Loxias | Loxias 11 Programme d'agrégation 2006 |  Littérature française 

Paul Léon  : 

India song : du « texte » aux films

Résumé

Trois œuvres au programme de l’agrégation de lettres, cette année, pour le seul XXe siècle (Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul et India Song de Marguerite Duras), c’est beaucoup, sauf à considérer que ces trois textes sont en quelque sorte organiquement liés, et d’une certaine façon indissociables. Une autre difficulté concerne la nature génériquement mal établie du troisième dans la chronologie, India Song, affecté de la mention problématique « texte, théâtre, film ». Car la question, bien entendu, n’est pas de s’étonner qu’un texte « moderne » puisse échapper à une assignation générique précise, mais de cerner l’intention qui préside à la mise en regard de ces trois termes et, par là, les limites mêmes du programme.

Index

Mots-clés : cinéma , Duras (Marguerite)

Texte intégral

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.
(Verlaine, Colloque sentimental)

1Trois œuvres au programme de l’agrégation de lettres, cette année, pour le seul XXe siècle (Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul et India Song de Marguerite Duras), c’est beaucoup, sauf à considérer que ces trois textes sont en quelque sorte organiquement liés, et d’une certaine façon indissociables. Une autre difficulté concerne la nature génériquement mal établie du troisième dans la chronologie, India Song, affecté de la mention problématique « texte, théâtre, film ». Car la question, bien entendu, n’est pas de s’étonner qu’un texte « moderne » puisse échapper à une assignation générique précise, mais de cerner l’intention qui préside à la mise en regard de ces trois termes et, par là, les limites mêmes du programme. Faut-il, pour le dire clairement, considérer que le film India Song sorti deux ans plus tard fait partie de facto du corpus d’étude, que sa connaissance, du moins, conditionne la compréhension du projet durassien couramment nommé « cycle indien » ? Car l’occurrence eût été un peu autre si le texte, placé d’emblée sous le signe du théâtre (« écrit sur la demande de Peter Hall »1) eût porté la mention plus générique de « Texte, théâtre, cinéma ». Le lecteur eût alors compris qu’à cette étape du projet, le passage au cinéma n’est encore qu’une voie ouverte. Mais le terme plus précis de film (« Texte, théâtre, film »), incite à regarder en aval, et à se demander si le film à venir ne fut pas d’emblée, dans l’esprit de l’auteur, l’une des raisons d’être du « texte » en question, en sus de la « commande » théâtrale. Quelle pertinence y aurait-il alors à le considérer isolément ? « Le présent volume ne prétend pas être une œuvre littéraire, prévient par exemple Alain Robbe-Grillet, lors de la publication de Glissements progressifs du plaisir, c’est seulement un document concernant une œuvre qui existe extérieurement à ce volume, et indépendamment : une œuvre cinématographique. »2 Et Marguerite Duras, elle-même, lors de la publication postérieure du « script » du film Hiroshima mon amour, précisait : « Mon rôle se borne à rendre compte des éléments à partir desquels Resnais a fait son film. »3

2Qu’en conclure ? Qu’il convient, certes, d’aborder India Song comme « texte », autrement dit comme « œuvre littéraire » à part entière puisque tel est l’objet du programme, mais qu’il importe de surcroît, la mention de « film » y invite expressément, d’aller voir du côté des images qui en sont issues. Notre propos se limitera à assister les candidats dans cette démarche, partant de l’hypothèse que l’existence de ces images, de ces images-sons, éclaire de manière décisive le projet littéraire dans son ensemble.

3Mais textes au programme et film n’épuisent pas, de surcroît, le « cycle indien » – terme initialement proposé par Dominique Noguez4 – lequel court sur douze années de l’œuvre durassienne, de 1964, date de publication du roman Le Ravissement de Lol V. Stein, à 1976, date de sortie du film intitulé Son nom de Venise dans Calcutta désert. Les candidats sont également invités à aller y voir !

4Reprenons. Le « cycle » que Jean Pierrot préfère, quant à lui, appeler « cycle Lol V. Stein » dans un ouvrage « somme » consacré en 1986 à l’ensemble de l’œuvre5, est chronologiquement composé des œuvres suivantes :

-1964 : Le Ravissement de Lol V. Stein (roman, Gallimard)
-1965 : Le Vice-consul (roman, Gallimard)
-1971 : L’Amour (roman, Gallimard)
-1973 : La Femme du Gange (film, distr. Benoît-Jacob)
-1973 : La Femme du Gange (scénario, Gallimard)
-1973 : India Song (« texte, théâtre, film », Gallimard)
-1975 : India Song (film, distr. Films Armorial)
-1976 : Son nom de Venise dans Calcutta désert (film, distr. Benoît-Jacob).

5Cinq livres et trois films, semble-t-il. Mais l’affaire, donc, est plus embrouillée. Et tout d’abord parce que deux des films, India Song et Son nom de Venise, sont, si l’on peut hasarder la formule, un et demi. Un et demi si l’on admet qu’il y a là deux « bandes image » pour une seule « bande son » commune aux deux, avec la complémentarité que cela suppose. Et d’autre part, si les trois premiers livres Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul et L’Amour – des romans, à tout le moins des récits – constituent quoique pris dans le cycle, des œuvres relativement autonomes, le degré d’autonomie d’India Song (initialement écrit pour le théâtre, on l’a vu) par rapport au film qu’il deviendra, a fortiori de La Femme du Gange publié postérieurement au film du même nom, est, nous l’avons pointé d’emblée, mal assuré. C’est que les deux derniers textes (et déjà L’Amour à certains égards) relèvent globalement de ce « genre » incertain, la « continuité dialoguée » des scénaristes, considéré communément comme hors du champ de la littérature, mais qu’Alain Robbe-Grillet avait naguère jugé bon, via les Editions de Minuit et sous l’intitulé de « ciné-roman », d’implicitement l’y réintégrer : « C’est une relation détaillée des séquences du film tel qu’on doit le voir à l’écran : déroulement et succession des scènes, texte complet des dialogues ou voix narratrices, éléments divers de la bande sonore, etc. »6 Il se trouve que le « récit » L’Amour, « hypotexte » de La Femme du Gange, évoque déjà, par bien des aspects, cette forme scénaristique qui allait devenir désormais l’une des formes dominantes de l’œuvre à venir. Qu’on en juge :

— Ici, c’est S. Thala jusqu’à la rivière.
Elle se tait.
La lumière change encore.
Il lève la tête, regarde ce qu’elle vient de monter : il voit que du fond de S. Thala, vers le sud, l’homme qui marche revient, il avance au milieu des mouettes, il arrive.7

6Paroles, lumière, mouvements et déplacements : sans le revendiquer explicitement, l’écriture anticipe la « scène ». C’est que pour reprendre le terme fameux d’Alain Robbe-Grillet, ce à quoi l’on assiste au fur et à mesure de l’avancée dans le cycle, c’est à une suite de « glissements progressifs » : glissements génériques autant que sémiotiques, « théâtre des métamorphoses » pour citer un autre praticien et théoricien du Nouveau roman.8 Car il semble bien que la polyvalence de l’écriture durassienne, sa polygraphie, ressortisse à un moment relativement circonscrit de cette « aventure du roman » qui n’eut alors de cesse, suivant la formule connue, de rompre avec la pratique du « roman d’aventure ». Les écrivains publient, on vient de le voir des « ciné-romans », cependant qu’un cinéaste comme Chris Marker intitule son film La Jetée « photo-roman ». Marguerite Duras est prise dans ce moment de l’histoire où la rencontre de la littérature et du cinéma cherche à dépasser la simple écriture de « scénario » dont la réalisation sera confiée à un tiers (Alain Resnais pour Hiroshima mon amour en 1958) ou le recours à l’adaptation (Moderato cantabile « porté à l’écran » en 1960 par Peter Brook). Une décennie plus tard, on le voit, Marguerite Duras n’accepte plus de tels arrangements : tant qu’à passer au film, elle en fait son affaire. Il est notable qu’après L’Année dernière à Marienbad, également confié à Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet choisira la même voie, celle d’ « écrivain-cinéaste », figure déclarée de la modernité.

7Revenons au « cycle Lol V. Stein ». Pour en comprendre l’agencement, il convient tout d’abord d’énoncer la série des « métamorphoses » opérées.

81.

9Un premier récit, géographiquement insituable, Le Ravissement de Lol V. Stein, a pour cadre S. Tahla (mais aussi T. Beach et U. Bridge) dont les consonances peuvent tout à la fois évoquer l’Orient indien (S. Tahla), un dominion britannique (cf. les patronymes de Richardson, Hold, Bedford), aussi bien que, plus proches d’un secteur de l’œuvre à venir, les plages du débarquement. Une femme, Lola Valérie Stein, se voit un soir de bal, « dépossédée » de son fiancée, Michaël Richardson, fils unique de grands propriétaires, par l’arrivée de la femme du Consul de France à Calcutta, Anne-Marie Stretter...

102.

11Un second récit, Le Vice-consul, réintroduit Anne-Marie Stretter désignée cette fois comme épouse de l’Ambassadeur de France à Calcutta (ville promue, de ce fait, capitale imaginaire de l’Inde), et maîtresse d’un nommé Michaël Richard (en place de Richardson) au moment où débute le récit. Vient donc s’adjoindre, outre le personnage de la mendiante (lequel établit un lien avec une autre « région » de l’œuvre : on l’a déjà rencontrée dans Un barrage contre le Pacifique), le personnage du Vice-consul (chassé) de Lahore, Jean-Marc de H.

123.

13Un troisième récit, L’Amour, semble réintroduire un lieu, central : S. Thala. On aura remarqué que la lettre H (qui valait au demeurant comme patronyme du Vice-consul) a changé de place : S. Tahla est devenu S. Thala. (Marguerite Duras avouera avoir su tardivement y lire le mot « thalassa »9). Pour le reste, aucun nom propre : un homme, le « voyageur », venu là dans l’intention, semble-t-il de se suicider. Entre autres rencontres, celle d’une femme qui se désigne comme « la morte de S. Thala ». Il se découvrira, après bien des errances qui les ramènent à l’hôtel où ils croient reconnaître « la musique des fêtes mortes de S. Thala », que ces deux-là sont, tels des revenants, les anciens fiancés séparés par la nuit du bal : Lola Valérie Stein et Michaël Richardson.

144. et 5.

15C’est à ce point qu’intervient le premier film, directement « greffé » sur L’Amour, et la publication qui s’ensuit : La Femme du Gange (mais déjà India Song est en route : les « parleuses » Marguerite Duras et Xavière Gauthier, s’entretiendront à l’été 1973 d’un texte apparemment achevé, Indiana Song : « Je ne suis pas sûre du titre, du titre du texte, le dernier, là ! »10) Le texte est publié accompagné d’un autre scénario, celui de Nathalie Granger que Marguerite Duras a tourné en avril 1972 dans sa maison de Neauphle. La Femme du Gange est tourné quant à lui, sur les lieux de l’autre résidence, Les Roches Noires, au mois de novembre : « Ce n’est pas la peine d’aller à Calcutta, à Melbourne ou à Vancouver, tout est dans les Yvelines, à Neauphle. Tout est partout. Melbourne, Vancouver sont à Trouville. Ce n’est pas la peine d’aller chercher ce qui est là sur place. Il y a toujours sur place des lieux qui cherchent des films, il suffit de les voir. »11 Là se confondent en effet indistinctement la Normandie réelle et l’Inde mythique, la Seine et le Gange, la plage de Trouville et celle de S. Thala. A ce point de l’avancement du cycle, les principaux protagonistes peuvent être reconnus, « L.V.S. » étant  explicitement désignée. Et si la plupart des éléments de L’Amour sont repris ici, quelquefois in extenso, ce que permet le cinéma, c’est la présence physique des “voix” : « ce ne sont pas des voix off, dans l’acception habituelle du mot : elles ne facilitent pas le déroulement du film, au contraire, elles l’entravent, le troublent. »12  Nous reviendrons à propos d’India Song sur cette dimension nouvelle et essentielle qu’apportent au récit les possibilités du matériau filmique.

165., 6. et 7.

17India Song « texte, théâtre, film ». « Le cycle de Lol trouve ici, estime Jean Pierrot déjà cité, son aboutissement et son ultime et miraculeuse perfection. »13 Le texte conducteur est cette fois Le Vice-consul, mais un Vice-consul resserré et rebati, dès lors qu’à une organisation de facture romanesque se substitue une structure de type dramatique. Cette fois, l’Ambassade de France à Calcutta, ses salons et ses jardins, sont le lieu où convergent, comme en un dernier rappel sur scène, les protagonistes du « cycle ». Or l’essentiel se joue dans le passage de l’écrit à l’image. De ce point de vue, redisons-le, le lecteur (et le candidat !) doit considérer que si le « texte », précisément du fait que l’auteur l’intitule ainsi (nous sommes à l’époque de la « théorie » du même nom !), vaut en soi, sa mise en scène, théâtrale et plus encore filmique, est seule en mesure de révéler ce que Marguerite Duras a explicitement voulu : qu’à l’instar du « colloque » verlainien que nous citons en exergue, ce soient les spectres d’une ancienne histoire qui s’agitent désormais sur la scène ou à l’écran, sortes de morts-vivants muets, cependant que le texte les gratifiait encore du pouvoir de parole, d’un certain degré d’incarnation.

18Paradoxe : le cinéma qui habituellement a pour fonction d’ « incarner », ici désincarne, tant il est flagrant que le passage du texte au film, au double film (ou film et demi) que sont India Song et Son nom de Venise, loin de relever du dessein commun de « donner vie », de « rendre présent » (« ce que l’on voit sur l’écran est en train de se passer, disait Alain Robbe-Grillet à l’époque de L’Année dernière à Marienbad, c’est le geste même qu’on nous donne, et non pas un rapport sur lui »14), est au contraire une entreprise de déréalisation de l’image par le son. « Ce que l’on voit » ? certes, mais c’est oublier ce que l’on entend ; il est vrai qu’en dehors de ce qu’on peut bien appeler l’invention de Duras, le son cinématographique est organiquement lié aux images, c’est à dire aux lèvres des personnages s’agissant des voix, à leurs déplacements s’agissant des bruits, et c’est justement ce que l’on appelle la « synchronisation », le son non « relié » relevant d’un extérieur à la diégèse de convention : musique d’ « accompagnement » ou voix du narrateur. Certains auteurs choisissent dès lors de désigner comme son in la première et généralement la plus massive des deux occurrences sonores, la seconde comme son off. Or, et c’est là que les choses se compliquent, l’emploi du terme off est plus délicat à manier qu’il ne paraît : à l’usage, il risque de désigner aussi, et fréquemment, un son « hors cadre » (« off screen ») et donc bel et bien intérieur à l’histoire (quelqu’un parle mais on ne voit que son interlocuteur, une radio marche, mais elle n’apparaît pas à l’image, ou n’apparaît plus, ou pas encore). En définitive, l’opposition terminologique in / off est, on le voit, porteuse de confusion. Il faut sans doute lui préférer la double et claire opposition son diégétique (intérieur à l’histoire racontée) / son non diégétique (extérieur à l’histoire racontée), et d’autre part, son visualisé (dont la source est inscrite dans le cadre) / son non visualisé (dont la source est située dans le hors-champ). S’ouvre dès lors, par le jeu structural, un tableau à double entrée où un son cinématographique donné peut tour à tour se décliner en :

191. Son diégétique visualisé : (quelqu’un parle à l’écran)

202. Son diégétique non visualisé (une voix appelle de l’extérieur du cadre)

213. Son non diégétique non visualisé (voix de commentaire ou musique “de film”)

224 Son non diégétique... visualisé (? !) Ici l’occurrence « structurale » bute sur l’usage, c’est à dire sur les habitudes du cinéma dominant :

23« C’est Marguerite Duras, déclare Michel Chion15, qui a trouvé cette formule : le cinéma courant, dit-elle, veut à tout prix que les voix soient « vissées » sur les corps, et c’est avec ce vissage, qui est pour elle une tricherie, qu’elle a voulu rompre dans India Song, en dévissant les voix et en les laissant errer. Ce terme de vissage évoque bien ce qu’il peut y avoir de rigide, de forcé, dans cette manière de contraindre les voix de cinéma à faire semblant de sortir des corps. » Posons pour l’instant à titre d’hypothèse qu’une partie du traitement du son dans le film India Song, celui des voix « errantes », à quelque chose à voir avec ce type paradoxal de configuration. Ce qu’il convient à présent de montrer.

24C’est à l’été 1973, année d’entre deux tournages, celui de La Femme du Gange et celui d’India Song, que l’on trouve, au détour de l’entretien déjà évoqué avec Xavière Gauthier, cette réflexion :

« MD -Dans le processus ordinaire du théâtre, prenons le théâtre comme discipline, tu as la salle, tu as la scène, où se passent les choses. Il y a entre la salle et la scène une communication constante, directe [...] Là (dans La Femme du Gange) tu as la salle, tu as la scène, et tu as un autre espace. C’est dans cet autre espace que les choses sont vécues et la scène n’est qu’une chambre d’écho. Sur la scène il y a par exemple, la réception, elle est loin, il arrive des débris de la réception, des petits morceaux, des gens qui passent dans un angle et puis disparaissent [...]
XG -Oui, peut-être que, tant qu’il y a, comme tu dis, la scène d’un côté et les spectateurs en face, les spectateurs peuvent penser que c’est pas eux, de toute façon, puisque c’est en face, sur la scène.
MD -Oui, ça, c’est très juste.
XG -Si ça vient pas de sur la scène, d’où est-ce que ça peut venir ? Ca peut venir d’eux. »16

25Il nous semble voir là les prémices d’une « théorie » de la mise en scène des voix qui va bientôt s’épanouir dans toute sa complexité au moment du tournage et du montage d’India Song, à savoir le dépassement du son in et du son off au profit de ce que Marie-Claire Ropars nommera judicieusement le son if : « Pour Son nom de Venise, les voix ne sont ni dehors ni dedans, elles sont ailleurs, absentes. Une telle radicalisation peut être reversée sur India Song même : ces voix coupées des corps ne sont-elles pas, dans l’un et l’autre film, des voix hypothétiques, ou voix if ? »17 Autrement dit, le son, concernant ce que Marguerite Duras appelle « les voix », n’est ni vraiment intérieur ni vraiment extérieur à l’ « action » (situation médiane du « chœur » antique), et, s’agissant des personnages, ni résolument dans le champ (les lèvres sont fermées même si les corps sont là) ni résolument dans le hors-champ (l’échange verbal semble bien être toutefois celui des personnages muets). Il n’est ni dedans, ni dehors (ni ni hors en somme : on songe à  ce nom de Lahore...), ni vraiment dans le présent, ni vraiment dans le passé : il est un son if, un son « as if » dirions-nous, un son « comme si », au sens des jeux de rôle, ou de la psychiatrie qui parle de personnalités « as if ». L’ensemble de l’action pourrait dès lors se conjuguer au futur antérieur ou au conditionnel passé : il y aura eu, il y aurait eu des voix, des personnages, une histoire, mais désormais, les voix flottent dans l’air (littéralement « en l’air », comme au-dessus des bouches, voix de la tête, voix mentales ?) Tout en est transformé : que l’on compare de ce point de vue le saut opéré entre India Song le “texte” et India Song le film à partir d’une « scène » donnée :

26Le texte tout d’abord. Exemple :

Le Jeune Attaché et Anne-Marie Stretter arrivent en dansant dans la pièce.
Ils repartent vers la réception. Autour d’eux le silence se fait aussi.

Des femmes parlent (bas) :
— Vous avez entendu ? (Temps.) Elle lui a dit : « Je voudrais être à votre place, arriver aux Indes pour la première fois de ma vie pendant la mousson d’été. » (Temps) Ils sont trop loin je n’entends

 

 

Conversation entre Anne-Marie Stretter (A.-M. S.) et le Jeune Attaché (voix d’Anne-Marie Stretter, merveilleuse de douceur)

AMS (redite voulue avec légère erreur) : Je voudrais être à votre place,
arriver ici pour la première fois, pendant les pluies. (Temps)
Vous ne vous ennuyez pas ? Que faites vous ? Le soir ? Le dimanche ?
J. ATTACHÉ : Je lis. Je dors... Je ne sais pas très bien...
AMS (Temps) : Vous savez, l’ennui, c’est une question personnelle,
on ne sait pas trop quoi conseiller.
J. ATTACHÉ : Je ne crois pas m’ennuyer.
(Temps)

AMS : Et puis... (arrêt)... ça n’a peut-être pas la gravité qu’on dit...
Je vous remercie pour les colis de livres,
vous me les faites porter très vite du bureau...
J. ATTACHÉ : Je vous en prie.
Silence18

Le bruit reprend peu à peu autour d’eux, léger.

Des hommes parlent : dans les silences de la conversation précédente :
— Comme elle intrigue cette femme. Ces lectures... Ces nuits blanches à la Résidence du Delta...
— C’est vrai... Que dissimule cette douceur... ?
— Le sourire est presque toujours déchirant...
Silence.

 

 

AMS : Vous savez, presque rien n’est... n’est possible aux Indes...
c’est ce que l’on peut dire...
J. ATTACHÉ (douceur) : Vous parlez de quoi ?
AMS : Oh... de rien... de ce découragement général...
(Sourire dans la voix)19

27Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’un tel type d’écriture, de facture scénaristique, invite ou pour le moins incite le lecteur à former sur la base des dialogues et indications scéniques, des images mentales liées moins à son expérience du réel (et pour cause : le lieu, le milieu, la situation sont ici pour la plupart d’un parfait « exotisme »), qu’à son expérience de la scène « ordinaire », théâtrale ou cinématographique. Simulons ces images mentales. Pour commencer, nous partirons de ce mot d’Alain Robbe-Grillet dans sa préface à L’Année dernière à Marienbad : « Une imagination, si elle est assez vive, est toujours au présent. »20 Au cinéma c’est la présence (présence des corps et des décors) qui produit en quelque sorte mécaniquement l’effet de « présent ». En cela, le lecteur, spectateur virtuel, forme effectivement sur la base du texte durassien, une « imagination au présent ». Présent (présence) tout d’abord, si l’on reprend l’ordre de la scène, du jeune Attaché et d’Anne-Marie Stretter qui entrent dans le champ sur une musique de danse (le spectateur de cinéma a souvent rencontré ce type de procédé). Sans doute imaginera-t-il dans la profondeur du champ l’orchestre d’où provient la musique et surtout, partie obligée du décor, du décorum, des groupes d’invités élégants, peut-être des couples de danseurs déjà en piste. Assurément, il se représentera aussi, puisqu’il est explicitement mentionné, ce groupe des femmes qui parlent « bas » (on peut supposer que la caméra mobile les approche, saisit quelques paroles (« Vous avez entendu, etc. ») puis les abandonne dans l’arrière plan, ou dans la latéralité, pour faire place au couple en vue. Dès lors : scène quasi topique de la confidence sur l’épaule pendant la danse. On est là chez Max Ophuls (Madame de...) ou chez Visconti (Le Guépard). Plus tard, la caméra pourra quitter le couple qui s’éloigne, et s’attacher à un groupe d’hommes, avant de revenir au couple qui repasse au premier plan. « Le bruit reprend peu à peu », précise à ce point le texte, mais on peut être assuré – ce sont là les conventions de la mise en espace du son au cinéma – que d’un bout à l’autre les équilibres sonores auront été tels que le spectateur aura tour à tour parfaitement entendu ce que disaient les femmes, le couple, les hommes, et que la musique ou les sons « d’ambiance » n’auront jamais recouvert les voix.

28Voilà, à peu de choses près, ce que donne à imaginer, selon les codes du cinéma dominant, le « texte » d’India Song. Or, nous allons le voir, c’est à un tout autre cinéma que nous convie Marguerite Duras dès lors qu’elle passe de l’écrit à l’écran.

29Le film, donc, à présent. Et nous choisirons pour exemple la même scène ou son équivalent, car si pour l’essentiel, du texte au film, les principaux dialogues  ont été reconduits, la « polyphonie » s’est complexifiée. A gauche de la page, les images, à droite, en italique, et disposé à la suite, le son qui leur est attaché (découpage réalisé par Marie-Claire Ropars21) :

30Plan 39 (6’ 13”) PM, 3/4 D. fixe. Intérieur.

Le salon au miroir, pris plus à droite et de plus près :
escalier au fond gauche du miroir, où s’amorce également,
tout au fond, le reflet d’un autre miroir, posé sur une cheminée.

 

 

Murmures indistincts, puis violons : une valse commence à l’orchestre.
Une voix de femme. Vous pouvez parler d’elle ?

A droite, devant le miroir, une partie du piano, qui ne s’y reflète pas.
Le jeune Attaché est debout devant le piano,
regardant vers l’avant gauche.

 

 

Une voix d’homme. Irréprochable. Rien ne se voit.
C’est ce que nous entendons ici par ce mot.
Violons

En haut de l’escalier, dans le miroir, apparaît
Anne-Marie Stretter, qui descend puis s’avance de face,
toujours en reflet.

 

La voix de femme. Après Venise, elle n’a plus donné de concert ?

Elle entre dans le champ de l’avant gauche
et s’arrête face au jeune Attaché
(elle est de dos en image, de face en reflet).
Il s’avance vers elle, et l’enlace pour danser.

 

 

Une autre voix de femme (sourde). Non jamais.
Chant des violons, silence des voix.
Une voix d’homme. Ils se connaissent ?
La voix de femme (sourde). Ils ont dû se voir dans le parc.
Violons

Ils dansent assez lentement, en se regardant parfois.

 

 

Une voix de femme (étrangère). Qu’est-ce qu’il(s) regarde(nt) ?
La 1
ère voix d’homme. L’Ambassadrice de France
qui danse avec le jeune Attaché !...
(Violons et pianos, plus lents, dans un silence.)
Si vous écoutez bien, la voix a des inflexions étrangères...
Ralenti de la valse sur ces deux répliques.
Une autre voix de femme. C’est peut-être ça
qui prive de la présence, cette origine.
La voix d’homme. Aussi, oui, peut-être.
Valse lente ; violons seuls accompagnant en sourdine le dialogue suivant.

Ils valsent lentement au centre, en se rapprochant peu à peu du 1er plan.
Leur reflet diminue peu à peu.

 

 

Voix d’Anne-Marie Stretter (assez grave, chantante, lente).
Je voudrais être à votre place, arriver ici pour la première fois,
pendant les pluies... Vous ne vous ennuyez pas ?
Que faites-vous le soir ? le dimanche ?
Voix du jeune Attaché. Je lis, je dors... Je ne sais pas très bien.
Voix d’Anne-Marie Stretter. Vous savez l’ennui,
c’est une question personnelle ; on ne sait pas trop quoi conseiller.
Voix du jeune Attaché. Je ne crois pas m’ennuyer

Reflet disparu.

 

 

Voix d’Anne-Marie Stretter. Et puis...
ça n’a peut-être pas la gravité qu’on dit... (violons)
Je vous remercie pour les colis de livres.
Vous me les faites porter très vite au bureau.
Voix du jeune Attaché. Je vous en prie...

Ils valsent de manière un peu ralentie.

 

 

Voix d’Anne-Marie Stretter (comme rythmée par la valse).
Vous savez, presque rien n’est possible aux Indes... C’est ce que l’on peut dire.
Voix du jeune Attaché. Vous parlez de quoi ?

Il resserre sa main sur son dos nu, et regarde vers l’avant droit.

 

 

Voix d’Anne-Marie Stretter. Oh... de rien... de ce découragement général...
Ce n’est ni pénible, ni agréable de vivre aux Indes...
ni facile ni difficile... ce n’est rien... vous voyez, rien.

Il la regarde.

Reprise de tempo. (Etc., le plan 39 continue)

31Nous sommes ici, d’évidence, dans une tout autre esthétique que celle du film imaginaire que nous supposions se dérouler dans tête du lecteur d’India Song. La première constatation, c’est en effet le flagrant découplage entre ce qui est montré et ce qui est donné à entendre. A l’image, point d’orchestre, point d’invités, seulement un couple et un décor de miroirs qui en renvoient l’image. Couple muet  d’un bout à l’autre (lèvres closes), ce que souligne clairement le terme de « voix » (« Voix d’Anne-Marie Stretter » ou « Voix du jeune Attaché »), là où l’usage ordinaire (et le « texte » préparatoire d’India Song) mentionne directement : « Anne-Marie Stretter » ou « le jeune Attaché ». C’est que les voix, nous l’avons dit, sont “dévissées” des corps et que cette seule rupture avec l’ordinaire du cinéma provoque déjà chez le spectateur un trouble à proprement parler « inouï ». Et de fait, la rupture est totale avec les codes du cinéma « parlant » où tout repose sur la coïncidence des voix et des bouches, a fortiori avec ceux du cinéma « muet » ou les lèvres s’agitent à la mesure de l’effet de réalité recherché. A ce point il n’est pas abusif de parler à propos du film India Song d’une sorte d’objet cinématographique (encore) non identifié, si ce n’est que la chose avait déjà été partiellement expérimentée dans La Femme du Gange comme nous l’avons dit et comme le résume Isabelle Reynauld : « Pour la première fois chez Marguerite Duras le texte et l’image seront perçus -dans leur irréductibilité respective- comme pouvant fonctionner ensemble de façon indépendante. »22 Mais c’est bien India Song qui porte le principe au comble de sa complexité et de sa « signifiance ».

32Complexité d’abord, du fait de la multiplicité des niveaux et du brouillage plus haut évoqué du in et du off. Interrogée au moment du tournage par Nicole Lise Bernheim sur « les voix » du film, Marguerite Duras explique : « C’est une polyphonie. Tu as d’abord les acteurs, qui ont ce que j’appelle des conversations privilégiées. Ensuite, tu as les voix des invités, qui sont à plusieurs niveaux de hauteurs. Ce que j’appelle les voix enfouies 1 et les voix enfouies 2. Et les voix perdues. De celles-là on entend quelques mots qui surnagent. Et tu as les voix 1 et 2, qui sont des jeunes femmes qui commentent la première partie du film, qui sont les voix d’une espèce de mémoire, ce que Blanchot appelle la mémoire de l’oubli, des voix qui ont oublié et qui se souviennent. Et ensuite les voix 3 et 4, Mascolo est la voix 3 et je suis la voix 4. Et ces voix-là sont celles des auteurs, celles des moteurs, des moteurs de l’histoire. Enfin il y a la voix qui lie toutes ces voix et qui est la voix de Viviane Forrester. Les voix des jeunes femmes, nos voix et celle de Viviane Forrester parlent de l’histoire au passé. Tandis que les voix enfouies, les voix perdues, les voix présentes pendant la réception, en parlent au présent. On dit, pendant la réception : elle fait de la musique. Et nous, nous disons : elle aura fait de la musique. On dit : on parle d’elle. Et nous disons : on avait toujours parlé d’elle. » 23

33D’ou la « signifiance » qui s’attache à une telle « polyphonie » : ce que Marguerite Duras contourne par un pareil traitement du son, c’est l’incapacité constitutive de l’image cinématographique à prendre en charge la temporalité (le rudimentaire « flash-back » introduit des images de même statut et de même facture que les autres), et plus encore la modalité. Toute la « polyphonie » des voix organisée autour du principe du découplage du son et de l’image, introduit en fin de compte ce flottement très troublant que pointe Michel Chion : « On ne sait si l’on entend une conversation imaginaire ou télépathique, ou s’ils se sont dit ces choses-là ailleurs ou dans un autre temps [...] Le caractère douteux de la situation du son, ici, vient contaminer et miner l’existence de ce qu’on voit. »24 « Douteux », nous l’avons vu, à la mesure de la transgression de l’interdit du franchissement des frontières du diégétique et du non diégétique : « Le charme particulièrement mortifère de ce film vient précisément de cette porosité, de cette indétermination de la cloison qui sépare l’espace hors-champ (relié à l’image, et à son présent) et l’espace-off. »25 Tel aurait pu être, à tout prendre, près de quinze ans plus tôt, le projet même du film des deux Alain, L’Année dernière à Marienbad, mais la rupture par rapport à la convention du son cinématographique n’aura finalement pas eu lieu, en dépit du sujet et du caractère éminemment novateur de leur cinéma. Marguerite Duras, dont les transpositions cinématographiques consistent sinon en une « mise à mort de l’écrit par l’image »26, du moins en une « révélation » au sens quasi photographique de ses virtualités, utilise paradoxalement cet outil pour produire des effets auxquels le cinéma de l’illusion est par définition étranger et que sa propre écriture n’avait pas encore su porter jusqu’à ces extrémités. Passant du texte au film, les personnages perdent le peu de réalité qui leur était attachée, et les « voix » qui se sont, dans le passage au film, substituées à des personnages que le lecteur pouvait encore imaginer comme « réels », dessinent des sortes de fantômes, aussi « inexistants » que le chevalier du même nom, ou si l’on préfère, des âmes errantes comme le suggère à nouveau Michel Chion : « L’image ici n’accueille jamais aucun son, mais en même temps tous les sons semblent se presser sur ses bords, nostalgiques d’un lieu qui les délivrerait de leur errance. »27 Image du papillon qui cogne à la vitre. D’un côté (celui de l’image) des corps sans voix, de l’autre (celui du son) des voix sans corps et pourtant, l’une et l’autre des parties, ont bel et bien partie liée, ce que Gilles Deleuze analyse ainsi dans son Image-temps : « La parole atteint sa propre limite qui la sépare du visuel ; mais le visuel atteint sa propre limite qui le sépare du sonore. Or, chacun atteignant à sa propre limite qui le sépare de l’autre, découvre ainsi la limite commune qui les rapporte l’un à l’autre sous le rapport incommensurable d’une coupure irrationnelle, l’endroit et l’envers, le dehors et le dedans. »28

34Or il faut également introduire, pour bien mesurer la révolution opérée par Marguerite Duras, la dimension de la musique. Elle est capitale dans India Song, et c’est trop peu dire que ce film est resté et restera lié, dans la mémoire « cinéphilique », à l’inoubliable série des pastiches musicaux de Carlos d’Alessio : deux valses, une rumba, un fox-trot, un charleston, un tango, et le fameux air « India Song » dans la manière des années trente. Voici ce qu’en dit avec lyrisme Marguerite Duras dans un recueil d’articles, Outside29 : « Je lui ai demandé de faire la musique pour un film de moi, il a dit oui, j’ai dit sans argent, et il a dit oui, et moi j’ai fait les images et les paroles en raison du blanc que je lui laissais pour sa musique [...] Et de cette façon la chose s’est faite, nous avons fait complètement ensemble, lui et moi, ce film du titre India Song et le film a été terminé, et il est sorti de nos mains, et il nous a quittés, et il est en train de parcourir le monde contenant à jamais dans son être les éclats douloureux arrachés à notre corps [...] » On songe ici, après ceux de Verlaine à ces vers d’Aragon où se reconnaîtront de par « le monde » ceux qui sont devenus amoureux d’India Song par la grâce de Carlos d’Alessio : « Lorsque les choses plus ne sont Qu’un souvenir de leur frisson Un écho des musiques mortes Demeure la douleur du son Qui plus s’éteint plus devient forte... » Ici, la « postérité » sonore de l’œuvre tient aussi, paradoxalement, dans le fait que l’utilisation des airs de danse dans le film, ainsi que le note encore Michel Chion, est d’ordre absolument « anempathique » : « La musique anempathique, en quelque sorte, correspond à un simple changement de cadrage : au lieu d’occuper tout le champ avec l’émotion individuelle du personnage, elle nous fait voir le fond d’indifférence du monde »30, ce que confirme Marguerite Duras dans un entretien : « Dans le cinéma qui triche, la musique accompagne, habille, fait passer... Dans les moments de tristesse, elle est triste, dans les moments de peur, elle fait peur, elle annonce la couleur. Là, elle arrive mathématiquement. Comme le jour, comme le soir. »31 Il en résulte, en cohérence avec l’image où l’omniprésence des miroirs a pour fonction de « doubler le réel »32, en tout cas de le mettre en recul, en cohérence avec le flottement des voix jamais désacousmatisées, c’est à dire jamais « revissées » à l’image, un nouveau dédoublement, celui opéré par l’autonomie des émotions portées par le (les) discours tout au long du film, et le registre émotionnel qui s’attache en contrepoint à la musique. Ainsi, sur le cri déchirant du Vice-consul, un tango impavide...

35Il se trouve que l’entreprise de sape du récit et de ses personnages ira plus loin encore, dès lors que remettant en chantier la machine cinématographique à « détruire », Marguerite Duras réalisera deux ans plus tard Son nom de Venise dans Calcutta désert. Ici, tout personnage a définitivement quitté le champ et peut-être bien l’histoire, et seuls subsistent à l’image des lieux vides, fissurés, lézardés, des gravats, à croire que, suivant le mot mallarméen, rien n’aura eu lieu que le lieu. En revanche, la bande son d’India Song a été entièrement reconduite. Voici, sur l’exacte séquence décrite plus haut (depuis : « Murmures indistincts, puis violons » jusqu’à « Reprise de tempo ») les images que l’on peut voir33 :

36Plan 45 (déjà commencé) 11’ 13”. PM. Intérieur jour.

Ton très clair à l’ouverture, blanc bleuté :
une vaste pièce de boiseries blanches, vides ;
deux rais de lumière allongés parallèlement sur le plancher,
de la gauche vers l’avant droit.
Au fond, porte à demi-ouverte sur une autre pièce lumineuse,
du même style, au fond de laquelle on aperçoit une embrasure arrondie,
qui contient une haute et étroite fenêtre (jour derrière).
Ce plan, très long, ne se transformera qu’insensiblement,
par des déplacements très lents, à peine perceptibles, de la caméra.
Au début, celle-ci panoramique légèrement vers la gauche,
de manière à cadrer la porte de face.
Très lent travelling avant, faisant disparaître
peu à peu les rais de lumière sur le plancher.
Les rais de lumière ont disparu.
La caméra continue à avancer très lentement vers la porte ouverte.

 (NB : C’est peu après que commencent à se faire entendre les voix d’Anne-Marie Stretter et du jeune Attaché : « Je voudrais être à votre place, etc. »)

Lorsque la caméra est presque à l’entrée de la porte,
elle avance encore un peu en panoramiquant à droite :
dévoile une haute et large fenêtre dans la pièce du fond,
à droite de l’embrasure.

37Peut-on imaginer, à la lecture de ces simples indications ce qu’a de plus troublante encore, s’il est possible, la bande son (la même, strictement, redisons-le, que celle reproduite plus haut) qui escorte ce (très) long plan-séquence d’un intérieur vide : c’est qu’un tel espace, ouvert sur des portes et des fenêtres, plus encore que le bocal aux miroirs d’India Song, donne sans cesse à halluciner que ces personnages qui parlent et dont la voix se rapproche, vont tout à coup surgir de telle ou telle embrasure. L’attente et la tension du spectateur en deviennent quasi insupportables. Avec India Song et Son nom de Venise, nous ne sommes pas loin d’un certain cinéma fantastique : « On pense à L’Invention de Morel, faisait remarquer Pascal Bonitzer lors de la sortie d’India Song, ce sont des morts, des fantômes, des traces, sans autre consistance que des phosphènes, qui glissent ainsi devant nous. »34 Et Michel Chion à propos de l’autre film : « Même dans un cas extrême comme Son nom de Venise, où on ne voit pratiquement pas apparaître, dans l’image désertée, les visages et les corps des acousmètres qui peuplent la bande sonore (la même que celle d’India Song), le principe du cinéma c’est qu’à tout instant ces visages et ces corps pourraient se manifester, et désacousmatiser les voix. »35 « Pourraient se manifester à tout instant... » : tel est bien en effet le ressort de l’épouvante au cinéma, à ceci près qu’ici, personne, jamais, ne surgira du hors-champ. Et c’est ce vide mortifère que n’affrontait pas encore tout à fait le projet de mise en scène décrit dans India Song le « texte », où les voix exprimaient encore des présences, même fugitives, même cachées, par exemple :

Avec la lumière grandissante on découvre - serties dans le décor colonial - des présences. Il y avait des gens. Ils sont derrière - soit une rangée de plantes vertes - soit un fin grillage - soit un store transparent - (soit la fumée qui sort de brûle-parfums) - qui atténue la visibilité dans la deuxième partie de l’espace exploré.36

38Les films opèreront quant à eux simultanément la « mise à mort » de ces présences et plus radicalement « cette mise à mort de l’écrit par l’image » déjà évoquée, le second film détruisant de surcroît le premier, car ainsi que le dit Marie-Claire Ropars : « Pour la première fois dans le système textuel de l’écrivain, c’est un film qui va être chargé de détruire au plus près un autre film, suivant une opération de démontage qu’autorise particulièrement la spécificité cinématographique. »37

39Le monde englouti des Indes coloniales ressurgira peut-être une dernière fois en 1980 dans un court récit érotique intitulé L’Homme assis dans le couloir, relation érotique très brève entre un homme et une femme dont l’identité restera ignorée du lecteur, mais dont les lueurs crépusculaires des derniers paragraphes semblent bien le ramener sur les rives du Gange :

Je vois que la couleur violette arrive, qu’elle atteint l’embouchure du fleuve, que le ciel s’est couvert, qu’il est arrêté dans sa lente course vers l’immensité. Je vois que d’autres gens regardent, d’autres femmes, que d’autres femmes mortes ont regardé de même se faire et se défaire les moussons d’été devant des fleuves bordés de rizières sombres, face à des embouchures vastes et profondes.38

40Et puis la nuit : fondu au noir.

Notes de bas de page numériques

1 Marguerite Duras, India Song, Gallimard 1966, p. 8.
2 Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir, « Introduction », Editions de Minuit 1974, p. 9.
3 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Gallimard 1960, p. 19.
4 Dominique Noguez, « Les India Songs de Marguerite Duras », Cahiers du XXe siècle, 1977.
5 Jean Pierrot, Marguerite Duras, Librairie José Corti 1986.
6 Glissements progressifs du plaisir, op. cit., p.10.
7 Marguerite Duras, L’Amour, Gallimard 1971, p. 17.
8 Voir Jean Ricardou, Le Théâtre des métamorphoses, Seuil/Fiction & Cie 1982
9 Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Editions de Minuit 1977, p. 85.
10 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Editions de Minuit 1974, p. 167.
11 Marguerite Duras, Les yeux verts, Cahiers du Cinéma n°312-313, juin 1980, p. 68.
12 Marguerite Duras, Nathalie Granger suivie de La Femme du Gange, Gallimard 1973, p. 103.
13 Jean Pierrot, Marguerite Duras op cit, p. 253.
14 Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, « Introduction », Editions de Minuit 1961, p.15.
15 Michel Chion, La Voix au cinéma, Cahiers du Cinéma/Editions de l’Etoile 1985, p. 109.
16 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p. 190-191.
17 Marie-Claire Ropars, « Le miroir des miroirs », India Song, L’Avant-Scène Cinéma n°225, avril 1979, p. 8.
18 Marguerite Duras, India Song,  p. 79-81.
19 Marguerite Duras, India Song, p. 79-81.
20 Alain Robbe-Grillet L’année dernière à Marienbad, op. cit., p. 16.
21 Marie-Claire Ropars, « Le miroir des miroirs », p. 33-36.
22 Isabelle Raynauld, « Lire le film, voir le texte », Marguerite Duras, L’Arc n°98, 3e trim. 1985, p. 84.
23 Nicole Lise Bernheim, Marguerite Duras tourne un film, Albatros 1981, p. 122.
24 Michel Chion, Le Son au cinéma, Cahiers du Cinéma/Editions de l’Etoile 1982, p. 41.
25 Michel Chion, Le Son au cinéma., p. 41.
26 Isabelle Raynauld, « Lire le film, voir le texte », Marguerite Duras, L’Arc n°98, p.85.
27 Michel Chion, Le Son au cinéma, op. cit., p.42.
28 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Editions de Minuit/Collection Critique 1985, p. 364.
29 Marguerite Duras, Outside, Albin Michel 1981, rééd. POL 1984, Gallimard, Folio, 1995, pp. 328-329.
30 Michel Chion, Le Son au cinéma, p. 125.
31 Nicole Lise Bernheim, Marguerite Duras tourne un film, p. 130.
32 Voir. Clément Rosset, Impressions fugitives, l’ombre, le reflet, l’écho, Editions de Minuit 2004
33 Marie-Claire Ropars, op. cit., p. 33-36.
34 Pascal Bonitzer, « D’une Inde l’autre », Cahiers du Cinéma n° 258-259, juillet -août 1975.
35 Michel Chion, La Voix au cinéma, op. cit., p. 27-28.
36 Marguerite Duras, India Song, p. 16.
37 Marie-Claire Ropars, op. cit., p. 5-6.
38 Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir, Editions de minuit 1980, p. 35-36

Pour citer cet article

Paul Léon, « India song : du « texte » aux films », paru dans Loxias, Loxias 11, mis en ligne le 13 décembre 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=761.


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