Loxias | Loxias 43. Autour des programmes littéraires de concours 2014 |  I. Questions de Littérature comparée à l'agrégation de Lettres modernes 

Agathe Salha  : 

L’oncle Rouka ou la « riche nostalgie » de Nabokov

Résumé

Cet article propos une analyse de la fin du troisième chapitre d’Autres Rivages de Nabokov, consacrée au portrait de son oncle Rouka. à travers une très riche intertextualité proustienne, Nabokov développe ici sa propre écriture de la mémoire, faite d’un mélange entre autobiographie et fiction. Le passage révèle également l’ambiguïté du regard nostalgique qu’il porte sur son enfance, très loin d’une admiration univoque et sans nuance.

Index

Mots-clés : autobiographie , mémoire, Nabokov (Vladimir), nostalgie, récit d’enfance

Géographique : États-Unis

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Le chapitre 3 d’Autres Rivages s’ouvre sur la glorieuse généalogie des Nabokov, mais s’achève avec l’évocation d’une série de souvenirs sauvant de l’oubli des événements minuscules : lepremier papillon chassé par le père de Nabokov, un dessin d’enfant sur son oreiller, la lecture des Malheurs de Sophie par l’oncle du narrateur. Entretemps, le lecteur est passé de la brillante généalogie paternelle à celle de la mère de Nabokov dont le blason est décrit comme « plus modeste et moins conventionnel1 ». Cette affirmation est aussitôt illustrée par le long portrait consacré au frère de la mère, l’oncle Rouka, qui donnait son nom au chapitre dans la version initiale publiée sous forme d’article dans le New Yorker2. L’évocation de ce diplomate dilettante et artiste raté, de cet esthète efféminé chassant à courre « en redingote rose », est marquée par un riche intertexte proustien, faisant de l’oncle Rouka un autre de baron de Charlus. L’oncle maternel noue en effet une relation ambiguë avec son neveu, comme le baron de Charlus avec le narrateur de la Recherche. Il éprouve pour le jeune Nabokov une vive affection parfois masquée sous une mystérieuse agressivité : « Comme vous êtes devenu jaune et laid mon pauvre petit3 » lance-t-il ainsi à son neveu adolescent. à sa mort en 1916, l’oncle Rouka lègue d’ailleurs au jeune homme son immense fortune, héritage aussitôt perdu lors de la Révolution russe. Après avoir évoqué cet héritage disparu avec tous les autres biens de la famille, le narrateur s’interrompt pour s’adresser directement à ses lecteurs et congédier brutalement tous ceux qui seraient tentés d’expliquer sa nostalgie actuelle par la perte de ses biens matériels ou de sa position sociale. Aux autres seulement, il autorise la lecture de la fin du chapitre, les deux séquences de conclusion qui obéissent à une construction en miroir : alors que la première séquence est marquée par une forme de négativité, symbolisée par la figure mal aimée de l’oncle Rouka, mais aussi par sa « musique blessée », la seconde est construite sur une accumulation de souvenirs précis et progresse jusqu’à l’extase du temps retrouvé : « Tout est bien, rien ne changera, jamais personne ne mourra4. »

2En conclusion du chapitre trois, ces deux fragments évoquent donc à la fois un sentiment de perte et une volonté de réparation ou de compensation. Le riche héritage familial – héritage matériel, mais aussi culturel et symbolique – s’inverse à travers le motif du fardeau ou de la dette à l’égard d’un passé sans doute moins parfait qu’il n’y paraît. Comme souvent chez Nabokov, l’aveu reste implicite, masqué par la virtuosité et l’abondance des références littéraires, mais le texte est en tout cas loin de l’expression facile de la nostalgie. Comme Nabokov y invite implicitement les « bons lecteurs », auxquels il autorise la fin du chapitre, c’est donc sur la nature réelle de cette nostalgie que l’on s’interrogera ici, en montrant qu’elle se noue autour de la figure de l’oncle Rouka5.

Du côté de l’oncle Rouka : une dette symbolique

3En rupture avec la glorieuse généalogie paternelle, la figure excentrique de l’oncle Rouka inspire à Nabokov un portrait ironique en forme de pastiche proustien. Ce brillant portrait suggère néanmoins un double échec : l’échec existentiel d’une destinée et d’une vocation inaccomplies, mais aussi celui du narrateur enfant, puis adolescent, qui n’a pas su nouer avec son oncle une véritable relation.

4Sous-entendue dans le reste du chapitre 3, la référence à Proust devient ici explicite : l’oncle asthmatique composant ses romances sentimentales dans son château palois a « les sens à vif à la Proust6 ». Comme l’écrivain rédigeant son chef d’œuvre, l’oncle lutte contre la maladie et la mort. On note cependant l’ironie de la comparaison évoquant une sorte de cliché de l’écrivain malade, tandis que le verbe « se débattant », utilisé en français par Nabokov pour décrire la réaction de son oncle face au spectacle de la nature, suggère un pathos exagéré qui frôle la posture (Nabokov évoque au contraire sobrement « l’extrême plaisir » qu’il prend à se rappeler « de façon vive et nette un pan du passé7 »). Le texte suggère également la médiocrité des chansons sentimentales composées par l’oncle Rouka : l’association convenue entre l’automne et les motifs du déclin et de la mort, la préciosité et le caractère artificiel des métaphores (« Chapelles ardentes de feuilles aux tons violents », « Les chrysanthèmes se parent pour la Toussaint »). Sous la citation ironique des compositions de l’oncle Rouka affleure cependant aussi une parodie du texte proustien qui tend ici vers le pastiche : les paroles françaises de la romance, le style décadent associé à l’atmosphère automnale, jusqu’au détail des chrysanthèmes, fleurs exotiques prisées par Odette, renvoient à l’atmosphère d’Un amour de Swann,si bien que l’on peut hésiter sur la cible de la parodie. Sous l’ironie et le jeu littéraire brillant perce cependant le thème de l’échec. Cet échec, symbolisé par la « musique blessée » de l’oncle Rouka, est d’abord celui d’une vie.

5Esthète et diplomate à ses heures, l’oncle Rouka est surtout un artiste manqué comme le précise plus haut Nabokov : « Sa névrose était le genre de névrose pittoresque qui eût dû être accompagnée de génie, mais qui, dans son cas, ne l’était pas, d’où la recherche d’un double voyageur8. » Éternel voyageur, exilé permanent de son pays et même de sa langue maternelle, l’oncle Rouka l’est aussi de sa propre vie dans la mesure où sa névrose ne trouve pas à s’accomplir dans une œuvre. Cet échec est symbolisé par la métaphore filée de la « musique blessée » de l’oncle Rouka, romance sentimentale « qui ne battait que d’une aile » et dont les « sons plaintifs » s’évadent par les fenêtres ouvertes de la maison de Vyra, sans parvenir à distraire le jeune enfant de ses propres occupations :

[…] et si j’étais à ce moment-là en train de traverser à la hâte les bosquets avoisinants pour rentrer à la maison pour le déjeuner […], ces sons plaintifs
Un vol de tourterelles strie le ciel tendre,
Les chrysanthèmes se parent pour la Toussaint
m’atteignaient, moi et mon filet à papillons vert, sur le sentier ombreux et frémissant, au bout duquel il y avait une échappée de vue sur le sable rougeâtre et sur le coin de notre maison fraîchement repeinte de la couleur des jeunes pommes de pin, avec la fenêtre du salon ouverte d’où venait cette musique blessée9.

[…] and if I were at that moment hurrying through the adjacent groves on my way home for lunch […] the plaintive sounds
Un vol de tourterelles strie le ciel tendre,
Les chrysanthèmes se parent pour la Toussaint
reached me and my green butterfly net on the shady, tremoulous trail, at the end of which was a vista of reddish sand and the corner of our freshly repainted house, the color of young fir cones, with the open drawing-room window whence the wounded music came10.

6Associé à la romance de l’oncle Rouka, le souvenir est introduit ici par une proposition hypothétique : il ne renvoie pas à un événement précis, mais semble reconstitué à partir d’épisodes récurrents du passé. De manière caractéristique, l’imagination prend le relais de la mémoire, ou plutôt se distingue à peine de la mémoire dans l’autobiographie de Nabokov. Ce souvenir supposé, consciemment reconstruit à partir de bribes de souvenirs réels par le narrateur adulte, revêt surtout une dimension réflexive. La longue phrase met en effet en valeur un contraste entre la vivacité et la netteté de la vision du passé, – ses détails précis, ses couleurs franches et tranchées – et la fade nostalgie de la romance de l’oncle Rouka. La « musique blessée » apparaît ainsi comme un modèle négatif de l’écriture de Nabokov à la recherche de son passé parfait. Cette écriture se caractérise en effet par le refus du symbolisme vague, le goût du détail concret illustré par la précision quasi-photographique de la description. Plus largement, Nabokov suggère son refus « d’une nostalgie facile » à la manière de l’oncle Rouka. (à la manière de Proust ?)

7Le portrait de l’oncle Rouka évoque cependant un autre échec, celui, personnel, du narrateur qui n’a pas su aimer, ni même prêter suffisamment d’attention à son oncle maternel. La séquence s’ouvre en effet sur une forme d’aveu ou de confession, phénomène suffisamment rare dans Autres rivages pour être relevé :

[…] pourtant, en regardant en arrière par-dessus l’abîme transparent, je trouve singulier – et un peu déplaisant – de penser que durant la courte année où je fus en possession de cette richesse, j’étais bien trop absorbé par les plaisirs ordinaires de la jeunesse […] pour tirer aucun plaisir particulier de ce legs ni éprouver le moindre chagrin quand la révolution bolchévique, du jour au lendemain, l’abolit. J’ai le sentiment d’avoir été peu reconnaissant envers l’oncle Rouka ; de m’être associé à l’attitude générale de souriante condescendance que même ceux qui l’aimaient prenaient à son égard11.

[…] yet, upon looking back across the transparent abyss, I find queer and somewhat unpleasant to reflect that during the brief year that I was in the possession of that private wealth, I was too much absorbed by the usual delights of youth […] either to derive any special pleasure from the legacy or to experience any annoyance when the Bolshevik Revolution abolished it overnight. This recollection gives me the sense of having been ungrateful to Uncle Ruka ; of having joined in the general attitude of smiling condescension that even those who liked him usually took toward him12.

8La fluidité de l’écriture autobiographique permet à l’auteur de circuler librement à l’intérieur de son passé, se projetant par anticipation vers la période de son adolescence sur laquelle il porte jugement négatif, avant de revenir à son enfance. Il semble à première vue difficile de préciser la nature des regrets exprimés ici. En quoi Nabokov a-t-il été ingrat, puisqu’il refuse par ailleurs d’accorder la moindre importance à la situation sociale et à la fortune perdues par sa famille ? Dans l’aveu du narrateur, dans son sentiment de culpabilité, les enjeux éthiques et esthétiques apparaissent indissolubles. Son ingratitude témoigne en effet surtout d’une forme banale de négligence, d’indifférence ou d’aveuglement. Elle est d’ailleurs largement partagée par sa famille qui fait preuve d’un mépris conventionnel, irréfléchi et tacite à l’égard d’un être différent, mépris dont l’homosexualité peut apparaître comme le motif secret. Or c’est justement en épousant automatiquement le point de vue étroit des autres – de ses parents, de son précepteur suisse – que le jeune Nabokov a « perdu la ferveur originelle et originale de l’enfance ». Il faut donc « sauver l’oncle Rouka » et ce dernier symbolise très exactement le processus par lequel l’héritage se transforme en une dette à l’égard du passé. La fortune offerte et négligée s’inverse donc à la fin du chapitre :

En ce qui me concerne, quand je tombe à nouveau sur les malheurs de Sophie – son absence de sourcils et son goût pour la crème fraîche –, je n’éprouve pas seulement le même serrement de cœur et le même ravissement que mon oncle ; il me faut assumer un fardeau supplémentaire – le souvenir que je garde de lui en train de revivre son enfance grâce à ces mêmes livres13.

In my own case, when I come over Sophie’s troubles again – her lack of eyebrows and love of thick cream – I not only go through the same agony and delight that my uncle did, but have to cope with an additional burden – the recollection I have of him, reliving his childhood with the help of those very books14.

9Comment comprendre cette image du fardeau chez un auteur qui souligne par ailleurs le plaisir extrême que lui procure sa mémoire ? En réponse à la négligence qui l’a rendu aveugle à l’un des aspects de son enfance, le projet autobiographique de Nabokov semble se définir comme une tentative utopique de ressaisie totalisante du passé.

De l’accumulation de souvenirs à l’extase du temps retrouvé

10La dernière séquence du chapitre accumule des souvenirs successifs qui apparaissent comme autant de reprises et de variations autour du thème proustien de la mémoire et culminent finalement dans le mirage extatique du temps retrouvé.

11On peut d’abord remarquer qu’il s’agit toujours de souvenirs au second degré. Nabokov ne décrit pas un moment du passé, mais un souvenir antérieur, déjà éprouvé par lui ou par ses proches. Qualifiée de « presque pathologique », la mémoire est bien une forme de névrose familiale. Nabokov évoque la manière dont son propre père la cultivait en « s’arrêtant pieusement » au lieu où son propre précepteur avait capturé pour lui le premier papillon de sa collection. Si le souvenir ici n’est pas involontaire, mais recherché et même cultivé avec piété, il ne conduit pas non plus à ressusciter un large pan du passé, comme dans l’œuvre de Proust, mais au contraire à fixer un lieu et un événement minuscules. Le texte décrit une forme de fétichisme de la mémoire qui n’est pas sans rapport avec la manie du collectionneur de papillons, transmise du père au fils et matérialisée par le fameux spécimen capturé par le précepteur et conservé à son tour par Nabokov : « Mon cabinet hérita de ce spécimen un quart de siècle plus tard15 ». Tout se passe donc comme si la nostalgie habitait déjà « le passé parfait », comme si la famille Nabokov anticipait inconsciemment les catastrophes et bouleversements à venir : l’originalité du souvenir selon Nabokov tient à ce qu’il est paradoxalement prophétique et déclenche un mouvement du passé vers le présent autant que l’inverse. Ce paradoxe est encore plus visible avec le deuxième souvenir qui montre Nabokov, alors âgé de cinq ans, dessinant de mémoire la propriété de Vyra sur son oreiller :

Dans une villa louée sur l’Adriatique durant l’été 1904, […] à l’âge de cinq ans, musant dans mon lit d’enfant après le déjeuner, je me retournais sur le ventre et, avec soin, avec amour, avec désespoir, d’une manière artistiquement détaillée, difficile à concilier avec le nombre ridiculement petit des saisons qui avaient concouru à former l’image inexplicablement nostalgique du « foyer », je dessinais sur mon oreiller avec mon index la route décrivant une courbe qui menait au porche de notre maison de Vyra, les marches de pierre sur la droite16 […].

In a villa which in the summer of 1904 we rented […] on the Adriatic […], aged five, mooning in my cot after lunch, I used to turn over on my stomach and, carefully, lovingly, hopelessly, in an artistically detailed fashion difficult to reconcile with the ridiculously small number of seasons that had gone to form the inexplicably nostalgic image of ‘home’ […], I would draw with my fore-finger on my pillow the carriage road sweeping up to our Vyra house, the stone steps on the right17 […].

12La position contemplative de l’enfant allongé sur son lit et isolé dans sa chambre, son « désespoir » et « sa mystérieuse nostalgie » rappellent assez nettement la figure de l’oncle Rouka malade célébrant la saison automnale. L’identification se confirme avec le dernier souvenir où, d’une nursery à l’autre, de la Russie disparue à l’Amérique contemporaine, la nostalgie de Nabokov prolonge désormais explicitement celle de son oncle mort. Il s’agit d’un souvenir par truchement, puisque le narrateur assume la mémoire de son oncle, mais aussi d’un souvenir au troisième degré, procédant d’un emboîtement vertigineux des mémoires : le narrateur et son oncle communient en effet autour d’un même objet nostalgique, les romans enfantins de la comtesse de Ségur, autre figure d’exilé, transposant dans un cadre français et célébrant dans un « épouvantable mélange de préciosité et de vulgarité » la Russie enchantée de son enfance.

13Ces trois souvenirs complexes semblent s’enchaîner de manière arbitraire, au gré des caprices de la mémoire du narrateur. Ils obéissent en réalité à un principe de montage, à une architecture secrète dont l’image de l’enfant dessinant la propriété familiale constitue la clé. D’un souvenir et d’une mémoire à l’autre, il semble en effet que Nabokov décrive un processus continu, évoquant les différentes étapes d’une même tentative de cartographier le passé. Cartographier le temps perdu, c’est d’abord lui associer une géographie, ici celle de la propriété de Vyra, foyer nabokovien du souvenir assimilable au Combray proustien. C’est aussi inscrire cette géographie dans un espace symbolique, la carte, à travers une série d’opérations successives : sélection des « lieux » mémorables, changement d’échelle puis abstraction, surimposant un ordre mathématique à l’espace naturel. Cet espace circonscrit, ordonné et schématisé devient ainsi un espace fictif, faisant de la carte une métaphore du livre. Nabokov le suggère d’ailleurs en plaçant une carte schématique de Vyra en exergue d’Autres Rivages. Dans notre passage, le père de Nabokov célèbre un événement associé à une date – le 17 août 1883 – en s’arrêtant toujours à l’endroit où il s’est produit : « une passerelle jetée en travers d’un ruisseau à l’eau brune18 ». Il désigne ainsi ce pont comme un monument dont la fonction est de rappeler et de faire revivre l’événement passé, de réunir les rivages opposés du temps. Le choix du lieu, éminemment symbolique, renvoie au titre russe de l’autobiographie, repris dans la traduction française, Autres Rivages. L’espace revêt une dimension mythique à travers le geste du père consacrant les lieux du souvenir et de la remémoration. L’enfant cartographe prend ensuite le relai, en traçant sur son oreiller une image à la fois schématique et précise, « artistiquement détaillée », du « foyer ». Il fixe ainsi l’ensemble des lieux mémorables qui serviront ensuite de décor au narrateur adulte, à l’enchanteur Nabokov, pour détailler, peupler, animer la fantasmagorie de ses souvenirs. Il y a à première vue un contraste très fort entre fragilité de l’image tracée sur un oreiller, et la sûreté de la mémoire du narrateur dans laquelle s’est définitivement gravée cette carte. Mais la cartographie fragile procède d’un même mouvement d’abstraction et d’intériorisation de l’espace, tout en illustrant le fonctionnement essentiellement visuel de la mémoire chez Nabokov. Il s’oppose là encore au souvenir involontaire de Proust, plus concret, lié aux sens du goût, du toucher et de l’audition. Dans le dernier souvenir, la carte se confond désormais avec les livres dans lesquels la comtesse de Ségur a superposé, par un effet de surimpression, l’espace russe et l’espace français. Quelques lignes de ces livres parviennent à provoquer l’extase du temps retrouvé.

14Il suffit en effet au narrateur de tomber sur les romans de la comtesse de Ségur pour que surgisse enfin l’image pleine et achevée du foyer, à laquelle ne manque même plus la figure longtemps négligée de l’oncle Rouka :

Je revois ma salle d’études de Vyra, les roses bleues de la tapisserie, la fenêtre ouverte. Elle remplit de son reflet tout le miroir ovale au-dessus du divan de cuir où mon oncle est assis, occupé à savourer un livre tout déchiré. Une sensation de sécurité, de bien-être, de chaleur estivale, se répand dans ma mémoire. Vigoureuse réalité qui fait du présent un fantôme. Le miroir déborde de lumière : un bourdon est entré dans la pièce et cogne contre le plafond. Tout est bien, rien ne changera jamais, personne jamais ne mourra19.

I see again my schoolroom in Vyra, the blue roses of the wallpaper, the open window. Its reflections fills the oval mirror above the leathern couch where my uncle sits, gloating over a tattered book. A sense of security, of well-being, of summer warmth pervades my memory. That robust reality makes a ghost of the present. The mirror brims with brightness ; a bumblebee has entered the room and bumps against the ceiling. Everything is as it should be, nothing will ever change, nobody will ever die20.

15La perfection, l’achèvement du souvenir tient à sa concentration, au mouvement de ressaisie du passé dans un lieu resserré, qui offre une image superlative du « foyer ». La salle d’étude est parfaitement reconstituée dans une image pleine, accumulant une multitude de détails, allant de la couleur des murs jusqu’à la déchirure du livre. Il semble que la précision même de la vision lui confère un pouvoir synesthésique : comme souvent dans Autres Rivages, le souvenir d’abord purement visuel et quasi-photographique semble s’animer et prendre vie progressivement par le biais des sensations tactiles – la chaleur estivale associée à l’abondance de la lumière–, puis auditives – « un bourdon est entré dans la pièce et cogne contre le plafond ». Par le biais de la synesthésie, Nabokov suggère la réalité magique du souvenir qui se vérifie aussitôt dans une inversion caractéristique : « Vigoureuse réalité qui fait du présent un fantôme ». Cette magie conduit à l’extase finale, la temporalité semble vaincue par un sentiment d’éternité : « Tout est bien, rien ne changera jamais, personne jamais ne mourra ». Ce tableau final de la petite salle d’études retenant le temps entre ses murs inverse exactement l’image de la musique blessée de l’oncle Rouka qui s’échappait par la fenêtre ouverte du salon à la fin du fragment précédent.

16Ce sentiment d’extase n’est cependant pas dépourvu d’ironie, perceptible d’abord dans son expression un peu convenue – le rythme ternaire de la phrase, les répétitions anaphoriques – et surtout dans la nuance discrètement injonctive du futur, exprimant plus un souhait ou une prière qu’une certitude. Cette ambiguïté incite à voir dans la phrase finale une forme d’utopie, voire d’illusion. Le dispositif étrange de la pièce semble le confirmer. En effet le miroir qui reflète la lumière extérieure provoque un effet d’éblouissement : « le miroir déborde de lumière ». La victoire sur le temps s’apparente à un mirage et confirme ainsi l’ambiguïté de la nostalgie de Nabokov.

Une nostalgie ambiguë

17De la glorieuse généalogie paternelle au portrait en demi-teinte de l’oncle maternel, l’ensemble du chapitre 3 met en effet en valeur un héritage complexe. Certains silences du texte peuvent être lus comme des aveux à l’égard d’un passé moins parfait qu’il n’y paraît.

18Dès l’ouverture du chapitre, Nabokov déclinait complaisamment, avec une précision quasi-maniaque (et éprouvante pour le lecteur), ses lettres de noblesse généalogiques et littéraires. Il soulignait les nombreux liens de sa famille non seulement avec la grande histoire russe mais aussi avec la culture et la littérature. Ce même chapitre s’achève cependant sur l’extase du temps retrouvé à la lecture des œuvres « sentimentales et prétentieuses » de la « comtesse de Ségur née Rostopchine ». Comment comprendre ce décalage ? Le passage d’une tonalité épique à une tonalité élégiaque se joue autour de l’hommage rendu à l’oncle Rouka et, à travers lui, à la généalogie maternelle, plus originale, plus artiste que celle du père. On sait que la vocation littéraire de Nabokov s’affirmera en rupture avec le modèle paternel, dont il porte le nom mais refusera de suivre la voie, en tournant le dos à toute forme d’engagement politique. A l’inverse, l’oncle efféminé avec sa musique blessée et sa nostalgie bruyante apparaît paradoxalement comme un double de Nabokov, notamment par sa situation d’exilé, au sein de sa famille, comme de sa vie. L’écriture de la nostalgie chez Nabokov procède moins d’un regret et d’une admiration univoques, que d’une volonté d’ouverture à tous les aspects de son passé comme à toutes les formes de sensibilités. A contrario, la comtesse de Ségur, si elle représente aussi une figure de l’exil, est un double improbable incarnant « un mélange de préciosité et de vulgarité ». Cette vulgarité peut s’expliquer par la nostalgie facile de ses romans, leur dogmatisme moral, leur absence totale de recul vis-à-vis de l’éducation reçue et de la société qu’elle dépeint. La riche nostalgie de Nabokov suggère au contraire les failles du passé, à travers une écriture du déguisement et de l’implicite.

19On a vu que la nostalgie présente de Nabokov reflétait la nostalgie passée, révélant déjà une forme de manque au cœur des souvenirs d’enfance. Notre passage s’ouvre en outre sur l’aveu du narrateur, confessant son ingratitude à l’égard de l’oncle maternel et assignant à son autobiographie une fonction réparatrice, compensatrice. Or il semble que cet aveu en cache un autre, plus fondamental, et désigne ainsi implicitement les limites de l’autobiographie. Il est révélateur que cet aveu figure dans une parenthèse, au milieu des paroles de la romance de l’oncle Rouka :

(et la seule personne à en avoir appris par cœur la musique et toutes les paroles fut mon frère Serguéi, dont c’est à peine si mon oncle remarqua jamais l’existence et qui lui aussi bégayait et qui, lui aussi, est mort à présent21.)

(and the only person who memorized the music and all the words was my brother Sergey, whom he hardly ever noticed, who also stammered, and who is also now dead22.)

20Cette parenthèse évoque une filiation secrète entre l’oncle Rouka et le frère cadet du narrateur. Loin de partager l’ingratitude et le mépris de Nabokov et du reste de la famille, son jeune frère éprouvait pour leur oncle une affection et une admiration silencieuses et non payées de retour. Il partageait avec lui une même sensibilité musicale et artistique, une même fragilité et sans doute aussi une destinée également inaccomplie, comme le suggère le détail du bégaiement commun aux deux hommes. Ce bégaiement, cette parole estropiée rappelle en effet l’image de la « musique blessée », « de la romance qui ne battait que d’une aile de l’oncle Rouka ». La proposition relative ajoutée comme une sorte de remords à la fin de la phrase – « et qui lui aussi est mort à présent » – suggère une autre dette du narrateur, à l’égard d’un être plus proche encore que son oncle maternel et qu’il aurait encore moins su voir et aimer. Serguéi, le frère cadet de Nabokov, représente en effet l’un des grands silences et un échec avoué de son autobiographie. Le narrateur précisera en effet au chapitre 13 que son frère n’est « rien d’autre qu’une ombre sur la toile de fond de ses [mes] souvenirs », et surtout qu’il est incapable de donner rétrospectivement un sens à cette vie achevée tragiquement :

C’est une de ces existences qui réclament désespérément quelque chose de tardif – de la compassion, de la compréhension, peu importe quoi – et la simple détection de ce manque ne peut servir ni à le combler, ni à le réparer23.

It is one of those lives that hopelessly claim a belated something – compassion, understanding, no matter what – which the mere recognition of such a want can neither replace nor redeem24.

21Derrière la célébration des pouvoirs de la mémoire, on devine donc ici un aveu d’échec, derrière le plaisir du jeu littéraire, un enjeu plus grave de l’autobiographie : l’auteur semble assumer une responsabilité existentielle, une sorte de droit ou de devoir de vie et de mort à l’égard de ses proches et de son passé : comme si ceux qu’il n’avait pas su aimer ou simplement considérer en étaient morts et qu’il lui incombait plus particulièrement de les faire revivre par l’écriture

22Comme celui de mademoiselle O ou celui, impossible, de son frère Serguéi, le portrait de l’oncle Rouka est donc une sorte d’hommage posthume et réparateur, le paiement rétrospectif d’une dette qui consisterait à donner forme à la vie d’un proche disparu, à lui assurer ainsi une existence poétique. Ce mouvement de résurrection, d’évocation des morts, reste cependant ambigu, car il consiste en même temps à recréer l’oncle Rouka tel un personnage de fiction. Véritable précipité proustien, réincarnation avant la lettre de Charles Swann, du baron de Charlus, mais aussi de Proust lui-même, la figure de l’oncle Rouka relève presque de ce que Pierre Bayard appellerait un « plagiat par anticipation ». L’hypertrophie des références proustiennes souligne la dimension profondément fictive du geste autobiographique : Nabokov construit une sorte de légende et de mythologie personnelles à partir de ses souvenirs littéraires, il recrée son enfance à travers le filtre de ses lectures postérieures. Une image caractéristique de cette mythologie littéraire se glisse dans le passage où Nabokov évoque ses courses enfantines dans la propriété familiale au son des romances mélancoliques de l’oncle Rouka. Il ouvre alors une parenthèse qui introduit un nouveau souvenir dans le souvenir, une image insolite et fugace qui semble s’être imprimée sur la rétine hypersensible de l’enfant : l’arrivée de l’oncle Rouka et de son cocher à Vyra. Les deux hommes sont alors réduits à de simples silhouettes qui se glissent dans le décor du passé : l’œil de l’enfant aperçoit seulement le « canotier » de son l’oncle derrière son cocher qui apparaît les bras tendus « dans leurs manches écarlates » tel un « profil assyrien ». Ces êtres de cartons, saisis sous la forme de peinture de frise, sont doublement fictifs car l’image qu’ils évoquent est elle-même associée à un souvenir littéraire : le « profil assyrien » du cocher qualifié en outre de « handsome », dans la version américaine. Cette expression constitue un ultime clin d’œil à la Recherche du temps perdu dans laquelle elle apparaît souvent et représente une sorte de cliché d’époque pour désigner un homme barbu. Proust utilise ironiquement ce cliché à la mode dans les salons parisiens, qui suggère l’origine juive de quelqu’un mais aussi, et de manière plus évidente ici chez Nabokov, une virilité séduisante25. Nabokov joue aussi plus largement avec les habitudes du narrateur qui a tendance à transformer la réalité en mythologie, notamment à travers ses rêveries sur les noms propres. L’Oncle Rouka et son cocher sont ainsi définitivement métamorphosés en êtres de papier, en silhouettes que l’illusionniste fixe sur la carte imaginaire de son passé. Ils évoquent les papillons que le collectionneur tue pour mieux les éterniser sur les planches de son laboratoire. A propos du plus ancien spécimen de sa collection, Nabokov rappelle d’ailleurs un détail qu’il qualifie de « touchant », mais qui paraît surtout symbolique de ce rapprochement : « Mon cabinet hérita de ce spécimen un quart de siècle plus tard. Détail touchant : ses ailes s’étaient "redressées" parce qu’on l’avait retiré de la planche trop tôt, trop précipitamment26. »

23*

24La figure de l’autobiographe s’apparente donc à celle d’un illusionniste. Il ne recherche pas la reconstitution fidèle ou sincère de son passé, mais projette et monte artistiquement les images de sa lanterne magique ; il évoque des souvenirs de souvenirs et des souvenirs par truchement et recrée un monde à partir de la cartographie symbolique de son enfance.

25Mais l’hommage rendu à l’oncle Rouka illustre surtout la complexité de la nostalgie de Nabokov. L’impossibilité de séparer les enjeux éthiques et esthétiques d’un tel portrait confirme l’ambiguïté essentielle d’Autres Rivages, entre autobiographie et roman, vérité et fiction. Sous couvert d’hommage posthume et réparateur rendu à un être méconnu et mal aimé, il s’agit surtout de donner forme à sa vie, mais ce faisant peut-être aussi de le transformer en personnage de fiction et de le « tuer » une deuxième fois. Comme l’écrit Danilo Kis à propos des personnages qui peuplent les souvenirs d’enfance et les romans de Nabokov : « Ces êtres de rêves et de souvenirs, ces anges déchus, n’ont pas de sang, ou ont un sang bleu et violet comme l’encre […]27. »

Notes de bas de page numériques

1  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, trad. Y. Davet, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 83. (“more modest, but also less conventional”, Speak memory, An Autobiography Revisited, London, Penguin Classics, 2000, p. 43.)

2  Voir l’Avant-Propos de Nabokov, p. 12 : le chapitre intitulé « Portrait de mon oncle » parut le 3 janvier 1948.

3  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 87. (“How sallow and plain [jaune et laid] you have become, my poor boy”, Speak memory, An Autobiography Revisited, p. 45.)

4  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 97. (“Everything is as it should be, nothing will ever change, nobody will ever die.”, Speak memory, An Autobiography Revisited, p. 52.

5  Nous empruntons le sous-titre de notre article à un article de Danilo Kis paru dans le Magazine Littéraire consacré à Vladimir Nabokov en septembre 1986 (« Une riche nostalgie », trad. par Pascale Delpech, Magazine littéraire, n° 233, sept. 1986, pp 35-37)

6  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 94. (“a Proustian excoriation of the senses”, Speak memory, An Autobiography Revisited, p. 50.)

7  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 95. (“The act of vividly recalling a patch of the past is something that I seem to have been performing with the utmost zest all of my life […]”, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 50.)

8  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 91. (“His was the kind of colorful neurosis that should have been accompanied by genius but in his case was not, hence the search for a traveling shadow.”, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 47.)

9  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, pp. 94-95.

10  Vladimir Nabokov, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 50.

11  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 93.

12  Vladimir Nabokov, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 49.

13  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 97.

14  Vladimir Nabokov, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 52.

15  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 95. (“My cabinet inherited that specimen a quarter of a century later.”, Speak Memory, An Autobiography Revisited, p. 51.)

16  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, pp 95-96.

17  Vladimir Nabokov, Speak Memory, An Autobiography Revisited, p. 51.

18  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 95. (“a footbridge upon a brown brook”, Speak, Memory, Au Autobiography Revisited, p. 50.)

19  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 97.

20  Vladimir Nabokov, Speak, Memory, Au Autobiography Revisited, p. 52.

21  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 94.

22  Vladimir Nabokov, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 50.

23  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 326.

24  Vladimir Nabokov, Speak, Memory, An Autobiography Revisited, p. 196.

25  Sur l’utilisation complexe de cette expression dans la Recherche, voir l’article d’Antoine Compagnon : « Le ‘profil assyrien’ ou l’antisémitisme qui n’ose pas dire son nom », disponible en ligne sur le site : http://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/articles_en_ligne.htm , consulté le 28 novembre 2013.

26  Vladimir Nabokov, Autres Rivages, autobiographie, p. 95. (“One touching detail: its wings had ‘sprung’ because it had been removed from the setting board too early, too eagerly.”, Speak Memory, An Autobiography Revisited, p. 51.)

27  Danilo Kis, « Une riche nostalgie », Magazine littéraire, n° 233, sept. 1986, p. 37.

Pour citer cet article

Agathe Salha, « L’oncle Rouka ou la « riche nostalgie » de Nabokov », paru dans Loxias, Loxias 43., mis en ligne le 07 décembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7610.


Auteurs

Agathe Salha

Maître de conférences en littérature comparée à l’université Stendhal, Grenoble 3, membre de l’E.A. 3748 Traverses 19-21, Agathe Salha est l’auteur d’une thèse sur la représentation de la décadence romaine dans la littérature de la fin du XIXe siècle, ainsi que de travaux sur les Vies imaginaires dans lesquels elle s’intéresse à la forme biographique ainsi qu’aux écritures contemporaines de la mémoire.