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Louise Sampagnay  : 

Récit d’enfance et conscience métalinguistique : échos des Grandes Espérances de Charles Dickens dans La Langue sauvée d’Elias Canetti

Résumé

Dans la lignée de la thèse de C. Meyer (1997) portant sur les intertextes chez Elias Canetti, cet article avance que l’auteur déploie en filigrane du premier tome de son autobiographie, La Langue sauvée (1977), une relation transtextuelle avec Les Grandes Espérances (1861). Le roman de Dickens, en tant que Bildungsroman où le récit de soi construit par le narrateur homodiégétique, Pip, passe aussi par sa relation au langage, trouve un écho chez Canetti, auteur au « plurilinguisme flamboyant » (Demet). L’étude comparée des deux textes s’articule autour de la transition de la langue-organe vers la langue-langage dans les deux récits d’enfance.

Abstract

Following C. Meyer’s dissertation (1997) on intertextuality in some of Elias Canetti’s works, this article argues that there exists a transtextual phenomenon between the first volume of Canetti’s autobiography, The Tongue Set Free (1977) and Charles Dickens’ Great Expectations (1861). As a Bildungsroman, Dickens’ novel is partly metalinguistic and Pip’s relationship to language is echoed in Canetti’s depiction of his own multilingual childhood. This comparative analysis of both childhood narratives focuses in particular on the synecdochal transition from the anatomical tongue to the tongue as language.

Index

Mots-clés : autobiographie , Bildungsroman, Canetti (Elias), conscience métalinguistique, Dickens (Charles), intertextualité, récit d’enfance

Géographique : Autriche , France, Grande-Bretagne

Chronologique : période contemporaine , XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Jusqu’à la thèse de doctorat de C. Meyer1, la présence d’intertextes extérieurs à l’aire germanique dans les écrits autobiographiques d’Elias Canetti avait été peu explorée en regard de ses influences allemandes et en particulier autrichiennes. Pourtant, l’ouvrage collectif dirigé par G. Neumann2 ainsi que les statistiques établies par B. Kampel3 concernant les auteurs admirés ou haïs par Canetti4 laissaient envisager l’envergure de la Weltliteratur goethéenne5 dans le récit de soi canettien et dans la construction rétrospective d’une figure d’écrivain-lecteur, érudit et passionné dès l’enfance. En postulant l’existence d’un lien transtextuel entre Les Grandes Espérances (1861) de Charles Dickens et La Langue sauvée (1977) d’Elias Canetti, nous proposons de réaffirmer la place de Dickens au sein de la « galerie des ancêtres6 » dont aurait « besoin » un écrivain selon Canetti7.

2Jusqu’aux Confessions (1765) de Rousseau, qui annoncent l’avènement du récit d’enfance en Europe au XIXe siècle, cette période de la vie ne suscite pas grand intérêt : comme le rappelle Ph. Ariès, il ne s’agit que d’une préhistoire du sujet, globalement dénuée de sens. Faire de l’enfance un sujet de la littérature revient donc d’une part à questionner sa place dans la construction d’une personnalité fictive ou non ; d’autre part à lire le passage à l’âge adulte comme un « progrès » ou une « dégradation8 ». Dickens écrit ses Bildungsromane9 alors que le récit d’enfance connaît son heure de gloire ; comme Canetti un siècle plus tard dans La Langue sauvée, premier tome de son autobiographie, l’auteur victorien décrit dans Les Grandes Espérances la désillusion dont est teinté le passage à l’âge adulte de Pip, le narrateur. Suivant ce que Genette appelle une « situation narrative10 » complexe, cette transition (auto)biographique est présentée comme une dégradation cruelle après une enfance plutôt épargnée, malgré la perte d’un (chez Canetti) ou de deux parents (dans le cas de Pip).

3La question du langage, premier matériau du récit, nous semble primordiale en regard de la densité des situations narratives dans le récit d'enfance romanesque ou autobiographique. Même sans faire activement usage d’une grille de lecture psychanalytique, l’approche méthodologique consistant à étudier l’impact du rapport au langage sur le récit d’enfance résonne des implications d’une analyse post-freudienne dont il faut toutefois se prémunir dans le cas de Canetti, comme le rappelle E. Leroy du Cardonnoy11. Par contraste, c’est dans une perspective freudienne et dans un contexte structuraliste marqué par l’influence des écrits de Lacan sur le langage que M. Robert, en 1972, propose pour le roman le paradigme du « bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l'attaquant de front » et de « l'enfant trouvé, qui, faute de connaissances et de moyens d'action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie12. » En outre, dans les deux cas de figure, le retour à l’enfance signalerait selon M. Robert « une sortie de l’exil13 » par l’auteur et par son ancien enfant-personnage – le double de papier de l’adulte scripteur. Cet exil est, d’après M. Robert, le déplacement imaginaire propre au roman familial. Selon S. Freud puis O. Rank14, le roman familial est le récit émergeant au cours du développement normal – à savoir non-pathologique et envisagé comme intangible et universel – de l’imagination infantile, dont le névrosé ne s’est toujours pas extrait à l’âge adulte, puisqu’il continue d’y travailler consciemment15.

Le retour à l’enfance est pour le romantique de toutes nuances le modèle du retour à soi qu’il faut vouloir pour annuler les suites de l’exil. « Comme un enfant en voyage, écrit Maurice Guérin, mon esprit sourit sans cesse à de belles régions qu’il voit en lui-même et qu’il ne verra jamais ailleurs. » Une fois rentré en soi, rentré chez soi, le poète participe à la vie cosmique tout entière, qui lui révèle son langage sans paroles, et le mystère de ses commencements16.

4P. Angelova assimile la trilogie autobiographique de Canetti à un Bildungsroman17 en démontrant son caractère téléologique, rattaché à des marqueurs d’identification du genre. L’œuvre suivrait une dynamique « transnaturelle » et « transpersonnelle » des souvenirs et obéirait à une « structure mémorielle tripartite18 » organisée autour des voyages, de l’exclusion du paradis suisse, de la mère comme obstacle narratif et de Karl Kraus comme mentor et vecteur d’émancipation. Néanmoins, P. Angelova ne s’est pas penchée sur la question du langage et de la réflexivité langagière dans l’autobiographie-Bildungsroman de Canetti. C’est ce à quoi nous nous proposons de remédier dans le présent article, au prisme du constat opéré par M. Robert. La conscience métalinguistique de l’Enfant trouvé et celle du Bâtard réaliste recouvrent-elles une même réalité littéraire ? Se confondent-elles avec une aspiration cosmique au silence par-delà les affres des traumas et les ambiguïtés de la mise en récit d’une enfance et d’une jeunesse négociant leur rapport au réel en contexte (auto)biographique ?

5En outre, le paradigme du Bâtard réaliste et de l’Enfant trouvé que construit M. Robert est-il valable pour tout type de récit d’enfance, au-delà de leur rapport au réel et à l’authenticité (Bildungsroman dickensien, autobiographie canettienne) ? Pour tenter de répondre à cette question, nous montrerons que c’est dans un rapport au langage singulier, hautement réflexif et fécond que le narrateur homodiégiétique se constitue en sujet autonome ; en ce sens, le déploiement textuel du narrateur romanesque ou fictionnel semble indiquer que la construction de sa personnalité est essentiellement métalinguistique. Nous argumenterons ce point en postulant l’existence d’un phénomène hypertextuel19 entre La Langue sauvée et Les Grandes Espérances. Canetti se représente, jeune lecteur, dévorant Dickens avec « une passion sans égale20. » Or, à l’instar de Kien dans Auto-da-fé (1935), la vie entière d’Elias Canetti semble construite autour de la littérature et du théâtre sur le mode d'une obsession presque pathologique dès l’enfance, comme il le suggère à maintes reprises dans son autobiographie. Il serait certes présomptueux de parler de transtextualité du fait de l’abondance des références littéraires dans le texte canettien : les références multiples à une « galerie d’ancêtres » écrivains sont une caractéristique majeure du style de Canetti. Du reste, la mise en scène d’une profondeur littéraire revêt une plus grande importance dans un contexte autobiographique : de Tolstoï à Sartre, un écrivain cherche souvent à se présenter au lecteur comme érudit cultivé, digne membre d’une communauté littéraire.

6En quoi Dickens se distingue-t-il des nombreux autres auteurs lus par le jeune Elias, occupant une place privilégiée qui pourrait déjà motiver en soi la quête d’échos dickensiens dans La Langue sauvée ? Peut-être par l’usage littéraire précurseur d'une conscience linguistique comme outil narratif original que fait Dickens dans Les Grandes Espérances. Dans La Langue sauvée, ce rapport à la langue est d’emblée central par le motif de la confusion des langues (Sprachverwirrung) qui caractérise la jeunesse de l’auteur-narrateur-personnage plurilingue. Le rapport réflexif aux langues et au langage est récurrent chez Canetti, comme le suggèrent par synecdoque les occurrences de la langue-organe à des moments narratifs stratégiques déjà commentés21. Ces traits métalinguistiques sont communs à Dickens et à Canetti. Ils sont, en outre, liés au trauma de l’incipit au dénouement. La deuxième partie de cet article montrera en quoi le personnage dickensien de Magwitch et la terreur qu’inspire son corps à Pip ont pu influencer les diverses angoisses liées à la langue-organe chez Canetti. Il s’agira enfin d’expliquer comment Canetti, s’étant approprié l’usage dickensien d’un corps terrifiant autour du motif de la langue-organe, s’en libère finalement en déployant diégétiquement la langue-langage.

1. Échos dickensiens de Pip à Elias : un trauma initial, une naissance par le langage

7Nul ne peut affirmer que Les Grandes Espérances constitue un hypotexte clair de La Langue sauvée : il n’y a ni similarités structurelles, ni topiques fortes. On pourrait en revanche parler d’échos. Une relation hypertextuelle diffuse émane de l’énonciation problématique du je dans les deux œuvres ; elle est liée aux similarités génériques entre l’autobiographie de Canetti (qui dresse un récit de soi de sa naissance en 1905 à 1921) et le genre du Bildungsroman, roman de formation dont la diégèse est souvent focalisée sur une instance narratrice homodiégétique22 et retraçant l’« histoire d’une jeunesse23 ». Les Grandes Espérances appartient bien à cette catégorie puisque Pip narre son histoire de son premier souvenir jusqu’au début de sa vie d’adulte. Les deux narrateurs dickensien et canettien sont homodiégétiques, retraçant leur enfance et leur transition vers l’âge adulte et l’autonomie.

8Le deuxième élément commun aux Grandes Espérances et à La Langue sauvée est l’emphase placée sur le langage au niveau extradiégétique mais aussi hypodiégétique : les narrateurs font usage d’une conscience métalinguistique à plusieurs reprises24. Cela ne saurait surprendre chez Canetti, puisque la multiplicité des langues (tantôt babélienne et inquiétante, souvent grisante) occupe une place de choix dans son œuvre. En outre, malgré son mépris pour Freud, Canetti ne peut faire l’économie d’une attention d’inspiration psychanalytique aux mots. En revanche, la présence d’une conscience métalinguistique spécifiquement littéraire25 au plus bas niveau narratif est plus surprenante dans le cas de Dickens. Qu’un auteur pré-freudien et surtout pré-lacanien puisse distiller chez son narrateur intradiégétique une telle attention réflexive aux mots et à la langue elle-même fait figure d’exception dans le monde anglophone, en regard des pays de langue allemande où elle tend à être plus répandue dès Sterne et le premier romantisme allemand26. La conscience linguistique de Pip est fortement marquée dès l’incipit au cimetière – le narrateur élucubre sur son propre nom et sur ceux de ses parents enterrés là – sans que ces considérations n’aient pour l’instant une quelconque valeur sociolinguistique. Plus tard, la dimension métalinguistique se mue en symptôme du mépris de classe que ressent Pip : après avoir déménagé à Londres en emportant avec lui ses grands espoirs de réussite financière, le jeune homme commence à réfléchir et à modifier son propre langage en regard des sociolectes des autres, qui sans cesse le renvoient à l’exil (pour reprendre le terme de M. Robert) apparemment salutaire qu’il a effectué en sortant de sa classe. Nous nous concentrerons ici sur la conscience métalinguistique liée à l’idée de référentialité car celle-ci est moins commentée par les études dickensiennes que ne le sont les aspects sociolinguistiques.

1.1. Elias lecteur de Dickens

9Afin de justifier l’argument d’un éventuel hypotexte dickensien dans La Langue sauvée, on peut relever les mentions de Dickens chez Canetti. Les romans de Dickens comptent parmi les « lectures de nuit27 » du jeune Elias qui se lamente de n’être autorisé à les lire que trois ou quatre fois. Elles font l’objet de querelles dramatiques entre Elias et sa mère, qui confisque l’exemplaire de David Copperfield que son fils a trop lu – alors même que c’est elle qui, ayant attisé le « désir » et les « passions » de son fils pour l’auteur victorien, s’« inquiète » ensuite devant l’ampleur des affects littéraires de l’enfant28.

10Il n’y a dans La Langue sauvée de référence ni au titre, ni à l’argument, ni aux personnages des Grandes Espérances. Toutefois, les œuvres de Dickens mentionnées par Canetti dans le cadre de ses lectures nocturnes sont des Bildungsromane29. Or, la seule mention dans un contexte autobiographique de ces romans d’initiation, parfois écrits à la première personne et plaçant l’accent sur l’enfance d’un personnage jusqu’à son entrée dans l’âge adulte est significative : La Langue sauvée se concentre sur ces mêmes premières périodes du récit de soi. En outre, c’est bien en tant que jeune lecteur passionné par Dickens que la figure d’écrivain lecteur que donne Canetti de lui est la plus évocatrice : il s’agit de présenter aux lecteurs de son autobiographie son jeune double sous l’emprise littéraire de Dickens qu’il lit en cachette de sa mère au point d’économiser patiemment son argent de poche pour acheter des piles afin de commettre cet acte prétendument transgressif (il s’agit en fait d’imiter sa mère, grande lectrice). Le substantif « secret30 » revient à six reprises en quelques paragraphes : la relecture frénétique du même livre frise la passion et laisse entendre qu’il s’agit du premier grand amour littéraire de Canetti.

11Au vu de ce premier grand amour de lecteur, on peut s’étonner de ne pas trouver de mention des Grandes Espérances ; il appartiendrait à l’horizon d’attente d’un lecteur instruit de le voir évoqué auprès des deux Bildungsromane que sont Oliver Twist et David Copperfield, aussi célèbres que lui. Comment expliquer cette absence paradoxale pour qui cherche à prouver l’existence d’une relation transtextuelle ? La mention d’un titre précis comme allusion à un intertexte était peut-être trop aisément identifiable par les lecteurs, Canetti leur faisant suffisamment confiance pour éviter de fournir des indices, comme l’avance M-F. Demet31. En outre, le lecteur des Grandes Espérances perçoit assez tôt la dimension ironique du titre choisi par Dickens : chacune des « grandes espérances » de Pip concernant l’argent, l’amour, son statut de gentleman semble d’emblée voué à l’échec par un mélange de malheureux hasards, de cécité et d’illusions entretenues par le narrateur homodiégétique. Si le lecteur est conscient de l’ironie tragique dont est chargé le roman dès le titre, c’est qu’il dispose de plusieurs informations inaccessibles au jeune Pip : adroitement guidé par le narrateur extradiégétique plus âgé, le lecteur frémit des erreurs et malentendus dont se rend victime son jeune double intradiégétique. Cette ironie tragique peut déjà évoquer la désillusion que Canetti confère rétrospectivement à son propre passage à l’âge adulte à la fin de La Langue sauvée qui se conclut sur une dispute avec sa mère, déjà annoncée par les tensions autour de la langue et de la littérature dans l’enfance. On pourrait avancer que la conjugaison des deux désillusions du passage à l’âge adulte chez Pip et Elias, et de la mention nominale du titre des Grandes Espérances près du nœud narratif dans l’économie de La Langue sauvée – nœud constitué par les scènes de lectures nocturnes en secret et par les premières confrontations à ce sujet – aurait risqué de trop en dévoiler au lecteur à un niveau hypodiégétique, lui gâchant peut-être le plaisir du texte.

1.2. Elias et Pip : naissance narrative et linguistique ; une dyade trauma-fécondité

12Une étude comparée des deux incipit met au jour plusieurs similitudes. L’usage récurrent que fera Canetti de la langue-organe est annoncé dès le titre, La Langue sauvée. L’association entre anatomie et langage est aisément faite en français ; mais l’allemand Zunge est plus subtil puisque le substantif renvoie presque exclusivement à la langue anatomique32 et non à une langue ou au langage. La langue qui sera finalement sauvée subit d’abord bien des artifices narratifs au cours de La Langue sauvée. Dans l’incipit d’abord, elle est l’objet d’une menace répétée et renvoyant à l’idée de castration33 : les premiers souvenirs de Canetti sont une scène récurrente où, alors qu’il est dans les bras de sa nourrice, un inconnu lui intime l’ordre de montrer sa langue pour se la faire couper avec un canif.

13Cette entrée en matière canettienne peut déjà justifier l’hypothèse d’une relation transtextuelle avec Les Grandes Espérances. D’un point de vue narratif, la langue et le trauma sont entremêlés. Toutefois, l’événement traumatique s’enrichit d’une dimension paradoxalement féconde : la conscience linguistique d’Elias, en plein essor dans l’incipit34, ressort paradoxalement en creux de l’acte de négation du langage. La négation constitue une opération métalinguistique dans l’acception la plus large du terme que nous avons choisie en suivant Gauvin et Beniamino35. C’est ici la négation de la langue-langage tout entière, par le silence, qui suit le trauma infligé à la langue-organe : « La menace du couteau a fait son effet, l’enfant s’est tu pendant dix ans36. »

14Toutefois, dans l’économie du récit, le mutisme qui suit le trauma est une fausse piste ; l’opération métalinguistique de négation de la parole est purement réflexive en ce qu’elle consiste à taire uniquement le trauma lui-même, et ne détruit pas l’acte de langage en général. Canetti construit même une image de son jeune double à l’opposé du mutisme initial : l’autobiographe scripteur se donne à lire comme ancien enfant volubile. Les conversations qu’il recrée rétrospectivement concernent ainsi principalement la littérature, le théâtre, les langues et leur apprentissage ; dans cette mesure, elles empruntent en partie à une métalangue. Est-ce à dire que cet incipit, évoquant extradiégétiquement une apparente castration verbale au prisme de la langue-organe, vise à éveiller l’Elias intradiégétique à un autre niveau de conscience (méta)linguistique ? Faut-il en conclure qu’il s’agit pour l’adulte scripteur d’accéder à une langue autour de laquelle son jeune double narrateur ne saurait déployer de forme de réflexivité plus marquée que la simple opération de négation ?

15Ces questions évoquent la grande modernité stylistique dans et par laquelle Dickens présente Pip au lecteur dans l’incipit des Grandes Espérances. Sur un mode plus longtemps positif et fécond, la naissance narrative de Pip se fait par le langage lui-même. Le jeune personnage homodiégétique ouvre le récit par une série d’opérations métalinguistiques résolument modernes – si l’on considère que Dickens écrit avant la naissance de la psychanalyse et du lien entre langage et récit de soi que la discipline postule comme profondément novateur. C’est là la preuve s’il en faut que la littérature et en particulier le roman développent un rapport hautement complexe au langage et une réflexion sur les liens entre narrativité et conscience métalinguistique bien avant la naissance de la psychanalyse. En ce sens, nous ne pouvons suivre la déclaration péremptoire de J. Amati, S. Argentieri et J. Canestri selon laquelle les linguistes vivraient « dans la conviction de détenir une exclusivité propre dans l’étude du langage », ignorant la suprématie de la psychanalyse qui, a contrario, aurait plus que toute autre discipline « déterminé et enrichi » le linguistic turn37. Il est indispensable, en effet, de rappeler que la philosophie, la philologie, mais plus encore tous les genres de la littérature ont, depuis l’Antiquité, fait du langage un objet de réflexivité riche et fécond. En ce sens, Freud a eu la chance de pouvoir puiser dans un large éventail d’exemples métalinguistiques préfigurant sa pensée théorique ou clinique. En outre, il aura de toute façon fallu attendre les apports lacaniens pour que soit développé le paradigme universalisant de la structuration de l’inconscient comme un langage. Cette structuration envisagée comme englobant systématiquement tout le psychisme humain a toutefois été largement remise en question par George Steiner, en philologue érudit et comparatiste38. De fait, l’anticipation pré-psychanalytique par les romanciers d’une réflexivité langagière et linguistique en écho d’une dynamique biographique est largement démontrée par le corpus dickensien qui nous occupe.

16Cette conscience porte en elle des implications stylistiques majeures aux deux niveaux narratifs : lorsque le vieux Pip présente son jeune double au lecteur, le personnage intradiégétique est un garçon chétif, visitant la tombe de ses parents au milieu de sombres marécages battus par les vents. Le premier souvenir du narrateur extradiégétique est de l’ordre de la naissance linguistique, déjà métatextuelle39 : de la même façon que le monde du roman se superpose à l’univers du lecteur au moment de l’incipit, le décor d’enfance du jeune Pip est créé et aussitôt effracté extradiégétiquement par le narrateur plus âgé. Cet incipit est en outre une naissance narrative en soi. Le jeune Pip prend conscience du monde qui l’entoure en le récréant activement, en poète : il crée les choses et leur donne une existence en les nommant. D’un point de vue métalinguistique, il est remarquable que Pip se nomme lui-même avant de gagner une conscience des choses qui l’entourent dans une vive énumération d’images finement ouvragées, introduite anaphoriquement par le rythme d’intensification des « and that40. »

17En outre, le roman s’ouvre sur l’auto-assignation par Pip de son nom par le groupe verbal « I call myself41 », plus populaire et légèrement moins usité en anglais que « my name is », dans un geste performatif (au niveau diégétique) faisant du narrateur une instance poétique capable de créer (c’est bien là le sens de ποιεῖν) grâce au langage. Aux deux niveaux de la narration, cette compétence confère au narrateur une qualité démiurgique. L’auto-référentialité du nom auto-assigné sous-tend un égocentrisme inhérent à la condition du narrateur extradiégétique lui-même. L’énonciation du je est toujours ambiguë en littérature, que ce soit dans un contexte fictif ou dans le cadre énonciatif auto-référentiel de l’autobiographie, où le je renvoie contractuellement à l’auteur-narrateur-personnage. Le geste littéraire d’un récit de vie romanesque ou authentique implique que l’identité toujours en formation d’un véritable je littéraire soit sinon exceptionnelle, du moins singulière, consciente de son idiosyncrasie ou susceptible de constituer un modèle littéraire. Le pouvoir linguistico-génétique du narrateur dépasse la question de la référentialité des noms propres et communs lorsque la conscience métalinguistique du jeune Pip a pour objet les épitaphes que l’enfant considère. Se produit un renversement de paradigme : c’est au tour des noms eux-mêmes de forger la représentation du monde que Pip se fait et non l’inverse, dynamique singulière sur laquelle s’ouvrait le roman. On retrouve dans cette inversion les prémisses de bien des philosophies classiques dites naïves du langage ; les formes et les couleurs des lettres sur la pierre tombale trouvent un écho dans l’univers fantasmatique de l’enfant, qui recrée les traits physiques des parents, frères et sœurs qu’il n’a pourtant jamais vus.

2. Le personnage de Magwitch dans Les Grandes Espérances : trauma, corps, langue-organe

2.1. Une première conscience linguistique brutalement effractée

18Mais voilà que la première conscience des choses de Pip est brutalement interrompue par le personnage de Magwitch qui l’enjoint au silence (« Hold your noise! 42 ») Menaçant l’enfant par une violence réelle et non symbolique et ludique (dans le cas d’Elias), il retourne le frêle corps de Pip et met littéralement le monde que l’enfant venait de créer par ses mots encore fragiles sens dessus dessous, deux fois de suite, avant de l’asseoir sur une tombe. À l’instar d’un tremblement de terre dont la puissance dévasterait le langage lui-même, Magwitch a le pouvoir, via sa langue-organe et la terreur physique que son corps inspire à l’enfant, de donner vie à un objet (ici l’église) ; artefact alors en mesure de revenir à soi43. À ce bouleversement spatial intradiégétique correspondent des interruptions formelles dans le discours du narrateur, marquées typologiquement avec force dans le texte anglais par des tirets. Ce renversement de l’ordre des choses se produit une seconde fois mais cette fois, la secousse infligée par Magwitch redresse Pip ; comme chez Canetti, le geste se double d’un ordre intimé. Ce qui déclenche l’économie de l’intrigue ne consiste pas, contrairement au cas d’Elias, à montrer sa langue, mais à violer la loi en volant nourriture et outil pour le compte de l’adulte, qui menace l’enfant de mort avec cruauté. Pip s’exécutera ; l’apogée narrative des Grandes Espérances aura lieu lorsque sera révélé le sentiment de gratitude de Magwitch et les formes qu’il aura prises en secret – dans la première moitié du roman, le forçat se fait mécène anonyme de Pip, rendant le narrateur dangereusement présomptueux quant à ses grandes espérances. S’ensuivront les grandes désillusions de Pip, tous ses espoirs d’une vie meilleure volant en éclats. On peut arguer que la violence du retour au réel était proleptiquement annoncée dès l’incipit par la brutalité du forçat et la terreur qu’inspirait son physique à l’enfant, qui doit libérer le corps de l’adulte en le rassasiant et en lui fournissant une lime pour qu’il puisse se débarrasser du fer qui entrave encore sa jambe.

19À l’intérieur du récit d’enfance comme sur le plan extradiégétique, la conscience linguistique qui avait créé l’espace narratif avant que n’intervienne l’adulte menaçant porte des implications linguistiques majeures : elles invitent le vieux Pip à interrompre le récit de son jeune double par des digressions métadiégétiques saturées de ses mots d’adulte, créant des effets comiques en rupture avec le sociolecte naïf et enfantin du narrateur intradégétique. Avant même que Magwitch n’apparaisse, l’identité du jeune Pip, toujours en construction, comme l’indique l’existence du narrateur extradiégétique, souligne que c’est bien la langue qui est en jeu tout au long du récit d’enfance et jusqu’au passage à l’âge adulte. On trouve chez Dickens un premier usage de la langue-organe comme objet narratif qui s’enchevêtre à des considérations métalinguistiques – le langage est un marqueur fort d’auto-identification et la langue-organe en est l’écho. Il n’y a certes pas de preuve que Canetti ait emprunté à Dickens la synecdoque récurrente de la langue-organe, mais celle-ci apparaît deux fois dans les deux premières pages des Grandes Espérances.

20Certes, ces références sont plus allusives que la langue comme objet de terreur verbale ou de castration symbolique dans La Langue sauvée ; mais c’est bien par le biais de la langue-organe que Dickens construit un pont narratif entre Pip et Magwitch. Ce dernier traite Pip de « jeune chien » en se « léchant les babines », se muant ainsi en une bête prédatrice qui menace de dévorer ses « joues rondes44 » puis son corps tout entier. La présence de la langue n’est que sous-entendue ici mais le parallèle avec Canetti peut être fait : Pip et Magwitch se transforment en animaux ; or dans La Langue sauvée, la langue-organe sera associée à trois reprises au loup. La troisième fois, ce sera le père d’Elias qui se déguisera en loup à la langue pendante. Le lien que crée Dickens à travers ces traits animaliers entre Pip et Magwitch, deux personnages dont les trajectoires seront liées, ne vise pas qu’à souligner l’ironie tragique qui caractérise la présomption du Pip intradiégétique qui refuse de voir le lien présent depuis le début entre eux deux. Dickens utilise la langue-organe pour suggérer un lien d’ordre linguistique entre Magwitch et Pip. Magwitch menaçant Pip en se léchant les babines de sa langue renvoie le lecteur aux premières lignes de l’incipit ; cette fois, c’était la langue du narrateur qui était évoquée : « my infant tongue could make of both names nothing longer or more explicit than Pip45. » En fait, la réflexivité intradiégétique concernant l’auto-assignation de son nom par le petit narrateur-protagoniste nous semble être une marque stylistique relativement moderne de la voix faussement naïve du jeune Pip mettant en récit son identité et son histoire. L’enfant narrateur homodiégétique déploie un émerveillement métalinguistique infantile que Dickens crée en faisant preuve d’une certaine tendresse envers son personnage. En effet, Pip est un diminutif usuel de Philip en anglais ; même si la combinaison de l’hypocoristique et du patronyme est propre à Dickens, il n’y a a priori pas lieu de s’attarder sur le premier membre de ce groupe onomastique.

21Cette première occurrence était d’autant plus remarquable qu’elle constituait une périphrase poétique pour exprimer les difficultés phonologiques qu’éprouvait le jeune narrateur pour prononcer son propre nom – pour énoncer sa propre existence dans la diégèse. En outre, la conscience métalinguistique et féconde du jeune Pip-démiurge se trouve brisée dans sa créativité verbale par le chantage de Magwitch qui menace de lui couper non pas la langue mais la gorge. L’adulte terrifiant est présent dans les deux incipit ; à défaut d’une castration symbolique (si l’on admet une lecture freudienne), il vient du moins dans les deux cas effracter la toute jeune conscience des choses de l’enfant jusque dans son langage dans les deux cas. Chez Canetti, il s’agit manifestement d’une plaisanterie qu’Elias prend au sérieux mais que le narrateur adulte et le lecteur peuvent saisir. Chez Dickens en revanche, la violence est physique autant que verbale, et l’ambiguïté de la menace proférée par Magwitch demeure à tous les niveaux de la narration jusqu’au dénouement. Point commun supplémentaire : la crainte d’être dévoré par un père ou par un substitut de père. Magwitch est l’une des deux figures paternelles de Pip46 et cette parodie de carnage trouve un écho dans les souvenirs de Canetti lorsque son père imitera le loup dévorant.

2.2. Une déconstruction linguistique en guise de dénouement

22Cette double occurrence de la langue-organe dans l’incipit est doublée par les réflexions métalinguistiques du narrateur adulte et mise en exergue par la structure cyclique du roman. La première conscience linguistique de l’enfant créant le monde autour de lui sera finalement détruite lorsque Pip, jeune adulte, perdra sa langue-langage. Ayant gagné Londres, contracté des dettes, espéré en un grand avenir amoureux et financier, Pip apprend finalement que son mécène anonyme était le terrifiant forçat de son enfance et qu’il lui sera impossible de s’extraire durablement de sa condition. Peu à peu pourtant, Pip se met à protéger Magwitch, l’aidant à fuir l’Angleterre en le faisant monter secrètement à bord d’un navire. Magwitch est blessé dans une parodie pathétique de piraterie ; c’est précisément sa plaie béante qui déclenche le dénouement – tout comme l’ouverture de sa gueule animale avait mis en branle l’intrigue.

23Dans l’incipit, Pip gagnait sa première conscience de son environnement physique en nommant personnes, choses et lieux. Inversement, témoin impuissant de la scène grotesque de bataille navale finale, Pip est débordé par une perte de connaissance non pas physique (bien qu’il manque de se noyer) mais linguistique. Cette conscience évanouie semble défaire chaque mot énoncé par le narrateur à l’incipit, où étaient nés les souvenirs et les mots qui allaient faire le tissu du texte. S’ensuit une vaste entreprise de déconstruction linguistique de ce qui avait été initialement posé par le verbe de l’enfant ; il s’agit là, au large de l’embouchure de la Tamise d’où Pip entendait, enfant, les bateaux-prisons résonnant des cris des forçats, de donner un écho stylistique à la démolition systématique, définitive, cruelle de chacune des grandes espérances de Pip. Cet acte affecte linguistiquement le récit puisque la voix du narrateur extradiégétique, reconstruisant les événements vécus par son double jeune adulte, semble bégayer – contraste saisissant avec le discours fiable, souple voire habile, qui avait jusque-là discrètement guidé le lecteur en faisant allusion à des éléments relevant notamment de l’ironie tragique ou de la prolepse. Pip ne comprend pas que la barque coule sous ses pieds – mais linguistiquement et diégétiquement, son monde se dilue : les marqueurs d’énonciation, les verbes de perception et les circonlocutions « at the same moment », « still in the same moment », « I heard » et « I saw » sont répétés ad nauseam en l’espace de quelques lignes47, aboutissant à un discours saccadé du narrateur extradiégétique ; dans une nouvelle prolepse habile, il anticipe les propos délirants d’un Pip longtemps fiévreux après la mort de Magwitch, qui annoncera la déchéance financière et physique du narrateur et la mort du récit.

3. Canetti, la langue-organe et les échos dickensiens

24À l’instar de son usage en référence à Magwitch et à Pip pour renvoyer à la terreur inspirée par le corps puis à l’instabilité du langage, la langue-organe chez Canetti apparaît comme vecteur de sens : par synecdoque, elle se charge de connotations métalinguistiques renvoyant à la complexité du rapport de l’auteur-narrateur-personnage au langage.

3.1. Relire les premières occurrences de la langue-organe

25Chez Canetti, la langue apparaît d’abord dans sa dimension organique via des descriptions vivaces dans sa dimension organique – il suffit de rappeler les tonalités tour à tour chaleureuses et menaçantes de la couleur rouge qui ouvrent le récit. Suite au trauma initial que nous avons analysé plus haut, la langue-organe est doublement mise à distance ; d’abord par le geste diégétique du narrateur adulte qui, narrant un souvenir de sa mère, l’inscrit par médiation dans la mémoire narrative de son jeune double ; ensuite parce qu’il ne s’agit plus d’une langue humaine, mais animale. Enfant, la mère d’Elias était terrifiée par les « langues rouges des loups48 » s’approchant si près du traîneau sur le lac gelé, hantant ses cauchemars et, par une sorte de contagion narrative, apeurant son fils. Cette mémoire médiée est renforcée par une farce du père qui, plaçant un masque de loup sur son visage, surprend Elias un soir dans son lit.

26Un lien se crée entre dimension métalinguistique et usage de la langue-organe. Cette dernière est associée au pouvoir de la fiction par le prisme de la langue-langage : les contes des jeunes filles bulgares sont remplis de loups évoquant à Elias les langues rouges pendantes du souvenir de sa mère ; la farce du père introduit le principe de fiction susceptible de se déployer au cœur des artifices de la langue-langage. L’auteur-narrateur inscrit ainsi le récit de soi dans une chaîne de distanciation complexe dont chaque maillon complexifie le rapport à la langue-organe comme objet littéraire – rapport principalement régi par l’angoisse. La densité des connotations de la langue touche tous les niveaux narratifs. La langue-organe du narrateur dans l’incipit est rétrospectivement présentée par le narrateur extradiégétique comme un événement traumatique ayant contraint l’enfant au silence ; les langues rouges des loups sur le lac dans le récit maternel, puis la langue de loup pendant du masque paternel suscitent la terreur d’Elias – même si, dans les deux cas, il ne s’agit alors plus respectivement que d’un récit et d’un jeu. Le trauma initial ouvrant l’autobiographie était en revanche menace réelle et bien physique – la lame du canif pressée contre la langue du petit narrateur.

27Les langues animales évoquées par la mère et par les jeunes Bulgares font ensuite perdre à la langue-organe son humanité et toute référence à une langue-langage naturelle d’une part. D’autre part, elles lui retirent une partie de sa réalité effective au niveau intradiégétique, puisque ces organes d’animaux sont introduits dans le récit par la médiation d’une tierce personne (souvenir ou récit fictif). Enfin, dans la troisième occurrence, le père d’Elias combine des éléments de la seconde occurrence (le masque du loup) et de la première en rejouant sans le savoir la scène de l’incipit ; c’est maintenant le père qui possède la langue qu’Elias aurait presque pu perdre. Ce semblant de répétition tendrait à motiver une lecture phallique, mais nous préférons suivre A. Fuchs49 ; il s’agit surtout, par le biais de la « longue langue rouge » pendant de la fausse « gueule » du père50, de familiariser le jeune Elias – et extradiégétiquement le lecteur – avec le principe de fiction : le père rassure l’enfant (qui demeure inconsolable) en révélant l’artifice. Cette mise à distance par la fiction et par le rire du père qui révèle sa plaisanterie aurait pu être salutaire pour Elias en tant qu’instance homodiégétique ; toutefois, fait notoire dans une autobiographie qui vise à l’authenticité, la distanciation échoue : « je ne pouvais le croire51. »

3.2. Devenir la langue

28Suite à la mort du père d’Elias à Manchester lorsque ce dernier a huit ans, la mère et ses trois fils s’installent à Vienne après un séjour de plusieurs mois à Lausanne. Le troisième chapitre s’ouvre sur une concentration de phénomènes hypertextuels relevés par Gould52. Allons au-delà de son analyse et avançons qu’Elias est à ce moment si enivré par sa nouvelle langue (allemande) – que sa mère vient de lui enseigner par la coercition et l’humiliation en quelques mois – qu’il devient lui-même une langue-organe colossale.

29Cette mutation est d’abord suggérée par une métaphore assez convenue, celle de l’entrée du train fantôme – où le narrateur, ses frères et leur nourrice s’assiéront bientôt. L’antre est une « gueule de l’enfer » qui « béait rouge et gigantesque », montrant « ses dents », « insatiable53 » et menaçant d’avaler Vienne tout entière. Le tunnel, rempli de personnages de fiction plus ou moins effrayants, est d’abord présenté à son point de jonction avec le monde extérieur, bien réel. Les traits communs entre cette bouche écarlate (comme le premier souvenir, « baigné de rouge54 » de l’incipit et du premier trauma langagier) et les occurrences précédentes de la langue (dans la gueule des loups réels ou fictifs) invitent le lecteur à filer la métaphore. Imaginons Elias assis dans le train : le jeune narrateur semble lui-même se fondre dans cet avatar gigantesque de langue-organe ; peut-être s’est-il même mué en cette langue après avoir conquis la langue allemande si longtemps désirée. Cette transformation coïncide du reste avec la mention des premiers hypertextes de langue allemande, de nombreux contes des frères Grimm étant évoqués55. En effet, elle renvoie par une subtile analepse à l’incipit du récit autobiographique de Canetti, où le traitement des symboles évoquait déjà l’univers du conte, complexifiant le rapport entre narrateur extradiégétique et homodiégétique, par essence dense et ambigu en contexte autobiographique. À ce moment de la narration en revanche (dans le récit de l’arrivée à Vienne), la langue incarne un symbole limpide et rassurant dans le chaos apparent des thèmes, des langues et des nombreuses références littéraires qui caractérisent le tissu autobiographique canettien dans son ensemble.

30Comment interpréter cette première référence explicite – et non seulement présente en filigrane – à une littérature de langue allemande à ce moment de La Langue sauvée ? Au cours de l’été, Elias a appris l’allemand, langue secrète des parents (parlée depuis leurs études à Vienne). On peut alors voir dans la langue sauvée bien plus qu’un trophée phallique : il s’agit plutôt d’une langue-objet narratif à tous les niveaux de la diégèse (et jusque dans l’écriture), transmis à l’enfant avec hâte et brutalité par la mère, désireuse de faire de son petit garçon un homme et un compagnon complice après la mort prématurée du père et époux. On est alors encouragé à lire les premières apparitions de la langue-organe jusqu’à l’épisode du train fantôme comme des occurrences plus ou moins traumatiques de la langue-organe en tant que synecdoque de la langue allemande, désirée par Elias depuis sa petite enfance car elle était le signal d’une intimité langagière (pas nécessairement sexuelle ni même sublimée) dont il était exclu. Une fois l’apprentissage brutal mais efficace de l’allemand à Lausanne accompli, la langue perd peu à peu de sa dimension primitive et organique et finit par basculer – par le prisme de la synecdoque filée au long des deux premiers chapitres – dans le domaine du symbolique : la langue allemande, langage nouvellement conquis par Elias (après le ladino, le bulgare, l’anglais et le français) libère dans un même mouvement l’enfant et la narration.

Conclusion

31Sans réfuter la validité d’une grille de lecture psychanalytique pour un auteur résolument anti-freudien, penser l’autobiographie de Canetti en regard du paradigme de M. Robert – lui-même d’obédience psychanalytique comme nous l’avons rappelé en introduction – peut éclairer la situation narrative du narrateur intradiégétique partiellement fictionnel (car si tout texte est une fiction, la figure d’énonciation récréée par l’autobiographe, narrateur extradiégétique plus âgé, en est aussi une). Peut-on dès lors avancer que Canetti construit rétrospectivement une instance narrative qui tombe dans la catégorie du Bâtard réaliste, dans la mesure où le jeune Elias déplace son père dans un univers fantasmatique où il demeure parfait, intouchable, à l’instar des parents fictifs que se crée l’enfant au sein de son roman familial selon S. Freud puis O. Rank ? Peut-on a contrario déclarer que Pip serait, au sein du modèle paradigmatique de M. Robert, un Enfant trouvé, puisqu’il est convaincu de son appartenance à une classe sociale supérieure, se rêvant le fils de Miss Havisham plutôt que de Joe, qui l’a élevé et dont la basse extraction lui fait honte ? En d’autres termes, peut-on, suite à notre analyse comparée, décréter que le paradigme psychanalytique est applicable au récit autobiographique comme au genre romanesque, même si M. Robert ne tient jamais compte du premier dans son essai56 ?

32Dans le cas de Dickens comme dans celui de Canetti, il serait sans doute présomptueux de réduire la fécondité sémantique du texte à une catégorisation tendant à figer dans son être toute richesse narrative. En revanche, il est plus probable que le postulat de M. Robert concernant les romantiques et que nous citions en introduction puisse être étendu au processus dans lequel s’engage tout auteur déployant le récit de vie d’un enfant de papier, fictionnel ou visant à l’authenticité. Notre tentative de démonstration d’un acheminement hypertextuel de la langue-organe à la langue-langage sous la plume du romancier et sous celle de l’autobiographe nous paraît en tout cas faire signe vers ce que M. Robert identifie comme rentrée « en soi et chez soi » d’un « langage sans paroles ». Néanmoins, ce langage ne serait pas le langage « mysté[rieux] » des « origines » et d’une « vie cosmique », mais d’une transition maîtrisée, diégétique tout autant que subjective : celle de la langue – organe et langage – passant de la matérialité corporelle à la matérialité textuelle.

33En tant que Bildungsroman, Les Grandes Espérances présente le narrateur sous l’angle d’une identité en construction ; récit autobiographique, La Langue sauvée opère de manière similaire. Le simple fait que le déploiement d’identités narratives singulières se déroule par et dans le langage tourné vers lui-même est déjà un point de convergence remarquable des récits de vie de Pip et d’Elias. Mais il nous faut résumer les échos dickensiens chez Canetti, identifiés ci-avant et qui pourraient conduire à parler d’un éventuel intertexte : Canetti semble associer à ses souvenirs la terreur éprouvée par le jeune Pip intradiégétique face au corps de Magwitch ; la reprenant à son compte, il la concrétise en faisant de l’objet anatomique dickensien, la langue-organe, un objet littéraire structurant la dynamique narrative des premiers chapitres de La Langue sauvée. Chez Dickens, la langue-langage finit par se déliter dans la mer ; chez Canetti, la langue-langage libère. Ce faisant, Canetti semble poursuivre le même but que Dickens : conférer à la conscience métalinguistique un rôle central dans la construction et l’énonciation d’un je littéraire, fictif ou non.

Notes de bas de page numériques

1 Christine Meyer, Canetti, lecteur de Cervantès, Gogol, Stendhal : formes de l’intertextualité dans l’œuvre romanesque et autobiographique d’Elias Canetti, thèse de doctorat, Paris III, 1997.

2 Gerhard Neumann (dir.), Canetti als Leser, Fribourg, Rombach, 1996.

3 Beatrix Kampel, « Ein Dichter braucht Ahnen. Canettis Begegnungen mit Literatur und Literaten im Spiegel seiner Autobiographie » in K. Bartsch et G. Melzer (éd.), Experte der Macht. Elias Canetti, Graz, Droschl, 1985, pp. 102-115.

4 Canetti est souvent manichéen dans ses jugements de valeur quant aux auteurs lus, oscillant entre hagiographie et critique acerbe.

5 C’est-à-dire d’une littérature mondiale œuvrant au progrès et à l’avancement de l’humanité par-delà la langue d’écriture.

6 Nous reprenons l’expression de Christine Meyer, dans « Comme un autre Don Quichotte ». Intertextualités chez Canetti, Fontenay-aux-Roses, ENS-Éditions, 2001, p. 7.

7 « Ein Dichter braucht Ahnen » affirme en effet Canetti à la fin du troisième tome de son autobiographie. Elias Canetti, Das Augenspiel. Lebensgeschichte 1931-1937, Munich, Hanser, 1980, p. 278.

8 Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960, pp. 161-198.

9 Ledger et Furneaux avancent que Les Grandes Espérances et David Copperfield sont largement considérés comme étant les premiers exemples de romans de formation en langue anglaise. Il faut toutefois rappeler les modèles que constituent Tom Jones de Henry Fielding (1749) et Pamela de Samuel Richardson (1740), eux-mêmes antérieurs à ce qui est perçu comme prototype goethéen du Bildungsroman, même si Dickens suit bien « l’école de Wilhelm Meister » pour reprendre l’expression de G. Tennyson (« the school of Wilhlelm Meister. ») Sally Ledger et Holly Furneaux (dir.), Charles Dickens in Context, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 140; Gilbert B. Tennyson, « The Bildungsroman in Nineteenth-Century English Literature », in J. M. Spalek, R. P. Armato (dir.), Medieval Epic to the ‘Epic Theater’ of Brecht: Essays in Comparative Literature, Los Angeles, University of Southern California Press, 1968, p. 135.

10 Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, Paris, Le Seuil, 1983, pp. 77-89.

11 E. Leroy du Cardonnoy montre en effet que Canetti peut être considéré comme un modèle de résistance anti-freudienne. Éric Leroy du Cardonnoy, « Canetti : une résistance modèle à Freud ? », Savoirs et Clinique n° 6, Érès, 2005, pp. 67-73.

12 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, p. 74.

13 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, op.cit., p. 112.

14 Otto Rank, Der Mythos von der Geburt des Helden. Versuch einer psychologischen Mythendeutung, Leipzig, Deuticke, 1909, en particulier les pp. 26-31.

15 Sigmund Freud, « Der Familienroman der Neurotiker » [1909] in S. Freud, Gesammelte Werke, vol. VII, Francfort, Fischer, 2012, pp. 224-231, ici pp. 225-227.

16 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, op.cit., pp. 112-113. Nous soulignons.

17 Penka Angelova, « Canettis autobiographische Trilogie als Bildungsroman » in P. Angelova et E. Staitscheva (dir.), Autobiographie zwischen Fiktion und Wirklichkeit. Internationales Symposium Russe. Oktober 1992, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 1997, pp. 47-62.

18 « Transnaturale[r] und transpersonale[r] Charakter der Erinnerung » ; « dreistufige Erinnerungsstruktur » Penka Angelova, « Canettis autobiographische Trilogie als Bildungsroman », art. cit., p. 59 et p. 61.

19 Nous choisissons ici de parler d’hypertextualité en raison de la plus grande fluidité se rapportant à ce type de transtextualité dans la typologie de Genette. Le concept d’intertexte implique une intention problématique ici car il n’existe à notre connaissance aucune preuve que Canetti ait délibérément déployé un intertexte dickensien dans La Langue sauvée. Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982, pp. 4-19.

20 « Nie hatte ich einen Dichter mit größerer Leidenschaft gelesen. » Elias Canetti, Die gerettete Zunge [1977], Berlin, Fischer, 1983, p. 192. Pour la traduction française citée ci-dessus : Elias Canetti, Écrits autobiographiques, trad. Bernard Kreiss, éd. Michel-François Demet, Paris, Librairie générale française, 1998, p. 185. Toutes les citations en français ci-après renvoient à ce traducteur et à cette édition.

21 Une synthèse analytique des premières occurrences de la langue-organe a été établie par A. Fuchs. Anne Fuchs, « ‘The Deeper Nature of My German’: Mother Tongue, Subjectivity and the Voice of the Other in Elias Canetti’s Autobiography » in L. Dagmar (dir.), A Companion to the Works of Elias Canetti, Rochester, Camden House, 2004, pp. 45-60.

22 Même si le modèle paradigmatique goethéen de Wilhelm Meister n’est pas un récit à la première personne, dont l’emploi n’est pas constitutif du genre du Bildungsroman, l’histoire du genre semble faire une large place à ce modèle homodiégétique.

23 « Geschichte einer Jugend ». C’est le sous-titre de La Langue sauvée. Canetti Elias, Die gerettete Zunge. Geschichte einer Jugend 1905-1921 [1977], Berlin, Fischer, 1983.

24 Nous choisissons l’acception large de M. Beniamino et L. Gauvin qui définissent la conscience métalinguistique comme « le processus mental au cours duquel l’attention d’un locuteur se concentre ou bien sur l’ensemble de la langue mise à disposition ou bien sur sa propre activité en matière de production et de compréhension des messages verbaux. Elle se concrétise dans un langage métalinguistique, qu’il s’agisse de discours intérieur ou d’énoncés affectifs. » Michel Beniamino et Lise Gauvin (dir.), Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2005, p. 47.

25 Nous renvoyons aux distinctions conceptuelles établies par O. Anokhina quant à un emploi littéraire de ce concept issu de la linguistique énonciative et de la didactique des langues. Olga Anokhina, « Multilingual writers and metalinguistic awareness », in S. Plane, C. Bazerman, C. Donahue, F. Rondelli (dir.), Recherches en écriture : regards pluriels / Writing Research from Multiple Perspectives, Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2015.

26 On pense par exemple à la notion d’arabesque des frères Schlegel ou à la théorie du Witz chez les Romantiques allemands, qui rejoint en partie le wit anglais. Voir Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978, pp. 71-99 et pp. 181-209.

27 « Nachtlektüren ». Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 190. En français p. 184.

28 « Sie steigerte mächtig meine Begier darauf » ; « sie bekam Angst vor den Passionen, die sie in mir schürte ». Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op.cit., p. 193. En français p. 186.

29 Oliver Twist, Nicolas Nickleby, David Copperfield. Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., pp. 191-192. En français pp. 185-186. Nous reprenons ici l’emploi qu’a récemment fait A. Stević du terme Bildungsroman chez Dickens. Ses propos rejoignent ceux d’autres théoriciens qui avaient parlé de Bildungsroman à propos de certaines œuvres de Dickens dès les années 1950, notamment J. Hagan. Aleksandar Stević, « Fatal Extraction: Dickensian Bildungsroman and the Logic of Dependency », Dickens Studies Annual 45, 2014, pp. 63-94; John Hagan, « Structural Patterns in Dickens’s Great Expectations », ELH, vol. 21, n° 1, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1954, pp. 54-66.

30 « Geheimnis ». Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., pp. 190-191. En français pp. 184-185.

31 Elias Canetti, Écrits autobiographiques, éd. Michel-François Demet, op. cit., p. iv.

32 Ainsi, Zunge n’évoquera pas immédiatement chez le germanophone un lien avec le langage ; mis à part dans quelques emplois soutenus et dans des dictons vieillis voire archaïques, un locuteur natif pensera avant tout à l’anatomie à la lecture du titre. Toutefois, un locuteur germanophone bon connaisseur de la Bible luthérienne sera au fait du composé Zungenrede que forge Luther pour renvoyer à la glossolalie – c’est-à-dire au don des langues lorsque l’Esprit saint, à la Pentecôte, descend sur les apôtres. Canetti pense peut-être à cet emploi luthérien plus qu’à la confusion des langues babélienne.

33 On apprend ensuite qu’il s’agit de l’amant de la nourrice, relation secrète à cause de laquelle la jeune fille est renvoyée chez ses parents par ceux d’Elias, de crainte qu’elle ne tombe enceinte. Que le jeune Elias soit en tiers dans un couple et que la langue-organe soit liée à la menace de castration, au secret puis au silence semble légitimer une lecture freudienne de l’incipit, souvent faite, notamment par R. Robin ; mais nous choisissons ici de privilégier l’approche métalinguistique du fait de l’hypotexte dickensien que nous postulons. Régine Robin, « Élias Canetti. La langue du papier peint », in R. Robin (dir.), Le deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Paris, Éditions Kimé, 2003, pp. 105-128.

34 Cognitivement, langage et mémoire forment bien une dyade ; or il s’agit du premier souvenir que le narrateur-auteur est en mesure de narrer.

35 Voir à ce sujet l’article de Pierre Larrivée, « La définition de la négation métalinguistique » in J. Bacha, A. Azouzi et K. Salddem (dir.), La négation en discours, Sousse, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 2011, pp. 53-69.

36 « Die Drohung mit dem Messer hat ihre Wirkung getan, das Kind hat zehn Jahre darüber geschwiegen ». Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 10. En français p. 4.

37 Jacqueline Amati, Simona Argentieri et Jorge Canestri, La Babel de l’inconscient. Langue maternelle, langues étrangères et psychanalyse, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1994, p. xv.

38 Voir le résumé que propose Anne Dufourmantelle, « Steiner, lecteur de Freud » in Steiner, Paris, L’Herne, 2003, pp. 194-200, ici pp. 196-198.

39 La notion de métatexte ici renvoie à la dimension auto-réflexive du texte selon Kristeva plus qu’au commentaire d’une œuvre différente chez Genette.

40 Charles Dickens, Great Expectations [1861], Londres, Penguin Classics, 1996, p. 2. En français : « et que ». Charles Dickens, Les Grandes Espérances [1959], trad. Sylvère Monod, Paris, Gallimard, 1999, p. 32. Toutes les citations en français ci-après renvoient à ce traducteur et à cette édition.

41 Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 1. En français : « je me désignai », p. 31.

42 « Fais pas tant de bruit ! », Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 2. En français p. 32.

43 « When the church came to itself. » Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 3. En français p. 33.

44 « “You young dog,” said the man, licking his lips, “what fat cheeks you ha’ got.” » Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 3. En français p. 33.

45 Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 1. En français : « ma langue, dans ma petite enfance, ne sut rien articuler de plus long ni de plus explicite, pour l’un et l’autre de ces noms, que Pip. », p. 31.

46 La seconde étant son beau-frère, le forgeron Joe Gargery, généreux et affectueux mais simplet et risible.

47 Charles Dickens, Great Expectations, op. cit., p. 598. En français p. 649.

48 « Die roten Zungen der Wölfe. » Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 16. En français p. 11.

49 Anne Fuchs, « ‘The Deeper Nature of My German’: Mother Tongue, Subjectivity and the Voice of the Other in Elias Canetti’s Autobiography » in L. Dagmar (dir.), A Companion to the Works of Elias Canetti, Rochester, Camden House, 2004, pp. 45-60, ici p. 47.

50 « Eine lange, rote Zunge hing ihm aus dem Mund. » Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 29. En français p. 24.

51 « Ich glaubte ihm nicht. » Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 29. En français p. 24.

52 Robert Gould, « Die gerettete Zunge and Dichtung und Wahrheit : Hypertextuality in Autobiography and its Implications », Seminar, vol. 21, n° 2, 1985, pp. 79-107, ici p. 89.

53 « [Das] Maul der Hölle […] öffnete sich rot und riesig und zeigte seine Zähne. » ; « unersättlich. » Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 99. En français p. 91.

54 « In Rot getaucht. » Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., p. 9. En français p. 3.

55 Elias Canetti, Die gerettete Zunge, op. cit., pp. 99-100. En français pp. 91-92.

56 C’est précisément ce que semble lui reprocher J.P. Goldenstein en 1973 dans sa recension de Roman des origines et origines du roman lorsqu’il regrette la tendance systématique de M. Robert à opérer une « réduction réaliste. » Jean-Pierre Goldenstein, « Compte-rendu de Roman des origines et origines du Roman, Marthe Robert », Études littéraires, vol. 6, n° 1, 1973, pp. 118-121, ici p. 121.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Louise Sampagnay, « Récit d’enfance et conscience métalinguistique : échos des Grandes Espérances de Charles Dickens dans La Langue sauvée d’Elias Canetti », paru dans Loxias, 74., mis en ligne le 16 septembre 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9794.


Auteurs

Louise Sampagnay

Ancienne élève de l'École Normale Supérieure de Lyon et du Trinity College de Dublin, Louise Sampagnay est agrégée d’allemand et prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction d’Éric Leroy du Cardonnoy à l’Université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur le plurilinguisme en littérature et sur le statut narratif des langues dans les œuvres autobiographiques d’Elias Canetti, de Hugo Hamilton et de Denis Lachaud. Elle a notamment publié un article en allemand sur l’empreinte de l’héritage biblique en RDA dans le roman d’Ingo Schulze Adam und Evelyn (2014), ainsi qu’un article en anglais sur les aspects transculturels et intermédiaux du ‘biopic’ de Pat Collins Song of Granite (2020).