Loxias | 49. Charlot, ce poète ? | I. Charlot, ce poète? 

Fabienne Marié Liger  : 

« Chaplinades », Charlot et les avant-gardes : une réflexion sur le langage et la modernité

Résumé

De la découverte des films de Chaplin en 1915 jusqu’aux années vingt, l’engouement porté à la figure de Charlot révèle des interrogations qui s’inscrivent dans une remise en question des valeurs de la représentation. Les artistes d’avant-garde s’interrogent sur l’image et le langage. Charlot incarne un regard porté sur la société et rejoint les préoccupations de jeunes poètes. Ensuite la mécanique de la gestuelle de Charlot est liée à l’intérêt que ces artistes portent au mouvement, à la décomposition des gestes et à la modernité technologique. Les poèmes montrent une tentative de transcription de cette technique. Enfin, les films de Chaplin trouvent un écho, par leur caractère expressif, dans une réflexion sur la représentation et ses moyens.

Index

Mots-clés : Aragon (Louis) , Cendrars (Blaise), cinéma, Éluard (Paul), Goll (Yvan), Maïakovski (Vladimir), Michaux (Henri), poésie, représentation, Soupault (Philippe)

Géographique : France , Russie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1L’invention du cinéma et sa popularisation au début du vingtième siècle suscitent un engouement parmi les créateurs d’avant-garde à l’affût de nouveautés et d’expériences créatrices inédites. Apollinaire l’évoque avec le phonographe, en 1917, dans sa conférence L’esprit nouveau et les Poètes, car il donne aux poètes « une liberté inconnue jusqu’à présent1 ». De nombreux poètes du début du siècle s’intéressent au cinéma comme Cendrars qui a délaissé un temps sa carrière d’écrivain pour s’y consacrer et Maïakovski qui a écrit lui-même des scénarios et a joué en tant qu’acteur dans des films.

2Charlie Chaplin était à l’origine un acteur de music-hall avant de créer le personnage récurrent de Charlot2 mis en scène dans des situations différentes. Les auteurs d’avant-garde font connaissance avec lui en voyant ses premiers films, lors de permissions pendant la première guerre mondiale, la popularité de Charlot s’accroît par ouï-dire, comme le précise Georges Sadoul :

Une communion s’était dès 1915 établie entre Charlot et les soldats. Charlot est né au front, écrivait dans un juste raccourci l’ancien combattant Blaise Cendrars. Les poilus lui avaient parlé pour la première fois de Charlot avec tant d’effusion qu’il l’avait pris pour un de leurs copains3.

3C’est dans ce contexte que l’apparition du personnage de Charlot va intéresser les artistes d’avant-garde, poètes et peintres de diverses nationalités. En effet, la figure de Charlot apparaît dans de nombreuses œuvres de genres variés, des poèmes, des scénarios, des films, des œuvres picturales, des autobiographies fictives. La figure de Charlot est utilisée pour expérimenter de nouvelles formes d’écriture, se jouer des genres, fondre des formes anciennes en une nouvelle forme inédite et expérimentale. On peut s’interroger alors sur les motivations d’un tel engouement et se pencher sur l’interprétation que les auteurs d’avant-garde ont proposée de la figure de Charlot. Au-delà du succès populaire, ces auteurs se sont emparés d’un personnage de fiction pour le réemployer dans des œuvres qui suggèrent une réflexion sur la notion de représentation artistique.

4Nous analyserons cette démarche en nous appuyant sur un corpus d’œuvres représentatives d’une démarche littéraire et artistique. Blaise Cendrars consacre à Charlot plusieurs textes, à commencer par le poème « Musickissme » extrait des Sonnets dénaturés en 1916, Paul Éluard rédige « Écoutez, Écoutez, Écoutez » en 1920, Aragon écrit tout d’abord « Charlot sentimental » puis une deuxième version « Charlot mystique » en 1918, Maïakovski propose « Cinépidémie » en 1923 ainsi qu’un scénario avec Chaplin Le cœur du cinéma en 1926. Ensuite Ivan Goll construit une forme d’écriture nouvelle, un poème cinématographique « La chaplinade » en 1923, Philippe Soupault rédige une biographie, Charlot en 1931 (remaniée en 1957) et Henri Michaux propose un essai autour des réflexions que lui inspira la figure de Charlot « Notre frère Charlie » en 1924. A cela on peut ajouter le film de Fernand Léger Le Ballet mécanique en 1924. Comme le montrent Daniel Banda et José Moure, « la figure de Charlot a valeur de manifeste des temps modernes dès la fin des années 1910 et dans les années suivantes4 ». Selon eux, la naissance du mythe de Charlot fut très rapide non seulement en raison de la rapidité de diffusion du cinéma mais aussi par « l’art de faire rire » (Crevel)5.

5Ces auteurs voient en lui une incarnation d’une humanité misérable et utilisent ses films comme source d’inspiration en jouant sur les registres comique et tragique. Ainsi l’utilisation de la figure de Charlot permet-elle de poser des questions sur l’écriture. Le « langage » de Charlot suggère des expérimentations artistiques qui s’appuient sur l’observation de la gestuelle mécanique de Charlot pour amener l’idée que l’art se doit de rompre avec les conventions et l’obligation d’une imitation du réel.

Charlot : un regard porté sur la société

6Charlot incarne les préoccupations des jeunes artistes de l’avant-garde car, dans ses différents rôles, il représente la société.

La représentation d’une humanité misérable

7Charlot est, en effet, une représentation du monde moderne, car il occupe des métiers variés qui dressent un tableau vivant de la société contemporaine. Il apparaît comme dandy, policier, ivrogne, serveur, concierge, déménageur de piano, pompier ou encore soldat. Le vagabond, le « tramp », revient de façon récurrente, figure du personnage misérable et isolé, en marge de la société. C’est cette première image qui a marqué les artistes d’avant-garde. Michaux perçoit, dans la multiplicité de rôles, la marque de la modernité :

Maçon, policeman, il est de tous les métiers – et là-dedans, il est une âme moderne6.

8Selon lui, le personnage propose une source d’identification possible car chacun se retrouve dans une des situations.

9En effet, les films de Chaplin ont servi de base à l’écriture de ces textes qui traduisent en mots les images perçues et parfois compilées à partir des films. Les allusions aux films de Chaplin sont nombreuses. Soupault explique sa démarche :

Pour écrire cette biographie je n’ai pas eu à utiliser de documents et mes sources sont à la portée de tous ceux qui aiment le cinéma. Ils n’ont qu’à se souvenir comme je l’ai fait des anciens films de Charles Chaplin. Je me suis efforcé de les interpréter aussi peu que possible. J’ai laissé courir ma plume en écoutant la dictée de ma mémoire7.

10Il tente une biographie d’un personnage fictif pour lui attribuer un parcours neuf mais reprenant les aventures créées par Chaplin. L’impression produite par la vision du film révèle la force de l’image. Les textes ressemblent alors à des témoignages. Quelques grands films de Chaplin reviennent alors comme Charlot policeman, Charlot soldat, Charlot rentre tard et Charlot musicien. J. C. Flückiger rapporte ceci :

Les quinze chapitres qui composent le livre se répartissent en deux séries : neuf d’entre eux reposent sur des transcriptions de films, les six autres sont réservés à des moments de synthèse et de réflexion8.

11Des épisodes mémorables de Charlot mélancolique et marginal sont retenus par Soupault pour définir un personnage présent et absent tout à la fois de ses propres aventures. De son côté Cendrars reprend à son compte un épisode de Charlot dans La main coupée, longtemps après la période de l’avant-garde :

Au bois de la Vache, l’ingénieux Bikoff avait eu une idée diabolique. Ne s’était-il pas avisé de se camoufler en arbre, et cela bien des années avant que ne passât sur les écrans du monde le film de Charlot soldat. Il avait menuisé, évidé, articulé une vieille souche qu’il enfilait comme un scaphandre, on lui passait un mousqueton et Bikoff sortait la nuit pour aller se planter à l’orée du bois, au milieu des autres souches et il passait toute la journée dehors guettant l’occasion de faire un beau coup de fusil. C’est en se livrant à ce « jeu » que Bikoff reçut une balle dans la tête9.

12Charlot représente une source d’inspiration chez Cendrars qui s’approprie véritablement un gag remarquable de Charlot. Michaux narre aussi quelques anecdotes signifiantes, comme Charlot dans un restaurant (s’inspirant peut-être d’une scène de The Immigrant). Il le présente comme un « frère10 », une figure proche du spectateur. Goll montre aussi des personnages anonymes qui s’approprient Charlot :

LA DAME. – Charlot ! Charlot ! (elle s’évanouit).
LA VIEILLE DAME. – Charlot ? C’est mon amant, madame !
[...]
PLUSIEURS VOIX. – A moi11 !

13Goll avait imaginé des Charlots qui sortent des affiches des films et envahissent la ville, vêtus de leurs costumes. Cendrars le montre aussi, dans son roman L’homme foudroyé, avec les jeunes enfants gitans, qui appartiennent à « L’académie des Petits Charlots12 » et qui créent des numéros pour mendier, en s’inspirant de Charlot. Charlot quitte alors le statut de personnage de film pour s’engager dans la réalité.

14Chaque auteur s’applique à une forme de réécriture. Charlot n’est pas pour autant devenu un mythe littéraire comme peuvent l’être Dom Juan ou Robinson dont l’histoire de base a servi de support à de multiples réécritures. Les auteurs ont employé la figure de Charlot dans la multiplicité de ses apparitions, car il n’y a pas une seule histoire mais une pluralité d’images décousues. Ils y ont vu, par leur appropriation, une vision d’un monde protéiforme.

Une vision comique et tragique de la société

15La diversité des apparitions de Charlot qui a inspiré ces auteurs s’accompagne d’un mélange des registres comique et tragique qui illustrent le tableau de la société.

16La vision comique de la société s’illustre, au tout début de la carrière de Chaplin, par des procédés du burlesque comme les décrit Sadoul :

La plupart des films Keystone étaient des films-poursuites, tournés aux moindres frais dans les rues d’Hollywood. Les chutes grotesques, les tartes à la crème lancées à la figure, les coups de pieds au cul, faisaient le succès de Mack Sennett. Beaucoup de ses acteurs venaient du cirque et du music-hall, où ils avaient été clowns et acrobates13.

17Le rire repose sur un motif constant de surprise et de décalage. Henri Poulaille montre le principe du gag de Chaplin : « Charlot procède par surprise. Il se sert de tout ce qui lui tombe sous la main14 ». Mais Meyerhold analyse le comique de Chaplin en opérant la distinction entre la « bouffonnerie » et « l’humour15 ». Pour lui, dans Charlot au music-hall on perçoit « un refus des outrances démesurées16 ». Vincent Pinel opère une distinction entre comédie qui « cherche à amuser » et burlesque qui « se nourrit d’effets comiques inattendus et fulgurants (gags), qui, subrepticement insérés dans le récit, créent un univers absurde et irrationnel17 ». Les films de Chaplin, ancrés dans une situation sociale, révèlent ainsi les aberrations et injustices d’un monde par l’absurde. La figure du « tramp » occupant de nombreux rôles et métiers représente la société dans des situations ponctuelles et quotidiennes qui posent un écart. Dans cet écart se glisse le gag qui enchaîne des situations absurdes dont Charlot se sort avec peine.

18Cet élément a été particulièrement mis en œuvre par Maïakovski qui a reconnu, dans la vision sociale de Chaplin, ses propres préoccupations politiques. Le combat engagé par Maïakovski trouve un écho dans la mise en scène du vagabond « petit homme humilié18 » acclamé par la foule. Il insiste sur le rire hyperbolique des spectateurs qui fonctionne comme une épidémie incontrôlable dans des vers brefs. Leur disposition mime le phénomène d’expansion du rire :

Et tous ceux
Qui ont des lèvres
Rient à n’en plus pouvoir
Jusqu’à la colique19.

19Le corps est sollicité dans cette explosion de rire qui rend malade. De cette façon Maïakovski met en valeur l’incompréhension des bourgeois européens qui rient des gags de Charlot, alors que celui-ci se moque d’eux. La moquerie exposée ainsi prend le parti de dénoncer des inégalités. Dans son poème « Le musickissme », Cendrars, sans avoir les préoccupations sociales de Maïakovski, contextualise le numéro de music-hall de Charlot qui se caractérise par un spectacle complet, mêlant chant, danse, bruits et musique. Charlot occupe l’espace scénique comme il occupe la scène du monde dans une attitude décalée et provocatrice pour ses spectateurs bourgeois qui ne comprennent pas le réel message.

20Philippe Soupault, dans sa biographie de Charlot, met lui aussi en scène Charlot dans des situations prises dans ses films, comme par exemple dans The Circus. Il n’analyse pas les films de Chaplin mais s’en inspire pour rendre compte de l’évolution des émotions du personnage. Il montre ainsi Charlot faisant rire sans le vouloir, devenant malgré lui une vedette et obtenant un grand succès. Le burlesque s’illustre ici par le caractère inattendu des gags qui ont le pouvoir de déclencher un rire hyperbolique des spectateurs :

Le public qui s’amusait beaucoup des maladresses de Charlot est enthousiasmé par l’inquiétude et l’affolement qu’il manifeste. Des rires éclatent. Quelques-uns qui s’imaginent que ce sont les débuts d’un nouveau clown, applaudissent20.

21L’incompréhension de Charlot et son inadaptation à la réalité ne font qu’accentuer le rire qui s’amplifie. Les spectateurs, comme ceux de Maïakovski, viennent pour une mauvaise raison. Le numéro du clown n’est ni volontaire ni calculé. Les rieurs apparaissent, sans s’en rendre compte, comme des dupes. D’ailleurs lorsque Charlot voit son amour pour la trapéziste déçu et que son numéro est préparé sans enthousiasme, il perd son succès :

Il veut être drôle. De toutes ses forces il cherche à faire rire.
Personne ne rit plus. Il a beau faire tourner sa petite canne, saluer avec calme. Personne ne rit plus21.

22Les spectateurs, inconstants, préfèrent un nouveau numéro.

23Soupault va plus loin dans l’exploration du rire de Charlot pour révéler que seul le personnage sait, en lui-même, qu’il est triste alors que la société rit de sa maladresse sans se rendre compte de la réalité. Le rire est le masque d’une réalité décevante :

Il a la faiblesse de préférer ce rire qui le persécute à la haine et à la déception du monde entier22.

24La maladresse qui déclenche le rire vaut mieux que l’agressivité. Charlot est la figure du personnage pris perpétuellement dans une comédie même si pour lui le rire est cruel. Soupault dénonce la société des spectateurs qui se moquent de la différence que représente la maladresse du vagabond, car pour Soupault le rire s’apparente à la moquerie :

Il songe à tous ceux qui se sont moqués de lui et qui se retournaient sur son passage pour rire parce qu’il était différent d’eux. Il ne se fait pas d’illusions. Il ne pourra jamais leur ressembler23.

25Les situations de rire cruel et moqueur sont nombreuses et elles montrent Charlot victime et involontaire instigateur d’un rire destructeur car il souligne au grand jour le ridicule et suscite la pitié.

26Soupault a finement analysé le rire dans une dimension plus profonde. Le rire a pour envers indissociable le tragique qu’illustre l’ambivalence de la figure de Charlot. Poulaille parle de « son extraordinaire acuité de la sensibilité24 ». Louis Delluc montre également l’alliance entre le rire et la « mélancolie25 » jusqu’au tragique ce que confirme Meyerhold ainsi : « [...] à travers le comique du film, outre cette émotion, filtrent des traits tragiques26 ».

27La solitude même du personnage révèle un profond pessimisme devant la société. Philippe Soupault est celui qui a le plus mesuré cette partie sombre du personnage. Il fait de Charlot un homme représentatif de son époque comme il le précise :

Charlot était le héros de notre temps, un héros universel, l’homme qui avait fait rire le monde qui l’avait aussi fait pleurer27.

28Il voit en lui la représentation de « l’angoisse profonde du monde d’aujourd’hui28 ». La multiplicité des aventures de Charlot ne fait que mettre en lumière des situations brèves qui, outre leur aspect burlesque, révèlent les failles de la société. Soupault ressasse tout au long de sa biographie de Charlot les épisodes générant angoisse et profonde mélancolie. Il dresse progressivement la figure d’un personnage « sentimental29 » qui s’humanise en devenant perméable au monde qui l’entoure et qui laisse voir des distorsions et des injustices. Soupault démontre ainsi que la dualité de la figure de Charlot représente l’incertitude d’un monde en mouvement qui a connu le cataclysme de la Grande Guerre et des bouleversements économiques, sociaux et technologiques. Charlot représente le caractère mouvant et instable de ce monde :

Il est las de ces retours et de ces départs qui le font tourner dans le même cercle. Il a peur de ne pouvoir jamais changer et de continuer sur cette route monotone, monotone. Il ne craint pas de sourire puisqu’il est nécessaire de paraître gai, puisque sa destinée l’oblige à être drôle, mais il en a assez de tous ses recommencements.
Il s’éloigne quand même, toujours et toujours30.

29Son parcours est fait de rencontres et de ruptures au gré des aventures, une aventure en appelant une autre. Cependant Michaux voit plutôt dans la dualité du rire et des pleurs une forme d’insensibilité :

Charlie insensible, c’est peut-être la clé de Charlie. Charlie, avec un tuyau d’arrosage de pompiers, arrose une salle de spectacle, les dames des loges, et les musiciens. Nous rions. Mais lui ne rit pas. Il ne peut résister à l’impulsion, au désir de le faire, mais il ne s’en amuse guère. Il n’y est pas sensible31.

30L’empathie vient plutôt du spectateur : « Pauvre Charlie, tu ne seras jamais que célibataire et vagabond32 ». Pour Goll Charlot, tribun burlesque, incarne la fraternité :

Charlot, sur le toit du tramway, prend des airs de tribun. La foule se masse autour de lui. On attend qu’il parle, on écoute, on se pousse33.

31Mais Goll dénonce la vanité d’une telle attitude et la bêtise de la foule. Il avance une morale pessimiste de l’incompréhension du monde face à Charlot qui assume la dualité du rire et des pleurs comme une destinée :

CHARLOT. ‒ En ce moment je souris dans les cinémas du monde entier
chaque village se tord de me voir sourire
Et pourtant comme je suis triste34 !

32Charlot révèle la fracture d’un monde cruel et dur où l’homme, par sa différence, ne trouve pas sa place. Aussi les poètes mettent en valeur la marginalité de Charlot. Soupault le met en scène entre deux aventures en le renvoyant à une profonde solitude. La marge est définie par la différence, car le vagabond fait de sa liberté un principe de vie. Soupault pose encore une dualité, dans la conscience de Charlot, d’être frère avec les hommes et de percevoir avec acuité leur cruauté alors que Maïakovski voit l’incarnation de son idéal révolutionnaire dans la figure de l’homme seul et « humilié » en marge d’une société bête et ignorante.

L’écriture cinématographique de Chaplin

33Les textes écrits par les artistes d’avant-garde s’inspirent des situations mises en scène et tentent de transmettre des analyses dans l’écriture d’œuvres littéraires et cinématographiques.

D’un film à l’autre

34La figure de Charlot n’inspire pas seulement les auteurs d’avant-garde pour l’histoire et les aventures comiques et tragiques du personnage. En témoignent des œuvres cinématographiques dérivées. Maïakovski, dans les scénarios Le cœur du cinéma et Enchaînée par le film35, reprend la figure de Charlot qui représente le cinéma américain et est accompagné de deux figures connues, Valentino et Fairbanks, tous trois appartenant à l’United Artists. Maïakovski expose ainsi de grands thèmes de son œuvre : l’amour malheureux, le pouvoir de l’argent qu’il associe à l’industrie du cinéma qui se développe. Maïakovski reprend le gag de la poursuite typique du burlesque cinématographique, qu’illustrent Chaplin et sa maladresse. Maïakovski s’inspire donc de personnages existants mêlant art et réalité et utilisant des symboles propres à son univers. Chaplin en costume de Charlot est un figurant du scénario. Il représente le cinéma, comme repère connu pour les spectateurs tout comme Fairbanks et Valentino. En effet, Maïakovski utilise des symboles. Pour lui les trois Américains représentent l’aspect commercial du cinéma qui renvoie à la réalité. Il confronte ainsi le réel et sa représentation dans une étroite imbrication comme en témoigne la jeune femme sortie de la pellicule et poursuivie par les représentants du cinéma comme une lutte entre l’art et le réel. L’amour de l’artiste pour cette femme virtuelle traduit le désir artistique de l’impossible ou décevante création.

35Goll retrouve lui aussi ce rapport de l’art au réel dans la représentation qu’il fait de Charlot qui descend des affiches. Pour lui, le personnage fictif de Charlot trouve une incarnation dans la réalité. En effet, l’art imprègne le réel jusqu’à se fondre en lui. Les Charlots démultipliés se répandent dans la ville, poursuivis par des personnages :

Sur des centaines d’affiches qui, à tous les murs, sur tous les kiosques, peuplent la ville : Charlot commence à prendre vie et descend triomphalement, comme d’un piédestal, sur le trottoir36.

Toutes les affiches CHARLOT se détachent des murs et prennent vie. Mille CHARLOTS se répandent dans les rues, dans tous les costumes connus : [...] ... de sorte que la foule des Charlots devient plus grosse que celle des passants et envahit toute la terre37.

36Goll reprend aussi un type de gags, la poursuite, en la démultipliant. Les aventures de Charlot de ses divers films se retrouvent regroupées en une scène. De plus Goll opère la confrontation du colleur d’affiches et de Charlot en instaurant un dialogue proche du théâtre et du scénario de film avec des paroles et des indications scéniques. Goll réinvente une aventure pour Charlot en créant un genre original, « Poème cinématographique » (sous-titre), qui reflète l’incompréhension problématique du réel face à l’art. Mais Goll révèle l’illusion de l’art. Charlot recollé au mur dans ses divers rôles devient un dieu. Comme dans le scénario de Maïakovski, les spectateurs idolâtrent la figure fictive collée sur les affiches :

D’un bras vigoureux, le colleur d’affiches prend Charlot au collet et le plaque au mur tel une simple affiche. Charlot y reste collé. Il apparaît sous plusieurs aspects : en civil, comme Roi de Cœur, et, un instant, comme Christ portant la couronne d’épines qui transparaît sous la couronne du roi et son petit melon.
Toute la ville défile devant ce nouveau dieu : Charlot rit, sourit, rit, sourit38 !

37Cette réflexion, pour Goll, pose la question de l’inspiration et de la définition du poète. Son Charlot rêve « d’être poète39 ». Le voyage qu’il entame pour le Mont Parnasse est une quête initiatique lors de laquelle il cherche l’inspiration et une muse. Mais l’apprenti-poète se heurte à une réalité triviale qui l’éloigne de la poésie. La foule fait de lui un prophète rémunéré tandis que sa muse a « des goûts de cuisinière40 ». Goll exprime une interrogation des artistes d’avant-garde en montrant l’écart entre le poète en quête de sens et un réel trivial.

38Fernand Léger a suivi cette réflexion sur le rapport entre art et réel en s’intéressant à Charlot. Léger découvre Charlot lors d’une permission en 1916, grâce à Apollinaire et il a exploité l’image de Charlot en art et au cinéma41. Il illustre d’abord « La Chaplinade » par quatre illustrations en 1920. Il rédige en 1920 un scénario pour un dessin animé : Charlot cubiste. Léger a créé un personnage constitué de pièces de bois42 représentant Charlot de façon cubiste qui reprend les illustrations du texte de Goll. Les morceaux se défont et s’éparpillent puis se reconstituent. La Joconde en tombe amoureuse mais est rejetée par Charlot, représentant la modernité. Le pantin fut réutilisé en 1924 pour le générique du Ballet mécanique.

39Ce film de Léger43 est un film expérimental « sans scénario44 ». Selon lui le cinéma ne reproduit pas le réel comme il le montre à propos de « La roue » d’Abel Gance :

L’avènement de ce film [La roue] est d’autant plus intéressant qu’il va déterminer une place dans l’ordre plastique à un art qui jusqu’ici, à peu de chose près, reste descriptif, sentimental et documentaire. La fragmentation de l’objet, l’objet valeur plastique en soi, son équivalence picturale et poétique est depuis longtemps déjà du domaine des arts modernes45.
La raison d’être du cinéma, la seule, c’est l’image projetée […]. Remarquez bien que cette formidable invention ne consiste pas à imiter les mouvements de la nature ; il s’agit de tout autre chose, il s’agit de faire vivre des images, et le cinéma ne doit pas aller chercher ailleurs sa raison d’être46

40L’art du cinéma ne doit pas partir du réel mais du matériau même. Le film de Léger illustre parfaitement cette idée par un kaléidoscope de prismes, cylindres, pistons, engrenages, turbines qui tournent en un mouvement perpétuel. Les ustensiles de cuisine, comme les casseroles, les entonnoirs, des cercles viennent s’intercaler. Beaucoup d’images mécaniques se répètent avec monotonie comme un recommencement perpétuel. Fernand léger s’intéresse au monde moderne, au progrès technologique et propose une réflexion sur l’envahissement de la vie par des objets, la mécanique remplaçant l’homme. Les effets de contrastes, les gros plans et le retour cyclique des mêmes éléments ainsi que la superposition des images donnent un rythme et un mouvement au film.

41Le peintre pose l’interrogation fondamentale des artistes d’avant-garde sur la redéfinition d’un art qui s’oppose à la représentation figurative du réel. En quête de renouveau, ces artistes marquent une rupture avec les codes esthétiques figés et proposent une création artistique fondée sur l’expérimentation dans le but de transmettre la vision d’un monde en mouvement. Sylvie Forestier propose cette analyse à propos de Léger :

La vitesse, que Léger perçoit dans la pulsation des machines, la fragmentation de la perception visuelle qu’apportent les techniques du cinématographe, caractérisent la vie moderne [...]47

42Le langage cinématographique sert de vecteur aux idées de Léger. Il est intéressant de voir la figure de Charlot au début et à la fin de son film, dans une animation graphique contrastée qui construit et détruit l’image reconnaissable de Charlot constitué de figures géométriques.

43Charlot compose et décompose sa vision du monde en scènes, situations et gags burlesques qui, par leur aspect éclaté, contribuent à rendre un monde moderne absurde et morcelé. C’est ainsi qu’il constitue non seulement une source d’inspiration mais aussi un outil de pratiques artistiques expérimentales qui interrogent le pouvoir du langage à figurer le réel.

L’écriture et le cinéma

44La figure de Charlot a donc suscité une réflexion sur l’écriture cinématographique que les auteurs ont appliquée à leur propre écriture. Les auteurs d’avant-garde ne font pas que s’interroger sur la représentation du monde, mais aussi sur les moyens de représenter le monde en perpétuel mouvement. Ces auteurs font connaissance avec la figure de Charlot, alors que la guerre a commencé et a bouleversé bien des certitudes et que le cinéma apparaît comme un nouveau langage.

45La composition même des films de Chaplin s’appuie sur une succession d’images et de gags. L’écriture mime alors le mouvement décousu des situations. En effet, un enchaînement logique apparenterait l’acte de création à la représentation figurative. Philippe Soupault s’est efforcé de créer un ensemble cohérent en dessinant le parcours de Charlot ponctué d’aventures depuis son origine jusqu’à sa fin symbolique. Cependant les aventures gardent un caractère morcelé. En effet, les lieux changent, Soupault utilise des décors variés correspondant aux films qu’il a vus. Il choisit fréquemment une progression à thème constant qui a pour effet de dérouler un inventaire d’actions successives dont le fil conducteur est le mouvement :

Il est heureux d’être seul. Il n’a besoin de personne. Il n’est plus obligé de travailler. Il marche48.

46Charlot ne s’arrête jamais de marcher ni d’agir. Aussi Soupault recrée une écriture du mouvement. Si l’on ne peut affirmer que les auteurs miment l’écriture cinématographique, leurs textes révèlent des fractures qui bouleversent un ordre continu. En effet, le premier poème écrit par Aragon, « Charlot sentimental », reprend des images de films qui donnent un aspect morcelé car il mêle des actions à des réflexions personnelles :

Poursuivi sur les toits emplumés de fumée
Vous, policemen, prenez garde
de glisser contre la façade49

47L’ensemble s’articule autour du sentiment de mélancolie de Charlot et utilise des phrases construites même si les associations de mots et les liens entre les phrases sont plus surprenants :

Icare épris du ciel et de la Cimmérie
Monte dans l’ascenseur en tenant un ravier
Musicienne sur la machine à écrire
Une fille de Saint-Paul (Minnesota) caresse le clavier,
soupire50

48La réécriture de certains éléments dans « Charlot mystique » montre un changement dans les choix d’écriture. Le poème est beaucoup plus court. L’aspect condensé de ce poème nuit à la compréhension littérale du message par un mouvement plus dynamique, des images et des impressions. Aragon évite des détails superflus :

Oh le commis
si comique avec sa moustache et ses sourcils
artificiels !
Il a crié quand je les ai tirés.
Étrange51 !

49La ponctuation se fait plus expressive. Enfin Aragon rejette « mesure et logique » :

C’est toujours le même système :
pas de mesure,
ni de logique, mauvais thème52,

50comme marque d’une liberté de l’écriture qui amorce l’écriture automatique des surréalistes en laissant place à un imprévu scriptural qui imite l’imprévu des situations absurdes de Charlot. De même Éluard rédige un poème dont le principe d’écriture semble un collage de mots-valises :

Le potacolle, c’est la part du clown. Charlot se promène sur l’affichodrome. Sabouche et sesorcilles court-moustachues53.

51Il réinvente le langage tout en montrant un caractère décousu, il accumule des mots qui représentent des images observées et des termes qui imitent le langage enfantin. Il renvoie la figure de Charlot à une enfance du cinéma qui s’affranchit de la logique et du bon goût, des lois et des attendus à la manière des mots d’ordre dadaïstes.

52Cendrars a lui aussi expérimenté un langage neuf dans les Sonnets dénaturés. Ce recueil de trois poèmes représente une entorse à la forme codifiée du sonnet peu reconnaissable. Les poèmes mettent en scène des numéros de poète. Dans « OpOetic », il s’agit d’un jeu de mots qui apparente la création poétique à un numéro de clown, « Académie Médrano » propose le rôle du poète comme un numéro de cirque et de danse. C’est dans ce cadre que s’inscrit le poème qui met en scène le numéro de music hall de Charlot. En voyant la place de ce poème avec les deux autres on peut mesurer l’intention de Cendrars d’expérimenter l’écriture comme un jeu et un langage neuf. Aussi le texte se pose comme un collage d’éléments décousus qui se veut une provocation à l’ordre et aux conventions :

Thème : CHARLOT chef d’orchestre bat la mesure
Devant
L’européen chapeauté et sa femme en corset
Contrepoint : Danse
Devant l’européen ahuri et sa femme
Aussi
Coda : Chante
Ce qu’il fallait démontrer54

53Le thème du spectacle permet un enchaînement vif d’images qui déstructurent la syntaxe au profit d’un tableau librement organisé et qui ne renvoie pas à une référence donnée a priori. L’écriture invente un sens neuf par un aspect déstabilisant. Poulaille parle d’« écriture cinématique » chez Cendrars par « mouvement et rythme haletants, vélocité de la phrase, images éclatant tout de suite, telles des étincelles et dont le feu se poursuit, de ligne à ligne, tout le long d’un poème [...]55 ».

54Enfin Maïakovski trouve dans la figure de Charlot non seulement l’incarnation de ses idéaux politiques mais aussi une écriture, il compile des images vues :

Sur la queue
La tignasse
L’œil
Et aussi le sourcil56.

55La disposition des vers en escalier, qu’il a adoptée en 1920, se prête à la mise en scène du mouvement impulsé par Charlot. Le vers cassé en paliers constitue une gradation. Les substantifs posés en succession sans verbe accélèrent la dynamique du poème. De même les notations descriptives ont pour rôle de rendre l’image rapide et spontanée en déviant d’une représentation figurative, développée et précise. Maïakovski créé une cavalcade de faits et d’images que survole Charlot au-dessus de l’Europe et de la foule permettant un recul critique et ironique.

La réflexion sur la représentation et ses moyens

56Les films de Chaplin ont suggéré aux artistes d’avant-garde une réflexion sur le langage et sa capacité à exprimer des idées.

La mécanique de la gestuelle

57Le caractère décousu des gags de Charlot s’appuie sur la décomposition mécanique de sa gestuelle. Les auteurs d’avant-garde ont été particulièrement sensibles à cet aspect si caractéristique de son comique. Charlot est toujours représenté pris dans un irrésistible mouvement même si celui-ci n’a pas de début ni d’origine comme le montre Soupault :

‒ D’où vient-il ?
‒ On ne sait pas. Personne n’a pu me donner la moindre indication et quand on l’interroge, il répond d’un geste vague ou il étend les bras et montre l’est et l’ouest57.

58Aragon montre également la figure de Charlot dans une fuite perpétuelle, toujours marginal et finalement toujours incompris à l’image du poète en marge :

Au meilleur moment du désir
il faudra quitter l’amour et t’enfuir58.

59Goll expose aussi cette idée :

Des voyageurs entrent et se mettent à poursuivre Charlot, qui, en fuyant, se multiplie très vite : on voit tout à coup vingt, cinquante Charlots, dont un enfourche la locomotive, et la met en marche. PÉGASE DU POÈTE CHARLOT59.

60De plus Charlot est souvent représenté sur une route. Les endroits où se situent les péripéties ne sont que des lieux de passage. En effet, la particularité de Charlot est de fuir. Soupault le rappelle à plusieurs reprises. Le devoir de Charlot est de se déplacer, le but du personnage est de découvrir le monde et d’en donner une représentation. Il dessine le portrait du passant, à la manière du Juif errant, qui fait l’expérience physique du monde par le mouvement :

Il s’en va. Car Charlot doit s’en aller, toujours. C’est chez lui une vocation. Rien ne peut le retenir, car il sait qu’au-delà, plus loin, quelque chose de nouveau l’attend.
Il découvre le monde60.

Il est le passant. « Je suis le passant. » Celui qui ne peut s’arrêter nulle part, qui considère que le monde n’est peut-être pas assez grand61.

61Soupault trouve dans la figure de Charlot l’incarnation des interrogations de la place du poète dans le monde moderne et du rôle de l’écriture dans son rapport au passé et à une redéfinition de ses objectifs de représentation.

62De même Goll représente Charlot depuis sa descente des affiches et joue avec les clichés :

Charlot, pour réaliser son rêve : être poète, a pris l’Orient-Express pour le Mont Parnasse62.

63Le voyage offre à Charlot une source d’inspiration. L’aventure dont le caractère décousu égare le voyageur et le lecteur, permet la découverte du monde et du rôle prophétique du poète.

64Le corps apparaît alors comme moyen et un outil. Meyerhold le montre ainsi :

[...] ses « ajustages » [de Chaplin] d’une seconde qui sont une espèce de jeu statique, le masque qui se fige dans l’immobilité sont les points d’accumulation de la rationalité à venir dans son jeu. Autrement dit, il faut apprendre auprès de Chaplin, la manière de disposer rationnellement son corps dans l’espace, tout comme on apprend en observant un gymnaste, ou un forgeron qui manie son marteau63.

65Soupault met en valeur les pieds de Charlot, non seulement comme un élément reconnaissable mais aussi comme symbole d’un mouvement irrésistible du personnage. Les pieds métonymiquement désignent la figure de Charlot, et échappent au contrôle du personnage créant de fait une gestuelle. Soupault met en scène les pieds dont l’agitation montre un rythme que Charlot confère au monde. Charlot invente un langage par sa gestuelle :

Et cette marche lui fait perdre de vue les immédiates nécessités. Il trébuche, il hésite, il tombe et ce vacillement, qui le fait retourner brusquement en arrière, amuse ceux qui l’aperçoivent, les innombrables spectateurs de ses maladresses.
L’automatisme [...]64.

66La décomposition des gestes de Charlot constitue la mécanique d’un pantin. Maïakovski le suggère par l’écriture :

Public, silence !
C’est de toi qu’on se fout.
Europe,
Humiliée,
Avachie,
Chaplin, allez,
Barbouille de sauce.
Bientôt ce ne sera
Pas de sauce,
Pas dans un film65.

67L’écriture mime une sorte de mécanique textuelle. La phrase est désarticulée au profit de successions de vers courts. Meyerhold évoque alors l’importance du montage dans cette mécanique :

Chez Chaplin apparaît le nouveau procédé du montage. L’essentiel (dans ce travail), c’est une certaine retenue dans l’enchaînement des plans : comme s’il introduisait une technique de freinage, ou plutôt, c’est la première fois qu’il la sent, et chez lui ce freinage n’apparaît pas comme un simple facteur d’innovation technique, mais comme quelque chose de nécessaire au cinéma66.

68Koulechov parle des acteurs et de leur travail sur le corps ainsi :

Des « monstres » qui ont su former leur corps dans le sens d’une étude précise de sa construction mécanique67.

69Les poèmes écrits reflètent des préoccupations de rupture avec un art conventionnel, car les codes traditionnels de la poésie sont rejetés et la succession des mots semble suggérer une intervention du hasard de telle sorte que la compréhension du poème laisse place à un sens nouveau créé par des associations aléatoires surprenantes. Michaux affirme que Charlot est dadaïste. Au-delà de la boutade, les poètes de cette période souhaitent rompre avec une représentation figurative du réel au profit d’une recréation du réel.

Le numéro en tant que tel

70Les artistes russes ont évoqué la figure de Charlot, en l’intégrant, comme l’a fait Chklovski, dans leurs analyses portant sur la représentation. Les peintres ont insufflé une dynamique que les futuristes vont prolonger dans leurs œuvres poétiques. L’art pictural en s’interrogeant sur la relation entre l’art et le réel va remettre en cause la notion de référence pour proposer une réalité nouvelle et autonome en s’engageant dans les voies de l’abstraction. La poésie s’inspire de ces innovations par l’idée du « mot en tant que tel68 ». De la même façon que l’art pictural, le mot se détache de sa fonction de référent au réel pour être employé pour lui-même indépendamment de son sens. Le mot en tant que tel est signifiant par lui-même. Comme le précise Kroutchonykh « Une nouvelle forme verbale crée un contenu nouveau et non l’inverse69 ». Le sens n’est pas préexistant et extérieur, il est produit par le mot lui-même. Chklovski analyse la poésie et la peinture en exposant la dualité entre le contenu et le moyen de l’exprimer. Il expose l’idée que le rôle du cinéma est de transmettre « le mouvement pur70 », le cinéma donne « l’illusion de se mouvoir71 ». Le cinéma propose une succession de pauses qui constituent le mouvement et son illusion.

71Chklovski examine alors la gestuelle de Charlot et relie le gag de Charlot à sa présence sur le film. Le gag n’existe pas en dehors de la pellicule. L’idée naît que chaque art se suffit à lui-même en inventant ses propres procédés. Le procédé, comme le gag au cinéma, devient signifiant par lui-même et non en référence à un réel extérieur. Autrement dit le scénario est écrit en jouant et Charlie Chaplin part du « matériau même72 ». Charlot « effectue ses mouvements en pointillé73 » aussi Chklovski propose l’idée que Charlot présente le numéro « en tant que tel74 ».

Conclusion

72La figure de Charlot a donc suscité un engouement extraordinaire parmi les auteurs d’avant-garde. L’héritage du burlesque associé à un comique de l’absurde aux accents tragiques a su illustrer des interrogations fondamentales car c’est toute une réflexion sur le langage qui se met en place parallèlement à une tentative de percevoir le monde. Le solitaire Charlot, l’homme des départs selon Soupault, est caractérisé comme génie de son époque, révélateur des fractures et par là moderne.

73Pouvoir est donné au vagabond « ailé » qui offre alors une vision plus engagée et optimiste pour Maïakovski que celle désabusée de Soupault. Goll rejoint Soupault dans cette vision de Charlot seul face à la foule toute-puissante qui l’assaille. Michaux y voit l’incarnation du moderne dans la multiplicité des rôles, comme dans l’attitude des artistes d’avant-garde à s’emparer de cette figure, porte-drapeau des convictions artistiques d’une époque. Charlot est une forme de Christ des temps modernes, comme le précise Goll.

74À travers Charlot, les auteurs d’avant-garde se sont interrogés sur le rôle et la mission de l’art et ont posé la question essentielle de ce début de siècle sur le rapport de l’œuvre au monde. L’art s’affirme alors dans son existence propre.

Notes de bas de page numériques

1 Guillaume Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes », Œuvres en prose complètes, Paris, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 944.

2 Comme In the park (1915), The Tramp (1915), By the sea (1915) par exemple.

3 Georges Sadoul, Vie de Charlot, Charles Spenser Chaplin ses films et son temps, Paris, Les Éditeurs Français réunis, 1957, p. 72.

4 Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, Paris, Flammarion, Champs arts, 2013, p. 15.

5 Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, op. cit., p. 20.

6 Henri Michaux, « Notre frère Charlie », Œuvres complètes, Paris, T.I, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 43.

7 Philippe Soupault, Charlot, Paris, Gallimard, Coll. L’Imaginaire, 2014, p. 10.

8 Jean-Carlo Flückiger, « Un poète nommé Charlot », dans Marie-Paule Berranger et Myriam Boucharenc (dir.), À la rencontre... Affinités et coups de foudre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012 http://books.openedition.org/pupo/2530 (cons. le 24 avril), p. 4.

9 Blaise Cendrars, La main coupée, Paris, Gallimard, Folio, 1975, (Denoël 1946), p. 111.

10 Henri Michaux, « Notre frère Charlie », op. cit., p. 43.

11 Ivan Goll, « La Chaplinade » ou « Charlot poète », Le nouvel Orphée, Paris, Éditions de la Sirène, 1923, p. 15, 16.

12 Blaise Cendrars, L’homme foudroyé, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 247.

13 Georges Sadoul, Vie de Charlot, op. cit., p. 41.

14 Henry Poulaille, Charles Chaplin, Paris, Grasset, 1927, p. 27.

15 Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le Théâtre, T. iii, 1930 – 1936, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 220.

16 Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le Théâtre, op. cit., p. 221.

17 Vincent Pinel, Genres et mouvements au cinéma, Paris, Larousse, 2009, p. 40.

18 Vladimir Maïakovski, « Kinopovedrie », traduction de Frédéric Verger, dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, Paris, Flammarion, Champs arts, 2013, p. 47.

19 Vladimir Maïakovski, « Kinopovedrie », op. cit., p. 48.

20 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 112, 113.

21 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 118.

22 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 153.

23 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 68.

24 Henry Poulaille, Charles Chaplin, op. cit., p. 26.

25 Louis Delluc, « Avoir quelque chose à dire », dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, op. cit., p. 178.

26 Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le Théâtre, op. cit., p. 221.

27 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 9.

28 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 9.

29 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 42.

30 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 56.

31 Henri Michaux, « Notre frère Charlie », op. cit., p. 45.

32 Henri Michaux, « Notre frère Charlie », op. cit., p. 46.

33 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 37.

34 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 41.

35 Vladimir Majakovskij, Polnoje sobranie sočinenij v 13 tomakh, Tom 11, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1958, p. 67 et p. 483 [Œuvres complètes en treize tomes, tome 11].

36 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 11.

37 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 18.

38 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 17.

39 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 21.

40 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 39.

41 Cendrars a témoigné de son intérêt dans Blaise Cendrars, L’homme foudroyé, op. cit., p. 309, 310.

42 Des éléments en bois peints et cloués sur une planche au Centre Pompidou (voir le site pour des précisions sur Léger).

43 Le film de 16 minutes a été co-réalisé par Dudley Murphy.

44 Fernand Léger, Fonctions de la peinture, «  Autour du “ Ballet mécanique ” », Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 2004, p. 135.

45 Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris, op. cit., p. 56.

46 Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris, op. cit., p. 57.

47 Sylvie Forestier, dans Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris, op. cit., p. 325.

48 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 37.

49 Louis Aragon, « Charlot sentimental », dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, op. cit., p. 31.

50 Louis Aragon, « Charlot sentimental », op. cit., p. 30.

51 Louis Aragon, « Charlot mystique », op. cit., dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, op. cit., p. 31.

52 Louis Aragon, « Charlot mystique », op. cit., p. 32.

53 Paul Éluard, « Écoutez, Écoutez, Écoutez », dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, op. cit., p. 35.

54 Blaise Cendrars, Poésies complètes: avec 41 poèmes inédits, textes présentés et annotés par Claude Leroy, Paris, Denoël, 2005, p. 113.

55 Henry Poulaille, Charles Chaplin, op. cit., p. 190.

56 Vladimir Maïakovski, « Kinopovedrie », traduction de Frédéric Verger, op. cit., p. 48.

57 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 53.

58 Louis Aragon, « Charlot sentimental », op. cit., p. 31.

59 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 30.

60 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 18.

61 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 81.

62 Ivan Goll, « La Chaplinade », op. cit., p. 21.

63 Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le Théâtre, op. cit., p. 231, 232.

64 Philippe Soupault, Charlot, op. cit., p. 153.

65 Vladimir Maïakovski, « Kinopovedrie », op. cit., p. 49.

66 Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le Théâtre, op. cit., p. 221.

67 Lev Koulechov, « Nous avons besoin de monstres... », dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, op. cit., p. 46.

68 Voir les manifestes « Le mot en tant que tel » de A. Kroutchonykh et V. Khlebnikov et « Déclaration du mot en tant que tel » de Kroutchonykh. Léon Robel (choix et traduction des textes), Manifestes futuristes russes, Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1971.

69 Alexeï Kroutchonnykh, « Déclaration du mot en tant que tel », dans Léon Robel (choix et traduction des textes), Manifestes futuristes russes, op. cit., p. 30.

70 Victor Chklovski, « Littérature et cinématographe », dans Victor Chklovski, Résurrection du mot, Littérature et cinématographe, Les nouvelles voies du mot par Alexeï Kroutchenykh, traduit du russe par Andrée Robel, Paris, Éditons Gérard Lebovici, 1985, p. 112.

71 Victor Chklovski, « Littérature et cinématographe », op. cit., p. 114.

72 Victor Chklovski, « Littérature et cinématographe », op. cit., p. 140.

73 Victor Chklovski, « Littérature et cinématographe », op. cit., p. 141.

74 Victor Chklovski, « Littérature et cinématographe », op. cit., p. 141. Il analyse en particulier Charlot au cinéma et Charlot et Anne Boleyn)

Bibliographie

Bibliographie récapitulative

Œuvres

ARAGON Louis, « Charlot sentimental », revue « Le film », 18 mars 1918.

ARAGON Louis, « Charlot mystique », revue « Nord-Sud », mai 1918, repris dans Feu de joie, 1920.

CENDRARS Blaise, « Le Musickissme », Sonnets dénaturés (1916), dans Poésies complètes : avec 41 poèmes inédits, textes présentés et annotés par Claude Leroy, Paris, Denoël, 2005.

ÉLUARD Paul, « Écoutez, Écoutez, Écoutez », revue « 391 », n° xiv, 2 novembre 1920, repris dans Poèmes retrouvés, Œuvres complètes, t. 2, Paris Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968.

GOLL Ivan, « La Chaplinade » ou « Charlot poète », Le nouvel Orphée, Paris, Éditions de la Sirène, 1923.

MAÏAKOVSKI Vladimir, « Kinopovedrie », trad. Frédéric Verger, dans Daniel Banda, José Moure, Charlot : histoire d’un mythe, Paris, Flammarion, Champs arts, 2013. MAJAKOVSKIJ Vladimir, Polnoje sobranie sočinenij v 13 tomakh, Tom 5, Moskva, Xudožestvennaja literatura, 1957. Œuvres complètes en treize tomes, tome 5.

MICHAUX Henri, « Notre frère Charlie », Œuvres complètes, Paris, t. I, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998.

SOUPAULT Philippe, Charlot, Paris, Gallimard, Coll. L’Imaginaire, 2014.

Autres textes

CENDRARS Blaise, L’homme foudroyé [Denoël, 1945], Paris, Gallimard, Folio, 1973.

CENDRARS Blaise, La main coupée [Denoël, 1946], Paris, Gallimard, Folio, 1975.

Études

BANDA Daniel, MOURE José, Charlot : histoire d’un mythe, Paris, Flammarion, Champs arts, 2013.

CHKLOVSKI Victor, Résurrection du mot, Littérature et cinématographe, Les nouvelles voies du mot par Alexeï Kroutchenykh, traduit du russe par Andrée Robel, Paris, Éditons Gérard Lebovici, 1985.

LÉGER Fernand, Fonctions de la peinture, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 2004.

MEYERHOLD Vsevolod, Écrits sur le Théâtre, t. iii, 1930 – 1936, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980.

PINEL Vincent, Genres et mouvements au cinéma, Paris, Larousse, 2009.

POULAILLE Henry, Charles Chaplin, Paris, Grasset, 1927.

RIPELLINO Angelo Maria, Maiakovski et le théâtre russe d'avant-garde, Paris, L'Arche, 1965.

ROBEL Léon (choix et traduction des textes), Manifestes futuristes russes, Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1971.

SADOUL Georges, Vie de Charlot, Charles Spenser Chaplin ses films et son temps, Paris, Les Éditeurs Français réunis, 1957.

Pour citer cet article

Fabienne Marié Liger, « « Chaplinades », Charlot et les avant-gardes : une réflexion sur le langage et la modernité », paru dans Loxias, 49., mis en ligne le 15 juin 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8002.


Auteurs

Fabienne Marié Liger

Professeur de Lettres modernes au Lycée Sud des Landes à Saint Vincent de Tyrosse et docteur en Littératures française, francophones et comparée, Fabienne Marié Liger appartient à l’équipe Clare, Université Bordeaux Montaigne. Elle a participé à des colloques et des études portant sur les relations entre la littérature française, la littérature russe et les arts en s’intéressant plus particulièrement à l’avant-garde européenne.