Loxias | Loxias 41 Le fragment en question | I. Le fragment en question 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

« Fragment de la nature des choses » et « inachèvement perpétuel » : l’écriture du monde selon Francis Ponge

Résumé

Cet article tente de dégager des écrits de Ponge une poétique du fragment et de montrer en quoi celle-ci est liée à l’épicurisme qu’il revendique. Éprouvée au moment du « drame de l’expression » comme une menace, la fragmentation est ensuite choisie et assumée comme seul mode possible d’écriture du monde, en accord avec les lois de la combinaison atomique qui le régissent. Les métaphores récurrentes des écorces et des peaux montrent que le texte est perçu comme un fragment organiquement lié à celui qui l’a produit, tandis que la double signification du latin truncus, qui désigne à la fois le tronc et le tronçon, permet à Ponge de développer le paradoxe du « fragment intégral », selon la formulation de Gérard Farasse. Si la physique épicurienne explique que tout objet du monde offre un échantillon de sa texture, la poétique pongienne du fragment se pense aussi comme « pratique augurale », c’est-à-dire comme délimitation d’un fragment d’espace et valorisation de l’instant présent. En cela, elle peut rencontrer la conception barthésienne de l’écriture comme satori.

Abstract

This paper aims to show how Ponge’s writings reveal a poetics of the fragment and tries to explain how this poetics is related to Ponge’s epicureanism. First seen as a threat, at the time of the « drama of expression », fragmentation later becomes the only way to write the world, according to the laws of atomic combinations. Recurrent metaphors about trees shedding their bark and animals shedding their skin prove that the text is conceived as fragment organically related to who produced it. Likewise the two meanings of the Latin term truncus (trunk and broken piece) lead Ponge to work out the paradox of the « whole fragment » (Gérard Farasse). Whereas according to epicurean physics every object in the world proposes a sample of its texture, Ponge’s poetics of the fragment must be thought as an « augural practice », i. e. as a process that isolates a fragment of space and favours the present time. In that sense, this poetics is not so far from Barthes’ idea of writing as satori.

Index

Mots-clés : épicurisme , fragment, Francis Ponge

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1La prédilection de Francis Ponge pour le fragment se manifeste très tôt et le mot apparaît dans le titre d’un des premiers textes qu’il publie, en 1923, « Fragments métatechniques », suivi, l’année suivante, des « Fragments de masque ». Par la suite, le terme revient souvent sous sa plume, si bien qu’il est possible de dégager de ses textes une poétique du fragment qui, pour être livrée de manière dispersée, en accord avec les principes qui la fondent, n’en révèle pas moins une grande cohérence, pour peu qu’on la rapporte au soubassement philosophique qu’elle revendique : « Ce n’est pas sur une métaphysique que nous appuierons notre morale mais sur une physique, seulement, (si nous en éprouvons le besoin). Cf. Épicure et Lucrèce1. » Replacé dans cette perspective, le choix du fragment révèle une triple dimension : il s’impose à celui qui entend prendre le parti des choses, c’est-à-dire établir un rapport d’homologie de fonctionnement entre son écriture et le monde ; il implique aussi une morale fondée sur l’exaltation de l’instant et la célébration de la mesure ; enfin il fonde une pratique dont le geste fondamental est celui de l’augure qui délimite dans le ciel un « fragment d’espace2 ». Dans ces trois registres s’affirme la spécificité du fragment pongien, qui, tout en revendiquant son inachèvement, n’en vaut pas moins pour le tout. C’est ce paradoxe, condensé par Gérard Farasse dans l’oxymore « fragment intégral3 », que nous allons tenter d’expliquer, c’est-à-dire, en adoptant l’approche que requiert l’œuvre de Ponge selon Derrida, de déplier4.

Truncus : le fragment e(s)t le tronc

2Le paradoxe du « fragment intégral » est formulé par Gérard Farasse à propos de ces lignes du Pour un Malherbe :

Quant à Malherbe, n’en resterait-il qu’un fragment, peu importerait, puisqu’il n’a finalement écrit jamais que toujours la même chose et toujours de la même façon. Quelle chose et de quelle façon ? Ce qu’il fallait pour que le moindre fragment ou tronçon de lui nous apparaisse comme le tronc véritable, oui, plus que le socle, le tronc de la littérature, voire de la langue et donc de l’esprit français5.

3Que le « fragment ou tronçon » puisse apparaître comme un « tronc » cesse d’être un paradoxe si l’on se rappelle, comme la succession des trois termes y invite, qu’il s’agit là de trois traductions possibles du latin truncus. Cette preuve par l’étymologie, si fréquente chez Ponge, loin de n’être qu’un argument circonstanciel, ravive en l’occurrence un lien doublement originel, à l’échelle de l’œuvre pongienne comme à celle de sa cosmogonie.

« Le cadavre en tronçons de l’être de la grandeur du monde »

4Dans le mythe étiologique construit par « Le Galet », le postulat initial que « tous les rocs sont issus par scissiparité d’un même aïeul énorme » a pour conséquence « l’apparence du globe » : « Le cadavre en tronçons de l’être de la grandeur du monde ne fait plus que servir de décor à la vie de millions d’êtres infiniment plus petits et plus éphémères que lui. » L’histoire du monde telle que la brosse Ponge à grands traits ici s’apparente donc à un processus de fragmentation et la section suivante du texte préfigure le paradoxe développé à propos de Malherbe du fragment qui peut assumer la fonction de socle ou de tronc : « Les plus gros fragments, dalles à peu près invisibles sous les végétations entrelacées qui s’y agrippent autant par religion que pour d’autres motifs, constituent l’ossature du globe.6 ». Si, dès ce texte, cosmogonie et genèse poétique sont indissolublement liées, le poème pouvant se lire, selon Bernard Beugnot, comme « figure […] des rapports des fragments et du tout et par là du recueil poétique lui-même auquel il sert de conclusion7 », on doit souligner que cette rencontre se fait sous le signe du tragique. Ce « cadavre en tronçons » ne convoquerait-il pas d’ailleurs le souvenir d’Orphée ? Les Ménades, après avoir mis en pièce le cadavre du poète de Thrace en jettent les morceaux dans le fleuve qui les emporte jusqu’à la mer. Le motif célèbre de la tête d’Orphée portée par les flots jusqu’aux rivages de Lesbos ou d’une autre ville8 pourrait affleurer aussi dans cette évocation du galet :

Il semble qu’elle la repolisse, et panse ainsi elle-même les blessures faites par leurs précédentes amours. Alors, pour un moment, l’extérieur du galet ressemble à son intérieur : il a sur tout le corps l’œil de la jeunesse9.

5Le choix du fragment implique donc d’abord le deuil de l’unité perdue et la conscience du silence qui cerne la parole :

Orphée n’est plus qu’une image prestigieuse dont l’écrivain moderne peut éprouver la nostalgie mais qui appartient désormais au passé. Nous n’écrivons plus pour lui ressembler mais pour conjurer ce double, cette figure inversée et négative de l’écrivain sans voix. L’aphasie hante la littérature10.

6Mais dans la trajectoire de Ponge « l’aphasie est à l’origine de son œuvre. Elle est ce qui fonde11. » Trajectoire biographique avec le mutisme qui le saisit à l’oral de la licence de philosophie comme à celui du concours d’entrée à l’École Normale Supérieure, mais aussi et surtout trajectoire philosophique qui trouve dans la physique épicurienne et dans le rôle central qu’y joue le vide comme condition d’existence de la matière en tant qu’espace où se jouent les combinaisons atomiques, une représentation homologue de celle du monde des mots. Reconnaître la fragmentation comme principe cosmogonique et poétique à la fois permet d’échapper à l’impasse dont Ponge trouve l’évocation chez Camus :

L’individu tel que le considère Camus, celui qui a la nostalgie de l’un, qui exige une explication claire, sous peine de se suicider, c’est l’individu du XIXe ou du XXe siècle dans un monde socialement absurde.

C’est celui que vingt siècles de bourrage idéaliste et chrétien ont énervé12.

« Fragments de masque »

7Les réactions, parfois vives, que suscite la lecture, durant l’été 1941, du Mythe de Sisyphe qui lui a été communiqué sous forme manuscrite manifestent sans doute surtout une prise de distance par rapport à des tentations auxquelles Ponge, une quinzaine d’années plus tôt, avait pu être tenté de céder. Ainsi l’identification à Hamlet se voit rangée au magasin des accessoires (« Hamlet, oui, ça va, on a compris13. »), alors que le jeune Ponge en adoptait volontiers la posture, notamment dans « Fragments de masque » :

À quel calme dans le désespoir je suis parvenu sous l’écorce la plus commune, nul ne peut le croire ; nul ne s’y retrouve, car je ne lui en fournis pas le décor, ni aucune réplique : je parle seul.
Nul ne peut croire non plus à l’absolu creux de chaque rôle que je joue.
Plus d’intérêt aucun, plus d’importance aucune : tout me semble fragment de masque, fragment d’habitude, fragment du commun, nullement capital, des pelures d’aulx14.

8Ces fragments de masque sont des fragments d’écorce, comme le suggère la première phrase et comme le confirme la comparaison avec « Le tronc d’arbre » :

Détache toi de moi ma trop sincère écorce
Va rejoindre à mes pieds celles des autres siècles

De visages passés masques passés publics
Contre moi de ton sort demeurés pour témoins
Tous ont eu comme toi la paume un instant vive
Que par terre et par eux nous voyons déconfits
Bien que de mes vertus je te crois la plus proche
Décède aux lieux communs tu es faite pour eux
Meurs exprès De ton fait déboute le malheur
Démasque volontiers ton volontaire auteur…

Ainsi s’efforce un arbre encore sous l’écorce
À montrer vif ce tronc que parlera la mort15.

9Dans ce poème où Ponge convoque manifestement le modèle de la tragédie racinienne, tant par la solennité du ton que par le choix de l’alexandrin, le tronc, voué bientôt au statut de truncus, comme le souligne la composition circulaire s’ouvrant sur l’approche de l’hiver et les « offices du bois » et s’achevant sur la mort, s’oppose encore aux fragments d’écorce, ces masques synonymes de facticité et d’inanité, métaphorisant le « dégoût du langage » qu’éprouve alors le jeune homme. Le « drame de l’expression16 » apparaît, dans « Fragments de masque » et dans « Le tronc d’arbre », comme celui d’une aliénation dont le langage est l’agent. Preuve en est donnée, deux ans plus tard, dans « Les écuries d’Augias » :

Hélas, pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-mêmes, le même ordre sordide parle, parce que nous n’avons pas à notre disposition d’autres mots ni d’autres grands mots (ou phrases, c’est-à-dire d’autres idées) que ceux qu’un usage journalier dans ce monde grossier depuis l’éternité prostitue17.

10Pourtant il est désormais possible de trouver une échappatoire à ce « comble d’horreur » : « … Mais déjà d’en avoir pris conscience l’on est à peu près sauvé […] ».

Écorces

11Une évolution comparable, durant la même période, se dessine entre « Le tronc d’arbre » et « Raisons de vivre heureux », où l’image de l’écorce revient en conclusion, délestée de tout pathétique, pour définir le rapport de l’œuvre à l’auteur :

Le sujet, le poème de chacune de ces périodes correspondant évidemment à l’essentiel de l’homme à chacun de ses âges ; comme les successives écorces d’un arbre, se détachant par l’effort naturel de l’arbre à chaque époque18.

12En l’occurrence, l’image de l’écorce scande justement le parcours de Ponge et on la retrouve dans la première phase d’écriture de Pour un Malherbe :

Monde muet, ma seule patrie, toi que je dois maintenir, car c’est de toi seulement que je tiens vie et parole, non, je ne te quitte pas, je ne vous quitte pas, pierres, herbes, maisons, lettres… en parlant de cet homme qui fait partie de ma pierre, de mon œuvre, de mon bois !
Mon Malherbe, il a grandi au cœur de mon œuvre, dans mon bois. Mais, pour cette raison même, je n’en puis donner que des écorces…19

13Le fragment d’écorce jouit donc d’un statut privilégié dans l’imaginaire pongien, en raison à la fois de la polysémie du latin truncus et d’une prédilection personnelle pour l’image de l’arbre, dont témoigne la publication, au printemps 1981, dans la revue Digraphe, d’une série de dix textes inédits sous le titre « Petit choix d’anciennes écorces20 ». Mais le fragment peut aussi se décliner en d’autres motifs issus du monde naturel. Les « pelures d’aulx » des « Fragments de masque » préfigurent ainsi, en tant que membranes translucides, ces peaux que l’artiste abandonne en guise d’œuvres au cours de ses mues successives :

Montrer comment à l’aide de tels membres grêles épars, échelle, chevalets et pinceaux ou compas, grâce aussi par exemple à ces petites glandes sécrétives que sont les tubes de couleurs, laborieusement et frénétiquement parfois, l’artiste (c’est le nom de cette espèce d’hommes, et il doit se nourrir d’une pâtée royale : natures mortes, nus, paysages parfois) mue et palpite et s’arrache ses œuvres. Qu’il faut considérer dès lors comme des peaux21.

14Le phénomène de la mue offre donc à Ponge un équivalent dans le registre animal de celui des fragments d’écorce dans le registre végétal, les « pelures d’aulx » venant nous rappeler que la peau appartient aux deux règnes22. Au fil de ces variations, une constante apparaît : la définition de l’œuvre comme fragment que l’artiste détache de lui-même23.

15Le geste inaugural du « Tronc d’arbre » est donc maintenu mais désormais assumé sans pathos :

Il faut concevoir son œuvre comme si l’on était capable d’expression, de communion, etc., c’est-à-dire comme si l’on était Dieu, et y travailler ou plutôt l’achever, la limiter, la circonscrire, la détacher de soi comme si l’on se moquait ensuite de sa nostalgie d’absolu : voilà comment être véritablement un homme24.

16De même que Ponge trouve dans l’abus du langage la seule manière de lui résister, il oppose ici au sentiment tragique de la fragmentation comme perte d’unité, une fragmentation active, délibérée, qui participe de ce refus de « l’idéologie patheuse25 » qui l’a conduit à « invente[r] [s]on parti pris26 ». La rencontre du pathos et du pâteux dans le mot-valise créé par Ponge, qu’on pourrait rapprocher des connotations très péjoratives du « magma27 » et plus généralement de sa hantise de l’informe, en dit long, a contrario, sur les enjeux philosophiques d’une esthétique du discontinu. Le choix du fragment s’impose comme une décision, dans l’acception étymologique du terme, c’est-à-dire comme une coupure et un détachement : « détacher en coupant » est le sens premier de decidere dont dérivent tous les autres et le motif du nœud gordien emblématise le tranchant de toute décision. Le mot fait partie de ces termes privilégiés par Ponge parce qu’il y trouve l’expression d’une pratique dans sa double dimension éthique (il se plait à jouer sur le titre kantien La Raison pratique28) et esthétique. Le pré sera ainsi « le lieu de la décision » et La Fabrique du Pré nous permet de voir à quelle palette de mots le terme appartient : « Surtout bref. Presque plan. Rasé de près. Lieu de la décision (duel). Décision claire. Idée claire. Nette. Net29. » Autant d’attributs qui sont aussi ceux du fragment et d’ailleurs tel est bien Le Pré dans l’esprit de Ponge.

« Fragment de la nature des choses »

17En définissant « Le Pré » comme un « fragment de la nature des choses30 », Ponge prouve que le projet « d’écrire une sorte de De natura rerum » revendiqué dans l’« Introduction au “Galet” » n’a pas été abandonné mais s’est enrichi de la conviction que cette écriture ne peut se faire que par fragment, un fragment qui pourtant vaut pour le tout, comme la nomination du pré peut « exprimer tout de l’homme » : « Sans doute suffit-il de nommer quoi que ce soit – d’une certaine manière – pour exprimer tout de l’homme et, du même coup, glorifier la matière, exemple pour la parole et providence de l’esprit31. »

Permutations

18Les références explicites à Lucrèce qui ponctuent La Fabrique du Pré invitent à considérer ce rapport paradoxal du fragment à la totalité comme une conséquence de l’atomisme linguistique, corollaire de l’atomisme physique que Ponge revendique dans le texte liminaire sur « les sentiers de la création », où il commente le titre de la collection des éditions Skira dont l’ouvrage constitue le onzième volume :

Je n’aime pas trop ce mot, car selon Démocrite et Épicure, rien ne se crée de rien dans la nature (c. a. d. rien n’est créé). Rien ne se crée de rien, et il est bien évident que les opera litteraria le sont à partir des lettres et des mots et des signes de ponctuation, etc. (par simple permutation de ce que Lucrèce appelle elementaria32)33.

19Ces lignes ont bien une valeur programmatique dans la mesure où La Fabrique du Pré va permettre au lecteur d’assister à ce type de genèse textuelle par permutation sur le modèle de la combinaison atomique qu’implique la référence lucrétienne. Dans le De natura rerum, en effet, la production de mots nouveaux par simple permutation des lettres sert de modèle pour expliquer la combinaison atomique et faire comprendre comment celle-ci peut produire la diversité observable dans la nature34. Ponge ne pouvait qu’être séduit par cette comparaison qui fonde la possibilité d’une homologie de fonctionnement entre le monde des mots et celui des choses. Je n’en retiendrai ici que ce qui concerne spécifiquement le fragment35. Le matériau verbal est susceptible pour Ponge d’être décomposé en fragments de tailles diverses jusqu’à cet élément premier que constitue la lettre. Il lui arrive de pousser la fragmentation jusqu’à ce terme, par exemple dans son commentaire du mot oiseau :

Le mot oiseau : il contient toutes les voyelles. Très bien, j’approuve. Mais, à la place de l’s, comme seule consonne, j’aurais préféré l’l de l’aile : oileau, ou le v du bréchet, le v des ailes déployées, le v d’avis : oiveau. Le populaire dit zozio. L’s je vois bien qu’il ressemble au profil de l’oiseau au repos. Et oi et eau de chaque côté de l’s, ce sont les deux gras filets de viande qui entourent le bréchet.36

20Si un tel passage s’inscrit dans le droit fil de l’analogie lucrétienne des elementa, tout en transposant dans le registre de la création verbale les spéculations sur les combinaisons non viables essayées par la nature dans le monde vivant37, c’est à une autre échelle que se révèle le mieux l’articulation entre l’atomisme et la poétique du fragment. En amont, le fragment peut être prélevé dans un texte préexistant, par exemple une notice du Littré, pour donner lieu, par combinaison, à un nouveau fragment textuel. « La Guêpe » fournit un exemple assez remarquable de ce processus. À l’article « guêpe » du Littré on peut lire cette citation singulière du naturaliste Charles Bonnet :

 [M. Lyonet] a vu le corps d’une guêpe s’agiter trois jours après avoir été séparé du corselet : quand il tenait la partie antérieure de cette guêpe, elle mordait dans tout ce qu’il lui présentait ; et lorsqu’il touchait au corps, il faisait d’abord sortir son aiguillon, et le dardait de tous côtés et en tous sens, comme pour tâcher de le piquer.

21Ce fragment, qui apparaît comme tel dans l’article en tant que citation prélevée sur un autre texte, donne lieu sous la plume de Ponge à une variation dans laquelle il est aisément reconnaissable mais néanmoins recomposé de telle sorte que la signification en est fort différente :

La guêpe est tellement stupide – je le dis en bonne part – que si on la coupe en deux, elle continue à vivre, elle met deux jours à comprendre qu’elle est morte. Elle continue à s’agiter. Elle s’agite même plus qu’avant38.

22En aval, la façon dont Ponge compose, décompose et recompose ses recueils pousse aussi loin que possible la pratique combinatoire, l’agrégation et la désagrégation des fragments textuels étant homologue, dans le domaine des mots, à celle des agrégats d’atomes que les physiciens antiques n’appellent pas encore des molécules. Le phénomène est observable à toutes les échelles : syntagme, phrase, poème, recueil39. Le recueil Le Peintre à l’étude se voit ainsi inclus dans L’Atelier contemporain, avec une revendication probable de cette inclusion dans le jeu des titres : quoi de plus naturel que de placer le peintre dans son atelier ?

Éloge du vide

23Il est un autre point commun entre le fragment textuel et la combinaison d’atomes que Ponge met en exergue, dans le sillage de Lucrèce, c’est la nécessaire existence du vide qu’ils impliquent. L’écriture fragmentaire s’accorde à la « physique épicurienne » telle que la définit Ponge : « système d’atomes en mouvement dans le vide40 ». Chez Lucrèce, l’analogie entre lettre et atome induit implicitement celle entre la page et le vide41, que Ponge prolonge dans le domaine pictural, la peinture de Braque devenant à son tour un espace d’expérimentation de l’atomisme :

Là seulement, nous pouvons voir comme, dans le vide, se font et se défont les choses, comment elles naissent et meurent et renaissent autres, par la permutation de leurs éléments. Et ainsi voyons-nous le tout, où rien ne se crée jamais de rien. Et pouvons-nous voir aussi les dieux, dans leurs paisibles demeures, les dieux qui ne s’occupent pas de nous et qui ne sont, pour nous, que des modèles de vie heureuse.

Si je veux donner à lire maintenant une partie du texte latin de Lucrèce, et le voici : « totum uideo per inane geri res », c’est pour son incomparable condensation ; c’est aussi pour le mot « inane », traduit par « le vide », mais que Lucrèce inscrit en un autre passage, comme suit : « inane seu locus ad spatium », notant par là qu’il s’agit aussi bien de ce que nous traduisons par « lieu » et/ou « espace »42.

24L’insistance de Ponge sur la signification spécifique du vide dans la physique épicurienne attire notre attention sur ce qui distingue radicalement la pratique pongienne du fragment de celle des Romantiques allemands43, par exemple, ou, plus près de nous, de Pascal Quignard pour qui le fragment est un cri sur fond de néant, une déchirure44. Chez Ponge le vide sur lequel se détache le fragment n’est pas la manifestation d’un manque qui demanderait à être comblé, d’un appel à une transcendance. Il est au contraire la condition d’existence de la matière, ce qui permet le jeu combinatoire des éléments, qu’ils soient atomiques ou textuels. Dès lors, nous sommes bien en présence d’une « fragmentation heureuse » et d’une « authentique jubilation du fragmentaire », pour reprendre les termes de Françoise Susini-Anastopoulos45. Celle-ci rejoint la jouissance du sage épicurien telle que la conçoit Ponge, en lecteur perspicace de Lucrèce, c’est-à-dire une jouissance qui lie indissolublement éthique et esthétique et pour laquelle l’art a pour vocation d’apporter à l’homme une « consolation matérialiste ».

L’art de la délimitation

25À l’éthique épicurienne de la limite Ponge associe une esthétique de la délimitation dont le fragment est la manifestation. Cette conception de la création, picturale autant que verbale d’ailleurs, a pour emblème « la pratique augurale46 », c’est-à-dire le geste qui consiste à isoler un fragment de ciel pour y déchiffrer les trajectoires des oiseaux.

Fragments d’espace

26Chez Ponge, la poétique du fragment a pour corollaire une réflexion sur le rapport de l’homme à l’espace qui parcourt toute son œuvre, au moins depuis Faune et flore où les animaux – dont l’homme, cet « animal à paroles » – apparaissent comme des « vagabonds », « surajoutés au monde, importuns au sol », qui « errent à la recherche d’un endroit pour leur mort47 ». En résulte, dans De la nature morte et de Chardin, une formulation décisive lorsqu’il s’agit de démontrer que « la moindre nature morte est un paysage métaphysique » :

Voilà pourquoi le moindre arrangement des choses dans le moindre fragment d’espace, le fascine :
D’un coup d’œil, il y juge de son slalom, de son destin.
Le moindre arrangement des choses, dis-je, dans le moindre fragment d’espace.
Et non seulement la disposition des entrailles des poulets sacrés, celle des cartes battues puis étalées sur la table, celle du marc de café, celle des dés quand ils viennent d’être jetés.
Les grands signes ne sont pas qu’aux cieux48.

27L’énumération des moyens traditionnels de divination, qui affiche son incomplétude, dissimule et révèle à la fois l’élément manquant, cette « pratique augurale » qui revient naturellement dans le commentaire que Ponge a fait de ces lignes :

Je demande pourquoi une nature morte peut nous émouvoir autant qu’un paysage ou qu’un portrait. C’est que la place des objets, c’est l’espace. La place des objets dans l’espace est en quelque façon prophétie de notre destin dans le temps. Par exemple, les augures lisaient le futur (donc le temps, le destin) dans l’espace. Donc l’espace est, en quelque façon, la prophétie du temps. On a toujours lu dans la tasse de thé ou dans la boule de cristal – tout ça c’est de l’espace. C’est pour ça qu’une nature morte, qui est le placement de certains objets dans l’espace, peut être émouvante comme significative49.

28L’écriture fragmentaire participe donc de l’homologie de fonctionnement entre le texte et le monde : elle permet « le placement de certains objets dans l’espace » de la page. Mais c’est surtout l’articulation entre l’espace et le temps qui mérite de retenir l’attention. Ponge déduit de la pratique augurale la possibilité d’une maîtrise spatiale du temps :

Certes le temps s’écoule, mais pourtant jamais rien n’arrive.
Tout est là.
Tout l’avenir, aussi bien, – dans le moindre fragment d’espace.
Tout y est lisible,
Pour qui veut bien, pour qui sait bien l’y voir50.

29On retrouve ici le paradoxe du fragment qui vaut pour le tout : à l’oxymore du « fragment intégral » pourrait correspondre celui de « l’éternel instant ». Jacques Brosse a condensé dans cette formule la temporalité Zen51 et ce n’est pas sans raison que Roland Barthes met en relation le satori et l’écriture fragmentaire du haïku52 :

L’écriture est en somme, à sa manière, un satori : le satori (l’événement Zen) est un séisme plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la connaissance du sujet : il opère un vide de parole qui constitue l’écriture ; c’est de ce vide que partent les traits dont le Zen, dans l’exemption de tout sens, écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets, les visages, la violence53.

30Sans doute retrouverait-on ce rapport entre écriture fragmentaire et valorisation de l’instant dans les pensées de l’immanence de diverses cultures. S’agissant de Ponge, il trouve son sens et sa cohérence dans la filiation lucrétienne qu’il revendique.

« S’arrêter pour jouir du présent »

31On trouve dans « Raisons de vivre heureux » une évocation qui rencontre à bien des titres la conception barthésienne de l’écriture comme satori :

L’on devrait pouvoir à tous poèmes donner ce titre : « Raisons de vivre heureux ». Pour moi du moins, ceux que j’écris sont chacun comme la note que j’essaie de prendre, lorsque d’une méditation ou d’une contemplation jaillit en mon corps la fusée de quelques mots qui le rafraîchit et le décide à vivre quelques jours encore. Si je pousse plus loin l’analyse, je trouve qu’il n’y a point d’autre raison de vivre que parce qu’il y a d’abord les dons du souvenir, et la faculté de s’arrêter pour jouir du présent, ce qui revient à considérer ce présent comme l’on considère la première fois les souvenirs : c’est-à-dire, garder la jouissance présomptive d’une raison à l’état vif ou cru, quand elle vient d’être découverte au milieu des circonstances uniques qui l’entourent à la même seconde54.

32L’image du séisme chez Barthes, celles du jaillissement et de la fusée chez Ponge convergent pour mettre l’accent sur la fulgurance de l’instant créateur. S’y ajoute peut-être, chez le second, une volonté « de s’arrêter pour jouir du présent » fondamentalement épicurienne, comme le montre la comparaison avec la conclusion qu’Alain Gigandet tire de son analyse du deuxième chant du De natura rerum, celui-là même que Ponge cite longuement dans Braque ou Un méditatif à l’œuvre :

Les pactes de la nature dictent une limite qui, extérieurement et objectivement, est condition nécessaire à la fois de notre existence et de notre anéantissement, principe de précarité. Mais cette limite, qui borne également nos plaisirs et nos douleurs en nombre comme en intensité, autorise un retournement intérieur, ce parcours immobile caractéristique de l’opération éthique. Son résultat revient à substituer aux remparts poreux du monde et du corps un espace mental construit sur l’intensification et l’autonomisation calculée du moment présent. Parce que le bonheur dépend alors d’une élaboration du présent, échappe au conditionnement de la durée, le sujet peut se tenir intérieurement sur le bord du flux destructeur, et aussi bien en marge du champ turbulent des passions que hante la peur de la mort55.

33Pour Ponge, « l’intensification et l’autonomisation calculée du moment présent » passent nécessairement par la création artistique et donc, en ce qui le concerne, par l’écriture. C’est elle qui isole un « fragment d’espace », c’est-à-dire un templum, comme il le rappelle dans son exploration étymologique du mot contemplation56. Et c’est aussi ce que fait la peinture de Braque dont les tableaux sont autant de templa serena offerts à ceux qui les contemplent57.

Pièces détachées

34Une vingtaine d’années plus tôt, Braque avait déjà fourni à Ponge l’occasion d’une réflexion sur les enjeux éthiques autant qu’esthétiques du fragment. Dans Braque-dessins l’artiste est déjà porteur de salut, non à la manière d’Épicure mais sur le mode plus inattendu du mécanicien du monde :

Jamais, semble-t-il, depuis que le monde est monde, jamais le monde dans l’esprit de l’homme – et justement sans doute depuis qu’il ne considère plus le monde que comme le champ de son action, le lieu et l’occasion de son pouvoir –, jamais le monde dans l’esprit de l’homme n’a si peu, si mal fonctionné.
Il ne fonctionne plus que pour quelques artistes. S’il fonctionne encore, ce n’est que par eux.
Voilà donc ce que certains hommes seuls sentent, et dès lors leur vie est tracée. Ils n’ont plus qu’une chose à faire, plus qu’une fonction à remplir. Ils doivent ouvrir un atelier ; et y prendre en réparation le monde, le monde par fragments, comme il leur vient.
Tout autre dessein désormais s’efface : pas plus que d’expliquer le monde, il ne s’agit de le transformer ; mais plutôt de le remettre en route, par fragments, dans leur atelier58.

35La comparaison entre l’atelier de Braque et celui d’un « mécanicien de village » est ensuite filée de manière à mettre en lumière la façon de travailler de l’artiste qui a toujours plusieurs œuvres en chantier et passe de l’une à l’autre, comme le mécanicien travaille « selon l’urgence et le bon emploi de son temps » sur les diverses automobiles qui lui ont été confiées et qu’il doit « remettre en route ». Ce texte éclaire le choix du titre Pièces et invite à y entendre aussi les pièces détachées indispensables à toute réparation mécanique.

36Remarquons, en guise de conclusion, qu’on retrouve à l’échelle du monde le paradoxe du « fragment intégral ». Si le monde peut être réparé « par fragments », entreprise vouée à un « inachèvement perpétuel59 », c’est dans la mesure où pour Ponge chacun de ces fragments est « la forme du monde », comme il l’« avoue » dans un texte de 1928, après avoir rappelé, pour les écarter, les modèles élaborés par « la plupart des philosophes » :

Mais plutôt, d’une façon tout arbitraire et tour à tour, la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingente (et non pas seulement la forme mais toutes les caractéristiques, les particularités de couleurs et de parfums), comme par exemple une branche de lilas, une crevette dans l’aquarium naturel des roches au bout du môle du Grau-du-Roi, une serviette-éponge dans ma salle de bains, un trou de serrure avec une clef dedans.
Et à bon droit sans doute peut-on s’en moquer ou m’en demander compte aux asiles, mais j’y trouve tout mon bonheur60.

37Il s’agit donc de trouver « la forme du monde » dans la moindre des « pièces » qui en constituent les rouages : « La crevette » et « Le lilas » figurent dans Pièces, « La serviette-éponge » dans Nouveau nouveau recueil. L’écriture fragmentaire est la seule écriture du monde possible pour Ponge, dans la mesure où tout objet nous offre un échantillon de la texture du monde, à la fois dans la perspective d’une physique atomiste et dans celle d’une éthique de la contemplation, ces deux versants complémentaires et indissociables de l’épicurisme dont le poème de Lucrèce a tiré, selon la lecture très novatrice qu’en fait Ponge, toutes les conséquences esthétiques.

Notes de bas de page numériques

1  F. Ponge, La Table [1970], Œuvres complètes, sous la direction de Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2002, p. 931. Toutes les références des passages cités sont données dans cette édition.

2  F. Ponge, De la nature morte et de Chardin [1963], II, p. 666.

3  G. Farasse, « Mémoire vive, Francis Ponge », Amour de lecteur, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, p. 112, note 35.

4  J. Derrida, Déplier Ponge. Entretien avec Gérard Farasse, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 20.

5  F. Ponge, Pour un Malherbe [1965], II, p. 237.

6  F. Ponge, « Le Galet », Le Parti pris des choses [1942], I, p. 50-51.

7  Bernard Beugnot, notice de présentation du « Galet », I, p. 918.

8  Parmi les nombreuses représentations du motif, on peut citer celle d’Odilon Redon dans les années 1905-1910 ( http://sites.univ-provence.fr/pictura/GenerateurNotice.php?numnotice=A6736 ) Dans l’œuvre de Redon le motif récurrent de la tête séparée du corps coexiste avec celui de l’œil se confondant avec la tête, selon une logique métonymique qu’on retrouve dans « Le Galet ».

9  F. Ponge, « Le Galet », I, p. 55-56.

10  Gérard Farasse, Bernard Veck, Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, p. 69.

11  Gérard Farasse, Bernard Veck, Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, p. 71.

12  F. Ponge, Pages bis, I, daté des 26-27 août 1941, Proêmes, I, p. 209.

13  F. Ponge, Pages bis, I, Proêmes, I, p. 209.

14  F. Ponge, « Fragments de masque », daté de 1924, Proêmes, I, p. 189.

15  F. Ponge, « Le tronc d’arbre », écrit en 1925-1926, préoriginale dans l’Anthologie des poètes de la N.R.F., Nouvelle Revue Française, n° 242, novembre 1933, Proêmes, p. 231.

16  Tel est le titre d’un court texte daté de 1926 et publié dans Proêmes, I, p. 175-176.

17  F. Ponge, « Les Écuries d’Augias », daté de 1929-1930, Proêmes, I, p. 192.

18  F. Ponge, « Raisons de vivre heureux », daté de 1928-1929, Proêmes, I, p. 199.

19  F. Ponge, Pour un Malherbe, I. Du 21 juin au 11 octobre 1951, II, p. 31.

20  F. Ponge, « Petit choix d’anciennes écorces », Digraphe, n°25, printemps 1981. Ces dix textes seront significativement repris dans Nouveau nouveau recueil.

21  F. Ponge, « L’Atelier » [1949], repris dans Pièces et en ouverture de L’Atelier contemporain, II, p. 569.

22  Ponge joue volontiers sur ce passage entre les règnes végétal et animal. Le zeste de l’orange devient ainsi sous sa plume un « épiderme extrêmement mince mais très pigmenté » (« L’Orange », Le Parti pris des choses, I, p. 20).

23  L’œuvre du photographe Cédric Pollet prouve d’une certaine manière la justesse de la comparaison en transformant chaque fragment d’écorce en œuvre d’art. Voir notamment son livre Écorces. Voyage dans l’intimité des arbres du monde, Eugen Ulmer, 2008, ainsi que les photographies mises en ligne sur son site : http://cedric-pollet.com/site/index.php.

24  F. Ponge, Pages bis, I, Proêmes, I, p. 207.

25  On ne saurait trouver meilleur commentaire de cette création lexicale que celui proposé par Michel Collot (note ad loc., I, p. 985 : « mot-valise qui réunit “pathétique” et “pâteuse” pour qualifier une attitude qui englue l’homme en mettant l’accent sur le tragique de sa condition. Ponge fait allusion à l’existentialisme mais aussi au nihilisme issu du dadaïsme, et à son propre pessimisme à l’époque du “drame de l’expression”. »

26  F. Ponge, Pages bis, II, Proêmes, I, p. 209. 

27  Cf. notamment « My creative method », note datée du 16 février 1948, Méthodes, I, p. 536 : « Mais la poésie ne m’intéresse pas comme telle, dans la mesure où l’on nomme actuellement poésie le magma analogique brut ».

28  Notamment dans « Raisons de vivre heureux » (Proêmes, I, p. 198) : « Étant entendu que l’on ne désire sans doute conserver une raison que parce qu’elle est pratique, comme un nouvel outil sur notre établi ».

29  F. Ponge, La Fabrique du Pré, II, p. 449.

30  F. Ponge, La Fabrique du Pré, II, p. 493

31  F. Ponge, A la rêveuse matière [1963], I, p. 869, repris dans Nouveau Recueil [1967], II, p. 337. Ponge avait déjà exprimé cette conviction dix ans plus tôt : « …Si bien qu’il suffit peut-être de nommer quoi que ce soit – d’une certaine manière – pour exprimer tout de l’homme… », « Réponse à une enquête radiophonique sur la diction poétique » [enregistrée le 29 janvier 1953], Méthodes, I, p. 648.

32  C’est elementa que l’on trouve chez Lucrèce. Si le barbarisme est certainement imputable à la proximité de litteraria, on peut se demander s’il s’agit d’un lapsus ou d’une déformation volontaire pour que la paronomase rapproche les deux mots.

33  F. Ponge, La Fabrique du Pré,I, p. 426.

34  Lucrèce, De la nature/ De rerum natura, texte latin édité par Alfred Ernout, traduction de José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993, rééd. Flammarion GF, 1997, revue 1998, I, I, v. 196-198, p. 63 ; I, v. 823-829, p. 97 ; II, v. 686-694, p. 152-153 ; II, v. 1002-1022, p. 168-171.

35  Pour une analyse plus complète, je me permets de renvoyer au deuxième chapitre (« Textes du monde » de Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge, Genève, Droz, 2013.

36  F. Ponge, « Notes prises pour un oiseau », La Rage de l’expression, I, p. 346.

37  Lucrèce, De la nature, V, v. 837-854, p. 361.

38  F. Ponge, « La Guêpe », La Rage de l’expression, I, p. 342.

39  Pour l’étude d’un exemple des effets combinatoires que permet la pratique pongienne de la publication multiple, en l’occurrence celle de « L’Atelier », voir S. Ballestra-Puech, « Entre De natura rerum et De varietate rerum : Ponge lecteur de Lucrèce », Francis Ponge et la robe des choses, éd. Béatrice Bonhomme et Odile Gannier, Paris, L’Harmattan, « Thyrse » n°2, 2012, p. 167-170.

40  F. Ponge, « Pour Marcel Spada » [1969], Nouveau nouveau recueil, II, p. 1259.

41  Voir Alain Gigandet, Lucrèce. Atomes, mouvement. Physique et éthique, Paris, P.U.F., 2001, p. 59.

42  F. Ponge, Braque ou Un méditatif à l’œuvre [1971], L’Atelier contemporain, II, p. 718.

43  Voir la section consacrée au fragment dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978. Cf., a contrario, le titre de l’essai de Bernard Veck, Francis Ponge ou Le refus de l’absolu littéraire, Liège, Mardaga, 1993.

44  Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère [1986], Paris, Galilée, 2005,p. 69-70 : « Dans les meilleures pages fragmentaires, on chercherait avec avidité quelque chose qui serait non seulement cassé mais qui aussi serait cassant. Une attaque intense, arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même la replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris. En ce sens l’usage doit en être extrêmement circonspect, et rare, à l’instar du cri, qui n’a d’efficace et de terrible puissance que quand rien ne le prépare et quand rien ne le répète. Le terme de déchirure exprime relativement bien le fragment et plus que tout le verbe désunir. »

45  Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire : définition et enjeux, Paris, P.U.F., 1997, p. 99.

46  Ce titre apparaît sur un feuillet daté du 20 septembre 1953, au cours de la genèse de « La figue (sèche) », qui prendra place dans Pièces. Il est publié, avec l’ensemble du dossier, dans Comment une figue de paroles et pourquoi [1977], II, p. 765.

47  F. Ponge, « Faune et flore », Le Parti pris des choses, I, p. 42.

48  F. Ponge, De la nature morte et de Chardin [1963], repris dans Nouveau Recueil puis dans L’Atelier contemporain, II, p. 666.

49  F. Ponge, « Entretien avec Loïs Dalin », Cahiers de l’Herne, 51 (1986), p. 530.

50  F. Ponge, De la nature morte et de Chardin, II, p. 166.

51  Jacques Brosse, Le Chant du loriot ou l’éternel présent, Paris, Plon, 1990.

52  Voir l’article très éclairant de Philippe Vercaemer, « L’instant d’écrire : le haïku selon Barthes », Poétiques de l’instant, textes réunis et présentés par Yves Vadé, Presses universitaires de Bordeaux, « Modernités » 10, p. 131-149.

53  Roland Barthes, L’Empire des signes [1970], Paris, Champs Flammarion, 1980, p. 10.

54  F. Ponge, « Raisons de vivre heureux », daté de 1928-1929, Proêmes, I, p. 197-198.

55  Alain Gigandet, Lucrèce. Atomes, mouvement : Physique et éthique, Paris, P.U.F., « Philosophies » 145, 2001, p. 126.

56  F. Ponge, Braque ou Un méditatif à l’œuvre, II, p. 720.

57  F. Ponge, Braque ou Un méditatif à l’œuvre, II, p. 721.

58  F. Ponge, « Braque-dessins » [1950], L’Atelier contemporain, II, p. 586

59  Cf. le titre du dernier recueil publié du vivant de Ponge : Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, dessins de François Rouan, Paris, Hermann, « L’Esprit et la Main »,1984 ; II, p. 996-1052.

60  F. Ponge, « La Forme du monde », daté de 1928, Proêmes, op. cit., I, p. 171.

Bibliographie

 Textes

Barthes Roland, L’Empire des signes [1970], Paris, Champs Flammarion, 1980

Brosse Jacques, Le Chant du loriot ou l’éternel présent, Paris, Plon, 1990

Lucrèce, De la nature/ De rerum natura, texte latin édité par Alfred Ernout, traduction de José Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993, rééd. Flammarion GF, 1997, revue 1998.

Ponge Francis, Œuvres complètes, sous la direction de Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999 ; t. II, 2002

Quignard Pascal, Une gêne technique à l’égard des fragments. Essai sur Jean de La Bruyère [1986], Paris, Galilée, 2005

 Études

Ballestra-Puech Sylvie, « Entre De natura rerum et De varietate rerum : Ponge lecteur de Lucrèce », Francis Ponge et la robe des choses, éd. Béatrice Bonhomme et Odile Gannier, Paris, L’Harmattan, « Thyrse » n°2, 2012, p. 155-171

Ballestra-Puech Sylvie, Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge, Genève, Droz, parution automne 2013

Chol Isabelle (éd.), Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2004

Derrida Jacques, Déplier Ponge. Entretien avec Gérard Farasse, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005

Farasse Gérard, « Mémoire vive, Francis Ponge », Amour de lecteur, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001

Farasse Gérard et Veck, Bernard, Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999

Garrigues Pierre, Poétiques du fragment, Paris, Klincksieck, 1995

Gigandet Alain, Lucrèce. Atomes, mouvement. Physique et éthique, Paris, P.U.F., 2001

Lacoue-Labarthe Philippe et Nancy Jean-Luc, L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978

Susini-Anastopoulos Françoise, L’Écriture fragmentaire : définition et enjeux, Paris, P.U.F., 1997

Vercaemer Philippe, « L’instant d’écrire : le haïku selon Barthes », Poétiques de l’instant, textes réunis et présentés par Yves Vadé, Presses universitaires de Bordeaux, « Modernités » 10, p. 131-149

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « « Fragment de la nature des choses » et « inachèvement perpétuel » : l’écriture du monde selon Francis Ponge », paru dans Loxias, Loxias 41, mis en ligne le 15 juin 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7471.


Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Sylvie Ballestra-Puech est professeur de littérature comparée à l’Université de Nice-Sophia Antipolis où elle dirige actuellement le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (C.T.E.L.). Elle a notamment publié Lecture de La Jeune Parque (Klincksieck, 1993), Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale (Éditions Universitaires du Sud, 1999) et Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale (Droz, 2006). Son dernier livre, Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge, paraîtra chez Droz à l’automne 2013.