Loxias | Loxias 34 Doctoriales VIII |  Doctoriales VIII 

Jean Soumahoro Zoh  : 

La représentation de l’exil chez Calixthe Beyala

Résumé

Calixthe Beyala fait partie des écrivains expatriés pour qui l’exil, loin d’être synonyme de bannissement, de séjour obligé et pénible, représente au contraire un véritable salut. « L’exil résout beaucoup de choses […]. L’exil me donne la liberté qui m’est refusée, l’exil me donne la parole qui m’est refusée, l’exil est ma survie », déclarait-elle dans une interview qu’elle accorda à Emmanuel Matateyou en 1994. L’article se propose de montrer que cette vision de l’exil qui fait de Beyala une « victime de l’aliénation culturelle » a une incidence sur son écriture notamment sur le regard que ses personnages féminins jettent sur leur pays d’origine et l’espace d’accueil. Ainsi la France, pays d’exil pour la plupart des figures féminines, apparaît aux yeux de ces dernières comme un espace de refuge, et d’épanouissement.

Abstract

Calixthe Beyala belongs to those expatriate writers whose exile, far from being synonymous with banishment, forced and painful stay, represents on the contrary a real salvation. “Exile deals with a lot of things […]. Exile gives me freedom I have been refused, exile offers me the speech I have been denied, exile is my survival”, she stated in an interview to Emmanuel Matateyou in 1994.The intention of this article is to show that this vision of exile which makes Beyala a “victim of cultural alienation” has a direct impact on her writing, namely on the expression of her female characters give on towards their homeland and countries of refuge. Thus, France, country of exile for most female figures, appears to them as a land of refuge and emancipation.

Index

Mots-clés : Afrique , déchéance masculine, émancipation, exil, femme

Keywords : Africa , emancipation, exile, masculine fall, woman

Géographique : Afrique , Cameroun, France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1En dépit des accusations de plagiat qui ont quelque peu entaché sa réputation, Calixthe Beyala demeure l’un des écrivains les plus primés de la littérature africaine. En vingt-trois ans de carrière (de 1987 à 2010), elle a remporté presque tous les prix : Grand Prix littéraire de l’Afrique noire (1993) pour Maman a un amant, Prix Tropiques et Prix François Mauriac de l’Académie française (1994) pour Assèze l’Africaine, Grand Prix du roman de l’Académie française (1996) pour Les honneurs perdus et Grand Prix de l’Unicef (1998) pour La petite fille du Réverbère. Ce succès, l’auteur le doit en grande partie à sa position d’expatriée1. D’où une conception positive de l’ailleurs perçu avant tout comme la solution aux difficultés rencontrées par les Africaines. « L’exil résout beaucoup de choses […]. L’exil me donne la liberté qui m’est refusée, l’exil me donne la parole qui m’est refusée, l’exil est ma survie. Je ne dirai pas vie, mais survie2 », soutient-elledans un entretien qu’elle accorda àEmmanuelMatateyou en 1994.

2Dans cette lecture, qui s’inscrit dans le champ de l’imagologie3, je me propose de montrer que cette vision de l’exil a une incidence sur l’écriture de Beyala notamment sur le regard que ses personnages féminins jettent sur leur pays d’origine et sur l’espace d’accueil. Chez ces visages de femmes ou ces représentations fantasmées de la femme, l’exil n’est plus associé à toute une série de sentiments négatifs tels que la solitude, l’isolement, l’aliénation, le bannissement, la déportation et le dépaysement. Il est plutôt question d’un espace désiré et convoité ; lieu où, après la déchéance de l’ennemi homme, la femme africaine parvient à réaliser son rêve d’émancipation.

1. Misère, oppression et exil au féminin

3L’Afrique post-coloniale telle qu’elle apparaît sous la plume de Beyala est un enfer pour la femme. C’est en effet un espace qui s’illustre par une précarité généralisée à l’image du QG, espace principal de C’est le soleil qui m’a brûlée :

Au fur et à mesure, le boulevard se rétrécit, devient sale, puis crasseux. Là-bas, loin, caché derrière une colline d’ordures, le QG. En saison sèche, la terre rouge craque et se fendille comme l’écorce avide d’un arbre. […] C’est là qu’Ateba est née. C’est là que Betty l’a laissée. C’est là-bas que, les jambes lasses, la tête pleine d’autres vies, elle s’englue dans la misère4.

4Les habitations dont « les façades […] ressemblent à de vieilles dames ridées5 » sont dans leur grande majorité construites « à la vite-fait6 », c’est-à-dire sans aucune précaution. Les taxis sont « à l’image des chauffeurs-graisseux, sales, négligés, débraillés7 ». La faim, la soif et la maladie « tuaient sans ordre de grandeur8 ». Ce qui, de l’avis de la narratrice de Les honneurs perdus, est la conséquence du peu d’intérêt que les gouvernants accordent aux conditions de vie de leurs concitoyens :

Ailleurs, les gouvernements vous soutiennent dans la vie et même dans la mort. Des précis sur l’éducation des enfants, la sexualité, les MST et les autres sont généreusement distribués aux citoyens. Chez nous, tout cela se faisait au petit bonheur et dans le désordre9.

5Enfin, l’inégalité sociale règne. Alors que les plus riches envoient leurs enfants dans les plus prestigieux établissements privés, ceux des pauvres s’entassent dans des écoles publiques nationales aux effectifs pléthoriques. C’est l’occasion pour l’auteur de C’est le soleil qui m’a brûlée de s’attaquer violemment au continent noir : « L’Afrique est vraiment un continent maudit10 » ; « L’Afrique se trouve dans une impasse11 » ; « L’Afrique va de plus en plus mal. Après le paludisme, la faim, on parle aujourd’hui du sida, du virus d’Ebola. Qu’allons-nous devenir ?12 »

6Mais l’Afrique d’après les indépendances est aussi le lieu où perdurent la tradition et ses pratiques rétrogrades. Dans Assèze l’Africaine, l’héroïne est victime du test de l’œuf, épreuve consistant à introduire un œuf dans le vagin d’une fille pour vérifier sa virginité : « Grand-mère s’acharnait à faire de moi une épouse. Tous les mois, je subissais l’épreuve de l’œuf13 ». Dans C’est le soleil qui m’a brûlée, Ateba est également soumise au test de l’œuf sous l’œil vigilant de sa tante Ada ; l’objectif étant de s’assurer du « bon état » du corps féminin avant le mariage, devenu une vente aux enchères. C’est ce qui ressort des propos de Mégri lorsqu’elle relate sa cérémonie de dot :

Les pourparlers commencèrent. On énuméra les vaches, les moutons, les poules qu’il fallait apporter en échange de ma personne. Je me faisais l’impression d’une esclave sur le marché public. Mon corps était mis aux enchères… Mais regardez ses dents, elle a toutes ses dents. Mille francs ! J’ai entendu deux mille, qui dit mieux. Allez, messieurs ! Mais regardez-moi ce corps. Fait pour enfanter. Ces seins. Trois mille francs. D’ailleurs que vois-je ? Elle est enceinte. Une parfaite reproductrice avec preuve à l’appui […] Le pire fut quand, à la fin, mon futur beau-père, après m’avoir longuement dévisagée, me prit dans ses bras et me donna un baiser sonore sur les joues pour me souhaiter la bienvenue dans la famille. Un baiser reçu comme un sceau marquant l’appartenance14.

7Au contrôle de la virginité, s’ajoute l’excision qui, elle, consiste à retrancher le clitoris de la jeune fille. Notons que la plupart des personnages féminins ont subi cette aliénante pratique. La tradition devient, dans ces conditions, l’un des plus grands obstacles à l’épanouissement de la femme africaine. En effet, dans sa lutte désespérée vers la liberté, celle-ci se heurte constamment « aux écueils de latradition, partout, ils s’amoncellent, bouchant la vue, obstruant la gorge, éraflant la main timide tendue vers la lumière. Seule15 ».

8C’est donc tout naturellement que la femme va se tourner vers l’ailleurs proposé comme l’ultime solution. Ainsi Mégri, face aux accusations de sorcellerie et conditions de vie difficiles, décide d’aller à Paris afin de « retrouver lasérénité » :

Debout dans l’ombre violette de la porte, les bras tendus, les paumes appuyées contre le chambranle de bois, je regardais, songeuse, le paysage familier, si lourd de souvenirs. Il me fallait fuir enfin pour retrouver la sérénité. Je partirais. De mon plein gré. Pas comme une femme bannie. Je regardai au-delà des montagnes, des pistes, encore des pistes partout, à travers l’herbe haute, l’herbe brûlée, les fourrés, montant et descendant par des collines pierreuses et calcinées par le soleil. J’emprunterais le chemin de ces collines pour dépasser la triple servitude de l’amour, de la femme, du destin. Oui, demain j’irais à Paris… Je retrouverais mon père. Je reconstruirais ma vie. Je bâtirais d’autres projets… Dans la famille nous aimons les grands projets. D’ailleurs, j’en ai déjà un : DEVENIR [sic]16.

9Si Mégri emprunte le chemin de l’exil, ce n’est pas, comme on l’a vu avec les héros de Bernard Dadié, Aké Loba et autres écrivains de la première génération africaine, pour acquérir la connaissance livresque et retourner au bercail mais bien pour y reconstruire sa vie, bâtir d’autres projets, en un mot pour se réaliser.

10On notera aussi avec intérêt les intentions de départ d’Assèze, de Saïda et de bien d’autres femmes pour des motifs similaires. Comme on peut le constater, la France et sa capitale, Paris, exercent une fascination sur la plupart des personnages féminins. D’où les nombreuses représentations élogieuses : « Je clamais Paris, la belle vie qu’on aura17 »;« Là-bas, […] il y avait la sécurité sociale pour moi et même pour mon chien18 » et des projections fantasmagoriques faisant de ce pays le lieu où :

Quand on dit « je veux », une tornade de cent millions de francs nous tombe du ciel ; où quand on dit : « j’ai besoin », on se nourrit de sucs riches en vitamines et en extraits de protides, mixérisés de matières premières diverses ; le pays où on se vêt, s’éduque dans des nefs lumineuses des bâtiments construits de neuf, un pays de gens généreux qui t’amènent à des expositions, de savants qui jouent au golf, d’hommes d’affaires qui mangent des sandwichs, d’hôpitaux qui ressemblent à d’énormes salles de bal où le paludisme se décompose dès qu’on le touche et fond comme chocolat au soleil19.

11Bref, on parle de l’exil comme on parlerait du paradis ou de la terre promise :« Le départ pour Paris est la plus belle chose qui me soit arrivée […]. Je devenais grande rien que pour croquer la pomme de France et le jambon20 » ; « Là-bas, il y a de l’argent, des millions à ramasser, avec ses mains, avec la tête, avec le cœur, avec les fesses21 ».

2. L’exil et la déchéance masculine

12Dans ses romans, Calixthe Beyala fait le procès de l’homme africain considéré comme un agent aliénateur. Pour la romancière franco-camerounaise si la femme souffre, c’est toujours la faute des hommes dans la mesure où ce sont eux qui tiennent le bâton du commandement. Partout « les hommes ordonnaient […]. Les femmes obéissaient22 ». Même sur le plan sexuel, les Africains s’illustrent par leur brutalité.

13C’est ce type d’homme qu’incarne le père de Loukoum dans Le petit prince de Belleville et sa suite, Maman a un amant. Ces deux romans racontent l’histoire de la famille d’Abdou Traoré, un ancien combattant, parti du Mali, son pays natal, pour chercher fortune dans la capitale française. Dans le quartier populaire de Belleville où il vit avec ses deux épouses et ses enfants dont Mamadou Traoré, alias Loukoum, narrateur principal du récit, Abdou rejette les idéologies occidentales pour ne considérer que les lois traditionnelles musulmanes relatives à la supériorité de l’homme sur la femme. Même dans la gestion de sa famille, cet homme se comporte comme un véritable dictateur. Selon M’am :

Il savait être le centre du monde, ou la totalité, un point d’intercession où tout lui était ramené, agencé dans l’ordre qu’il aurait prévu.
Ses mains n’imploraient pas elles prenaient.
Il ordonnait
Il était plus grand que les ténèbres. En dessous de lui, c’était le désordre de l’ordre23.

14Mais rattrapé par le train de l’évolution, Abdou Traoré doit finalement faire face à des changements qui vont l’affecter profondément. En effet, depuis qu’il a intégré l’école des Blancs, son fils a tourné le dos à la tradition qu’il tente coûte que coûte de sauvegarder. Non seulement il ne met plus la djellaba, mais il refuse de manger avec les mains. Dans son journal intime à l’attention de son ami blanc, Abdou Traoré exprime son mécontentement devant l’attitude de son fils :

J’ai un fils qui ne me prolonge pas.
Il a repoussé ses frontières. Il a installé son monde dans ton monde à toi l’ami, là où je ne peux pas pénétrer, car sa nation, la tienne l’ami, s’est formée et se protège jalousement. Sans interdit, je ne passe plus.
Aujourd’hui, sans réelle parenté, sans amour et plein de remords, mon monde explose en gerbe de feu dans mon crâne24.

15Dépossédé de son pouvoir patriarcal, Abdou est emprisonné pour détournement d’allocations familiales. Il en sort complètement diminué, psychologiquement atteint et sans emploi. Ses femmes qui se sont déjà approprié la révolution féminine qui se produit en France prennent, elles aussi, leur indépendance. « Depuis que les femmes servent de longues rasades d’indépendance dans ma maison, depuis qu’elles boivent la sève, j’apprends à ne plus être homme25 », se plaint-t-il. Sur le plan sexuel, par exemple, ce sont elles qui prennent l’initiative : « Elles me font l’amour et j’ai honte […] Depuis quand, l’ami, dans quel pays gouvernent les femmes ?26 » S’interroge-t-il. Les propos d’Abdou illustrent bien la crainte de l’homme africain face au mouvement féministe tel que conçu en Occident27 et face à toute tentative de libération de la femme :

Je vois des théories descendre l’escalier de la maison, apporter du vent pour transformer le passé en monuments d’échos. Qui donc habite ces théories ? La femme est l’égale de l’homme ! […]
L’une s’est barbouillée de rouge à lèvres, l’autre a fardé ses yeux comme deux immenses trous noirs. Je ne les reconnais plus. Qu’est-ce qui se passe ? Rien n’est nommé ! Je ne sais plus rien. Je ne suis plus rien. Et chaque jour, les femmes se tailladent un peu de mes rêves, ces rêves construits pour elles. J’ai peur28.

16Abdou a peur, parce que, comme beaucoup d’Africains, il est convaincu que le féminisme représente un danger pour l’harmonie du couple et une menace pour l’ordre établi.

17En dépit des plaintes de son mari, Mammaryam dite M’am, la première épouse et mère adoptif de Loukoum décide d’aller encore plus loin en mettant en exécution le projet qu’elle nourrissait depuis belle lurette : « Partir, acheter (la) liberté29 ». Elle commence, pour ainsi dire, par changer sa façon de s’habiller en optant pour les petites culottes courtes et des robes à fleurs. Ensuite, elle trouve l’occasion de changer sa vie de femme pauvre et dominée en créant une petite « entreprise » de fabrique de bijoux exotiques avec le concours de Lokoum. Grâce aux bénéfices réalisés, elle peut se payer le luxe d’envoyer toute sa famille en vacances à Cannes. Ce qui constitue en soi un événement car, comme le dit Loukoum, « ce n’est pas tous les jours que des Nègres de Belleville se tirent à Cannes30 ». Lors de ce séjour, M’am se prend un amant pour trouver l’amour. Le narrateur, le jeune Loukoum, témoin privilégié, rapporte le désespoir de son père face au comportement de sa femme :

Papa et moi, on a quitté le café de Monsieur Guillaume. Lui devant, moi derrière. Brusquement il s’est arrêté comme une voiture qui vient de perdre son moteur. Il a appuyé sa tête sur un mur et il s’est mis à chialer. Vrai, vrai que je n’avais jamais vu mon père pleurer. Il pleurait et n’arrivait plus à s’arrêter. Et pour une surprise, c’en était une. Je tapais nerveusement par terre du bout du pied. Il s’est tourné vers moi, il s’est mouché et a dit : Je suis devenu vieux. Tout ce que je voulais faire est tombé dans l’eau. Tu sais, je voulais apprendre à lire, à compter et aussi faire plein de choses pour mes frères africains. Mais tout cela est resté à l’état de rêve. M’am et moi on s’est bien amusé dans notre jeunesse. Je l’aimais, je l’ai fait venir avec moi en France parce que je l’aimais et j’ai essayé de lui montrer mon amour. Aujourd’hui elle me trompe, elle me rejette. Je ne savais pas qu’elle aurait pu oublier nos vieilles traditions31.

18Cette relation, qui sera en fin de compte une école d’amour, permet à M’am d’apprendre l’érotisme et de trouver « le relais de tendresse qu’Abdou [lui] refusait32 » :

Toute ma vie, j’ai cherché l’amour. Je ne revendiquais que l’ivresse des sens et la tendresse posée là comme une récompense méritée. […] Toute ma vie, j’ai cherché l’amour aussi passionnément qu’aujourd’hui. Dix-huit mille deux cent cinquante jours – un demi-siècle vécu sans amour ! J’en avais marre ! Je voulais connaître ces émotions qui font mourir deux êtres l’un pour l’autre33.

19Avec les encouragements de son amant blanc, M’am apprend à lire et à écrire et ce malgré le sentiment de désapprobation des Nègres de Belleville très attachés à la culture africaine. Cette décision l’aide à se débarrasser de son manteau de « femme née à genoux aux pieds de l’homme34 ». Si plus tard, elle revient cependant à la maison, le rapport de force s’est équilibré, voire inversé en sa faveur. En effet, Abdou s’est transformé en maîtresse de maison, il lave la vaisselle, veille sur les enfants et fait la cuisine. Désormais détentrice du pouvoir financier (puisque Abdou a perdu son emploi depuis son emprisonnement) et libérée de la dictature masculine, M’am peut quelquefois s’autoriser certaines dérives en parlant crûment à son mari : « Je veux la justice »; « Boucle-la […]. T’as qu’à divorcer35 ».

20Comme on peut le remarquer, l’immigration scelle la déchéance de la gent masculine. L’homme tel qu’il apparaît dans les deux romans est un être faible et vulnérable, totalement désemparé et incapable de s’adapter aux exigences de la vie en Occident et à l’évolution irréversible du monde. Sans repère, il est obligé de s’en remettre à la femme : « J’ai un sanglot lourd au bord de l’œil. Je m’accroche à son sein, à son ventre, à la toison tiède de son sexe, comme à un nouveau pays36 ». L’image de l’homme fort, dominateur et maître de la femme qui prévalait dans l’espace africain a disparu pour laisser place à celle d’un homme désabusé, totalement impuissant :

J’ai perdu mon âme au-dessus d’un océan
Je suis un bruit, un souffle à peine
Je suis transparent37.

21Affaibli, l’homme adopte désormais la posture de la victime. Et ce sont les propos de M’am dans Maman a un amant qui mettent mieux en exergue cette décadence masculine : « Il (Abdou) est mon soleil déchu. Chaque posture de lui le déshabille, je le vois devant moi, nu38 ». On peut donc affirmer, comme pour paraphraser Jacques Chevrier, que le départ d’Afrique pour l’Occident a pour conséquence majeure de creuser davantage l’écart d’identité entre la femme et l’homme mais majoritairement au bénéfice de la femme39.

3. L’exil, lieu de l’émancipation de la femme

22Ainsi qu’il apparaît, pour la femme des romans de Beyala, le salut se trouve de l’autre côté, dans l’hexagone. Si la France est l’espace de l’émancipation c’est d’abord parce qu’elle permet à la femme africaine de rencontrer un partenaire, capable de l’aider et lui procurer le bonheur en la personne du Blanc comme ce fut le cas pour M’am. C’est l’occasion pour l’auteur d’opposer le comportement amoureux de l’homme noir à celui du Blanc. De fait, contrairement auNoir qui est incapable de manifester de la tendresse, le Blanc, lui, semble plus attentionné et mû par le désir de procurer de la joie à sa partenaire ; c’est, du moins, ce qui ressort des propos de M’am quelque temps après le début de sa relation avec Monsieur Tichit : « Cette rencontre chasse l’angoisse passée […]. La douceur d’aimer remonte, le sourire reprend sur mes lèvres40 ». Beyala reprend en quelque sorte le mythe africain relatif à la tendresse du Blanc et qui pousse de nombreuses femmes à rechercher avec acharnement la compagnie d’un homme de peau blanche.

23L’exil est aussi pour les femmes noires l’occasion d’entrer en contact avec les militantes du féminisme occidental et/ou d’adopter leurs théories. Dans Seul le diable le savait, la féministe noire Laetitia vante les mérites de Simone de Beauvoir, figure emblématique du féminisme français et soutient que les Africaines ont besoin des idées d’une femme « de sa trempe41 » pour changer de mentalité. Quant à Sorraya, elle pense qu’« aucune femme […] ne peut prétendre devenir une femme si elle n’a pas lu Simone42 ». Comme l’a si bien dit Ambroise Kom l’auteur « semble fonder son espoir de libération de la femme sur les bonnes dispositions de l’Autre43 », sur ses luttes, sur ses victoires. Dans son essai Lettres d’une Africaine à ses sœurs Occidentales, la romancière écrit :

Je suis venue en Occident, attirée par vos théories, vos combats, vos victoires. Grâce aux revendications des femmes Occidentales leurs consœurs des pays africains ont vu l’espoir de se libérer des pratiques ancestrales rétrogrades poindre à l’horizon44

24Mais bien plus, son œuvre est une invitation à la sororité45 ou, pour parler plus simplement, un appel à la solidarité entre les femmes quelles que soient leur origine, leur couleur, leur classe. C’est le sens que l’on peut donner à la présence quasi-permanente de couples féminins et aux nombreuses tentatives de fusion d’identité féminine. Alors que toute communication entre l’homme et la femme paraît impossible46, les relations femmes/femmes sont privilégiées. L’exemple le plus édifiant est fourni pas le couple Tanga/Anna-Claude dans Tu t’appelleras Tanga47. Dans cette collaboration au féminin, les femmes occidentales, compte tenu de leur expérience dans le domaine de la lutte émancipatrice, devraient jouer un rôle de premier plan en secourant leurs sœurs des autres continents. D’où l’intérêt de l’appel de la romancière : « Femmes Occidentales, occupez-vous des conditions de vie des femmes d’autres continents ! C’est le seul droit d’ingérence qui mérite d’être vécu48 ».

25Beyala prend, pour ainsi dire, le contre-pied du discours de certaines femmes qui invitent les Africaines à prendre leur distance vis-à-vis des féministes occidentales. Ces femmes, originaires du tiers monde notamment, reprochent aux féministes occidentales d’adopter une théorie excessivement eurocentriste et ethnocentriste. En effet, ignorantes des spécificités des sexualités et de la féminité des autres femmes, les féministes blanches ne peuvent parler au nom de toutes les femmes. Ce sujet est typiquement à l’œuvre dans un texte de Hazel Carby49. Sans ignorer ces divergences, Beyala semble plutôt militer pour un front uni des femmes contre l’adversité. Comme bell hook50, elle pense que les femmes n’ont pas besoin d’être toutes victimes d’une même oppression pour se battre toutes contre l’oppression. C’est donc une unité dans l’appréciation de la diversité que prône la romancière franco-camerounaise. Dès lors, la femme blanche, au nom d’un « droit d’ingérence », peut parler et à agir au nom et pour la femme africaine.

26Mais la France est surtout l’espace de l’émancipation parce que l’apprentissage de l’écriture et de la lecture y est beaucoup plus facile. En effet, pour lutter efficacement contre les oppressions diverses, la femme doit savoir lire et écrire. Dans C’est le soleil qui m’a brûlée, par exemple, c’est l’éducation qui permet à l’héroïne d’avoir les armes de lutte. De fait, c’est pour avoir été à l’écolequ’Ateba, l’héroïne, peut adresser des lettres aux femmes pour leur demander de cesser de lier leur destin à la seule existence de l’homme, comme en témoigne le passage suivant :

Aujourd’hui, deux ans après avoir quitté le lycée, Elle [Ateba] ne communique à personne ses trouvailles. Elle se contente de se les réciter ou de les écrire sur des bouts de papier qu’elle s’empresse de transformer en bateau et de lancer sur les ruisseaux du QG, voie sûre, selon elle, pour conduire ses idées dans le monde51.

27Dans Seul le diable le savait, Laetitia marque sa volonté de faire des études supérieures pour compter parmi celles qui défendent les intérêts de la gent féminine. Tout se passe finalement comme si l’apprentissage de l’écriture et de la lecture était la seule voie de sortie. « Va apprendre à lire. C’est ce qui te sauvera52 », ordonne Tanga à sa petite sœur. Ce pouvoir libérateur de l’écriture a été déjà évoqué par la Sénégalaise Mariama Bâ. Dans Une si longue lettre, la narratrice montre comment l’écriture et la lecture ont permis à son amie Aïssatou de « se hisser » à un niveau supérieur et d’obtenir ce que la société [lui] refusait53.

Conclusion

28Lieu de supplice pour l’homme qui a désormais tout perdu de ce qui faisait son prestige (sa tradition, sa religion, sa place au sein de la famille), l’exil est plutôt pour la femme une occasion d’ouverture et de prise de conscience. Désormais, libérée des préjugés et de la domination de l’homme, la femme peut sereinement envisager sa propre liberté : liberté sexuelle mais aussi politique et sociale. L’exil sauve donc les personnages féminins comme il a sauvé la romancière elle-même. Ce traitement très positif de l’exil parisien (d’un point de vue féministe bien sûr), mis en rapport avec l’image désolante que les narrateurs présentent du continent africain, fait davantage penser à une sorte de « francomanie », un goût immodéré pour la France. C’est ce qu’écrivait déjà Rousseau à propos des différentes impressions qu’un pays peut faire sur un individu :

Nous attribuons aux choses tout le changement qui s’est fait en nous. […] nos relations se rapportent toujours plus à nous qu’aux choses et […] nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est.54

29Quoi qu’il en soit, pour l’émancipation de la femme, Beyala, jugeant les structures sociales africaines post-coloniales inadaptées, préfère s’en remettre aux initiatives des femmes occidentales55.

Notes de bas de page numériques

1  La romancière reconnaît, elle-même, que si elle avait vécu en Afrique, elle n’aurait pas pu écrire et avoir un « impact international » car, selon elle, « il n’y a pas de maison d’édition solide au Cameroun pour promouvoir un auteur » (Emmanuel Matateyou, « Calixthe Beyala : entre le terroir et l’exil », The French Review, Vol. 69, n° 4, 1996, pp. 613-614).

2  Emmanuel Matateyou, « Calixthe Beyala : entre le terroir et l’exil », The French Review, Vol. 69, n° 4, 1996, p. 613.

3  Diversement théorisées, les études imagologiques, qui consistent à étudier l’image (c’est-à-dire le prototype inconscient qui oriente la façon dont le sujet appréhende autrui), ont une longue tradition en critique littéraire, surtout dans le domaine de la littérature comparée, discipline qui s’intéresse à la représentation que les peuples se font les uns des autres.

4  Calixthe Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée,[1987], Paris, Stock, 1997, « Librio », p. 49.

5  Calixthe Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée,[1987], Paris, Stock, 1997, « Librio », p. 9.

6  Calixthe Beyala, Les honneurs perdus,[1996], Paris, J’ai lu, 2000, p. 6.

7  Calixthe Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée,[1987], Paris,  Stock, 1997, « Librio », p. 7.

8  Calixthe Beyala, Assèze l’Africaine,[1994], Paris, J’ai lu, 1996, pp. 7-8.

9  Calixthe Beyala, Les honneurs perdus,[1996], Paris, J’ai lu, 2000, p. 45.

10  Calixthe Beyala, Les honneurs perdus, [1996], Paris, J’ai lu, 2000, p. 196.

11  Calixthe Beyala, Les honneurs perdus, [1996], Paris, J’ai lu, 2000, p. 205.

12  Calixthe Beyala, Les honneurs perdus, [1996], Paris, J’ai lu, 2000, p. 326.

13  Calixthe Beyala, Assèze l’Africaine,[1994], Paris, J’ai lu, 1996, p. 20.

14  Calixthe Beyala, Seul le diable le savait, Paris, Pré-aux-clercs, 1990, p. 241.

15  Calixthe Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée,[1987], Paris,  Stock, 1997, « Librio », p. 59.

16  Calixthe Beyala, Seul le diable le savait, Paris, Pré-aux-clercs, 1990, p. 281.

17  Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, [1988], Paris, J’ai lu, 1990, p. 120.

18  Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, [1988], Paris, J’ai lu, 1990, p. 119.

19  Calixthe Beyala, Assèze l’Africaine,[1994], Paris, J’ai lu, 1996, p. 212.

20  Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, [1988], Paris, J’ai lu, 1990, p. 120.

21  Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 22.

22  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 37.

23  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 145.

24  Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 231.

25  Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 169.

26 Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 133.

27  Les Africains reprochent à ce mouvement, surtout à son courant radical, de prêcher le rejet de l’homme, l’égalité des sexes à tout prix et de gommer la différence des sexes.

28  Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, pp. 155-158.

29  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 61.

30  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 15.

31  Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 205.

32  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 238.

33  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, pp. 183-184.

34  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 47.

35  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, pp. 174-175.

36  Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 60.

37  Calixthe Beyala,Le petit prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992, p. 81.

38  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 292.

39  Jacques Chevrier, « Calixthe Beyala : quand la littérature africaine féminine devient féministe », in Notre Librairie, n° 146, octobre-décembre 2001, p. 24.

40  Calixthe Beyala, Maman a un amant, [1993], Paris, Editions de la Seine, 1999, p. 223.

41  Calixthe Beyala, Seul le diable le savait, Paris, Pré-aux-clercs, 1990, p. 197.

42 Calixthe Beyala, Assèze l’Africaine,[1994], Paris, J’ai lu, 1996, p. 67.

43  Ambroise Kom, « Pays, exil et précarité chez Mongo Béti, Calixthe Beyala et Daniel Biyaoula », Notre Librairie, n° 138-139, septembre 1999-mars 2000, p. 48.

44  Calixthe Beyala, Lettres d’une Africaine à ses sœurs Occidentales, Paris, Spengler, 1995, p. 10.

45  Ce terme est généralement associé au féminisme radical, mouvement qui se focalise de manière stratégique sur les similarités féminines et sur le plaisir de former des liens entre femmes, politiques ou autres, dans un monde où elles sont « marginalisées ».

46  En témoignent les rapports très controversés entre les deux sexes.

47  Le récit, qui a pour cadre une cellule de prison, met en scène deux femmes issues de « race » et de classe différentes : Tanga, une Africaine née dans un bidonville et Anna-Claude, une Européenne, bourgeoise et intellectuelle. Liées, finalement, par le même destin, les deux femmes deviennent des amies et complices. Ce qui leur permet de résister aux multiples oppressions liées à leur statut de prisonnières.

48  Calixthe Beyala, Lettres d’une Africaine à ses sœurs Occidentales, Paris, Spengler, 1995, p. 103-104.

49  Hazel Carby, « Femme blanche écoute ! Le féminisme noire et les frontières de la sororité », in Elsa Dorlin (dir.), Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.

50  Cf. bell hooks, « Sororité : la solidarité politique entre les femmes », in Elsa Dorlin (dir.), Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 113-134.

51  Calixthe Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée,[1987], Paris, Stock, 1997, « Librio », p. 26.

52  Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, [1988], Paris, J’ai lu, 1990, p. 98.

53  Mariama Bâ, Une si longue lettre,  Dakar, Les Nouvelles Editions Africaines, 1979, pp. 50-51.

54  Rousseau, cité par Pierre Brunel, Claude Pichois, André Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée, Paris, Armand Colin, 1983, p. 64.

55  Ambroise Kom, « Pays, exil et précarité chez Mongo Béti, Calixthe Beyala et Daniel Biyaoula », Notre Librairie, n° 138-139, septembre 1999-mars 2000, p. 48.

Bibliographie

 Corpus

BEYALA Calixthe, C’est le soleil qui m’a brûlée, [1987], Paris, Stock, 1997, « Librio ».

BEYALA Calixthe, Tu t’appelleras Tanga, [1988], Paris, J’ai lu, 1990.

BEYALA Calixthe, Seul le diable le savait, Paris, Pré-aux-clercs, 1990.

BEYALA Calixthe, Le Petit Prince de Belleville, Paris, Albin Michel, 1992.

BEYALA Calixthe, Maman a un amant, [1993], Paris, Éditions de la Seine, 1999.

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 Études

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KOM Ambroise, « Pays, exil et précarité chez Mongo Béti, Calixthe Beyala et Daniel Biyaoula », Notre Librairie, n° 138-139, septembre 1999-mars 2000, pp. 42-55.

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Pour citer cet article

Jean Soumahoro Zoh, « La représentation de l’exil chez Calixthe Beyala », paru dans Loxias, Loxias 34, mis en ligne le 14 septembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6794.


Auteurs

Jean Soumahoro Zoh

Jean Soumahoro Zoh a soutenu en novembre 2008 une thèse de doctorat sur la représentation des personnages féminins chez Calixthe Beyala et Assia Djebar à l’Université de Cocody-Abidjan. Il est depuis mars 2009 enseignant chercheur en littérature générale et comparée au département de Lettres Modernes à l’Université de Bouaké (Côte d’Ivoire). Ses recherches actuelles portent sur l’écriture africaine des femmes. Il s’intéresse plus particulièrement à l’œuvre de Calixthe Beyala, romancière sur laquelle il a publié un article intitulé « L’œuvre romanesque de Calixhe Beyala et la problématique d’une écriture africaine au féminin », paru dans la revue Intercâmbio 2è série n° 2 (2009).