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Tiziana Maradei  : 

Les bienfaits de la mélancolie dans la création littéraire d’Emmanuel Carrère

Résumé

Cet article analyse le lien que la création littéraire entretient avec la mélancolie dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère. L’écriture a représenté pour lui un moyen d’exploration de ses obsessions personnelles et a été un remède pour surmonter son mal-être. Son œuvre qui parcourt différentes mélancolies, celle de l’auteur et celle des personnages, montre que cet état d’âme –à la fois sentiment paralysant et élan créatif – apporte des bienfaits à la création littéraire.

Abstract

This article analyzes the link between literary creation and melancholy in the work of Emmanuel Carrère. Writing represented for him a way to explore his personal obsessions and was a remedy to overcome his malaise. His work investigates different forms of melancholy and underlines that this particular mood is both a paralyzing feeling and a creative momentum bringing benefits to literary creation.

Index

Mots-clés : Carrère (Emmanuel) , création, mélancolie

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1Cet article se propose d’analyser le lien que la création littéraire entretient avec la mélancolie dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère. Si à l’époque actuelle la mélancolie est plutôt associée à une pathologie mentale, elle fut pendant des siècles « une manière légitime, voire supérieure, d’être au monde1 ». Ce sentiment dont on parle depuis deux mille cinq cents ans et dont le mystère reste d’une très grande actualité a été pour nombre d’écrivains tout à la fois maladie de l’esprit et signe du génie poétique, mal et remède, sentiment paralysant et élan créatif. Si la psychiatrie fait une distinction entre la mélancolie comme maladie voire dépression et la mélancolie comme état d’âme, nous nous consacrerons pour notre part à cette dernière forme qui relève de la condition humaine.

2Dans ce court parcours à travers les méandres de l’âme on fera d’abord une brève escale sur le rapport entre mélancolie et génie. On traversera ensuite l’écriture d’Emmanuel Carrère qui a été longtemps le territoire de la dépression, analysant le rôle que cette maladie de l’âme a joué dans le processus créatif de l’écrivain. Notre chemin se terminera enfin par l’évocation des bienfaits de la bile noire dans sa création. Tout au long de la route on observera ce que devient son écriture quand elle est contaminée par la mélancolie et comment ce sentiment impacte sa vision du monde. Comme pour tout voyage qui se respecte il n’y aura pas de réponses à la fin, ce ne seront que les œuvres de l’auteur qui témoigneront qu’il est possible de transformer l’impuissance de vivre en puissance de dire : la souffrance psychique peut être ainsi source d’expériences créatrices et de beauté, et la littérature un remède à certaines tendances mélancoliques.

Mélancolie : source du génie, du sublime et de la création artistique

3La mélancolie a été longtemps considérée comme une dimension exceptionnelle de l’existence. Le pouvoir qu’elle a exercé est le résultat d’une ambivalence qui existe depuis l’Antiquité : le tempérament malade et souffrant est également le caractère des hommes marqués par la grandeur et le génie. C’est un malaise suspendu entre la maladie et l’état d’âme, entre pathologie et production créatrice. Si d’un côté la mélancolie a un pouvoir aliénant, de l’autre c’est un état d’âme favorable au génie car elle accorde la supériorité d’esprit : la nature mélancolique prépare en effet à la contemplation. Bien que toutes les époques se soient interrogées sur la nature et les effets de la tristesse, des philosophes aux médecins en passant par les artistes et les poètes, le lien entre génie et mélancolie s’est façonné grâce à Aristote d’abord et à la Renaissance ensuite, avec des artistes comme Michel Ange et des philosophes comme Marsile Ficin.

4La philosophie naturelle d’Aristote a été la première à unifier l’idée médicale de mélancolie avec la notion platonique de fureur présentée comme étant à la base des plus grands dons créatifs. Platon la déduit lui-même de l’expression qu’elle trouve chez les poètes, notamment Homère avec la fureur d’Achille dans L’Iliade et Sophocle avec celle d’Ajax dans la tragédie de même titre ou celle d’Héraclès dans Les Trachiniennes (renouvelée par Sénèque dans Hercule sur l’Œta), qu’on peut considérer comme les premières descriptions cliniques de la mélancolie. Si le philosophe grec donne une explication « naturelle » des affections des hommes en considérant la bile noire comme responsable de celles-ci, son effet étant même comparé à celui du vin sur les humeurs, il est toutefois le premier à faire le lien entre mélancolie et création, et c’est avec lui que la bile noire devient la métaphore de l’imagination. Permettant de mieux voir le monde, dans certains cas, l’angoisse causée par l’atrabile représente une force intellectuelle qui conduit l’homme aux activités exceptionnelles. Le Problème XXX attribué à Aristote, qui influencera toute la culture occidentale, est le texte fondateur de la réflexion sur la mélancolie mais encore plus de la relation entre génie poétique et état d’âme mélancolique.

5Le texte grec dit que « tous les mélancoliques sont des êtres d’exception », la condition préalable pour démontrer cette thèse réside dans le caractère. Comme ce dernier est déterminé essentiellement par la chaleur ou le froid, ceux qui ont un excès de bile noire dans leur corps sont considérés comme mentalement anormaux. Aristote se réfère implicitement à la théorie hippocratique des humeurs qui prévaut en Grèce puis en Europe jusqu’au début de l’époque moderne. Bien évidemment, la quantité d’humeur doit être suffisamment haute pour élever le caractère au-dessus de la moyenne et ne pas engendrer une mélancolie trop profonde. Il s’agit d’un « tempérament » au sens primitif d’un dosage équilibré, « tempérant » les actions respectives des composants chauds et froids. Deux éléments doivent être relevés ici : d’abord Aristote considère la mélancolie, équilibrée par le génie, comme coextensive à l’inquiétude de l’homme. Puis, avec sa réflexion sur les personnalités exceptionnelles, le philosophe fait sortir la mélancolie d’un contexte pathologique pour la faire devenir une partie importante des hommes exceptionnels. Hersant résume l’apport essentiel de la réflexion aristotélicienne et l’importance qu’elle a revêtu dans notre histoire culturelle.

Le coup de force des aristotéliciens, dont la philosophie naturelle entend mettre en relation des processus mentaux et des processus physiques, est d’attribuer la fureur créatrice à une origine naturelle, intime, interne, et non plus transcendante et divine2.

6Si l’idée d’un lien entre mélancolie et génie existe donc depuis l’Antiquité classique avec Aristote, c’est pendant la Renaissance, considérée comme l’âge d’or de la mélancolie, que ce lien se réveille. À cette époque, on attribue aux artistes un caractère saturnien : les individus géniaux sont contemplatifs, absorbés, solitaires et créateurs, et puisqu’une mélancolie modérée est le signe d’un esprit distingué, des comportements mélancoliques règnent parmi les artistes. Ainsi, dès la Renaissance, les pathologies de l’humeur ne présentent pas que des aspects négatifs et le malaise de l’âme se situe entre maladie et Stimmung. L’homme mélancolique fait face au rien et arrive à le sublimer. La mélancolie est d’ailleurs liée à la productivité artistique et aux cycles de productivité de l’artiste, la période de l’explosion créative alterne avec celle de la crise mélancolique.

7La culture de la Renaissance concentre son intérêt non seulement sur l’œuvre d’art mais également sur l’esprit de celui qui la produit, en prêtant attention aux vicissitudes qui précèdent et suivent la création. Le public s’intéresse au comment de la conception de l’œuvre et la mélancolie s’identifie à la souffrance du créateur. Un des exemples parmi les plus célèbres est sans doute Michel Ange et sa complaisance exaspérée pour sa souffrance, qui montre l’intérêt croissant pour les évolutions psychiques des artistes. La mélancolie est identifiée ici à la souffrance de l’artiste qui travaille avec beaucoup de fatigue hors du monde et qui en faisant face au rien arrive à sublimer celui-ci. Dans ses lettres, Buonarroti avoue être partagé entre la conscience de son génie et la peur de la mort. Ses créations naissent de ses souffrances et la mélancolie qui est pour lui allegrezza peut en même temps le projeter vers la création ou l’entraîner vers les abîmes de la douleur. Ce qui est évident chez lui est la force du lien entre tourment et création.

Du sentiment de culpabilité au dérèglement du désir, des troubles de l’imagination au repli sur soi, de la solitude misanthrope à l’agressivité suicidaire, il y a une prodigieuse variété des symptômes mélancoliques ; Michel-Ange les présente tous3.

8Une autre personnalité qui a façonné l’idée de l’homme de génie en le révélant au reste de l’Europe est Marsile Ficin. Philosophe, médecin, lui-même atteint par la mélancolie, il la considère non seulement comme un élément essentiel de la nature humaine mais surtout comme une dimension exceptionnelle de l’existence. Il consacre un livre entier, De vita triplici, au rapport entre mélancolie et génie en fusionnant la pensée d’Aristote et de Platon ; avec lui, cette maladie obscure devient un don divin. Ficin voit dans l’humeur noire une sorte de renovatio dans laquelle on peut repérer un nouveau modèle d’homme et il conseille de profiter de l’influence favorable de la mélancolie. Il modifie ainsi de manière positive l’influence de Saturne qui transforme en la planète symbole de l’homme de génie. Cette planète incarne en effet la nature intellectuelle, et le dieu, qui dans la culture classique est lié aux effets de la bile noire, symbolise la plénitude de l’esprit et la noblesse intellectuelle : l’excès de bile noire produit ainsi de la sagesse. L’humanisme italien a su reconnaître en Saturne et dans l’homme mélancolique la double nature du phénomène et l’a mise en valeur comme caractéristique essentielle du génie. Cette planète peut conduire les intellectuels aux sommets et possède une capacité cathartique : en tant que protectrice d’une existence supérieure, elle provoque la bile noire mais elle peut aussi la soigner. Le lien entre génie et mélancolie s’est ainsi répandu, et les grands personnages se réclament de cette nature comme d’un privilège. « Pour un homme du XVIe siècle, l’empire de la mélancolie est celui du génie, en un sens qui inclut tout ensemble la puissance créatrice et les prestiges diaboliques4 ».

9Il est évident que sans l’expérience mélancolique beaucoup d’œuvres n’auraient pas vu le jour. Cela est vrai pour des auteurs comme Leopardi, Baudelaire et tant d’autres encore. La contribution que la littérature a apportée au sujet de la mélancolie serait trop vaste à traiter ici, on se limite à n’en citer que deux exemples. Chez l’un des plus grands poètes et philosophes italiens, Leopardi, la mélancolie est omniprésente pendant la création. Si d’un côté elle est noire, horrible et dévore l’écrivain, de l’autre elle est douce et donne naissance aux belles choses5. Le mal de vivre est considéré non seulement comme une expérience humaine douloureuse mais également comme source de connaissance et de poésie, comme il l’écrit dans Zibaldone. Il faut attendre le XIXe siècle pour que la mélancolie, presque sacralisée, devienne indissociable de la création littéraire. L’esthétisation de la douleur apparaît avec Baudelaire, qui est considéré comme l’expert suprême de la mélancolie, cet état d’âme étant à la base d’une réflexion sur le statut de l’art et de la littérature. La mélancolie est pour lui non seulement l’essence même de la poésie mais la matière même de son écriture, qui lui permet d’éloigner les vicissitudes de la vie et d’échapper au spleen. Peu de poètes ont su décrire ainsi le mal de l’âme à travers des métaphores et des allégories, et raconter le spleen dans toutes ses nuances. Avec le recours aux termes de la négation et aux rimes du « vide », il anticipe également des sentiments qui seront analysés plus tard par les psychiatres. Une étude des rimes du vide a été réalisée par Starobinski pour mettre en lumière comment Baudelaire mime les attitudes de la mélancolie et ses mécanismes profonds6.

10Le lien entre génie et mélancolie a imprégné la vie intellectuelle européenne et a laissé trop de traces pour qu’on puisse toutes les suivre. Ce qui est évident, c’est que malgré ses 2500 ans d’âge la bile noire reste d’une actualité stupéfiante, peut-être parce que plus qu’ailleurs c’est ici que se manifestent la criticité et l’instabilité de l’individu, en devenant la métaphore même de la condition humaine. Il reste à nous demander si de nos jours l’encre de la mélancolie continue à tacher l’âme des artistes. Dans la société actuelle, la tristesse a en effet perdu toute valeur positive et est devenue maladie qu’il faut soigner. Elle a oublié toute sa polysémie et elle n’est plus utilisée par les poètes et les philosophes comme moyen de quête du sens de l’existence. S’il est vrai que les périodes de crise sont souvent propices à l’humeur noire, dans notre époque on assiste à une vraie pathologisation du chagrin qui exclut a priori une exploitation littéraire de la mélancolie.

11Pourtant il existe aussi des exemples prouvant que la mélancolie garde encore sa valeur d’indicateur du génie poétique. C’est le cas de l’œuvre poétique de H.F. Thiéfaine, mélancolique assumé et auteur notamment de Éloge de la tristesse, ou de Scandale mélancolique. Un des constituants de ses chansons est l’atmosphère de tristesse où les différentes tonalités musicales ont des associations symboliques, par exemple le sol bémol mineur est associé à un sentiment de tristesse, d’abattement. La mélancolie est déclinée d’une façon représentative dans les vers « Les vaccins de la vie / sur les bleus de nos cœurs / ont la mélancolie des sols bémol mineurs7 ». Le rapport entre le temps et la mélancolie a été analysé dans le cycle de conférences qui lui est consacré8. Dans une interview de 2012 pour le journal Sud-Ouest il définit la mélancolie comme une tristesse douce et se demande s’il pourrait composer sans elle9. D’ailleurs il place en exergue du livret de son album Suppléments de mensonge paru en 2011 (Paris, Sony/Columbia) la citation en grec du XXXe Problème d’Aristote « tous les mélancoliques sont des êtres d’exception, et cela non de par leur maladie, mais de par leur nature ». C’est encore le cas de l’œuvre de Emmanuel Carrère qui va désormais nous occuper dans la suite de ces lignes : elle peut être lue en effet comme un voyage dans la conscience contemporaine en proie à ses souffrances et explore différentes mélancolies, celle de l’auteur et des personnages qu’on analysera dans le chapitre suivant.

L’écriture mélancolique d’Emmanuel Carrère

12Carrère est un auteur profondément mélancolique, l’élément d’angoisse est constamment présent dans les œuvres et en accompagne l’écriture. Son vécu biographique entre dans les livres sous la forme d’une mélancolie moderne où l’on peut lire l’expression de son expérience mentale. Puisque ses états d’âme jouent un rôle clé dans la création de ses romans, nous analyserons la mélancolie de l’homme Carrère et celle de l’écrivain. Sa profonde angoisse existentielle l’a en effet rendu un témoin important de la condition humaine, les thèmes de l’identité et de ses désordres, la peur de n’être personne et les batailles qu’on livre sont les leitmotive de ses derniers ouvrages. Dans ses œuvres, la mélancolie apparaît autant dans la description des personnages que dans les lieux, à titre d’exemples on en présentera quelques-uns.

13Il semble essentiel de se pencher sur les états d’âme de l’homme Carrère car c’est lui-même qui nous les confie dans ses livres où il se décrit comme dépressif, détestable, fragile et manipulateur, amoureux et misérable.

Toute ma vie je me suis considéré comme pas normal, exceptionnel, à la fois merveilleux et monstrueux, ce qui est ordinaire quand on est adolescent mais inquiétant à mon âge et j’ai beau aller trois fois par semaine chez le psychanalyste, je vois de moins en moins de raisons pour que ça change10.

14Pour parler de la souffrance, Carrère utilise une métaphore puissante, son chagrin est comparé à un renard qui lui dévore le ventre : « Je me réveille, le lendemain matin, avec le nœud d’angoisse au plexus qui m’a accompagné toute ma vie11. » Il connaît la souffrance psychique car elle l’a accompagné pendant longtemps en le rendant épouvantablement malheureux et lui a fait mener une vie d’enfer.

Je n’ai pas vécu de grand deuil, je jouis d’une bonne santé, je n’ai pas connu de grand problème matériel… En revanche, j’ai été une grande partie de ma vie épouvantablement malheureux, et je ne laisserai personne dire que ce malheur est dérisoire sous prétexte qu’il n’a pas de cause honorable et qu’avoir des états d’âme est un luxe. La dépression, la tendance mélancolique (je ne parle pas de la maladie mentale, qui est tout à fait d’un autre ordre), je connais bien, et cela fait mener une vie d’enfer.12

15Dans ce rapport de vérité qu’il veut instaurer avec le lecteur, il n’hésite pas à admettre qu’il a vécu la terrible expérience de la dépression qui lui a fait passer sept ans devant une fenêtre qui donne sur l’enfer. La dépression trouve son point culminant pendant l’écriture du récit L’Adversaire et en 2005, au cours d’une profonde crise, il arrive même à envisager le suicide. Il traverse ce qu’il définit comme la crise existentielle la plus sévère de sa vie. Il a la sensation de na pas être à la hauteur en tant qu’homme et écrivain, de n’être qu’un raté et de ne pas réussir à aimer. Son ami Olivier Rubinstein découvre en lisant Le Royaume la crise mystique de Carrère :

À cette époque, Emmanuel débarquait souvent chez moi, sans prévenir, le soir, exalté. Pas une seule fois il ne me parla de ces journées entières passées sur les sols froids des églises, habité par des tourments que je ne pouvais soupçonner et que je mettais plutôt sur le compte d’une détresse amoureuse passagère13.

16Il écrit des lettres d’adieu à ses proches quand un événement étrange se produit. Il retrouve un carton contenant ses commentaires sur l’Évangile écrits pendant sa période chrétienne. En pensant que c’est un signe, il décide alors de se consacrer à ces notes et commencer l’écriture du Royaume qui retrace la naissance du christianisme. Ces notes se révèlent être un remède à la mélancolie, la littérature le libère ainsi du désespoir : « j’ai quelques mois encore traîné ma dépression, puis je me suis mis à écrire ce qui est devenu Un roman russe et m’a tiré du gouffre14 ». Dorénavant Carrère envisagera d’autres moyens de survie et de libération, dont celui de l’écriture.

17Quant à l’écrivain Carrère, si l’inquiétude semble parfois être la condition préalable à l’écriture, plusieurs de ses livres ont été écrit dans un inconfort moral atroce entraînant une crise d’écriture qui représente un moment capital dans son existence. Dans ses écrits on découvre plusieurs éléments de ce vécu mélancolique. Non seulement la présence d’un vocabulaire lié au désespoir et à la tristesse mais également un sentiment de culpabilité, d’un temps ralenti où rien ne se passe et qui entraîne l’ennui, l’insistance sur les souvenirs. C’est un sentiment qui paralyse ses actions et ses émotions « la douleur incessante au creux du ventre, […] le sentiment ou plutôt la certitude d’être échec et mat, de ne pouvoir ni aimer ni travailler, de ne faire que du mal autour de moi15 ». La dépression se répercute sur le travail de l’écrivain et provoque un blocage dans l’écriture. Le processus de création devient très long et complexe, la mélancolie qui l’empêche d’écrire l’oblige alors à inventer des ruses pour pouvoir travailler. L’écriture devient alors le territoire de la panique et de l’inquiétude.

Au cours de mes tentatives, vaines, pénibles, angoissantes (et c’est un euphémisme, à la vérité, c’était horrible), pour écrire ce livre sous forme de fiction (qui a peut-être donné, finalement, La Classe de neige, un roman très imprégné de mon état d’esprit d’alors), je n’arrivais pas à trouver « la place juste » pour écrire16.

18La mélancolie de l’écrivain dérive aussi du vide créé par le manque d’inspiration. C’est une situation à laquelle Carrère a été souvent confronté pendant sa carrière littéraire, les années de silence et de sécheresse et la colère qui en résulte. Ses phases d’écriture douloureuse durent plusieurs années pendant lesquelles il vit des formes d’angoisse et de dépression qui rendent le processus de création extrêmement complexe. Le choix de partager ses souffrances avec le lecteur provient d’un questionnement incessant sur son propre rapport au monde en tant qu’homme et écrivain. Depuis L’Adversaire, en effet, tous ses livres se tournent du côté de la non-fiction et il en découle des confidences autobiographiques et une ouverture aux autres. Les raisons d’un tel choix sont justifiées par la question de l’honnêteté en littérature, puis par le besoin de nouer une relation aux autres afin de mieux se connaître, et enfin par le souhait de faire progresser le lecteur en tant qu’individu.

19La décision de se dépeindre et se de mettre en scène, de dévoiler ses affects et l’inavouable de ses expériences relève d’une conception de la vérité en littérature. Pour Carrère il est essentiel d’être honnête, de tout dire même si ces aveux auront des effets. Par conséquent, à partir de l’année 2000, Carrère renoue le rapport de confiance et de complicité avec son lecteur en lui montrant le mécanisme de son écriture, les réflexions sur ses livres précédents. Dans l’émission La grande librairie (4 octobre 2018) où il était invité, à la question de savoir pourquoi il raconte à la première personne il répond qu’il lui importe de dire d’où il parle. Ce souci d’honnêteté envers le lecteur est essentiel dans son œuvre, qui essaie de restituer le monde et l’intimité de l’auteur. En outre, l’écrivain se cherche sans cesse dans la relation aux personnages de ses livres, sa vie intérieure intègre celle des autres et la complexité du monde. Carrère dit avoir été longtemps du côté de l’autodénigrement et dans ses livres il se dénigre en mettant en avant un trait de caractère remarquable chez un personnage qu’il possède lui-même et soumet ainsi à la critique.

20C’est cela le point de départ de ses écrits, le moment où se noue un lien entre sa vie et une autre vie que la sienne. Dans ses romans, Carrère mélange récit documentaire et narration autobiographique et s’interroge sur les fragilités personnelles, fasciné pour tout ce qui reste hors d’atteinte et sans témoin. C’est sa propre douleur de narrateur qui aide à mieux comprendre et représenter les souffrances d’autrui. Son chagrin devient le moteur de ses livres qui grandissent sur le terreau de la souffrance. Il en découle ainsi une sorte de mouvement dialectique par lequel le narrateur s’interroge sur sa vie et l’offre à ses lecteurs. Les personnages qu’il décrit l’aident en effet à mieux comprendre comment vivre : « C’est à travers la double dynamique de la reconnaissance et de l’empathie que se pense d’abord, dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère, cet espace. Il s’agit de révéler, entre soi et l’autre, des traits communs17. »

21Enfin, quand celui-ci parle de ses états d’âme et de son intimité, le lecteur peut s’identifier avec l’homme Carrère et explorer ses propres sentiments et angoisses. L’un des mérites de l’autobiographie, selon Carrère, est que c’est bien pour les autres quand on confesse les choses. Il s’agit donc de parler de soi et de ce qu’on est pour avancer et faire avancer le lecteur. Pierre Cormary parle d’une littérature vocative car Carrère fait apparaître dans ses textes sa famille et nomme les siens jusqu’à leur dédier ses romans. Le lecteur a ainsi l’impression de dialoguer avec l’écrivain grâce au recours à la deuxième personne du singulier, quand ce dernier s’adresse par exemple à sa mère ou à son amie. Cela contribue à créer un sentiment de familiarité avec le lecteur. Sa capacité d’empathie avec les souffrances des autres dérive ainsi de sa propre fragilité qu’il montre à travers sa voix autobiographique, une souffrance intime « qui ne cesse de s’interroger sur les fondements de l’identité personnelle et les fragilités qui peuvent nous pousser à nous projeter en autrui18 ».

22S’il choisit des personnages aussi tourmentés et borderline, c’est parce que les thèmes de la folie et de la normalité sont au centre de son œuvre. Dans Un roman russe, Carrère avoue que la folie et l’horreur ont obsédé sa vie et que les livres qu’il a écrits ne parlent de rien d’autre. On trouve des correspondances avec ce postulat dans la construction de certains personnages. Les protagonistes sont des hommes étranges, solitaires, accablés par la pression sociale et par la banalité de leur quotidien. C’est le cas de L’Adversaire où Jean-Claude Roman s’est inventé une autre identité pendant 20 ans. L’art d’être juste pour Carrère, ce serait « l’art de rééquilibrer ou plutôt de déséquilibrer, en faisant de préférence le portrait des laissés-pour-compte, des parias, en se tournant vers les sujets pauvres, ingrats19 ». Dans la majorité des cas il s’agit d’êtres troublés et inquiets, à l’identité vacillante, qui cherchent à fuir des existences ordinaires et à vivre des vies extraordinaires comme Limonov, qui a été voyou, clochard, valet de chambre, écrivain et chef d’un parti. Ils sombrent dans la folie, (Hors d’atteinte, Je suis vivant et vous êtes morts, La Moustache) ou deviennent des monstres aux yeux de la société (L’adversaire). Comme l’a souligné notamment Barraband, l’obsession de Carrère, depuis le début des années 1990, pour les criminels « ne tient toutefois pas au seul souci de dénicher de bons sujets dans une période d’épuisement créatif. Elle est plus fortement l’écho d’une crise morale et spirituelle […]20 ».

23À la fois bizarres et artistes géniaux, ces individus sont des victimes du destin qui ont su aller au-delà de leurs existences délimitées et qui essaient de donner un sens à leur vie. La réalité qui les entoure ne leur suffit pas et ils en construisent une fantastique. « Le mélancolique, disent les cliniciens, manifeste son état psychique dans la difficulté qu’il éprouve à maîtriser l’univers des objets qui l’environnent21 ». Les personnages de ses romans cherchent une échappatoire à leur existence, c’est le cas de Frédérique dans Hors d’atteinte ! qui veut échapper à la banalité de sa vie médiocre et se lance dans le jeu. Le protagoniste de La Moustache rêve de faire partie de la vie des malades en asile, dont la vie est réglée par les médicaments et rien d’autre. Jean-Claude Romand dans L’Adversaire a utilisé des mensonges pour se mettre à l’abri de la réalité. Les personnages essaient de disparaître pour résister à l’ordre social, ils désirent être hors d’atteinte, se libérer de toute contrainte identitaire et se soustraire aux conditionnements socioculturels.

24Ces hommes et femmes déçus par la vie semblent chercher un salut. Ils le trouvent dans l’enquête sur leurs propres origines (Un roman russe) et même dans la guerre (Limonov). Carrère s’intéresse à ce moment dans la vie d’une personne où l’on passe d’une réalité à une autre et où l’on rentre dans un monde parallèle : la bifurcation22. Il cherche à comprendre les raisons qui ont poussé un individu à réagir d’une certaine façon, le moment de bifurcation qui a modifié la direction de son existence. Dans L’Adversaire c’est par exemple le moment où Romand a décidé de ne pas se lever pour aller passer son examen et de là sa vie inventée a commencé. Dans Limonov, ce qui intéresse Carrère est l’extension de la vie, la possibilité de dessiner les contours de sa propre existence et d’en devenir le maître, comme le montre le protagoniste. Ces individus se construisent une double identité et se réfugient dans un espace secret. Pour reprendre la formule de Laurent Demanze à propos de l’œuvre de Carrère :

S’il est si attentif aux moments où une vie bifurque, c’est précisément parce que le monde moderne est marqué selon lui par des logiques de répétition, une restriction des possibles, une pesanteur professionnelle ou familiale, qui empêchent chacun d’exaucer d’autres parcours potentiels et le restreint à une ligne unique23.

25La mélancolie des personnages se reflète également dans les lieux, qui sont vides et désolés chez Carrère. C’est la Russie des banlieues sordides et infectées, des endroits sinistres et perdus, des immenses étendues vides, d’une petite ville de province où les trains ne s’arrêtent plus. Dans L’Adversaire, Romand erre dans ses journées sans témoins dans des parkings déserts. Dans Un roman russe, qui commente son reportage Retour à Kotelnich, cette ville qui est à la fois le lieu d’une enquête policière et d’une réflexion sur l’identité nous est présentée comme une localité pauvre et désolée, où les hivers sont âpres et funèbres. Le seul hôtel de la ville, le Viatka, est décrit comme un endroit où rien ne marche, une sorte de trois étoiles du dépaysement dépressif, le seul restaurant, le Troïka, est une sorte de bar crapoteux, en sous-sol. Kotelnich représente la désillusion de la société post-soviétique.

C’est une ville russe lambda, c’est-à-dire sinistrée. Une ville où personne ne va, dont on n’entend jamais parler. Au XIVe siècle, ses habitants devaient, comme les personnages de Tchekhov, soupirer « à Moscou… à Moscou… » sans jamais partir. Aujourd’hui, quand on leur demande comment c’est de vivre chez eux, ils répondent en haussant les épaules : « Ici, on ne vit pas, on survit »24.

26Si Carrère choisit de représenter la Russie et l’Orient, c’est pour leur pouvoir d’amplifier les existences et d’offrir des vies parallèles. Si l’Occident symbolise la vie ordinaire, l’Orient permet de vivre plusieurs expériences, comme le démontre le personnage de Limonov. Il y aurait chez Carrère un tropisme russe, c’est-à-dire le sentiment qu’en Russie les destins sont encore capables d’évolution. Carrère nous présente l’Occident dans sa dimension quotidienne, monotone en comparaison avec les existences russes qui sont liées aux mouvements de l’Histoire et peuvent ainsi changer, bifurquer. Pour reprendre la formule de Laurent Demanze, « la Russie, à la fois inquiétante et familière, est le lieu qui permet de transformer le banal et le morne, pour y faire surgir l’événement25 ».

27Les lieux contribuent à créer ce sentiment de frustration des personnages, le décor absorbe leurs mélancolies. Ses héros sont à la recherche des lieux où ils peuvent être « hors d’atteinte ». Un endroit où on est délivré de toute contrainte. S’échapper donc, mais jamais vers un lieu sûr, comme le montrent les personnages des romans. Hors d’atteinte, Limonov le sera en prison.

L’errance de Limonov caractérise bien l’agitation anxieuse ; à ses voyages s’ajoutent des trajets plus courts, mais surtout des ascensions et des chutes d’une classe à l’autre, parfois d’un jour ou d’une heure à l’autre, entre luxe et dénuement, déréliction et célébrité : il ne tient pas en place, parce qu’il n’a sa place nulle part, mais aussi parce que toute assise, étant socialement et historiquement définie, lui apparaît vite comme une posture, jamais la sienne propre26.

28Il semblerait que dans ses livres Carrère ne ferait que revenir vers des lieux ou vers soi-même, un soi peu connu qu’il explore au risque de son équilibre mental : « Il semble […] que l’angoisse et la poésie sinistre du lieu étaient bien ce là où un écrivain doit être, même et peut-être surtout ne sachant pas ce qu’il y fait27. » Carrère met en avant les fragilités des êtres et leurs mélancolies, qui sont aussi celles de l’auteur. Des manifestations psychologiques des personnages à la structure narrative et au langage en passant par les atmosphères des lieux, la mélancolie est partout dans ses œuvres. Le choix des personnages et des lieux est conçu pour atteindre cet objectif : creuser la zone d’ombre qui existe dans tout homme et la modeler à l’aide de l’écriture.

Les bienfaits de la mélancolie et leur présence dans l’œuvre de Carrère

29Quel est donc le rôle que cette maladie de l’âme joue dans le processus créatif des écrivains et artistes, et quel rôle a-t-elle joué dans les œuvres de Carrère ? La mélancolie est pour l’artiste une sorte d’énergie intellectuelle, pendant la création deux cycles de productivité se succèdent : celui de la crise mélancolique et celui de l’explosion créative. L’imagination artistique est due à une altération qui travaille l’artiste au plus intime. La mélancolie peut être définie comme la capacité de s’approprier l’écoulement du temps et d’en ralentir le rythme. Ce ralentissement du flux de l’esprit permet de saisir l’instant créateur. Pour ne pas exploser, l’esprit doit en effet créer. La doctrine du génie divin s’insinue dans l’esprit des artistes et des intellectuels, et représente son incarnation idéologique ainsi que sa justification. Dans son Trattato della nobiltà della pittura (1585), Romano Alberti, homme de lettres et juriste, définit la mélancolie comme la condition nécessaire pour l’artiste, la base de toute expression créative. Selon lui, il n’y a pas de véritable art sans atrabile.

30Le sentiment de vide semble être la base de la création, une sensation positive qui précède l’imagination. Comme en témoigne Vidal, « si la mélancolie mène au mutisme, l’écriture qui parvient à en traduire les signes témoigne de son dépassement, de sa transmutation en œuvre28 ». C’est à cause du vide que certains écrivains ont rempli la page blanche et ont découvert son pouvoir générateur. Mallarmé, par exemple, découvre le Néant en composant ses vers, il s’agit d’un vide qui naît de l’écriture même. Il se sent impuissant devant la page blanche, qui ne veut pas corrompre avec l’encre noir. Le poème Hérodiade est le symbole de cette stérilité poétique qu’il surmonte grâce au langage. La représentation littéraire est ainsi un moyen thérapeutique, une sorte de catharsis qui se réalise à travers des signes. Starobinski parle de l’encre de la mélancolie où les écrivains trempent leur plume et transforment en signe leur désespoir. Il y a, note Romano Guardini, l’inquiétude de l’homme qui ressent la proximité de l’infini. Pour lui, l’angoisse de l’homme mélancolique dérive d’une conscience trop aiguë de la vanité du monde, cette prise de conscience cohabite toutefois avec un fort désir d’absolu, de beauté, la mélancolie se constitue alors comme tension entre ces deux pôles. Il s’agit de béatitude et d’une menace à la fois : « Questa malinconia che toglie valore agli esseri […] e si caccia cosi in una insensata disperazione ; questa malinconia è quella da cui esplode il dionisiaco29 ».

31La souffrance peut parfois être une source précieuse de beauté, un miroir où saisir le sens de l’être et de sa finitude. Les liens entre souffrance psychique et expérience créatrice ont été étudiés depuis longtemps et la maladie a été reconnue comme source de transformation. Cependant, le passage de la maladie à la création suit des parcours souvent mystérieux. En effet, il n’est pas toujours possible d’indiquer si une expérience psychotique détermine un changement des formes et contenus d’un texte ou d’une œuvre d’art. « La création littéraire est cette aventure du corps et des signes qui porte témoignage de l’affect : de la tristesse, comme marque de la séparation et comme amorce de la dimension du symbole ; de la joie, comme marque du triomphe30 ». La mélancolie n’est donc pas une maladie comme les autres car elle est liée à la création, en tant que moyen pour s’observer et se juger. Elle pousse à regarder en dehors de soi et donne un sens à la souffrance. Ainsi, la mélancolie ne représente pas un mal qu’il est forcément nécessaire de combattre. Elle est au contraire un sentiment qui peut élever et permettre d’atteindre le génie voire le divin. Elle est une source sans fond d’où peut toutefois apparaître l’espoir.

32Si c’est par l’écriture que les écrivains soulagent leurs esprits, pour Carrère l’écriture fait partie de ce processus de libération, la création devient un remède pour surmonter son mal-être et se retrouver. En avouant ses pensées et ses névroses, il essaie en effet de s’en libérer, en se montrant coupable, il tente de se purifier. A la question : « croyez-vous que ces mouvements de secousse intérieurs vous ont donné de l’élan pour l’écriture ? » Carrère répond : « Certainement, ça m’a dans le même temps freiné, donné de l’élan. Ce qui vous empêche finit à un certain moment par être ce qui vous fait bouger31 ». C’est surtout dans les romans de non-fiction comme L’Adversaire, Un roman russe et Le Royaume que l’écrivain se représente soi-même. Depuis une dizaine d’années, chacun de ses livres raconte quelques années de sa vie. L’Adversaire, Un roman russe et D’autres vies que la mienne suivent en effet un ordre chronologique.

Carrère a su placer de manière nette ce je qui gouverne aujourd’hui la plupart de ses textes, montrant comment ses enquêtes, qu’elles le mènent au fond de la Russie ou deux millénaires en amont, venaient s’inscrire dans sa vie. En donnant à voir à quelle nécessité intérieure elles répondaient, elles ont eu cette force d’emprise et cette liberté de ton si convaincantes32.

33L’écriture est chez Carrère un moyen pour intervenir sur le réel, même quand celui-ci se révèle supérieur. Nommer par exemple le « renard » – le mot qu’il utilise pour symboliser sa dépression –, signifie déjà l’éloigner. Pouvoir mettre à distance le mal intérieur à travers le langage fait de l’écriture un art performatif, une littérature agissante. Comme l’analyse à juste titre Hersant, chez certains écrivains et artistes, la mélancolie se dépasse elle-même, en s’écrivant, en se peignant, elle se transcende ou se sublime « comme si, dans l’affliction poussée à un certain degré, se déployait une énergie qui incite à l’œuvre d’art33 ». Si en effet, dans un premier moment la mélancolie l’empêchera d’écrire, raconter la mélancolie se révélera efficace. Ses romans ont été un moyen d’explorer les limites des existences et d’essayer d’avancer en tant qu’être humain. L’écriture est alors un moyen d’exploration de ses obsessions personnelles, il se livre ainsi à l’autoréflexion qui s’accomplit avec des temps et des modalités différents.

34Il y a un chemin qui se dessine entre les premiers romans et les derniers et qui va de l’angoisse à la sérénité, du tourment à la consolation. Un roman russe représente un tournant dans son vécu mélancolique. Seul roman autobiographique, il est défini par l’écrivain comme une espèce de psychanalyse à ciel ouvert. Carrère avoue l’avoir écrit pour ne pas devenir fou et ne pas mourir : « les mots dont je dispose ne peuvent servir à dire que le malheur. Ils ont servi, cette fois encore. Je n’ai pas sauté par la fenêtre. J’ai écrit ce livre34. » En se racontant, il se libère, quelque chose devient possible à partir de là dans la vie comme dans le travail, il dit avoir l’impression qu’avec Un roman russe, quelque chose a bougé dans sa capacité de relation à autrui et d’amour principalement. Le narrateur et le personnage principal est Carrère qui au début du livre se confronte au malheur d’autrui et réfléchit à son mal-être et à ses problèmes de couple. On assiste ensuite à une transformation, le narrateur semble s’effacer, se relâcher et sortir de sa névrose. En racontant l’histoire des autres il se libère. La confrontation à la mort transforme sa vie et marque un passage du malheur névrotique au malheur ordinaire. Dans un entretien dans Les Inrockuptibles du 3 mars 2009, Carrère définit ce malheur : « Au fond, la névrose te protège du vrai malheur, elle te fait croire que tu es immortel. Sortir d’un système névrotique te rend infiniment plus vulnérable à des choses qui te sont extérieures35. »

35Un roman russe et D’Autres vies que la mienne ont en commun le fait de raconter d’autres vies et de faire le point sur sa propre vie, ils représentent ainsi une sorte d’hommage à la psychanalyse. Dans le premier roman, qui est une suite de crimes, disparitions, histoires secrètes, folies, Carrère raconte sa souffrance face à son passé familial où il essaie de conjurer ses vieux démons. Dans le second, il est question de la mort d’un proche, il s’agit d’une écriture réparatrice et thérapeutique grâce à laquelle Carrère aimerait panser ce qui peut être pansé. Il y a un souci pédagogique, un désir de réparation, de soigner les lecteurs et de les guider. Carrère se met au service des autres à travers la parole littéraire, il prend soin de ses lecteurs et au même temps il voit ses angoisses apaisées. L’écriture devient ainsi une double thérapie car elle est à mesure de produire des effets sur le monde sous la forme d’une meilleure compréhension de son existence et de celle d’autrui. Depuis son malheur il s’ouvre aux souffrances des autres et il apprend à les nommer, à se confronter à d’autres manières d’exister pour réaliser sa dimension humaine, raconter l’être humain et sa misérable misère en somme, afin de devenir un individu pleinement accompli. Comme l’analyse Claude Burgelin : « Les conduites névrotiques ou diversement perverses, les troubles du mal aimer, l’encombrement et le tourment de lui-même ne cessent de faire du narrateur la victime de ses pièges, de ceux reçus en héritage, de ceux qu’il se construit36 ».

36Le conflit entre le Bien et le Mal est fondamental dans l’œuvre de Carrère. Cette opposition est vécue par l’écrivain comme une sorte de catharsis, comme si le Mal était nécessaire à l’écriture, une étape essentielle de laquelle procède la création. Son ami Pierre Pachet dit que c’est comme s’il mettait ce conflit en scène, le jouait, pour le mettre à distance, le voir et le faire voir.

Non pour s’en débarrasser comme si la vie et la création étaient une thérapie, mais, en lui donnant l’expression par exemple dans l’alternance de périodes d’euphorie et de périodes sombres, de doute sur soi et sur les autres, pour essayer de transformer cette tension douloureuse en ressource créatrice, avec la réussite que l’on sait37.

37Le désir d’éclairer la réalité du mal accompagne tous ses romans. Même si ces textes sont très différents les uns des autres, dans L’Amie du jaguar (1983), Bravoure (1984), La Moustache (1986), Hors d’atteinte (1988) et La Classe de neige (1995), on retrouve une attraction pour le monstrueux qui est à l’intérieur ou à l’extérieur de nous. Le mal-être qui en sort découle de la tentative de dévoiler les mystères de la création littéraire (Bravoure, L’Amie du jaguar), d’un événement qui bouleverse le quotidien comme dans La Moustache ou de la découverte de terribles secrets (La Classe de neige). C’est pourtant un mal qui ne peut pas être toujours élucidé, comme le montre le personnage de Jean-Claude Romand dont les gestes restent inexplicables. Carrère veut enquêter sur la réalité du mal et le réel même si celui-ci est effroyable. Il s’intéresse au concept de l’uchronie, qui modifie l’histoire en réécrivant le passé et qui donne naissance à un véritable genre littéraire illustré notamment par Philip K. Dick. Carrère choisit l’uchronie comme sujet de sa thèse à Sciences Po et lui consacre un livre entier Le Détroit de Behring. Il l’intègre au sein de ses œuvres car l’uchronie représente ce moment de bascule où le virtuel devient réel, où l’on explore d’autres chemins possibles, d’autres bifurcations parallèles. En effet, chaque personnage carrérien bifurque et se retrouve dans un autre univers où on ne fait plus la différence entre le vrai et le faux. Pourtant l’écrivain choisit de s’en éloigner pour s’approcher du réel.

À la mélancolie j’associerais en outre l’hostilité à l’égard du réel. […] Pour ma part, j’aime mieux ça et compte bien poursuivre la tâche, entamée depuis trente ans, consistant à tuer en moi cet amateur de petits jeux et de grandes tristesses auquel on peut donner, parmi d’autres, le nom d’uchroniste : celui qui ne veut pas du temps, ni de son travail ; celui qui voudrait que tout reste virtuel et que rien ne s’accomplisse ; celui, et c’est sa grandeur, qui dit non38.

Conclusion

38Dans l’une des plus belles pages de littérature contemporaine consacrée au mal-être, Carrère nous avoue que « même les plus assurés d’entre nous éprouvent avec angoisse le décalage entre l’image qu’ils s’efforcent tant bien que mal de donner à autrui et celle qu’ils ont d’eux-mêmes dans l’insomnie, la dépression, quand tout vacille et qu’ils se tiennent la tête entre les mains, assis sur la cuvette des chiottes39 ». Cette image nous rappelle que à partir de Giorgio de Chirico, les artistes ont donné corps à la mélancolie en la pétrifiant à jamais dans les sculptures. L’immobilité de la pierre a été considérée comme un symbole de l’impossibilité d’agir. La fameuse Melanconia de Chirico qui représente Ariane abandonnée par Thésée, c’est une statue au regard baissé, comme si sa souffrance l’empêchait d’avoir un contact visuel avec le monde qui est comme aveugle à son désespoir. Starobinski y voit un aspect du vécu mélancolique, la perte de relation entre regardant et regardé, la difficulté du mélancolique à recevoir et à rendre un regard40.

39La mélancolie a ce pouvoir de rendre l’homme totalement inapte à la vie et de l’amener à devoir donc chercher d’autres moyens de survie, d’autres façons d’être au monde. Carrère les a cherchés longtemps au cours de son existence, ses chagrins à intermittences ont influencé sa vision du monde et c’est dans les contrastes que tout se joue. Les conflits entre bien et mal, réalité et fiction ne sont en effet que des moyens pour explorer l’énorme pouvoir qu’a la littérature de modifier le réel et de le rendre plus acceptable. L’uchronie, dit Carrère est fille en profondeur de la mélancolie qui ne cesse dans nos sociétés d’étendre son empire. En tant qu’instrument de connaissance du réel, l’uchronie est associée à cette hostilité à l’égard du réel qui pousse certains à se réfugier dans des univers parallèles et pour Carrère, à un certain rêve d’une écriture capable de changer la réalité. « J’ai eu de la chance, j’ai pu faire des livres de mon mal plutôt que des métastases ou des mensonges41 », écrit Carrère dans D’autres vies que la mienne. Transformer le malheur psychique en œuvre littéraire, recevoir en héritage l’horreur et réussir à la nommer, plonger dans les ténèbres de la dépression et en ressortir grâce à l’écriture, tels semblent être les bienfaits de la mélancolie dans une œuvre hantée par la folie et le tourment.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 650.

2 Yves Hersant, Mélancolies : de l’Antiquité au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 517.

3 Yves Hersant, Mélancolies : de l’Antiquité au XXe siècle, p. 83.

4 Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, p. 637.

5 Yves Hersant, Mélancolies : de l’Antiquité au XXe siècle, p. 232.

6 Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, pp. 473-488.

7 H.F. Thiéfaine, « critique du chapitre 3 », in La tentation du bonheur, Paris, Sony, 1996.

8 Françoise Salvan-Renucci, « “avec le bruit du temps qui frappe à la pénombre” : temps et mélancolie dans le discours poétique des chansons de H.F. Thiéfaine », Arras, 23 mars 2019, médiathèque Saint-Vaast.

9 https://www.sudouest.fr/2012/08/12/hubert-felix-thiefaine-la-melancolie-est-une-tristesse-douce-793037-3430.php

10 Emmanuel Carrère, Un roman russe, Paris, éd. P.O.L., 2007, p. 94.

11 Emmanuel Carrère, Un roman russe, p. 213.

12 Emmanuel Carrère, Nelly Kaprièlian, Écrire, écrire, pourquoi ? Entretien avec Nelly Kaprièlian, Paris, éd. de la Bibliothèque publique d’information, 2010, pp. 1-17. https://books.openedition.org/bibpompidou/1690?lang=fr (cons. le 1 juin 2020).

13 Olivier Rubinstein, « Zapoi ! », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, Paris, P.O.L., 2018, p. 410.

14 Emmanuel Carrère, Le Royaume, Paris, éd. P.O.L., 2014, p. 25.

15 Emmanuel Carrère, Le Royaume, p. 23.

16 Emmanuel Carrère, Nelly Kaprelian, Écrire, écrire, pourquoi ? Entretien avec Nelly Kaprièlian, pp. 1-17.

17 Agathe Novak-Lechevalier, in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 514.

18 Alexandre Gefen, « D’autres vies que la mienne ou la tentation du bien », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 351.

19 Mathilde Barraband, « Le juge sans jugement », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 401.

20 Mathilde Barraband, « Le juge sans jugement », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 394.

21 Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, p. 465.

22 Cf. Wolfgang Harms, Homo viator in bivio. Studien zur Bildlichkeit des Weges, München, Fink, 1970.

23 Laurent Demanze, « Les vies romanesques d’Emmanuel Carrère », in Roman 20-50 Revue d’étude du roman du XXe siècle, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2014, p. 10.

24 Emmanuel Carrère, « Retour à Kotelnitch. Note d’intention », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 387.

25 Laurent Demanze, « Les vies romanesques d’Emmanuel Carrère », in Roman 20-50 Revue d’étude du roman du XXe siècle, p. 12.

26 Alain Masson, « L’aisance et l’inquiétude », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, pp. 62-63.

27 Pascal Bonitzer, « Le témoignage d’Emmanuel Carrère », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 79.

28 Fernando Vidal, « L’expérience mélancolique au regard de la critique », in Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, p. 662.

29 Romano Guardini, Ritratto della malinconia, [1952], Brescia, éd. Morcelliana, 2006, p. 60.

30 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, pp. 32-33.

31 Semaine spéciale Emmanuel Carrère, France Culture, 3/11/2014.

32 Claude Burgelin, « Carrère à la lumière de Perec (et réciproquement ?) », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 325.

33 Yves Hersant, Mélancolies : de l’Antiquité au XXe siècle, p. XVIII.

34 Emmanuel Carrère, Un roman russe, Paris, P.O.L., 2007, p. 353.

35 https://www.lesinrocks.com/2009/03/08/actualite/actualite/entretien-avec-emmanuel-carrere-la-vie-des-autres/

36 Claude Burgelin, « L’art complexe de la simplicité », in Roman 20-50 Revue d’étude du roman du XXe siècle, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2014, p. 73.

37 Pierre Pachet, « L’amitié d’Emmanuel », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 285.

38 Emmanuel Carrère, « Géographie de l’uchronie : la carte et le GPS », in Laurent Demanze et Dominique Rabaté (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, p. 188.

39 Emmanuel Carrère, Le Royaume, pp. 431-432.

40 Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, p. 664.

41 Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, p. 156.

Bibliographie

Œuvres de Emmanuel Carrère

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Autres textes et études

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BURTON Robert, Anatomie de la Mélancolie, [1621], trad. Gisèle Venet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2005

CARRÈRE Emmanuel, KAPRIELIAN Nelly, Écrire, écrire, pourquoi ? Entretien avec Nelly Kaprièlian, Paris, éd. de la Bibliothèque publique d’information, 2010

DAVID Angie, Écrivains d’aujourd’hui. Emmanuel Carrère, Paris, Editions Léo Scheer, 2007

DEMANZE Laurent, RABATÉ Dominique (dir.), Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, Paris, P.O.L., 2018

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STAROBINSKI Jean, L’Encre de la mélancolie, Paris, Éditions du Seuil, 2012

Pour citer cet article

Tiziana Maradei, « Les bienfaits de la mélancolie dans la création littéraire d’Emmanuel Carrère », paru dans Loxias, 70., mis en ligne le 14 septembre 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9525.


Auteurs

Tiziana Maradei

Doctorante, auteure de travaux sur le rapport entre création littéraire et mélancolie dans les œuvres d’Emmanuel Carrère et Alessandro Baricco. Dans cette étude elle s’intéresse à l’histoire de la mélancolie et à l’importance que la création contemporaine accorde à ce sujet. Elle analyse son évolution dans les œuvres de ces deux auteurs et l’impact sur leur vision du monde. Elle s’interroge sur l’évolution de l’écriture quand elle est contaminée par la mélancolie et se demande si la littérature peut être un remède aux tendances mélancoliques.

Université Côte d’Azur, CTEL