Loxias | Loxias 27 Autour des programmes de lettres aux concours 2010: agrégation, CPGE | I. Autour du programme d'agrégation 2010 

Paul Léon  : 

Images idiotes de Rimbaud

Résumé

Il s’agit ici, à titre « récréatif » et sous forme de lettre à une jeune lectrice, de feuilleter l’album rimbaldien. De nous arrêter sur quelques unes des images (littéraires, picturales, photographiques, cinématographiques) que le « mythe de Rimbaud » a suscitées en abondance. À l’origine de toutes sans doute, cette « mandorle » – le mot est de Pierre Michon – qu’est le fameux « portrait ovale » d’Étienne Carjat, lequel a sans doute puissamment aidé à la séduction que n’a cessé d’exercer, sur les lecteurs et sur les artistes, le génie adolescent.

Index

Mots-clés : fiction cinématographique , pastiche littéraire, portrait photographique, Rimbaud

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle

Texte intégral

« Jeunesse de cet être-ci : moi ! »1

Pour Sarah, donc

1 Mais c’est prendre là, tu l’auras peut-être deviné, l’adjectif idiot au sens que lui restitue le philosophe Clément Rosset dans la série de ses ouvrages consacrés à la question du réel2. C’est que par delà le sens actuel, idiot (= stupide), l’ancien français idiote et le latin idiota (= ignorant), le philosophe choisit d’en revenir au sens grec d’idiotès, lequel désigne à l’origine ce qui est particulier, ce qui est simple, singulier3, précisément à l’instar du réel : Le réel, traité de l’idiotie4, tel est l’un des titres de la série. Or, c’est l’intraitable idiotie du réel, qui nous le rend insupportable : du coup, nous n’avons de cesse de lui opposer des doubles5 plus « habitables », qui sont autant de négations, de dénégations, de tentatives désespérées d’échapper à la cruauté6 de ce qui est. Le propre de cette universelle intolérance au réel se lit dans l’application des hommes à imaginer à coups de leurres, de mensonges, d’illusions, de croyances, toutes sortes de fables – toutes sortes de « contes bleus » dit Rosset – !

2 S’agissant de Rimbaud – idiot est un vocable rimbaldien, cela ne t’a pas échappé : « douceur des idiots »7, « chagrin idiot »8, « peintures idiotes »9, « ville natale supérieurement idiote entre les petites villes de province »10, etc. –, nous partirons de ce constat : son « œuvre-vie »11 fut d’emblée d’autant plus sujette aux échafaudages mythologiques (d’autant plus exposée à la construction de doubles), qu’elle apparaît à tous égards comme absolument originale, unique (idiote). Des mots qui s’imposèrent d’emblée sous la plume de Verlaine : « un très grand poète, absolument original, d’une saveur unique – un garçon pas comme tout le monde, non certes ! –»12

*

3 Je me propose d’évoquer ici pour toi, en souvenir de notre passage estival à Charleville, et à titre récréatif pour tous ceux qui liront ces lignes, quelques uns des doubles – c’est-à-dire quelques-unes des images, car le double relève toujours de l’image, de l’imagination, de la fantasmagorie13 – que l’œuvre-vie en question a engendrés dans la dernière période, tous supports confondus, et qui sont autant de manifestations de ce « mythe de Rimbaud » que Charles Maurras sut repérer dès 1892, et dont Étiemble, soixante ans plus tard, fera le titre d’une mémorable étude14. Or la carrière du mythe littéraire, c’est de susciter, souvent à profusion, cette pratique que Gérard Genette qualifia jadis d’« hypertextualité »15. Une façon de faire de la littérature « au second degré » en se greffant sur une œuvre-souche (une figure-souche), en choisissant de s’exposer au jeu périlleux de la réécriture : imitation, transposition, détournement, transcodage aussi bien, car, s’agissant du « mythe de Rimbaud », peinture, photographie, cinéma, et jusqu’à la bande dessinée, ont su, dans la dernière période, faire leur miel – de quoi au juste ? – : autant que de l’œuvre, autant que du personnage, d’une simple photographie, idiote entre toutes, et qui n’en constitue pas moins l’emblème le plus glorieux du poète. J’y viens.

4 Mais c’est à une autre photographie, célèbre, la plus connue, sans doute, de Rimbaud, reproduite dans tous les manuels scolaires, que nous nous intéresserons dans un premier temps.

                 Image1

5 Il s’agit là d’un cliché réalisé par le photographe Jean Roubier au début des années vingt. Avoue-le, ce portrait pourrait bien s’inscrire d’emblée en faux contre le mythe de l’unique que je disais : Rimbaud y ressemble en tous points aux hommes de son temps. Un visage freudien. Et c’est cet homme-là, sans doute à peine vieilli, qui entre, comme tu l’as peut-être appris, à l’Académie française au tout début de l’année 1930 -il lui reste sept ans de vie- le 16 janvier exactement. Qui se souvient alors de « l’homme aux semelles de vent », du « voyou voyant » qui avait défrayé la chronique du petit milieu poétique parisien quelque soixante années plus tôt ? s’interroge Dominique Noguez dans une courte mais dense étude intitulée Les Trois Rimbaud16. Car c’est à peine si celui qui l’intronise, Paul Valéry en l’occurrence, consent à évoquer, mais comme anecdotiques, ces « minuscules plaquettes » qui ont précédé le « gros livre » (Les Nuits d’Afrique) et qui « devraient bien, un jour être rééditées » :

Vous vous y montriez, en vers et en prose, l’un de nos premiers symbolistes, un peu moins connu, mais un peu plus précoce, un peu plus tourmenté, un peu plus visionnaire que les autres. Ainsi, avant de vivre vos mille et une nuits d’Afrique, vous vous étiez payé le luxe d’une brève « nuit de l’enfer » et celui qui devait emprunter tant de voiliers et de cargos dans le monde s’y rêvait joliment « bateau ivre »17.

6 Et Dominique Noguez de commenter ainsi cette allusion quasi condescendante (l’adverbe « joliment » dit tout) aux œuvres de jeunesse :

Plus d’un demi-siècle après, tout se passe comme si la critique était restée frappée de la même amnésie et comme si, tout à l’exégèse de L’Évangile noir ou de Regards sans yeux, elle avait oublié que ces œuvres ont été précédées de textes intitulés Une saison en enfer ou Illuminations et qu’il y a peut-être quelque profit à exhumer ces œuvres de jeunesse pour prendre la mesure de celles de la maturité18.

7 Autrement dit, dans cette « œuvre-vie » en trois mouvements articulés comme ceux d’une sonate (je suggère à la musicienne que tu es de qualifier d’allegro agitato (voire furioso !) le tempo du « premier Rimbaud », celui des années 1870-1875, d’andante molto celui du deuxième, le Rimbaud des années africaines (1880-1891), et de scherzo (con spirito !) celui du troisième, qui, revenu clandestinement à Paris l’année 1891, tandis que circule la rumeur de sa disparition, entre jusqu’à sa mort en 1937 dans la période des œuvres majeures, de la consécration et de la gloire), toute une première partie, grosse pourtant de l’œuvre future, aura longtemps été négligée, voire oubliée.

8 Il se trouve qu’à présent, justice est faite, à preuve, l’inscription de ces juvenilia que tu fréquentes toi-même assidûment, au programme de l’agrégation de Lettres 2010 ! C’est qu’entre temps sont passées par là les études de Maurice Blanchot, de Jean-Pierre Richard, d’Yves Bonnefoy, de Tzvetan Todorov, de Pierre Brunel, de Steve Murphy, d’André Guyaux, etc. C’est qu’entre temps, aussi, grâce à des spécialistes de l’iconographie rimbaldienne comme Jean-Jacques Lefrère, d’autres images du poète, jeune cette fois, ont été mises en circulation. Ce portrait par exemple, réalisé par le photographe Étienne Carjat, sans doute moins connu, aujourd’hui encore, que celui de Roubier, mais qui à l’avantage de témoigner, comme disait Roland Barthes de l’une de ses propres photographies d’enfance, d’une « préhistoire du corps ». Voici :

               Image2

9 Et la question se pose : eût-il eu connaissance de ce fascinant portrait à l’époque où il recevait l’illustre poète dans la vieille maison du Quai de Conti, l’auteur de Charmes n’eût-il pas été porté à plus de curiosité concernant l’œuvre de jeunesse ?

10 Je n’irai pas plus loin dans cette voie, et la prudence me dicte qu’il est temps de sortir du jeu auquel Dominique Noguez nous a si talentueusement conviés ! Non, Rimbaud n’est pas mort en 1937, et sa disparition en 1891 ne releva pas, hélas, de la rumeur ! Point de Nuits d’Afrique ni d’Évangile noir : on vérifie par là, qu’à tous les sens, le réel est idiot autant que cruel : double malédiction pour le lecteur que cette œuvre considérable (cf. « le passant considérable » de Mallarmé) qui tourne court autour de la vingtième année, et que cette fin si tragiquement précoce qu’aucun retour à la poésie n’aura été permis. Sans compter, pour faire bonne mesure, tant de feuillets que l’on sait égarés ou détruits. Malédiction, ou si l’on préfère radicale frustration du lecteur de Rimbaud, laquelle expliquerait suffisamment ce fantasme très propre aux études rimbaldiennes du manuscrit autographe ou de la lettre retrouvés, de l’image réapparue, qui viendraient, si peu que ce soit, augmenter le corpus. L’année 2007 encore, la découverte dans une collection particulière d’un lavis de Forain jusque là non repéré, représentant Rimbaud à l’âge de dix-huit ans – je te l’ai montré et tu l’as admiré –, fit grand bruit dans le milieu rimbaldien. Authentique document, pour le coup, au contraire de la fameuse Chasse spirituelle qui, soixante ans plus tôt, avait mis en émoi le Paris littéraire.

11 Peut-être a-t-on à présent oublié les circonstances de ce canular poétique imaginé et réalisé en 1949 par deux jeunes comédiens (qui, au demeurant, disaient sur scène Une saison en enfer chaque soir), lequel partagea un temps le clan des crédules (Pascal Pia qui rédigea la préface du recueil et Maurice Nadeau qui le publia) et celui des incrédules qui, tel André Breton, crièrent d’emblée à l’imposture. Mais la vraie leçon de l’affaire, c’est l’extrême émotion que suscita chez les rimbaldiens l’annonce de la publication. Voici, près d’un demi-siècle plus tard, le témoignage de l’un des témoins directs, l’oulipien et néanmoins rimbaldien, François Caradec :

Il me reste à répondre à ceux qui me demandent encore pourquoi, moi et un certain nombre d’autres qui semblent l’avoir oublié, nous avons cru à l’authenticité de la Chasse spirituelle. On connaissait l’existence d’un texte perdu de Rimbaud portant ce titre, en prose et en cinq parties. Stanislas Fumet, le 21 mai 1949 sur le Poste parisien, exprima ce que tout le monde a ressenti : « ... en ouvrant Combat, j’ai été extrêmement surpris. Je me suis dit, la Chasse spirituelle, mais c’est évidemment formidable. Dieu sait si depuis notre jeunesse nous rêvons de cette Chasse spirituelle, et ce titre si beau nous laissait tout imaginer. » Il faut aussi écouter André Breton lui-même dans sa lettre à Combat du 19 mai : « Il n’est pas un rimbaldien véritable dont l’émotion, à découvrir ce matin la page littéraire de Combat, n’ait dû faire place presque aussitôt à l’inquiétude, pour se muer peu après en indignation. » Et c’est bien ce que j’ai ressenti moi-même : plus que la surprise de Stanislas Fumet, l’émotion, qui me fit courir rue de l’Odéon à la librairie d’Adrienne Monnier pour acheter la Chasse […]. Contrairement à André Breton, mon émotion n’a pas fait place ensuite à l’inquiétude, ni à l’indignation19.

12 Dans cet univers des amoureux frustrés de Rimbaud, Dominique Noguez est de ceux qui, prenant acte de l’irrévocable clôture du corpus, choisit délibérément de produire un double fictionnel, mais qui serait, au contraire de ces leurres que sont les « doubles » rossetiens, une épreuve de vérité critique, celle-là même qui faisait dire à Proust, à propos d’un exercice voisin, « le pastiche est de la critique en action » :

Au « double Rimbaud » que Victor Segalen décrivait en 1906, s’en (est) effectivement ajouté un troisième, qui serait rentré du Harar en 1891 avec un mal au genou guérissable – non pour mourir, donc, mais pour relancer les dés de son impatient génie.20

13Car Noguez ne fait pas seulement œuvre de « biographe » dans ses Trois Rimbaud, il s’y essaie aussi, précisément, à ce qu’il nomme le « pastiche par anticipation », et livre à son lecteur différents fragments des fameuses Nuits d’Afrique ! Je t’y renvoie ainsi qu’à cet article paru quelques années plus tard, « Ressusciter Rimbaud », où, très significativement, l’auteur des Trois Rimbaud, tient dans un premier temps à souligner l’intérêt scientifique de son entreprise sur le mode de la « rationalisation » :

On voit que le pastiche par anticipation est une forme de critique, presque une méthode. Montrer ce qu’aurait pu plausiblement devenir un écrivain, ce qu’il aurait pu écrire, c’est se prononcer sur ce qu’il était, sur le sens de ce qu’il a écrit. Les branches imaginaires nous parlent de la pousse réelle de l’arbre, tronc et racines compris. Il y a, dans le procédé, de la témérité, j’en conviens, mais pas beaucoup plus que dans n’importe quelle exégèse ou généralisation : il relève du même risque critique21.

14Cependant que quelques lignes plus bas, il confesse que « la vraie justification de ce troisième Rimbaud » n’a d’autre origine que :

cette peine qu’on a, enfant, à voir mourir les héros à la fin des livres et des films, cette incrédulité, cette demande de rab. Après les Trois mousquetaires, on est heureux qu’il y ait le sursis de Vingt ans après et même le Vicomte de Bragelonne22.

15 Je hasarderai quant à moi que la vérité, plus secrète encore, de ce petit livre, pourrait tout au contraire relever, preuves à l’appui, d’une sorte de démonstration par l’absurde : oui, le passage si bref de Rimbaud dans le ciel de la poésie nous blesse et nous frustre, mais à tout prendre, la notabilité barbue qui entre à l’Académie française à l’âge de soixante-seize ans et dont Noguez se plaît à nous infliger la photographie, n’est-elle pas une insulte au Rimbaud que nous aimons, à cette beauté du diable que le génie de Carjat sut immortaliser, pouvons-nous désirer un autre Rimbaud que celui de la Saison ou des Illuminations, que cet adolescent aux yeux clairs dans lequel s’abîme, depuis la mise en circulation du portrait – tu l’as épinglé sur la porte de ta chambre !–, la rêverie de générations de lecteurs amoureux ?23

16 Il existe un autre cliché de Carjat, voisin dans le temps, qui, eût-il seul réchappé de la rage destructrice du photographe après l’altercation célèbre, n’eût sans doute pas réussi à hisser le poète, regard suspicieux, menton boudeur, au statut incontesté d’icône de la jeunesse24. Ce qui donne à penser que le portrait dit « ovale » pourrait bien être une photographie « retouchée » ! En dépit de quoi, ce portrait reste à jamais, de Rimbaud, « le seul visage »25, Le coin de table de Fantin-Latour, cette « Cène », comme dit Pierre Michon dans Rimbaud le fils, venant à point, s’il le fallait, contresigner la séduction qu’exerça le personnage et que confirment par ailleurs tous les témoignages. Verlaine : « un visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux d’un bleu-pâle inquiétant. » Léon Valade : « un effrayant poète de moins de dix-huit ans [...] grandes mains, grands pieds, figure absolument enfantine et qui pourrait convenir à un enfant de treize ans, aux yeux bleus profonds, caractère plus sauvage que timide, tel est le môme dont l’imagination, pleine de puissance et de corruption inouïes, a fasciné ou terrifié tous nos amis. » Mallarmé : « Je ne l’ai pas connu, mais je l’ai vu une fois [...] avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j’ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid, rougies d’engelures. Lesquelles eussent indiqué des métiers plus terribles, appartenant à un garçon. »

17 Rimbaud adolescent : un mixte d’enfant sauvage, d’ange exterminateur, et d’ambigu garçon-fille.

*

18 D’ambigu garçon-fille : parenthèse. Sans doute y aurait-il beaucoup à dire à ce sujet, et concernant l’imaginaire qui s’attache au jeune poète. Cela, peut-être, qui se lit en filigrane, chez les plus inconditionnels de ses thuriféraires (cf. Alain Borer), qui n’ont cessé de dire, sans le dire, le trouble dans lequel les jette l’adolescent : quelque chose de l’ordre d’un refoulé collectif. Et c’est par exception qu’un essai à Rimbaud consacré, sous-titré « Arthur Rimbaud, une non-biographie »26, celui de Jean Esponde, affronte le retour dudit refoulé : s’emparant de cet épisode de la deuxième fugue parisienne ici et là évoqué à demi-mot par les biographes, l’essayiste imagine en effet crûment la très significative scène suivante. Pardonne-moi de n’en rien censurer :

Début mars 71, Paris [...] Un adolescent à l’étrange beauté, sale et dépenaillé, lit malgré le froid la feuille satirique de L’éclipse et parfois un fou-rire le prend. Cheveux bouclés en désordre, il est assis à l’écart, par terre dans un coin. Il traîne par là depuis dix jours, affamé comme beaucoup d’autres. La Commune viendra trop tard27. Face à lui, un peu plus loin, un homme ivre dans un groupe.
– Alors ma jolie, c’est excitant au moins ?
On rit dans le groupe. Un autre homme :
On profite que la maman n’est pas là !
Le premier se précipite vers Rimbaud et lui arrache des mains l’exemplaire sale et ancien déjà. Revenant vers les autres, et après avoir trituré la feuille dans tous les sens :
Merde de merde, c’est qu’il faut savoir lire ! Peut-être qu’il pourrait me faire la lecture pendant que je me branle, le mignon !
Il a chiffonné le journal et l’a jeté en direction de Rimbaud. Avec un sourire crispé le garçon reprend la feuille, se recroqueville un peu dans son coin. Le deuxième homme se lève à son tour, avance vers lui de quelques pas vacillants. Incertain et vague, il regarde les lèvres tendues, le nez fin, et sous le large front embroussaillé d’une tignasse châtain foncé un dur regard d’océan, des yeux qui le jaugent et qu’il croise sans les voir. De dos, on devine que l’homme déboutonne d’un geste son pantalon informe et crasseux. Rimbaud se ramasse sur lui-même. Le sourire a disparu. L’homme, tournant la tête vers les autres :
– C’est que cette jolie petite gueule veut peut-être quelque chose de plus vigoureux !
Et s’adressant à Rimbaud :
– Hein qu’elle te plaît, ma Princesse !
Partout on rit très fort, les femmes aussi. On hurle, on se tape sur les cuisses, on boit. L’homme se tourne à nouveau vers les autres :
– C’est qu’elle en bave d’envie la mijaurée !
Il s’élance lourdement comme on plonge sur un lit. En même temps le garçon lui jette à la figure paille et poussière mêlées, évite tel un chat sauvage cette dérisoire pantomime du désir et court vers la sortie, bousculant les autres au passage28.

19 Seul, à ma connaissance, le cinéaste Nelo Risi, dans un film du début des années soixante-dix dont nous parlerons plus loin, avait antérieurement osé mettre en scène de façon aussi brutale l’agression présumée. Fin de la parenthèse.

               Image3

20 J’en reviens au portrait ovale. Qu’il ait constitué d’emblée une pièce déterminante dans la construction du « mythe de Rimbaud », cela ne fait donc guère de doute. Le photographe a-t-il pressenti ce qu’il était en train d’opérer à l’instant du déclic ? Telle est la rêverie à laquelle se livre à nouveau Pierre Michon face à « cette mandorle plus connue maintenant en ce monde que le voile de sainte Véronique29 [...] cette très haute icône sur laquelle la cravate éternellement penche » :

Je l’ai vu, et peut-être tous nous avons vu Carjat songeur, regardant pencher cette cravate, hésitant s’il la redresserait avant de prendre la photo. Nous avons vu Carjat dans cet instant vertigineux où dans le plateau de la balance il jetait le portrait ovale qui pèse autant que l’œuvre entière ou peu s’en faut30.

21Ici le lecteur de Michon est pris lui-même d’un « vertige » ou d’un sursaut : doit-il comprendre par cette dernière phrase que le cliché ainsi « jeté » dans la balance « pèse » pour moitié dans « l’œuvre entière » du photographe Carjat, proposition somme toute plausible ? ou, proposition exorbitante, que l’icône en question « pèse » à l’égal de « l’œuvre entière » de Rimbaud (« ou peu s’en faut » !) ? Ce qui est bien certain, c’est que des générations de jeunes gens comme toi, jusqu’à aujourd’hui, sont arrivées à l’œuvre de Rimbaud par ce même portrait qu’un siècle plus tard le peintre Ernest Pignon-Ernest imagina de greffer, à l’échelle 1, sur un corps de jeune « routard », veste et pantalon de jean, sac à l’épaule, et de placarder tout au long de l’itinéraire Charleville-Paris31. Picasso, Giacometti, Léger, tant d’autres avaient déjà donné au demeurant leur version graphique du portrait ovale, d’autres la donneront.

*

22 Mais c’est une fiction littéraire postérieure à celle de Pierre Michon, qui me paraît témoigner de façon particulièrement émouvante de cette fascination qui s’attache depuis les commencements à la « mandorle » sacrée. Il s’agit de l’admirable faux journal (encore un faux !) d’Isabelle Rimbaud, intitulé Les Jours fragiles et publié en 2004 par l’écrivain Philippe Besson32. Le « journal » court du 22 mai 1891 au 14 novembre de la même année (entre temps Rimbaud aura séjourné à la ferme de Roche une dernière fois, un mois tout juste, du 23 juillet au 23 août), et c’est le cœur serré que le lecteur est invité à suivre, jour après jour, l’exacerbation de l’angoisse de la sœur et de la déréliction du frère. À la date du jeudi 30 juillet, la relation d’« Isabelle » commence ainsi :

J’ai hésité un peu avant de proposer à Arthur que nous feuilletions ensemble l’album de photographies de notre enfance. Je sais combien toute nostalgie le rebute et je redoute que cette évocation de nos jeunes années ne fasse qu’aggraver chez lui la sensation du temps enfui, qui ne se peut reconquérir. Je crains aussi que ce retour au passé ne rende plus pénible encore la réalité de son présent. Si je me lance pourtant, si je dépose le vieil album sur les draps propres du lit que j’ai refait alors qu’il se débarbouillait, c’est parce que je crois que le souvenir du bonheur ne fait de mal à personne33.

23 Le frère et la sœur se mettent donc à feuilleter. Lui, comme attendu par le lecteur, commente sans complaisance les images. Au passage, cette photographie d’Arthur et de son aîné Frédéric en communiants : « un instantané de haine » déclare-t-il. On évoque les circonstances de la prise de vue, la mère hors champ, toujours, qui dirige les opérations. Et tout à coup, le ton change. Nous y voilà :

C’est avec appréhension que je lui tends une autre photographie. Ma main tremble un peu mais ce serait pire que tout de s’interrompre maintenant. Il faut continuer, agir comme si de rien n’était. Il ne faut pas faiblir, pas défaillir.
Il la regarde, cette photographie. Ou plutôt il la scrute. Il scrute le visage du jeune homme, dix-huit ans, la bonté extrême de l’expression, qui doit lui paraître une imposture et qui m’émerveille. Il y a la clarté du regard aussi, sa franchise, tandis qu’il n’en recherche que les ombres. Il y a l’innocence sauvage et je m’attache à l’innocence quand il ne retient que la sauvagerie.
J’évoque “un jeune homme très beau”. Je ne dis pas “Tu étais très beau.” Je n’accole pas son prénom à mon affirmation. Je m’en tiens à une formule presque impersonnelle, comme pour ne pas la relier à lui, cette beauté, comme si je parlais d’un autre que lui. Et je me débrouille pour ne pas employer l’imparfait, afin de ne pas laisser penser que cette beauté se serait fanée, gâtée, gâchée. Je redoute ses coups.
Lui, il ne répond rien. Il tient l’image entre ses mains. Il ne tremble pas. Il cherche quelque chose, sans que je sache s’il s’agit d’une vérité ou d’un mensonge. Il se souvient du photographe, cette fois, et même de son nom : Étienne Carjat. Le moment où la photographie a été réalisée s’impose très nettement à lui. Tout lui revient. Cette distance qu’on pourrait prendre pour de la tristesse, c’était d’abord une fébrilité. Ce regard qui fuit, qui regarde ailleurs, c’était un malaise dont il a oublié la cause, un inconfort peut-être. Cet angélisme qu’il dégage, c’était une ironie, une manière de tromper son monde. Cette légère insolence dans la moue, c’était sa volonté de conserver la maîtrise de soi, une contenance devant le photographe. Cette absence d’aspérité, en tout cas, c’est la jeunesse éclatante, un triomphe. Étienne Carjat, qu’a-t-il vu exactement ?34

24 À nouveau cette interrogation sur l’« instant vertigineux » de Michon, à peine formulée différemment : « Étienne Carjat, qu’a-t-il vu exactement ? »

*

25 Et qu’ont vu ou voulu voir dans le viseur de leur caméra les cinéastes qui à l’époque moderne ont choisi de « porter », comme on dit, Rimbaud à l’écran, autrement que sous forme documentaire ? Trois cinéastes, à ma connaissance s’y sont essayés, dans les dernières décennies35. Or, comment représenter physiquement Rimbaud après le portrait de Carjat, cette statue du commandeur ? Je crois deviner que cette question a priori insoluble fut à l’origine de chacune des solutions adoptées.

26 La première tentative est l’œuvre du cinéaste italien Nelo Risi. On peut s’étonner que son film, intitulé Una stagione all’inferno (1971), n’ait jamais été présenté en France. Objective façon de déjouer le « surmoi » Carjat : l’essentiel du récit s’en tient à retracer en dépit du titre, les seules années africaines (qui furent non moins des années d’inferno). C’est donc le Rimbaud trentenaire qui est figuré. Un Rimbaud dont très peu de photographies (personnage en pied, visage presque illisible), à peine quelques dessins, sont parvenus jusqu’à nous. Dans ces conditions, le choix du comédien anglais Terence Stamp qui venait trois années auparavant d’incarner l’ange pasolinien de Teorema, était une réponse acceptable à l’impossible question. Reste qu’un certain nombre de flash-back – dont celui, douloureux, plus haut évoqué – ramènent le spectateur, moins heureusement quant à l’effet de réel visiblement souhaité par ce type de cinéma, à l’époque parisienne, Verlaine étant alors incarné par un Jean-Claude Brialy qui n’a de parenté avec celui qu’il incarne que le fait d’être français.

27 Ce qui me conduit, sous forme de seconde parenthèse, à l’observation suivante : le cinéma, dès ses commencements a affectionné ce qui est rapidement devenu un genre cinématographique en soi et que le jargon indigeste du jour désigne sous le nom de « biopic » (biographical picture). Pour balayer un spectre large de cette pratique, et sans esprit de jugement, j’évoquerai brièvement les quelques films suivants : Chronik der Anna Magdalena Bach de Jean-Marie Straub, Amadeus de Milos Forman (Mozart), La note bleue d’André Zulawski (Chopin), Van Gogh de Maurice Pialat, Cet amour-là de Josée Dayan (Marguerite Duras), Sartre, l’âge des passions de Claude Goretta.

28 Reprenons la liste : Jean-Marie Straub confie le rôle de Bach au claveciniste Gustav Leonhardt, c’est pour lui affaire d’éthique : si son « comédien » doit entretenir quelque ressemblance avec Bach, ce sera au titre de très grand musicien (la prise de son sera directe, les plans fixes comme au concert) et rien que cela, à la perruque près. Forman, quant à lui, fait le pari inverse de partir d’un stéréotype, celui du génie imbécile, et il crée de toutes pièces un Mozart parfaitement imaginaire, sans doute très éloigné de son modèle. Autre conception : Zulawski choisit de confier, à l’instar de Straub, le rôle de Chopin à un véritable pianiste, mais alors, il part en quête du « sosie », jusqu’à le trouver en la personne d’un jeune virtuose polonais, véritable réincarnation de son lointain compatriote, autant qu’il soit possible d’en juger avec certitude sur la base d’un fonds iconographique somme toute réduit. S’agissant du personnage de Van Gogh, Pialat exige tout au contraire de Jacques Dutronc qu’il ne cherche pas à « ressembler », le comédien ira jusqu’à garder ses propres vêtements. Autant de façons de faire, autant de conceptions du cinéma, de son rapport à la vérité et peut-être bien à la morale.

29 Avec la figure de Marguerite Duras, les choses se posent a priori en d’autres termes. Le Zulawski de L’Heure bleue recherchait la ressemblance, mais sur une base très incertaine. Du visage, de l’allure, de la voix de l’auteur de L’Amant, témoignent des milliers de photographies, des centaines de kilomètres de pellicule. Josée Dayan choisit de contourner la difficulté en confiant, dans Cet amour-là, le rôle de Marguerite Duras à l’une des proches amies de l’écrivain, Jeanne Moreau : la comédienne – qui fut aussi comédienne de Duras – saura, avec le talent qu’on lui connaît, retrouver par fulgurances, les gestes et les intonations célèbres, tout en restant elle-même de bout en bout. Quant à Claude Goretta, cinq ans plus tard, il adoptera pour son Sartre, sur les mêmes bases (une montagne d’archives), un tout autre parti pris : celui de convier ses comédiens, Denis Podalydès et Anne Alvaro, à un véritable numéro de « transformisme » (prothèse oculaire comprise en ce qui concerne Podalydès-Sartre), et dans les deux cas, à un étonnant travail d’imitation de la voix. Très récemment, c’est le même numéro d’acteur, en soi éblouissant, que Diane Kurys a sollicité de la jeune Sylvie Testud-Françoise Sagan. Dans l’un et l’autre cas, les comédiens ont travaillé leur rôle en visionnant des heures d’archives. Mais revenons à Rimbaud.

30 Le choix de Nelo Risi dans Una stagione all’inferno, fut donc de ne pas affronter le « surmoi » du portrait ovale, en mettant en scène une aventure africaine à peu près vierge d’images rimbaldiennes, mais riche nonobstant de documents divers : le film relève du coup, par bien des côtés, du documentaire, ou pour mieux dire, il emprunte par moments littéralement à la forme de ces documentaires ethnologiques que réalisèrent au début du XXe siècle les premiers cinéastes voyageurs : quelques années encore, et Rimbaud eût pu au demeurant figurer sur une pellicule au côté de Ménélik. Mais voilà que je récris à mon tour Les Trois Rimbaud !

31 Il en va tout autrement du parti pris d’Agnieszka Holland qui adopte dans son film Rimbaud Verlaine, Éclipse totale, une solution qui combine la recherche du sosie (Zulawski) et le travail d’imitation (Goretta). De son aveu, Agnieszka Holland pensait avoir décisivement trouvé, en la personne du jeune comédien américain River Phoenix qu’elle avait su repérer chez ce grand amoureux de l’adolescence et des adolescents qu’est le cinéaste Gus van Sant, le modèle idéal depuis longtemps recherché. Au point que la parfaite adéquation de son visage à celui de Rimbaud jeune avait précipité la mise en chantier du projet : tourner une « vie » de Rimbaud depuis sa première rencontre avec l’auteur des Poèmes saturniens jusqu’à l’entrevue finale dans la Forêt noire. On y croiserait, en un long flash-back couvrant la quasi totalité du film, sur fond de relation des faits par Verlaine vieux en voix off, et tels qu’en eux-mêmes, le pauvre Lélian, les vilains bonhommes, l’épouse bafouée, le couple Mauté, la mère Rimbe, la sœur Isabelle. On reconstituerait les taudis de Paris et de Londres, la chambre d’hôtel de Bruxelles, la campagne ardennaise, le tout sur la base d’anciennes vues, des témoignages écrits disponibles, et pour ce qui concerne la direction de l’acteur principal, la manière de le « camper » (port, gestes, dégaine), des nombreux dessins souvent très expressifs dont abondent les diverses correspondances. Pour mémoire : ceux de Verlaine (le promeneur aux cheveux longs, poings dans les poches, pipe au bec et petit chapeau ; le marcheur coiffé d’un haut de forme « les voyages forment la jûnesse » ; le tout récent pianiste suant sur son clavier « la musique adoucit les mœurs », cependant que « la daromphe » veille ; le voyageur dépouillé de ses vêtements « dargnières nouvelles », ou se préparant au grand départ affalé devant un dictionnaire d’espagnol) ; ceux de Régamey (les deux compères à Londres, un policeman dans le brouillard à l’arrière plan) ; ceux de Delahaye (Rimbaud en enfant roi assis au milieu des nègres ou trinquant avec un ours polaire ; Rimbaud en « nouveau juif errant » aux grandes enjambées ; fumant, de profil, tête rasée, après la mort de Vitalie « la tronche de machin ») ; etc. Autant de croquis, qui à peine évoqués, parlent à la mémoire. C’est sur eux, autant que sur le fonds photographique disponible (le début et la fin du film reproduisent au détail près la fameuse photographie de Dornac représentant Verlaine attablé au café François 1er : banquette de moleskine noire capitonnée, chaises Thonet, vaste miroir, table de marbre, carafe et verre d’absinthe, tout y est), que la cinéaste avait choisi d’emblée de s’appuyer. Et c’est ce qu’elle fera, à ceci près qu’entre temps, le jeune River Phoenix était mort et que le projet aurait pu s’arrêter là. Jusqu’à ce que s’impose à la cinéaste le visage de celui qui n’était pas encore devenu une star hollywoodienne, le comédien Leonardo DiCaprio, comme tu sais ! Ceux qui n’ont jamais vu le film, et qui pourraient à ce point sourire, sont invités à le voir et à constater la parfaite « composition » du jeune comédien. Oui, de loin en loin, c’est bien le portrait ovale qui fait retour et qui s’anime. Le film date de 1995.

32 Le documentariste français Richard Dindo avait choisi quant à lui, quatre ans plus tôt (1991), une voie on ne peut plus éloignée de la précédente, pour évoquer le personnage de Rimbaud. Des trois sans doute, fut-il le seul à partir de cette constatation pourtant si simple –principe élémentaire de réalité – : Rimbaud est mort et nul ne le ressuscitera. Autre principe, Rimbaud laisse une œuvre, des lettres, et ses amis une quantité de témoignages, même si forcément incomplets. C’est de cet état des lieux qu’il lui fallait partir, et l’on reconnaît bien là la démarche du documentariste. Avec Rimbaud, une biographie, le cinéaste choisit néanmoins le registre de la fiction, mais faute de pouvoir représenter Rimbaud qu’on ne verra jamais à l’écran, il prend acte de ce fait : si Rimbaud n’a pu connaître le cinéma dont l’avènement est postérieur de quatre ans à sa mort (décembre 1895), nombre de ses amis, de ses proches, de sa famille, étaient encore vivants à cette époque, y compris Verlaine qui mourra un mois plus tard ! Ce n’était donc mentir qu’à demi, que d’installer les principaux protagonistes de sa vie devant une caméra, et de les inviter, par le truchement de comédiens en costume – choc visuel des deux siècles –, à témoigner. Tour à tour, ce sont, distribués sur trois périodes respectivement intitulées « Les déserts de l’amour » (Charleville, l’enfance), « Une saison en enfer » (Paris, Verlaine), « Un ange en exil » (Aden, l’Abyssinie, le commerce, le retour), que comparaissent l’ensemble des protagonistes attendus, depuis le professeur Izambard jusqu’à l’employeur Bardey. Les images sont en couleur. En contrepoint : des plans au statut indécis, tournés en noir et blanc, dans des lieux vides le plus souvent, mais qui semblent habités hors champ par la présence du grand absent qui donne à entendre ses poèmes par la voix du comédien Jacques Bonnaffé. Une fois, mais une seule, cette apparition : l’ombre du revenant, allongée par le couchant. Le « corps de gloire » de Rimbaud.

*

33 Il est temps de conclure. L’ouvrage d’Étiemble sur le mythe de Rimbaud plus haut cité, fut en son temps diversement accueilli. Pour Les Nouvelles Littéraires, ce n’était qu’une longue mystification car « ce qui importe chez Arthur Rimbaud, c’est son œuvre extraordinaire, et non les interprétations plus ou moins abusives qu’on en a données36 » : proposition elle-même abusivement doxale, à quoi l’auteur des Mythologies ne manqua guère de réagir :

Est-il possible de rejeter dans le néant la consommation collective et socialisée de Rimbaud […] le problème n’est pas d’opposer le mythe à sa vérité, comme la maladie à la santé, seule compte la réalité générale de l’Histoire dans laquelle le mythe prend place ; c’est au nom de cette Histoire que nous devons juger le mythe,  nullement au nom d’une essence de Rimbaud […].

34 Et l’article de Roland Barthes37 se terminait sur cette réjouissante provocation :

J’éprouve infiniment plus de curiosité, plus de « faim », pour le mythe de Rimbaud que pour Rimbaud lui-même. Écouter Rimbaud, absorber Rimbaud, retrouver le vrai Rimbaud, me paraît finalement moins humain que de considérer Rimbaud mangé par les hommes, par ceux de l’Histoire réelle, et non ceux de l’empyrée littéraire. Il serait peut-être temps qu’aux Nouvelles littéraires, on en prît son parti : il n’y a d’autre éternité à la littérature que sa propre mythologie.

35 « Il n’y a d’autre éternité à la littérature que sa propre mythologie », retiens cette phrase, médite-la, et, allégée du péché de « manger » Rimbaud à ton tour, reprends en toute quiétude, la lecture d’une œuvre, en effet « extraordinaire ».

               Image4

36                         Rimbaud par E. Pignon-Ernest, Charleville, été 2009

37Pour citer cet article :

38Paul Léon, « Images idiotes de Rimbaud »,  Loxias,  Loxias 27,  mis en ligne le 6 décembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3106

Notes de bas de page numériques

1 Cité par Alain Borer, Rimbaud, l’heure de la fuite, Gallimard / Découvertes, 1991, p. 22.
2 Ouvrages récemment regroupés en un volume sous le titre L’École du réel, Éditions de Minuit, 2008.
3 Cf. Clément Rosset, L’objet singulier, Éditions de Minuit, 1979.
4 Cf. Clément Rosset, Le réel, traité de l’idiotie, Éditions de Minuit, 1977.
5 Cf. Clément Rosset, Le réel et son double, Gallimard, 1976.
6 Cf. Clément Rosset, Le principe de cruauté, Éditions de Minuit, 1988.
7 Rimbaud, « Les poètes de sept ans » in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 44.
8 Rimbaud, « Vagabonds » in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 136.
9 Rimbaud, « Alchimie du verbe » in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 106.
10 Rimbaud, Lettre à Izambard du 25 août 1870 in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 238.
11 Arthur Rimbaud, L’Œuvre-Vie, Édition du centenaire établie, présentée et annotée par Alain Borer, Arléa, 1991.
12 Paul Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui, Vanier, 1888.
13 Fantasmagories, tel est le titre du dernier ouvrage paru de Clément Rosset sur la question des « doubles » du réel (Éditions de Minuit, 2007).
14 Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, Gallimard / Bibliothèque des Idées, 1952 à 1958.
15 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Seuil / Poétique 1982.
16 Dominique Noguez, Les Trois Rimbaud, Éditions de Minuit 1986.
17 Dominique Noguez, Les Trois Rimbaud, Éditions de Minuit 1986, p. 7.
18 Dominique Noguez, Les Trois Rimbaud, Éditions de Minuit 1986, p. 8.
19 François Caradec, « L’affaire de La Chasse spirituelle », in Passages de Rimbaud, Magazine Littéraire n° 289, juin 1991, pp. 54-55.
20 « Ressusciter Rimbaud » in Dominique Noguez, Jean Larose, Gilles Marcotte, Rimbaud, Le Castor Astral, 1993, p. 110.
21 « Ressusciter Rimbaud » in Dominique Noguez, Jean Larose, Gilles Marcotte, Rimbaud, Le Castor Astral, 1993, p. 114.
22 « Ressusciter Rimbaud » in Dominique Noguez, Jean Larose, Gilles Marcotte, Rimbaud, Le Castor Astral, 1993, p. 115.
23 Quant au portrait de « Rimbaud vieux » que propose au lecteur l’auteur des Trois Rimbaud, il s’agit, vérification faite, du véritable portrait d’un nommé Abbé Boullan que fréquenta Huysmans aux alentours de 1890, époque de la publication de Là-bas, occultiste quasi délirant, pénétré de surnaturel, en un mot, ou si l’on préfère en un jeu de mot, un « illuminé » !
24 Voir à ce propos Paul Léon, « L’écrivain et ses images, le paratexte photographique » in Actes du colloque de Cerisy Littérature et photographie, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
25 Pour reprendre le titre d’un petit recueil photographique d’Hervé Guibert, Le seul visage, Éditions de Minuit, 1984.
26 Jean Esponde, Mourir aux fleuves barbares, Éditions Confluences, 2004.
27 Rimbaud quitte Paris début mars, l’insurrection de la Commune commence le 18.
28 Jean Esponde, Mourir aux fleuves barbares, Éditions Confluences, 2004, pp. 18-19.
29 On sait que Véronique, dont la légende raconte qu’elle recueillit sur un linge l’image du visage du Christ, est devenue depuis la sainte patronne des photographes !
30 Pierre Michon, Rimbaud le fils, Gallimard / L’un et l’autre, 1991, p. 109.
31 Cf. Marie-Odile Briot et Catherine Humblot, Ernest Pignon-Ernest. La peau des murs, Limage, 1980.
32 Philippe Besson, Les Jours fragiles, Julliard, 2004.
33 Philippe Besson, Les Jours fragiles, Julliard, 2004, pp. 70-71.
34 Philippe Besson, Les Jours fragiles, Julliard, 2004, pp. 75-76.
35 Une quatrième fiction cinématographique datant de 1996, adaptation par son auteur Jean Teulé du roman Rainbow pour Rimbaud (Julliard, 1991), raconte les pérégrinations de deux jeunes gens d’aujourd’hui sur les traces du poète. Elle mérite également d’être signalée même si Rimbaud n’y est pas figuré en tant que tel.
36 Numéro du 21 octobre 1954.
37 Texte paru initialement dans la revue Lettres Nouvelles de décembre 1954 sous le titre « Phénomène ou mythe », retrouvé in extremis et annexé par Éric Mary au cinquième et dernier volume des Œuvres complètes de Roland Barthes, Seuil 2002, pp. 1021-1023. Je remercie vivement Jean-Marie Guignard et Rainier Rocchi, étudiants de Master, d’avoir attiré mon attention sur cet article et de me l’avoir communiqué.

Pour citer cet article

Paul Léon, « Images idiotes de Rimbaud », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Images idiotes de Rimbaud, mis en ligne le 11 décembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=3106.


Auteurs

Paul Léon

Paul Léon est maître de conférences à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Il enseigne la littérature française du XXe siècle et le cinéma. Membre du Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la Littérature (CTEL), il a déjà donné plusieurs contributions à la revue Loxias. Ses travaux portent pour l’essentiel sur la relation de l’écrit et de l’image. Dernières participations à des ouvrages collectifs : « Iconotextes, le jeu des images et des mots » in Comprendre le cinéma et les images (Armand-Colin 2007, trad. portugaise éd. Texto & Grafia 2008), « L’écrivain et ses images, le paratexte photographique » in Littérature et photographie (Presses Universitaires de Rennes 2008), « Flatters peintre et psychagogue, personnage camusien par l’écrivain lui-même » in Les spirales du sens chez Renaud Camus, éd. Rodopi, Amsterdam-New York 2009).