Loxias | Loxias 43. Autour des programmes littéraires de concours 2014 |  I. Questions de Littérature comparée à l'agrégation de Lettres modernes 

Hugo Hengl  : 

La mémoire en miettes. Commentaire composé du groupement de textes « Le Petit Bossu » et « La lune » (Une Enfance berlinoise, de Walter Benjamin)

Résumé

Grand lecteur et traducteur de Proust, Benjamin s’attelle comme lui, dans son Enfance berlinoise vers mil neuf cent,à mettre au jour les mécanismes de la mémoire à partir d’un matériau autobiographique. Par ailleurs, son ouvrageapparaît irrigué par les thèmes fondamentaux de sa pensée et, loin de constituer un exercice à part dans son œuvre, s’inscrit de ce fait de plain-pied dans celle-ci. Les deux textes finaux d’Enfance berlinoise, en particulier, illustrent l’effort original de Benjamin de compréhension de la construction du processus historique, qu’il conçoit en opposition à la notion courante d’un temps linéaire régi par une contestable idée de « progrès », et nous invitent à lire son ouvrage comme la mise en œuvre d’une écriture historique d’un type nouveau.

Index

Mots-clés : allégorie , Benjamin (Walter), fragment, Histoire, mémoire

Plan

Texte intégral

1Loin d’assumer dans son Enfance berlinoise1 la pose d’un scripteur détaché, Walter Benjamin s’y investit tout entier, sur le plan affectif et subjectif aussi bien qu’en tant que philosophe et bien sûr qu’écrivain, avec la pleine conscience de mettre en place un dispositif littéraire, ce qui contribue à la grande densité des textes du recueil. Placés en fin de volume, les deux textes considérés assument un statut spécifique2. D’un premier abord, ils ne font que montrer remarquablement comment des instants en apparence anodins peuvent être vécus par un jeune enfant comme des expériences limites, à portée métaphysique, remettant en question les repères fondamentaux, physiques et psychiques, de l’individu – la conscience que celui-ci a de lui-même, celle de la réalité du monde dans son ensemble. Du fait notamment que les limites du moi n’y sont pas encore très nettement définies, l’auteur attribue ainsi à l’enfance le privilège d’une perception plus immédiate et réceptive, propre à déjouer les conventions culturelles et cognitives du monde adulte. Cependant, Benjamin n’idéalise pas l’état d’enfance, dont il montre qu’il est déjà pris irrésistiblement dans le flot de la temporalité et du devenir. Et de fait, les souvenirs rapportés ici posent de manière aiguë la question de l’inscription de l’individu dans l’Histoire.

2Nous nous attacherons au cours d’une première lecture comparée à relever les circonstances et modalités de ces expériences mystérieusement fondatrices. Dans un deuxième temps, on notera que le récit se double à bien des niveaux de la perspective du narrateur adulte, et que la teneur en apparence assez abstraite du propos ne se prive pas d’un traitement critique des facteurs culturels et sociaux qui en forment le substrat. En dernier lieu, il s’agira enfin de montrer que le grand thème de ces deux textes, qui leur confère dans l’économie de l’ouvrage un caractère pour ainsi dire récapitulatif et englobant, est l’exercice de la mémoire et ses possibles traitements par la pratique artistique et philosophique.

1. L’envers du réel

a. La subversion lunaire

3Dans la chambre baignée d’un rayon de lune, l’enfant qu’était Benjamin découvre un monde « contraire ou parallèle », alternatif et complémentaire au monde dont il fait habituellement l’expérience. Ce monde nocturne s’impose comme plus authentique et réel que le monde diurne qui, qualifié de « théâtre » (Schauplatz, littéralement : « lieu de regard »), est relégué à un rang subalterne, comme l’indiquent les formules « la Terre […] se transforme en satellite de la lune », « la création est retournée chez elle ». Sous la lumière lunaire, les objets du quotidien se transfigurent (ou plutôt retrouvent une apparence « première ») : ainsi du ruban et de la collerette des cuvettes, qui prennent l’aspect d’une texture textile, provoquant en l’enfant une première perturbation sensorielle3. Conséquence majeure de l’instauration de cette dimension alternative, négative, le protagoniste assiste à la négation même de son corps physique, qui s’avère lui-même n’être qu’une sorte de leurre : si l’enfant se sent d’abord « expulsé » (ausquartiert) de sa propre chambre, il fait ensuite l’expérience d’un dédoublement (« je m’approchais de mon lit tout empli de la crainte de m’y trouver moi-même déjà allongé »), puis d’une fragmentation du corps, que suggère l’autonomisation de la main, traitée comme un sujet à part entière4 (« la main la première devait se donner le courage... » ou, plus loin, la phrase où la veilleuse5 est dite apaiser la main « et moi aussi »). Tant de remises en cause de la perception habituelle, sortes de courts-circuits favorisés par un état intermittent entre veille et sommeil6, finissent par jeter un doute radical sur l’existence du monde lui-même, dont le non-être paraît enfin à l’enfant aussi plausible que l’être.

b. L’emprise du Petit Bossu

4Le même sentiment d’inquiétante étrangeté, proche du fantastique, domine au début de « Le Petit Bossu », où l’enfant observe à travers des grilles placées sur le trottoir les signes de vie de personnes habitant en souterrain (et on notera l’analogie visuelle entre ces grilles et les lattes du store vénitien dans « La lune », à l’interface entre le regard et l’« autre » monde entraperçu). Ici aussi, la perception de cette autre réalité se fait dans un état d’indistinction entre la veille et le rêve. Pour l’enfant, les habitants de ce monde souterrain sont sûrement « des gnomes avec des bonnets pointus » issus de son imaginaire nourri de lectures. Ici a lieu également un renversement des rapports habituels, dont l’effet est comparable au sentiment d’expropriation et de dépossession décrit dans « La lune » : ce n’est plus le petit Walter qui regarde vers les êtres du monde du bas, mais lui-même qui, terrorisé, en subit en rêve les regards inquisiteurs. L’idée de l’influence d’un regard maléfique se poursuit lorsque, ayant personnifié ses absences et instants d’inattention7 dans la figure du « Petit Bossu » de la comptine, Benjamin décrit celui-ci comme une sorte d’instance malfaisante qui, présidant à toute son enfance, régit sa vie consciente, dont il constate qu’il n’est pas le maître. Pris systématiquement en défaut par le Petit Bossu, il voit la réalité de son expérience lui échapper continuellement.

c. La vision en défaut

5Cette abolition de toute certitude s’effectue sous le signe d’une défaillance générale du regard. Considérée traditionnellement comme le sens souverain, de la raison discursive, la vision s’avère ici inopérante, voire nocive : en plus de la pénombre qu’implique le contexte de la nuit ainsi que des souterrains, Benjamin choisit pour le suggérer des mots qu’il n’est pas toujours possible de rendre en français : ainsi, dans « La lune », pour la proposition « au moment où je m’y attendais le moins », en allemand, Benjamin utilise le verbe « versehen » (littéralement « dé-voir » : in dem Augenblick ... in dem ich mich’s am wenigsten versah.) La racine « sehen » est employée aussi dans « Le Petit Bossu » dans la phrase « Là où il apparaissait, je n’avais plus qu’à contempler les dégâts. Contemplation tardive ... », en allemand « Wo es erschien, da hatte ich das Nachsehn. Ein Nachsehn... ». Le verbe substantivé « Nachsehen », signifiant littéralement « après-voir », a ici avec l’auxiliaire « haben » le sens d’« être à son désavantage ». La traduction a dû modifier le sens pour conserver la métaphore visuelle, bien sûr primordiale : les catastrophes arrivent lorsqu’on est regardé par le bonhomme, et que du coup on ne se voit plus agir. Le regard conscient arrive en retard, et ne peut que constater les débris résultant de notre inattention. Par ailleurs, dans « La lune », le terme allemand pour « un obus qui n’avait pas éclaté », très signifiant ici, est « Blindgänger » (littéralement : « celui qui marche aveugle »). Citons encore dans le même texte « l’être, qui semblait faire de l’œil au non-être » ou, dans « Le Petit Bossu », illustrant l’idée d’un œil malfaisant, le fait que l’auteur se dise avoir été « capturé [lui]-même en rêve par des regards » : ajoutons que pour « capturer », Benjamin utilise l’expression vieillie dingfest machen, qui signifie à l’origine arrêter quelqu’un pour l’empêcher de se soustraire à la justice. En choisissant d’utiliser une telle expression comportant le mot « Ding » (chose), l’intention de Benjamin est manifestement de suggérer l’idée d’une réification opérée par le regard d’autrui.

2. La trace du narrateur

a. L’ouïe rétrospective

6De façon intéressante, cette tyrannie du regard menaçant du Petit Bossu, qui paraît prendre fin au terme de l’enfance du protagoniste (« maintenant il en a terminé avec son travail »), se prolonge, moins violente et plus insidieuse, sur un mode sonore : Benjamin adulte a l’impression d’entendre la voix du Petit Bossu, qu’il associe au son ancien, disparu, de la lampe à gaz. Cette réminiscence auditive peut être mise en rapport, dans l’autre texte, avec le tintement de la vaisselle de nuit provoqué par l’enfant dans « La lune » pour se donner, au milieu de l’irréalité de l’atmosphère lunaire, une preuve de sa propre existence qu’il aspire à « percevoir dans la nuit »8 – et qui, en évoquant l’écho et la répétition, se révèle être une preuve illusoire, participant au sentiment de dédoublement annoncé d’entrée par l’idée d’un monde parallèle (« tout cela frappait mon oreille comme une répétition »). On constate que, dans les deux textes, les sons mentionnés sont tous issus de l’imagination de l’enfant ou en sont comme absorbés, et que l’ouïe y est par excellence le sens du souvenir ; l’univers sonore décrit n’excède pas le domaine purement intérieur et mental (acousmatique), ce qu’illustre, dans « La lune », « le rideau […] accroché devant ma porte pour retenir les bruits » et qui paraît contenir la « question » essentielle de l’être. Dans un même ordre d’idées, le rêve décrit plus loin dans le même texte, malgré son contenu violemment apocalyptique, est curieusement silencieux, ne livrant, en termes de sons, que des voix (« "Où est Dora ?" entendis-je ma mère appeler » ; « "[…] il n’y a point de Dieu" m’entendis-je constater », ainsi que le vers de Brentano prononcé en « adieu »), ce qui renforce l’effet d’une action tout intérieure au psychisme du narrateur.

b. Conscience de classe

7L’effet général produit par ces deux textes est ainsi celui de l’expérience d’une solitude existentielle totale, procédant d’abord du fait que Benjamin se dépeint comme un enfant introverti, souvent laissé à ses propres impressions. Cependant, le propos de l’auteur n’est manifestement pas de rendre compte d’une expérience purement mentale : loin de maintenir le jeune personnage dans une sorte d’apesanteur abstraite, « philosophique », l’auteur n’élude pas l’arrière-plan historique, culturel et social de son récit, mettant ainsi en évidence le penseur tout sau f dégagé du concret, nourri par le marxisme, que Benjamin « adulte » est conscient d’être devenu. L’ancrage social de l’enfant, tout d’abord, est manifeste : dans « La lune », l’enfant dort seul dans une chambre bourgeoise spacieuse, munie de vaisselle de nuit cossue, d’une veilleuse, d’une porte recouverte d’un lourd rideau. Dans « Le Petit Bossu », les habitants souterrains perçus par l’enfant lui inspirent immédiatement l’idée de bas-fonds et de « racaille » malfaisante, preuve s’il en est qu’il assume les clichés de sa classe sociale9. L’enfant dont Benjamin esquisse ainsi non sans malice le portrait, terrorisé par les hypothétiques mauvais coups de la classe populeuse « d’en bas », comme s’il voyait sa position sociale menacée, est en soi tout un programme : ce qui disparaît avec l’enfance privilégiée de Benjamin, comme s’effondre dans son rêve le balcon sur lequel avait pris place le « daguerréotype » familial, c’est en effet aussi, sur le plan biographique aussi bien que plus largement historique, une certaine classe aisée et ses valeurs surannées.

c. Romantisme et utopie

8Cette culture bourgeoise allemande du début du XXe siècle, nous suggère Benjamin, est encore largement nourrie de clichés culturels hérités du romantisme : on notera en particulier l’emploi, dans « La lune », du thème du sosie (Doppelgänger), qu’affectionnaient particulièrement les Romantiques allemands (notamment Chamisso et Hoffmann) pour signifier la complexité et les contradictions du psychisme humain. Cette influence se constate dans les lectures de l’enfant : la comptine du « Petit Bossu » (lui-même appréhendé comme une sorte de double maléfique), figurant dans ses Lectures allemandes pour les enfants, fut initialement publiée dans le recueil de chansons populaires La corne d’abondance du garçon (Des Knaben Wunderhorn) compilé par Achim von Arnim et Clemens Brentano, en 1808, l’autre référence majeure aux Romantiques étant les célèbres contes réunis par les frères Grimm. Il y a une certaine ironie, nous fait comprendre Benjamin, à ce que les efforts des grands Romantiques allemands de donner une dignité littéraire à des chants et des contes d’inspiration populaire10 aient été, un siècle plus tard, entièrement assimilés, digérés, par le patrimoine culturel de la classe dirigeante. On notera que le vers que Benjamin se récite en rêve dans « La lune », alors que « l’enfance était déjà presque terminée », est tiré d’un poème du même Brentano, intitulé « Eingang » (« Entrée » ou « Introduction », « Ouverture »), ajoutant paradoxalement « C’était mon adieu ». Un adieu à l’enfance, certes, mais aussi à un certain romantisme galvaudé par la bienséance culturelle11. Contrairement à l’imagerie romantique, la lune n’est pas chez Benjamin propre à inspirer la sérénité mélancolique : il est au contraire question chez lui d’« horreur persistante », sur fond d’images cauchemardesques de destruction et de décombres. Dans son rêve, la lune devient un « entonnoir », sorte de trou noir qui, engloutissant tout, appelle à la métamorphose de toute chose. On remarque que l’idée d’un « gouvernement de la lune » (en allemand Regiment, donc plutôt « règne », « régime ») vient filer la métaphore militaire amorcée plus haut dans le même texte (« tranchée du sommeil », « obus qui n’avait pas éclaté »). Ce registre, qui évoque certes d’une part « par anticipation » les ravages de la Première Guerre mondiale et l’annonce de la Seconde, paraît plus précisément s’appliquer à un autre type de bouleversement, dont Benjamin prend acte de l’échec ou de l’impossibilité à la fin de « La lune ». En effet, l’instauration d’un monde entièrement autre, inversé, métamorphosé, subverti, fait inévitablement songer au projet révolutionnaire d’abolition des rapports économiques et sociaux de cette civilisation bourgeoise dont Benjamin signale dans son rêve très littéralement l’effritement. Le « règne de la lune » peut ainsi être interprété comme la métaphore d’une utopie révolutionnaire, indispensable et pourtant par nature irréalisable12.

3. Les décombres de la mémoire

a. Histoires individuelles et Histoire collective

9« Le Petit Bossu » nous permet d’élargir encore cette lecture du champ sémantique de la destruction et des décombres : le personnage du Bossu, que Benjamin identifie au « Monsieur Maladroit » évoqué par sa mère pour le gronder, devient chez lui une figure de l’inconscient, puissance tutélaire des faux pas et actes manqués de l’individu, dont il faut néanmoins s’accommoder, voire qu’il faut prendre en commisération (« Prie aussi pour le Petit Bossu ») – à plus forte raison qu’elle est plus généralement le dépositaire des « images » la « vie tout entière ». Cette figure peut aussi bien être associée à l’inconscient collectif des sociétés s’abandonnant à l’évolution historique – Benjamin autorise en effet explicitement ce rapprochement en évoquant ces « images […] que le Petit Bossu a de nous tous » [nous soulignons]. De manière remarquable donc, comme Freud, qui s’essaya, dans la foulée de Gustave Le Bon, à esquisser une « psychologie des masses », Benjamin met en relation psyché individuelle et collective, et ce sous l’angle de la mémoire : par lui-même, l’homme ne voit ainsi qu’un « monceau de débris » qu’il contemple, toujours trop tard. Il est tentant de rapprocher cette image du célèbre passage des Thèses sur la philosophie de l’Histoire13 traitant de « l’Ange de l’Histoire » poussé « irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos » alors que « là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit […] qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds14 ». Cette figure, conçue ultérieurement15, de l’Ange de l’Histoire, Benjamin la prend ici à son compte, mêlant biographie personnelle et Histoire collective. Les « décombres » évoqués dans le texte sont en dernier lieu ce qui reste de nos souvenirs, dont nous nous efforçons en vain de former un tout cohérent.

b. La suspension du temps

10Le thème fondamental des deux textes s’avère ainsi être l’impossibilité de conserver une notion intacte et unitaire des événements passés, qui se transforment à mesure que nous changeons nous-mêmes, intuition qui connaîtra des développements essentiels dans les Thèses sur la philosophie de l’Histoire, où l’Histoire est plus généralement envisagée sous le signe de la catastrophe. Ainsi, dans « Le Petit Bossu », lorsque l’enfant échoue à saisir les « images » souterraines, celles-ci retournent son regard contre lui. Plus loin, comme les souvenirs, les objets usuels se dérobent à lui (« Ils rapetissaient et c’était comme s’il leur poussait une bosse »). Dans « La lune », sur le point d’appréhender, comme lorsqu’il était enfant, la possibilité d’un autre monde, le narrateur est tiré de son rêve, qui « échappe » à son réveil. Loin de considérer l’enfance comme le lieu d’expérience d’une sorte de plénitude perdue par la suite, donc comme une sorte d’utopie à rebours, Benjamin montre ici l’enfant déjà tout empreint de l’inquiétude de l’adulte, et comme pressentant le projet utopique qui est aussi celui de son ouvrage. C’est en effet sur les présupposés qui se dégagent de ces deux textes que Benjamin se voit appelé à la tâche de capturer souvenirs et impressions fugitives en vue de cerner la signification globale d’une époque révolue. Certes, l’obsession d’arrêter et d’appréhender le temps est en un sens la mission que se donne l’art en tout temps. Mais sous la plume de Benjamin, elle s’avère un enjeu spécifiquement moderne, ce qu’il appuie notamment par la mention de techniques de reproduction visuelles du réel de l’ère industrielle : le daguerréotype (« La lune ») et le cinématographe (« Le Petit Bossu »). L’évocation métaphorique de ce dernier est, dans le contexte de l’ouvrage, particulièrement signifiant, dans la mesure où cette invention fait appel à la persistance rétinienne pour créer une illusion optique visant à donner l’impression d’une continuité à partir d’éléments séparés – donc à mettre en échec le regard habituel pour atteindre à une vision « mentale », supérieure et unifiée. Les images brassées par le Petit Bossu, évoquant cet ancêtre du cinéma qu’est le folioscope, correspondent à ce que Benjamin essaie lui-même de réaliser, dans l’esprit du lecteur, avec les vignettes de son Enfance berlinoise.

c. L’écriture de l’oubli

11Or c’est au moyen du texte seul que Benjamin entend mener à bien son projet. Parmi les procédés techniques dont il use pour y parvenir, le principal est ainsi sans doute l’adoption d’une écriture fragmentaire, reflétant le morcellement de la mémoire. À l’intérieur de chaque fragment, et en particulier dans les deux textes considérés, ce choix se poursuit par des ruptures abruptes (en particulier, dans « La lune », celle qui précède le récit du rêve, et qui impose un changement de niveau temporel) ou encore un récit procédant par associations apparemment arbitraires : dans « Le Petit Bossu », celle des vues souterraines avec la comptine du Bossu ou encore le conte de Grimm. Le fait que l’enfant mêle le domaine de l’expérience empirique et celui de ses lectures, par ailleurs, apparaît comme un signe adressé par Benjamin à son propre lecteur, sommé de comprendre à quel point le registre du souvenir est indissociable de la dimension littéraire, qui seule peut-être est à même d’atteindre à un propos authentique. Parmi d’autres procédés visant à suggérer à la fois l’hétérogénéité et l’homogénéité, le discontinu et le continu, on relève en conséquence l’usage fréquent de citations, en particulier tirées de poèmes, ainsi que, dans nos deux textes, celui de l’énumération – celle du texte « La lune » – « ô étoile et fleur, esprit et vêtement ... » – étant d’ailleurs en même temps une citation littéraire. Dans « Le Petit Bossu », la vision fragmentée du monde souterrain est également rendue par une énumération (« l’image d’un canari, d’une lampe ou d’un indigène »). La grande énumération finale, enfin, dans le même texte, vient parachever tout l’ouvrage en passant en revue, à la manière du feuilletage d’un folioscope, les scènes décrites par les textes d’Enfance berlinoise. Par leur entrejeu, leurs interpénétrations, les textes de ce livre, fragments arrachés à la mémoire, visent à représenter la mémoire même, ou plutôt l’oubli (« la moitié de l’oubli » que touche comme un impôt le Petit Bossu sur chaque souvenir), car on a bien affaire à une sorte d’écriture « en creux » : les bribes de souvenirs d’enfance, détaillées parfois de façon très précise, servant à suggérer ce qui par ailleurs a irrémédiablement sombré dans l’oubli.

Conclusion : Histoire et allégorie

12« Les allégories sont au domaine de la pensée ce que les ruines sont au domaine des choses16. » Cette célèbre formule de Benjamin trouve dans « La lune » et « Le Petit Bossu » sa pleine résonance. Car c’est bien en définitive un véritable dispositif allégorique qu’il construit ici, en accord avec les conceptions esthétiques et philosophiques qu’il développe dans de nombreux autres écrits17. Intimement liée au fragment, l’allégorie est elle-même essentiellement fragmentaire en ce qu’elle isole des éléments de la totalité du vivant pour créer un sens qui leur est extérieur. On constate que l’allégorie opère à plusieurs niveaux du texte, et ce de manière en quelque sorte cumulative : tout comme la lune avec son « voile de veuvage » constitue l’allégorie de l’impossible rétablissement du cours du monde lancé sur la voie de la destruction, le Petit Bossu, alias « Monsieur Maladroit », singulier précurseur de « l’Ange de l’Histoire », est celle de la mémoire mutilée, en particulier de la mémoire littéraire aspirant tant bien que mal à « termin[er] son travail ». Dans les deux cas, le registre de la ruine et du fragment nous place pour ainsi dire face à une allégorie du procédé allégorique lui-même, qui consiste à arracher au réel des bribes et à les rendre signifiantes. L’enfant que Benjamin met en scène en se dédoublant (en l’arrachant de lui), personnage en même temps fictif et réel, disparu dans le passé et rendu présent par l’écriture, apparaît lui-même comme une sorte d’allégorie opératoire permettant de susciter la tension dialectique qui caractérise le texte tout entier.

13Si l’allégorie est le trope clé dans la pensée de Benjamin, c’est aussi par ses liens avec la conception d’un temps « messianique » et utopique qu’il s’attache à développer tout au long de son parcours intellectuel. Aux notions de progrès et de temps linéaire, partagées aussi bien par les tenants du capitalisme bourgeois que du marxisme révolutionnaire, Benjamin oppose en effet une perception qualitative de la temporalité, où la remémoration et la disruption allégorique jouent un rôle déterminant. En ce sens, « La lune » et « Le Petit Bossu » contiennent « en miniature » toute la réflexion de Benjamin sur l’Histoire, ainsi qu’en germe la méthode de son grand œuvre inachevé sur les passages couverts parisiens.

Notes de bas de page numériques

1 Les éditions utilisées pour ce commentaire sont : Walter Benjamin, Sens unique précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduction Jean Lacoste, nouvelle édition revue, Paris, Maurice Nadeau, 2007 (« Le petit Bossu » : p. 132-135 ; « La lune » : p. 128-131) ; Walter Benjamin, Berliner Kindheit um Neunzehnhundert, in Gesammelte Schriften, vol. IV, éd. par Tillman Rexroth, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1991 (p. 302-304 et 300-302) ; Walter Benjamin, Berliner Kindheit um neunzehnhundert. Fassung letzter Hand, éd. par Rolf Tiedemann, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2010 (p. 74-75 et 78-79).

2 Ceci est particulièrement vrai du texte « Le Petit Bossu », qui occupe la dernière position dans toutes les versions successives de l’ouvrage, y compris dans la « version de dernière main », découverte en 1981 et parue en 2010. Cette version « ultime », qui présente par ailleurs d’importantes différences avec la version de l’édition de 1972, fait figurer entre « La lune » et « Le Petit Bossu » le texte « Deux fanfares », qui se rattache à ceux-ci par de nombreuses analogies.

3 Ärgernis (« motif d’irritation, de contrariété »), que J. Lacoste va jusqu’à traduire par « scandale ».

4 Le texte allemand dit en effet systématiquement « die Hand », même à la troisième occurrence, traduite par Lacoste « ma main ».

5 La traduction de Lacoste est ici discutable : le mot Nachtlicht, loin d’être une création de Benjamin pour désigner une hypothétique et vacillante « clarté de la nuit », s’applique en effet couramment en allemand aux petits luminaires utilisés de nuit dans les chambres d’enfant.

6 Lacoste dit que la lune « coupait en deux » le sommeil de l’enfant, alors qu’il faudrait à mon sens plutôt comprendre qu’elle « l’entrecoupait » (zerschnitt).

7 « Lorsque j’avais cassé ou laissé tomber quelque chose » : l’allemand dit en fait « lorsque j’avais cassé quelque chose ou que j’étais tombé » (wenn ich etwas zerbrochen hatte oder hingefallen war). On a donc l’idée que le pouvoir du bonhomme maléfique va jusqu’à pouvoir faire trébucher l’enfant, causant sa chute au sens propre et figuré.

8 Notons que le verbe ablauschen employé en allemand implique plus fortement (et activement) l’idée de tendre l’oreille au sens d’une auscultation.

9 « C’était de la racaille » : Benjamin emploie le terme Lumpengesindel, dont on peut noter qu’il le met entre guillemets (ce que la traduction omet), pour marquer le fait que l’enfant emploie ici une expression empruntée naïvement au monde adulte bourgeois. Il s’agit par ailleurs du titre du conte de Grimm évoqué, ce qui explique l’association en apparence arbitraire faite par l’enfant.

10 Certes largement « adaptés » dans le cas de La Corne d’abondance.

11 Il va sans dire que Benjamin ne se désintéresse nullement du Romantisme allemand dans son ensemble, qui constitue au contraire une des principales sources vives de sa réflexion théorique.

12 On sait que Benjamin, malgré d’importantes sympathies pour le communisme, découvert au milieu des années 1920, ne put jamais pleinement y adhérer, préférant assumer une position de gauche qualifiée par lui-même de « marginale ».

13 Il s’agit du dernier texte écrit par Benjamin, en 1939.

14 Cf. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000, p. 434.

15 Elle sera inspirée à Benjamin par l’aquarelle « Angelus Novus » de Paul Klee.

16 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, [1985], trad. Sybille Muller, Paris, Champs-Flammarion, 2000, p. 191.

17 La réflexion complexe de Benjamin sur l’allégorie, entamée dans son Origine du drame baroque allemand, se poursuit en particulier dans ses travaux consacrés au Paris du XIXe siècle et à Baudelaire.

Pour citer cet article

Hugo Hengl, « La mémoire en miettes. Commentaire composé du groupement de textes « Le Petit Bossu » et « La lune » (Une Enfance berlinoise, de Walter Benjamin) », paru dans Loxias, Loxias 43., mis en ligne le 24 novembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7608.


Auteurs

Hugo Hengl

Hugo Hengl est traducteur (notamment de Jakob M. R. Lenz, Ernst Meister, Friederike Mayröcker, Rose Ausländer, Oskar Pastior, Anja Utler) et enseignant d’allemand et d’anglais (PRAG) à l’IUT de Clermont-Ferrand 1. Docteur en littérature comparée de l’Université de Nice, il est aussi membre associé du CTEL. Axes de recherche : mouvements littéraires germaniques du XVIIIe siècle, théories du romantisme et modernisme littéraire européen.