de ce qu’on tente d’analyser comme théâtre un texte qui est fondamentalement autre chose, et qui pourtant est du théâtre.

Ainsi va ce drame, cette épopée, cet énorme poème, fusionnant au moins trois niveaux d’aventure : aventure historique, par empilement d’aventures illustres. Aventure spirituelle : du délaissement à la solitude, imposée, puis choisie, et de la solitude à…quoi ? Aventure poétique, qui a partie liée avec l’aventure spirituelle : les deux poètes, un poète qui meurt, lunaire et plutôt féminin, un poète qui survit à la déliaison du couple, un poète solaire et mâle. Au fond le poème d’une mort et d’une résurrection. Mort et résurrection du poète lui-même.

Ecriture et mémoire : en gros un théâtre sans mémoire, structurellement, les formes dramaturgiques sont réinventées, le verset est un instrument nouveau, les personnages sont plutôt des complexes d’idées, on est entre poésie et théâtre, l’ensemble est plus autobiographique que dramaturgique, plus didactique que spectaculaire. Mais avec cent mémoires, des théâtres antérieurs, des littératures antérieures : une œuvre, même aussi nouvelle, ne sort pas du néant.

Confronter les deux versions : à mesure que l’œuvre se dramaturgise, elle développe sa mémoire.

Mémoire du théâtre, mémoire de l’histoire et du mythe, mémoire personnelle.

Ce qui préoccupe Claudel, ce n’est pas le passé, c’est le bond en avant, c’est la saisie du présent, pour le comprendre et le transformer.

Autre piste : s’il y a une mémoire interne à l’œuvre, qui fait les personnages se construire et s’étoffer.

Pour citer cet article

Lucien Victor, « Tête d’or, ou le travail du deux, ou le travail de deuil du deux… », paru dans Loxias, Loxias 11, mis en ligne le 15 décembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1005.

Auteurs

Lucien Victor

Lucien Victor est professeur émérite de langue et littérature françaises à l'Université de Provence. Il a concentré l'essentiel de ses recherches ces dernières années sur la littérature française des XIXe et XXe siècles, sous l'angle de l'analyse stylistique de quelques grands auteurs : Laforgue, Aragon, Giraudoux, Claudel, Saint John Perse. Il a en particulier travaillé sur l'œuvre d'Aragon, prose et poésie. Ses derniers articles portent sur Saint John Perse, et sur les relations entre grammaire et poésie.