Loxias | Loxias 12 Le récit au théâtre (1): de l'Antiquité à la modernité | I. Le récit au théâtre 

Violaine Heyraud  : 

Le récit chez Feydeau : impossible et nécessaire

Résumé

Dans le théâtre de Feydeau, on montre plus que l’on ne raconte. Et pourtant, dans ces vaudevilles où le spectaculaire l’emporte sur le diégétique, le récit est un élément dramaturgique indispensable : il répond aux nécessités de l’exposition ; du fait même du resserrement temporel et du confinement spatial, c’est lui qui fait exister les événements passés et le hors-scène qui viennent alimenter l’action. Si le récit est nécessaire à l’introduction d’éléments extérieurs au huis-clos scénique, quelles sont ses conditions d’insertion dans cet ensemble où la brièveté des répliques est de mise ? Le récit est ici soumis, dans l’écriture dramatique, aux impératifs de légèreté, de mouvement et de concision, et requiert certains moyens spécifiques, tels que, entre autres, le présent de narration, les discours rapportés au style direct par le locuteur, et les récits parodiques. Pourtant, s’il redouble la représentation, le récit n’est pas un simple accessoire : il constitue un obstacle majeur dans ces intrigues où la vérité est dangereuse, et où l’on redoute ceux qui peuvent relater les événements avec objectivité. Le récit est donc bien souvent retardé, parasité, interrompu voire empêché. Les personnages ont parfois des défauts d’élocution qui nuisent à la transmission référentielle. Support de la représentation, le récit dans le vaudeville, est aussi plus qu’un instrument : il trouve sa place au centre de la situation et ouvre de nouvelles réflexions linguistiques à la charnière du XIXe et du XXe siècles.

Abstract

Feydeau’s drama rests on showing rather than telling. Performance may take precedence over diegesis in vaudeville, but the use of narrative remains essential. Its expository function allows the introduction of past events and external spaces into an action often confined both in time and space. However useful narrative can be, its use requires a specific treatment at the hands of the playwright, so as to fit in the overall pace, tone and dynamic of the play ­— hence the resort to such tools as the present tense, direct speech within the rejoinders and parodical stories.Even if it seems to replicate the action onstage, the narrative outgrows a purely decorative use. In plots in which the truth is to be hidden and the objective relation of facts to be feared, telling becomes a major stake and obstacle. Narration will thus be postponed, interrupted, distorted, even censured, and characters afflicted with speech impediments that prevent them from getting their messages across. More than a mere instrument, the narrative in vaudeville finds its way to the core of the dramatic situation, even as it supports the stage action and reflects the evolution of linguistics at the turn of the XXth century.

Index

Mots-clés : comédie , Feydeau, tournant du XXe siècle, vaudeville

Plan

Texte intégral

1Dans le théâtre de Feydeau, on montre plus que l’on ne raconte. L’intrigue, enjeu principal de ces pièces de l’âge d’or du vaudeville, repose sur des quiproquos, des renversements de situations, des courses-poursuites, autrement dit sur des événements offerts à la vue du public. Au besoin, on montre au spectateur ce qui se passe derrière les murs, en créant des cloisons pivotantes1. Le vaudeville de Feydeau est donc largement fondé sur la volonté de tout représenter et sur un sentiment d’urgence permanent : quelle pourrait alors être la fonction du récit dans ce théâtre, et où trouver le temps pour la pause diégétique ? Nous sommes donc face à un paradoxe : le récit paraît un ingrédient superflu, mais il est néanmoins indispensable au lancement de ces pièces-machines. Le récit n’est pas purement informatif ; il est lui aussi, comme tous les éléments constitutifs de la dramaturgie de Feydeau, objet de théâtralisation. Mis en scène, exhibé, il devient un enjeu dramatique de premier plan lorsque l’intrigue se résume à un « dire ou ne pas dire » et que les témoins sont toujours dangereux. Comment concilier cette double position du récit, à la fois intenable et essentielle, dans l’économie du vaudeville ? Le récit permet d’introduire un hors-scène dans cet univers cloisonné et d’y injecter les informations extérieures susceptibles d’infléchir l’action ; mais insérer une séquence narrative dans une succession d’événements représentés requiert une technique habile qui masque – ou exhibe – l’artificialité du procédé. Le récit pose les conditions de l’action ; surtout, il se définit par son rapport à la vérité et il peut devenir lui-même l’enjeu central de nombreuses situations comiques, lorsqu’il s’agit de mentir ou de se justifier verbalement. C’est enfin un effet en lui-même : le moment du récit devient à son tour spectaculaire, et parfois – c’est là tout le paradoxe – aux dépens du contenu référentiel qu’il est censé transmettre.

2Le récit, en donnant les informations nécessaires à la bonne compréhension de la pièce, répond à la nécessité d’introduire des éléments extérieurs à l’espace confiné du vaudeville ; cette pause apparente dans l’action infléchit le rythme global de l’intrigue ; il faut donc concevoir un récit en mouvement, capable de s’insérer harmonieusement dans cet ensemble discontinu.

3Les récits de Feydeau se caractérisent par leur concision. Dans cet ensemble de répliques brèves, le récit ne peut prendre trop d’ampleur au risque de nuire au tempo général. On pourrait appliquer à Feydeau ce que Pierre Voltz dit de Labiche :

 Si les répliques s’allongent, ce n’est pas que la scène « s’installe », c’est que le personnage fait des phrases 2.

4Développer un récit, c’est être bavard, et les bavards n’ont pas leur place dans ce théâtre. Ainsi, dans Tailleur pour dames, le récit de Bassinet est constamment interrompu :

Figurez-vous que j’avais pour locataire une couturière… 3.

5Les personnages le délaissent, et bientôt tout le théâtre :

A ce mot, l’orchestre lui coupe la parole […] Enfin le rideau lui tombe sur le nez 4.

6Cependant ce récit toujours avorté laisse filtrer une information capitale dans le mot « couturière » : Bassinet loue à Moulineaux un atelier de couture, ce dernier sera donc pris pour un tailleur pendant toute la pièce. Si tous veulent faire taire le bavard, il s’avère malgré tout que son récit pourrait apporter des informations utiles qu’on ne veut pas prendre le temps d’écouter.  

7Cette fonction informative a naturellement sa place dans les expositions. Au début de sa carrière, Feydeau privilégie les monologues pour présenter ses personnages principaux5. Il convient de livrer au public toutes les informations référentielles qui lui permettront de goûter le spectacle. Pour Pierre Volz, le vaudeville, dans le sillage de Scribe, s’attache à fournir tous les éléments nécessaires à la bonne compréhension de l’action :

La pièce bien faite est donc avant tout une pièce qui va au-devant du public et lui évite tout effort 6.

8Grâce au récit, le spectateur prend connaissance des événements passés qui vont conditionner l’action dans ces comédies d’intrigue. L’usage du récit dans la scène d’exposition n’a rien d’original. Il introduit un événement qui révèle par exemple un malentendu antérieur à la pièce. Dans Champignol malgré lui, le récit introductif fonde le quiproquo central que la suite ne fait qu’étoffer : Saint-Florimond est pris pour le mari de sa maîtresse, le peintre Champignol :  

ANGELE. – […] Mais enfin, ne connaissant pas mon mari et vous trouvant seul avec moi à Fontainebleau, naturellement ils en ont conclu…
SAINT-FLORIMOND. – Que j’étais Champignol ![…]7

9Ainsi, au détour d’un récit restreint se dessine une fatalité comique. Pour Stuart E. Baker :

puisque le public sait que tous les moyens sont bons, l’auteur qui veut justifier un événement n’a plus qu’à introduire sa cause en amont. L’improbable devient probable par la seule force de la convention théâtrale8.

10Pour insérer au mieux cet artifice, Feydeau, avec le temps, rompt avec les monologues et fragmente le récit, morcelé en une suite de répliques brèves. Il distribue la matière narrative entre plusieurs locuteurs, comme ici dans L’Affaire Edouard :

EDOUARD. – […] C’était le commissaire ! Notre position était irrégulière : la peur nous prend ! je vous crie : « Filons !… »
GABRIELLE. – Naturellement, vous ne pensez qu’à fuir !… je vous réponds : « Mais par où ? »9

11Dans ce récit dialogué, Feydeau souligne l’artifice en enchâssant un échange dans le dialogue et en martelant les verbes introducteurs. Cette fonction informative et référentielle justifie la place des récits, dans l’exposition, ou plus loin dans l’intrigue en cas de coup de théâtre. Dans Le Mariage de Barillon, par exemple, il s’agit de justifier à la fin de l’acte II le retour de Jambart, disparu en mer quelques années plus tôt. Grâce au récit, le dramaturge peut introduire les éléments qui ne découlent pas immédiatement de la logique interne des événements.

12Si l’on utilise fréquemment les métaphores du billard ou de la chimie pour parler de l’enchaînement des péripéties chez Feydeau, c’est que tout semble dépendre d’un déterminisme interne à l’action elle-même : les personnages et les événements constituent un ensemble de forces combinatoires qui n’ont plus qu’à entrer en collision et à se dénouer d’elles-mêmes. Michel Corvin parle même de l’« autisme »10 du théâtre de Feydeau. Spatialement, ces comédies n’autorisent que peu d’échappées sur l’extérieur. Bertrand Tavernier estime qu’il s’agit là d’un parti-pris esthétique :

Feydeau est très dur à adapter pour le cinéma. Ou, alors, il faut le respecter. Tout est dans le tempo, dans le décor. Il ne faut pas du tout essayer de l’« aérer », comme on a toujours voulu le faire11.

13Le récit permet donc de convoquer par la diégèse cet espace extérieur qui fait défaut à l’univers confiné du vaudeville. La foule entre dans ce huis-clos, comme dans Le Ruban :  

Puis des cris, des hommes de tous les côtés ! on me prend, on m’emporte, et tout autour de moi j’entends des louanges ! 12.

14Ainsi le récit introduit des espaces extérieurs difficiles à représenter, qui, sous la plume de Feydeau, peuvent aussi prendre une valeur métaphorique : dans l’exposition du Ruban le récit semble anecdotique :  

Comme d’habitude, j’ai dîné là-bas au restaurant du lac. Il y avait un grand banquet réactionnaire 13.

15Or c’est précisément sa présence malheureuse dans ce lieu qui compromettra les chances de Paginet d’avoir la Légion d’Honneur, et Feydeau semble dire ironiquement que, comme le restaurant, l’affaire est dans le lac… Le récit permet dès lors de jouer sur l’imaginaire du spectateur et d’enrichir, par le biais d’une évocation succincte, le sens de l’action.

16C’est aussi et surtout sur le plan temporel que le récit a les plus grandes conséquences. Tout comme l’espace, la temporalité est saturée. L’usage du récit permet d’atteindre un objectif double. Il donne d’abord l’impression que le temps qui a séparé les entractes a été rempli par des événements, comme si temps scénique et temps réel coïncidaient. D’autre part, en ne montrant pas ce qui est accessoire, on donne plus de force à l’événement narré : sa forme condensée est plus comique que s’il était représenté, comme en témoigne cet exemple au début du deuxième acte de Champignol malgré lui, après l’intégration forcée de Saint-Florimond dans l’armée :

SAINT-FLORIMOND. – […] On m’a vacciné !… moi qui ai horreur qu’on me pique ! ça m’a démangé toute la nuit ! Alors, pour me remettre, ils m’ont fait coucher sur la planche, en prison avec un choix de gens mal élevés. J’ai été dévoré par un tas de vermine14.

17Le récit permet donc de rajouter à l’envi des événements supplémentaires. Il infléchit également les conditions de l’action. La diégèse impose un changement de rythme chez ces énonciateurs si souvent dans la réaction et la réplique d’urgence. D’ailleurs, bien souvent, on ne se donne pas le temps du récit. C’est en l’occultant qu’on maintient les malentendus. A la fin du deuxième acte de La Puce à l’oreille, le quiproquo central serait résolu si Lucienne prenait le temps d’expliquer que ce n’est pas elle qui a adressé une lettre d’amour à Chandebise :

LUCIENNE. – Ma lettre ! quelle lettre ?
CHANDEBISE. – Mais celle que vous m’avez écrite pour me donner rendez-vous ici !
LUCIENNE, comprenant. – Ah ! (Changeant de ton) Mais qui vous fait supposer que ce soit moi qui…
CHANDEBISE. – Eh ! parce que, voilà, moi, ne sachant pas, je l’ai montrée à votre mari !
LUCIENNE, faisant un bond en arrière. – Hein ! […] Mais filons, filons !15

18Ce bref échange provoque la fuite immédiate de Lucienne. L’absence de récit permet de différer la résolution du quiproquo, qui n’aura lieu qu’à la toute dernière scène de la pièce. Sitôt entrevue, la possibilité d’une amélioration de la situation disparaît, comme le souligne Leonard Pronko :

A son habitude, Feydeau empile les complications les unes sur les autres, et les rencontres qui devraient tout éclairer n’entraînent que confusion 16.

19Lorsque Feydeau choisit de faire figurer un récit complet, c’est souvent dans le but de jouer sur la temporalité. Au début du Dindon, Lucienne, courtisée par Pontagnac, retrace les événements pour la femme de ce dernier avec une rigueur presque policière, parlant d’elle-même à la troisième personne :

LUCIENNE. – […] Jamais, avant ce jour, il n’a mis les pieds dans cette maison, et si vous l’y avez trouvé aujourd’hui, croyez bien que ce n’est pas un ami qu’il y était venu voir, mais une femme qu’il a poursuivie jusque dans son salon17.

20Ce récit expéditif résout immédiatement le malentendu, afin de focaliser l’attention sur la suite de l’intrigue: il s’agit de trouver sans tarder le moyen de piéger l’époux volage. A l’inverse, dans Le Mariage de Barillon, le récit du marin permet de différer le moment où il faut lui avouer que sa femme s’est remariée pendant son absence :

JAMBART. – Mon voyage ? Ah ! c’est toute une odyssée !
BARILLON. – Eh ! bien, allez ! prenez votre temps ! prenez votre temps !18

21Liquidé ou prolongé, le récit répond aux exigences de la macro-structure, dans un grand souci d’harmoniser la temporalité de la pièce, qu’elle soit fondée sur l’urgence comme Le Dindon ou sur les contretemps comme Le Mariage de Barillon.  Pour l’intégrer à l’ensemble, il faut donc créer un récit vivant.

22De nombreuses contraintes pèsent sur le récit dans une pièce de Feydeau, et d’abord les exigences de rythme. Comment concilier chronologie narrative et discontinuité dramatique ? Pour que la diégèse soit la plus naturelle possible, elle emprunte les moyens de la mimésis : Feydeau utilise systématiquement le présent de narration, des phrases nominales et des discours enchâssés rapportés au style direct, comme dans cet exemple emprunté à Gibier de potence :

LEMERCIER. – […] Hier soir, j’étais aux Folies-Erotiques. Derrière moi, deux gandins ; l’un deux dit à l’autre : « Dis donc, tu ne sais pas, Hector, la Lamballe a perdu Médor ! » Je me rappelle qu’il s'appelait Hector, parce que ça faisait deux vers, « Dis donc, tu ne sais pas Hector, / La Lamballe a perdu Médor ! »19

23L’effet de commentaire métalinguistique permet un décrochage énonciatif qui crée un effet de connivence et rejoint un autre procédé commode, l’adresse au public :

Et ce matin je me mets à suivre tous les chiens, avec mon parapluie, parce que comme il faisait justement ce temps-là… un temps de chien, vous comprenez…20

24Comme le souligne Jean-Claude Ranger, « les monologues de comédie ne sont généralement que de faux monologues »21. Le récit d’exposition, même au sein d’un monologue, ne fige pas la parole. Ici, le quatrième mur disparaît, ce qui crée un effet de proximité avec le spectateur. L’exigence de rythme conduit à démembrer les étapes de la narration : le marin Jambart, par exemple, livre un récit constamment entrecoupé d’apartés et de commentaires :

JAMBART. – Seulement, comme mes vêtements étaient mouillés…
BARILLON. – Il pleuvait ?
JAMBART. – Mais non !… puisque j’étais dans la mer.
BARILLON. – Ah !… c’est juste, comme ils étaient avec vous.
JAMBART. – Naturellement ! (A part.) Quelle croûte !22

25Feydeau cherche à privilégier l’effet d’oralité, quitte à créer un rythme chaotique. Ainsi, il parvient à fondre les informations nécessaires à la mise en place de l’action dans sa matière dramatique. En faisant oublier le récit en tant qu’artifice, Feydeau peut tout naturellement lui donner une place centrale dès lors qu’il cesse d’être un accessoire de l’action pour devenir un pivot de l’intrigue.  

26Le récit est un enjeu dramatique car il est toujours compromettant. S’il sert sans cesse à voiler la vérité, quelle est donc sa fonction véritable ?

27Si le récit est en mouvement, ce n’est pas seulement pour répondre aux nécessités du rythme. Comme toutes les composantes du texte de Feydeau, il est régi par le principe de changement. Le récit est sans cesse tronqué ou modifié en fonction des intérêts des personnages. Par convention, ce qui est raconté ne fait aucun doute. Mais un premier récit peut être ensuite manipulé, et se démultiplier en une série de variantes erronées, voire mensongères dans ces intrigues qui reposent largement sur la méprise. C’est là un paradoxe fondamental chez Feydeau : c’est le récit qui peut tout éclairer, et tout converge à le retarder, à le déformer ou à le rendre impossible.

28Lorsque Feydeau choisit d’insérer un passage narratif, il est rare qu’il se limite à un seul récit. Il y a bien souvent plusieurs versions d’un même événement. L’acte II de Chat en poche s’ouvre sur le récit du chassé-croisé amoureux de la nuit passée, auquel le spectateur n’a pas assisté. Marthe et Amandine pensaient avoir chacune rendez-vous avec Dufausset :

MARTHE. – Eh ! oui, Bibiche, qui a surgi à trois heures sonnantes dans la serre…. Sous prétexte qu’elle avait une rage de dents qui l’empêchait de dormir… Alors, je lui ai dit que j’avais une névralgie, pour sauver les apparences… et nous nous sommes promenées toutes les deux… de long en large…23
[…]
AMANDINE : […] … et je me promenais de long en large comme une dinde24.

29Le dernier récit est avorté, pour éviter les effets de redondance, cependant Feydeau choisit de répéter la locution la plus visuelle du récit, « de long en large », afin d’accentuer l’effet comique de cette évocation. Les faits sont les mêmes, mais les points de vue divergent. L’esthétique de l’imbroglio implique non un récit, mais plusieurs récits du même événement, pris en charge par différents locuteurs, ici les deux rivales.

30Le récit focalise particulièrement l’attention lorsqu’il est accessoire pour le public, déjà informé. C’est à partir du moment où le récit devient inutile qu’il est un enjeu de l’intrigue. Le spectateur, seul détenteur de la vérité, profite des erreurs qui orientent l’action dans une mauvaise direction. Ainsi, certaines intrigues découlent entièrement de mauvais choix dans l’énonciation du récit : les personnages de La Puce à l’oreille n’adressent jamais leur version des faits au bon interlocuteur. Raymonde retrace pour son amie le récent manque d’affection de son mari, qu’elle soupçonne d’adultère :

Quand un mari a été pendant des années un torrent impétueux et que, brusquement, pfutt !… plus rien !… à sec !… 25.

31Le mari, de son côté, confie au docteur son incapacité à satisfaire sa femme :

un malaise, un trouble, je ne sais pas, je me suis senti devenir […] enfant, enfant, tout petit enfant ! 26.

32Il y a donc deux récits, mais ils ne sont pas frontaux, et c’est ce qui fait naître le quiproquo qui régit la pièce, comme l’indique le docteur :

Tout ce que vous venez de me raconter, c’est à votre femme que vous auriez dû le dire, pas à moi… 27.

33Comme le rappelle Arlette Shenkan, chez Feydeau, « on ne s’explique pas avant de se déchirer. On passe à l’attaque d’abord, et ensuite on avise »28. Cette multiplicité des récits permet de verbaliser cette « interférence des séries » dont parle Bergson29 et dont le spectateur de vaudeville a l’exclusivité. Pour Florence Naugrette, ce dernier

… meurt d’envie de dire ou, au contraire, de maintenir cachée au personnage concerné l’information qui lui manque, mais, en même temps, il a bien conscience que son intervention, rompant la convention théâtrale, serait ridicule. C’est alors la répression de cette pulsion, qui sera nécessairement libérée à un moment ou à un autre par la révélation du secret dans le cadre de l’intrigue elle-même, qui est productrice de plaisir30

34La confrontation des récits permet donc de créer une situation, de quitter le référentiel pur pour entrer dans le domaine de la fantaisie, particulièrement lorsque le récit est mensonger.

35Dans le moment du récit mensonger, l’action ne passe plus par l’événement, mais par le discours qui le rapporte. Ce brouillage de la vérité constitue en lui-même un nouvel événement. L’enjeu est désormais de savoir qui détient la vérité et qui gagnera la joute verbale. La Main passe, une des dernières longues pièces de Feydeau, nous offre un très bon exemple : Massenay invente une histoire pour justifier auprès de sa femme son aventure nocturne ; or, un témoin a une autre version des faits ; il faut un troisième personnage, le commissaire, pour relever les incohérences d’un récit à l’autre :  

par quel mystère, étant donné que l’on vous dépouillait de vos vêtements entre Paris et Calais, on a pu retrouver lesdits vêtements sur le trottoir de la rue du Colisée ? 31.

36Il faut pour sortir de ce mauvais pas un acte de langage particulier, la parade. Le personnage doit reformuler son récit de toute urgence, ce qui ne va pas sans mal ici :

MASSENAY. – […] J’étais dans le train n’est-ce pas ?… Il marchait… et alors le, … il marchait même vite… quand tout à coup n’est-ce pas, le… (Furieux) ah ! et puis dites donc ! vous m’embêtez, vous à la fin !32

37Le récit peut empêcher le divorce et le procès ; il est crucial mais impossible à inventer en si peu de temps quand il s’agit de nier l’évidence. La parade est donc un moment privilégié où le spectateur porte à la fois son attention sur le contenu du récit fantaisiste et sur sa fabrique-même, à laquelle il assiste en temps réel. Le coup de force devient subversif lorsque le personnage tente de déformer le récit de l’autre. Dans L’Hôtel du Libre-Echange, on essaie de censurer le discours du bègue Mathieu, témoin indésirable, en profitant de son handicap :

MATHIEU. – Nous avons été passer la nuit avec mes filles au dépôt…
PINGLET, vivement. - … toir !… au dépotoir !… (Se retournant.) Ne faites pas attention ! Il bégaie ! Il bégaie !33

38Le récit mensonger est en effet créé devant le spectateur. On ne peut douter, par convention, de l’authenticité du récit d’un personnage qui vient de l’extérieur. La vérification des événements narrés est impossible, et on nous impose d’y croire. Transformer ce premier récit, c’est transgresser. Dans L’Hôtel du Libre-Echange, le mari sur le point d’être « pincé » retourne la situation en accusant sa femme innocente d’avoir passé la nuit non à la campagne suite à un accident, comme elle le raconte, mais dans un hôtel borgne. Il reprend les termes de son récit pour les mettre systématiquement en doute :

PINGLET. – Et où sont-ils, tes paysans ?
MADAME PINGLET. – Mais dans leur village.
PINGLET. – Et où est-il, leur village ?
MADAME PINGLET. – Mon Dieu ! C’est vrai ! Je ne sais pas ! J’avais été entraînée si loin !34

39On ne peut donc se fier à rien. La vérité est réversible. Le récit de Madame Pinglet a gagné toute la confiance des auditeurs, en faisant intervenir des espaces extérieurs qui suffisent à accréditer sa bonne foi. Mais les personnages vont jusqu’à manipuler la convention théâtrale pour le besoin de leur cause : si les circonstances ne sont pas vérifiables, elles sont sujettes à caution.

40Feydeau semble n’utiliser le récit que pour le transformer en mensonge. La narration constitue un contrepoint à la vision de la réalité que peut avoir le spectateur. Lorsque ce qui est dit redouble ce qui est montré, il y a généralement tricherie et brouillage des codes. C’est donc le rapport du récit à la représentation qu’il faut examiner.

41L’utilisation du récit dans ces pièces est conforme à l’esthétique du vaudeville de la fin du XIXe siècle. La vraisemblance n’est pas recherchée, alors même qu’une certaine logique parallèle est maintenue. Si le récit redouble la représentation, pourquoi choisir de rapporter un événement plutôt que de le montrer ? Il semble que le récit dépasse sa fonction informative pour devenir un moment poétique privilégié, lieu de la parodie et de l’extravagance. Dans ce théâtre où tout est spectacle, il est logique que le récit soit lui-même spectaculaire, quitte à se faire oublier comme récit.

42Si le récit sert d’appui à la représentation, il semble que Feydeau les associe systématiquement. Le récit est parfois immédiatement suivi de son illustration pratique. Dans Tailleur pour dames, nous voyons Moulineaux fabriquer un alibi d’urgence ; cependant, Feydeau éprouve le besoin de redoubler l’effet comique par une mimésis :

MOULINEAUX. – Bassinet est si malade, n’est-ce pas… que la moindre émotion le tuerait ! alors, pour lui cacher la situation… on a organisé une petite soirée chez lui… avec beaucoup de médecins. Une consultation en habit noir, et l’on a dansé… […] Alors, tout en dansant, n’est-ce pas… sans avoir l’air de rien. Dansant et chantant sur l’air du « Petit vin de Bordeaux ». Oui, c’est le petit choléra / Ah ! ah ! ah ! ah ! / Il n’en réchappera pas, / Ah ! ah ! ah ! ah !35

43Le personnage danse et chante, dans la plus pure tradition du vaudeville36. Le récit invraisemblable se double d’une mascarade. Ce procédé est fréquent chez Feydeau : le récit a un effet proleptique et annonce un effet scénique qui apparaîtra quelques scènes plus tard. Le plaisir du spectateur, accentué par cet effet de redondance, se nourrit de l’attente suscitée par le récit programmatique. Ainsi, dans La Dame de chez Maxim, une bourgeoise de province raconte comment la Môme Crevette lui a montré son jupon :

MADAME CLAUX. – […] Elle simule le geste d’envoyer une robe imaginaire au-dessus de sa tête à la façon des danseuses de cancan. Et je n’avais plus devant les yeux qu’une cascade de rose et des froufrous de dentelles, au milieu desquels une jambe, suspendue en l’air, décrivait des arabesques dans l’espace37

44Ce passage narratif à l’acte II, scène 1, annonce en réalité le cancan que la Môme exécute à la scène 9, sans avoir recours à aucune parole :

A ce moment, sur la dernière note de la figure, la Môme a pivoté dos au public et, d’une envolée, rejetant ses jupes par dessus sa tête, remonte ainsi vers le fond, au grand scandale de toute l’assistance38.

45Le récit vise à donner un avant-goût de la scène à venir, du clou du spectacle que le spectateur de vaudeville est en droit d’attendre de cette danseuse de revue haute en couleur. Francisque Sarcey soulignait à propos de La Dame de chez Maxim :

Il n’y a pas un mot qui ne doive avoir, à un moment donné, sa répercussion dans la comédie, et ce mot, je ne sais comment cela se fait – c’est le don de l’auteur dramatique – s’enfonce dans la mémoire, et il reparaît juste au moment où il doit jeter une vive lumière sur un incident39.

46Le verbe ne se suffit pas à lui-même, il appelle la représentation et sert de tremplin vers le farcesque. Parfois le mot suffit à décider de l’acte ou du geste, comme par association d’idées. Dans L’Affaire Edouard, Gabrielle a giflé un commissaire. Alors qu’elle reconstitue verbalement les faits devant le frère de l’offensé, elle finit par le gifler également40. Tout se passe comme si, à force de parler de gifle, il fallait absolument en fournir une pour ne pas frustrer le public ; le récit serait-il même conçu uniquement dans le but de créer ce geste farcesque ? Si tout récit est destiné à être redoublé par un effet visuel, son seul intérêt est-il d’être prospectif et de nous faire attendre un moment spectaculaire ? Qu’en est-il de l’instant du récit sur scène ?

47Dans la poétique du vaudeville, tous les moyens sont bons pour favoriser le comique et le récit lui-même devient effet. Les jeux de langage, concentrés dans des narrations resserrées, contribuent à l’esthétique burlesque. Chandebise cherche à expliquer ses déconvenues amoureuses avec sa femme en des termes périphrastiques quasi administratifs qui donnent au récit une solennité incongrue et amusante :  

il y a de ça un mois, j’étais très amoureux, à mon habitude ; je m’en étais exprimé à madame Chandebise qui en avait accueilli aussitôt l’expression 41.

48Rien n’est pris au sérieux dans le vaudeville, et le récit lui-même se fait dérisoire parce que parodique. Dans Le Dindon, Vatelin revient sur ses amours avec l’Anglaise Maggy et accumule les topoi de la rencontre romantique, tournés en dérision :

Quoi ! j’avais fait votre connaissance pendant la traversée, vous aviez le mal de mer, j’avais le mal de mer, nos deux cœurs étaient si troublés qu’ils étaient faits pour se comprendre, ils se comprirent. A Londres, vous vîntes me voir tous les jours à mon hôtel, je fis la connaissance de votre mari avec qui je me liai et ce qui devait arriver arriva42.

49Le récit du coup de foudre sur le pont d’un bateau rappelle Flaubert et L’Education sentimentale, mais les divers procédés parodiques, l’interjection, le passé simple, désacralisent le trouble amoureux, assimilé à un malaise physique farcesque. Grâce aux répétitions, un seul mot permet de tout expliquer de façon expéditive. Le récit s’offre donc comme un petit morceau de bravoure verbale. Gérard Gengembre rappelle que le vaudeville « s’inspire souvent du « grand » théâtre, qu’il parodie efficacement par ailleurs »43.

50Rien d’étonnant, donc, si dans les narrations de Feydeau, on retrouve à plusieurs reprises une parodie déguisée du récit le plus célèbre du répertoire français, la tirade de Théramène de la Phèdre de Racine. Dans Le Ruban, pièce représentée pour la première fois en 1894, Dardillon raconte comment, suicidaire, il se jette sous les roues d’un fiacre emballé et sauve ainsi, malgré lui, le ministre :  

les jambes des chevaux s’embarrassent dans les miennes ! […] les voilà par terre, je me sens cinq cents kilos de chevaux sur le corps ! 44.

51Feydeau reprend textuellement Racine :

Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé 45.

52La même année, dans L’Hôtel du Libre Echange, on retrouve, comme un clin d’œil, dans la narration centrale de la pièce, une thématique similaire :

Quand subitement, au moment de franchir les portes de Paris, un coup de sifflet du chemin de fer effraye le cheval… le voilà qui s’emballe… […] le cocher essaie de le retenir… Impossible !46

53Nous retrouvons les « portes de Trézène »47 et l’épisode des chevaux apeurés :  

La frayeur les emporte ; et sourds à cette fois, / Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix 48.

54Enfin, dans La Dame de chez Maxim, en 1899, Feydeau revendique la parodie en citant le texte-source. La fanatique Madame Petypon, persuadée que d’une parole lui naîtra le fils qui sauvera la France, raconte son épopée mystique :

MADAME PETYPON. – […] Sur le ton dont on débiterait le récit de Théramène. Il y avait une demi-heure que j’attendais en tournant autour de l’obélisque, quand tout à coup, du haut des Champs-Elysées, arrive à fond de train, au milieu d’un escadron de la garde républicaine… le président de la République, dans sa victoria !49 

55L’actrice doit restituer l’effet de citation par l’intonation : l’auditoire est invité à apprécier le contenu comique du récit qui suit, mais aussi à savourer l’allusion littéraire. Ce récit n’a pas de fonction proleptique et constitue un effet en lui-même. Feydeau prend soin d’indiquer le « ton » à adopter : pour être spectaculaire, le récit doit s’accompagner de moyens paraverbaux.

56Le récit est un moment ludique, qui autorise mimiques, gestes et autres effets. Dans L’Affaire Edouard et la fameuse reconstitution de la gifle donnée au commissaire, le récit dicte tout un jeu de scène :

Madame a simplement, dans un mouvement nerveux, étendu sa main comme ça… la joue de monsieur votre frère passait par là… il y a eu collision… 50

57Feydeau n’utilise pas, comme à son habitude, des indications scéniques, mais l’usage du déictique suffit à inspirer une gestuelle, qui vient précisément se loger dans les interstices du texte. Le contenu verbal s’efface au profit des effets qui l’accompagnent, particulièrement lorsqu’il s’agit de raconter un événement que les spectateurs connaissent déjà. Cet instant permet le déchaînement du verbe, mais son contenu semble presque accessoire. Ainsi, au dernier acte du Dindon, Pontagnac récapitule les actions qui se sont déroulées et qu’il n’a pas comprises :

PONTAGNAC. – […] Pincé par un mari que je ne connais pas… pour une femme que je ne connais pas !… Pincé par ma femme, pour cette même femme que je ne connais pas !… Un divorce chez moi en perspective !… Un autre divorce de la dame que je ne connais pas d’avec le monsieur que je ne connais pas où je vais être impliqué comme complice !51

58Le spectateur, lui, a tout vu et tout compris, et il peut goûter dans ce passage le vertige verbal et le brouillage des événements. Le récit devrait être le lieu de la chronologie raisonnée ; ici on a bien plutôt affaire à un éparpillement référentiel. Les phrases elliptiques ne comportent pas de propositions principales, donc pas de verbes pour fournir des indications temporelles. Le contenu informatif disparaît derrière l’ivresse verbale. Le but ultime de la narration chez Feydeau ne serait-il pas plutôt d’opacifier l’information véhiculée, et, avec elle, toute tentative de communication ?  

59Le plaisir du récit est dans la redite, et surtout dans l’écart qui sépare public informé et personnages ignorants. Il faut avoir vu pour comprendre l’information, sinon elle ne peut pas circuler. Les vrais récits informatifs se trouvent majoritairement dans les scènes d’exposition, et servent à informer le public, mais bien souvent le récit tend plutôt à semer la confusion sur scène. Il est souvent inefficace quand il s’agit d’informer un personnage. Ainsi, dans La Dame de chez Maxim, Mongicourt n’apprend rien à un Petypon déjà averti par les événements :

PETYPON, courbant l’échine, sur un ton épuisé. – Allons, bon ! qu’est-ce que c’est encore ? Parle ! Je suis prêt à tout.
MONGICOURT, ménageant bien son coup de théâtre. – Ta femme… est ici ! Il gagne la gauche comme soulagé d’une mission pénible.
PETYPON, relève la tête, le regarde d’un air ahuri, puis. – Oh ! que c’est bête de me faire des peurs comme ça !52

60Le récit vient trop tard. Le décalage entre l’investissement émotionnel de l’énonciateur et le contenu dérisoire du message est un des plus beaux effets de la pièce. Sarcey l’a bien noté lors de la première :  

Ce que c’est que la situation au théâtre ! Il y a un mot de rien du tout qui a fait pâmer toute la salle de rire 53.

61C’est donc le récit manqué et le déficit d’informations qui font la « situation » ici. Lorsque le récit éclaire vraiment un personnage, il est expédié hors-scène, dans cette même pièce notamment :

LE GENERAL, sévèrement. – Je sais tout !… Cette chère petite enfant m’a tout dit ; (Emoustillé) elle est délicieuse ! Figurez-vous qu’elle ne connaît pas l’Afrique !54

62Ce qui intéresse Feydeau, c’est bien plutôt l’échec de la parole, et, avec elle, du récit, souvent parasité par des vices de langage : de nombreux personnages ont des défauts de prononciation qui empêchent la bonne transmission du message. Camille Chandebise ne peut prononcer que les voyelles, et personne ne le comprend. Le maçon Lapige, dans La Main passe, aboie quand il est ému, et alors même qu’il est interrogé par la police. Le public attend la reprise de l’effet comique, qui repose précisément sur cette impossibilité du récit :

PLANTELOUP. – Et comment se trouvaient-ils là, ces vêtements, vous ne savez pas ?
LAPIGE, impuissant à répondre. – Ah ! ça… ? tout ce que je puis dire c’est qu’ils étaient là sur le ouahouah ! ouahouah ! ouahouah !
PLANTELOUP, pendant que l’autre aboie. – Allons, bon, voilà que ça le reprend !
SOPHIE. – Mais voyons, mon ami, puisque c’était fini55.

63Pour Jean Cassou, « les personnages épisodiques, à leur tour, c’est-à-dire des êtres vivants, peuvent être aussi gratuits que les accessoires »56. Pourtant ces mêmes personnages, à l’élocution aléatoire, issus de la fantaisie de l’auteur,  détiennent des informations capitales. Jean Cassou en effet précise :  

Mais tout ceci est dans la nature du système, qui est d’être système, clos sur lui-même, adéquat à lui-même, parfaitement logique 57.

64Ces jeux de langage en apparence gratuits minent la communication et sous-tendent tout récit. Le récit est donc toujours ironique car toujours obscur, même lorsqu’il est censé éclairer toute la situation, comme à la fin de la Puce à l’oreille. Le public est au courant de tout depuis le premier acte, et le récit final tant attendu se fait donc en espagnol…

65Peut-on se passer de récit dans une pièce de vaudeville ? Il semble que cela soit impossible, et précisément pour répondre aux impératifs de l’action. Le mouvement ne s’enclenche que sous l’impulsion d’une fatalité comique antérieure à la pièce, qu’il faut apprendre au spectateur par le biais du récit. Puisque tout est spectacle, le récit lui-même devient spectaculaire et s’insère naturellement dans la pièce en empruntant les moyens de la mimésis. Il fait plus que conditionner l’action, il la constitue et devient situation dans la fabrique du récit mensonger. Dès lors, le langage est lui aussi un objet de théâtralisation. Le moment du récit, à l’aide de tout un appareil para-verbal, devient poétique. Bien plus, il met en scène l’impossible communication entre les êtres. En se sublimant comme spectacle à part entière, le récit atteint aussi ses limites et frôle l’auto-destruction : le but est-il encore de raconter ? Petypon dans La Dame de chez Maxim, confronté au récit de la vérité qu’il n’a cessé, par une activité échevelée, de maquiller pendant toute la pièce, utilise cette dernière parade :  

Mais c’est ce que je me tue à vous répéter 58.

66Ce sont ses actions qui tiennent lieu de récit, alors même qu’elles déguisent la vérité. C’est ainsi que chez Feydeau, déjà, par les artifices en apparence les plus bouffons du théâtre de divertissement, le récit dit lui-même sa propre incapacité à rendre compte du réel.

Notes de bas de page numériques

1 C’est le cas dans la pièce La Puce à l’oreille, représentée pour la première fois le 2 mars 1907, où la cloison tourne sur un pivot, emmenant le lit qui est en scène pour faire place au lit de la chambre contiguë.
2 Pierre Voltz, La Comédie, Paris, Armand Colin, 1964.
3 Georges Feydeau, Tailleur pour dames, in Œuvres complètes I, Paris, Classiques Garnier, édition de Henry Gidel, 1988, acte I, scène 24, p. 255.
4 Ibid., p. 256.
5 On peut citer par exemple Gibier de potence, la troisième pièce de Feydeau, représentée pour la première fois le 1er juin 1883.
6 La Comédie, op. cit., p. 136.
7 Champignol malgré lui, in Œuvres complètes I,  op. cit., acte I, scène 1, p. 999.
8 Stuart E. Baker, Georges Feydeau And The Aesthetics Of Farce, UMI Research Press, Ann Arbor Michigan, 1981, p. 33 (nous traduisons).
9 L’Affaire Edouard, in Œuvres complètes I, op. cit., acte I, scène 4, p. 636.
10 Michel Corvin, Lire la comédie, Paris, Dunod, 1994, p. 141.
11 Bertrand Tavernier, « Abécédaire » in Comédie Française, Feydeau comédies en un acte, N° 139-140, mai-juin 1985, p. 35.
12 Georges Feydeau, Le Ruban, in Œuvres complètes II, Paris, Classiques Garnier, 1988, acte III, scène 17, p. 329.
13 Ibid., acte I, scène 6, p. 258.
14 Champignol malgré lui, in Œuvres complètes I, op. cit., acte II, scène 6, p. 1041.
15 Georges Feydeau, La Puce à l’oreille, in Œuvres Complètes III, Paris, Classiques Garnier, 1988, acte II, scène 10, p. 614.
16 Leonard C. Pronko, Georges Feydeau, New York, Frederick Ungar Publishing Co., « World Dramatists », 1975, p. 162 (nous traduisons).
17 Le Dindon, in Œuvres complètes II, op.cit., acte I, scène 10, p. 492.
18 Le Mariage de Barillon, in Œuvres complètes I, op. cit., acte II, scène 16, p. 809.
19 Gibier de potence, Ibid., scène 4, p. 176.
20 Ibidem.
21 Jean-Claude Ranger, « La comédie, ou l’esthétique de la rupture », in L’Esthétique de la comédie, Littératures classiques, N° 27, 1996, p. 263.
22 Le Mariage de Barillon, in Œuvres complètes I, op. cit., acte II, scène 16, p. 811.
23 Chat en poche, in Œuvres complètes I, op. cit., acte II, scène 4, p. 513.
24 Ibid., acte II, scène 6, p. 516.
25 La Puce à l’oreille, in Œuvres complètes III, op. cit.,  acte I, scène 4, p. 536.
26 Ibid., acte I, scène 8, p. 553.
27 Ibid, acte I, scène 8, pp. 553-4.
28 Arlette Shenkan, Georges Feydeau, Paris, Seghers, 1972, p. 106.
29 Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique. Paris, Félix Arcan, 1900, p. 98.
30 Florence Naugrette, Le Plaisir du spectateur de théâtre, Rosny-sous-Bois, Editions Bréal, 2002, p. 130.
31 La Main passe, in Œuvres Complètes III, op. cit., acte III, scène 6, p. 108.
32 Ibidem.
33 L’Hôtel du Libre-Echange, in Œuvres Complètes II, op. cit., acte III, scène 12, p. 443.
34 Ibid., acte III, scène 8, p. 438.
35 Tailleur pour dames, in Oeuvres complètes I, op. cit., acte I, scène 5, p. 232.
36 Ce n’est qu’après le décret du 6 janvier 1864 que les auteurs sont autorisés à évacuer les parties chantées de leurs vaudevilles.
37 La Dame de chez Maxim, in Œuvres Complètes II, op. cit., acte II, scène 1, p. 805.
38 Ibid., acte II, scène 9, p. 857.
39 Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre. Feuilletons dramatiques, vol. VIII, Paris, Bibliothèque des Annales Politiques et Littéraires, 1902, p. 189. 
40 L’Affaire Edouard, in Œuvres complètes I, op. cit., acte II, scène 8.
41 La Puce à l’oreille, in Œuvres complètes III, op. cit., acte I, scène 8, p. 552.
42 Le Dindon, in Œuvres complètes II, op. cit., acte I, scène 13, p. 499.
43 Gérard Gengembre, Le Théâtre au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1999, p. 282.
44 Le Ruban, in Œuvres complètes II, op. cit., acte III, scène 17, p. 329.
45 Jean Racine, Phèdre, acte V, scène 6.
46 L’Hôtel du Libre-Echange, in Œuvres complètes II, op. cit., acte III, scène 6, p. 434.
47 Phèdre, acte V, scène 6, v. 1498.
48 Ibidem, v. 1535-1536.
49 La Dame de chez Maxim, in Œuvres complètes II, op. cit., acte I, scène 14, p. 768.
50 L’Affaire Edouard, in Œuvres complètes I, op. cit. , acte II, scène 8, p. 668.
51 Le Dindon, in Œuvres complètes II, op. cit., acte III, scène 8, p. 570.
52 La Dame de chez Maxim, in Œuvres complètes II, op. cit., acte II, scène 11, pp. 869-70.
53 Quarante ans de théâtre, op. cit., p. 195.
54 Georges Feydeau, La Dame de chez Maxim, in Œuvres complètes II, op. cit., acte III, scène 20, p. 928.
55 La Main passe, in Œuvres complètes III, op. cit., acte III, scène 5, p. 102.
56 Jean Cassou, « Le Génie systématique de Feydeau », in Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault, Molière-Feydeau, Paris, René Julliard, N° 15, 1956, p. 59.
57 Ibidem.
58 La Dame de chez Maxim, in Œuvres complètes II, op. cit., acte III, scène 21 et dernière, p. 929.

Bibliographie

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VOLTZ Pierre, La Comédie, Paris, Armand Colin, 1964.

Pour citer cet article

Violaine Heyraud, « Le récit chez Feydeau : impossible et nécessaire », paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 07 mars 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=961.


Auteurs

Violaine Heyraud

Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégée de lettres modernes, doctorante en études théâtrales, travaille en thèse sur la répétition dans l’œuvre de Georges Feydeau sous la direction de M. Christian Biet (Paris X) et enseigne en tant qu’AMN l’histoire du théâtre au département d’arts du spectacles de l’Université Paris X - Nanterre.