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Gilles Dumoulin  : 

Collage et processus de transmédiation dans les poèmes et dessins mécanomorphes de Francis Picabia

Résumé

Les poèmes et dessins mécanomorphes de Francis Picabia renouvellent radicalement l’esthétique du collage inventée par les « papiers collés » cubistes et diversement transmédiée dans les « idéogrammes lyriques » d’Apollinaire ou les « planches motlibristes » des futuristes italiens, pour développer un autre mode de représentation du réel, en lien avec l’esthétique du readymade découverte par son ami Marcel Duchamp : la technique du collage s’y infléchit non plus dans une démarche de réalisme non figuratif – distorsion de la représentation par emprunt direct à la « réalité » et présentation du réel dans sa multiplicité signifiante – mais dans une procédure de dissolution de la notion même de représentation et de la possibilité de faire sens, en intensifiant l’arbitraire et l’aléatoire dans la composition de l’œuvre, comme l’expression d’un inconscient lié au motif et au fonctionnement de la machine.

Index

Mots-clés : collage , dada, Picabia, poésie, transmédiation

Texte intégral

1Lors de son deuxième séjour à New York, en 1915, Francis Picabia se rapproche du groupe d’artistes indépendants de la galerie 291, fondée par le photographe Stieglitz, et abandonne l’esthétique orphique et abstraite des toiles qui lui avaient apporté une grande renommée dans le milieu d’avant-garde new-yorkais par le scandale qu’elles avaient provoqué lors de l’exposition de l’Armory Show en 1913, pour produire des tableaux et des dessins mécanomorphes : simples copies d’épures d’ingénieurs ou de schémas publicitaires légendées par des emprunts détournés des pages roses du Petit Larousse ou des œuvres de Rémy de Gourmont et de Jules Laforgue.

2Ces peintures et dessins mécanomorphes, pratiqués jusqu’en 1921, renouvellent radicalement l’esthétique du collage inventée par les « papiers collés » cubistes et diversement transmédiée dans les « idéogrammes lyriques » d’Apollinaire ou les « planches motlibristes » des futuristes italiens, pour développer un autre mode de représentation du réel, en lien avec l’esthétique du readymade découverte par son ami Marcel Duchamp : la technique du collage s’y infléchit non plus dans une démarche de réalisme non figuratif – distorsion de la représentation par emprunt direct à la « réalité » et présentation du réel dans sa multiplicité signifiante – mais dans une procédure de dissolution de la notion même de représentation et de la possibilité de faire sens, en intensifiant l’arbitraire et l’aléatoire dans la composition de l’œuvre, comme l’expression d’un inconscient lié au motif et au fonctionnement de la machine.

3Quelle nouvelle procédure d’intermédiation entre les arts plastiques et le matériau verbal définit cette interaction du collage et du readymade dans les poèmes et dessins mécanomorphes de Picabia ? En quoi dresse-t-elle une ligne de fuite qui pousse au paroxysme l’esthétique cubiste pour dessiner les contours d’une démarche « pré-dada » ?

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5Tout au long de son parcours artistique, Francis Picabia a suivi une esthétique très éclectique qui le mène de toiles de type impressionniste ou pointilliste entre 1905 et 1909 à la reproduction chromo de clichés photographiques érotiques dans les années 1940, en passant par l’expérimentation cubiste, puis orphiste, dada et « surréaliste ». Cette diversité esthétique inscrit l’œuvre de Picabia sous le signe de la contrefaçon et de la copie qui prend toute son amplitude dans la période dada. Ainsi, en 1923, lorsqu’on lui demande pour quelle raison il écrit et pourquoi il peint, il répond de façon insidieuse :

– Parce que je m'ennuie, et que je pense ennuyer les autres. J'ai copié, étant jeune, les tableaux de mon père. J'ai vendu les originaux et les ai remplacés par les copies. Personne ne s'en est aperçu, je me suis découvert une vocation.
Que pensez-vous de la poésie ?
– La poésie n'existe pas1.

6L’éloge du faux et de la copie, le refus de l’« art », peut s’entendre comme une provocation à l’égard du public et des critiques que les œuvres de Picabia ont souvent malmenés, elle assigne cependant une nouvelle épaisseur à l’esthétique du calque et du collage qu’il pratique depuis 1915, à travers ses poèmes et dessins mécanomorphes, et repose sur cette marge de liberté créatrice, subjective, protestataire et volontiers éphémère, que délie, avec matérialisme, l’inexistence affichée de la « poésie ». Cette posture de faussaire comme cette esthétique de la copie ne ressortissent pas seulement à la période dada mais, d’une certaine façon, parcourent et encadrent toute l’œuvre « plastique » de Picabia : de la copie des toiles impressionnistes, dans les premières années de sa vie artistique à partir de 1905, aux Espagnoles2 qu’il peint après sa rupture avec dada à partir de 1921, et jusqu’aux différents collages et peintures au ripolin qu’il réalise d’après des cartes postales ou des photos de magazines dans les années 1925, et qui développent, par leur aspect dégénéré, une esthétique du mauvais goût. Mais plus qu’une posture provocatrice et contestataire, le développement de cette esthétique du faux et du calque concourt à dénoncer toute prétention à l’« authenticité » en art et porte en dérision toute forme de « représentation » du réel.

7Avant même son deuxième séjour à New York en 1915, où il réalise ses premiers dessins mécanomorphes, la démarche esthétique et anti-artistique de Picabia s’approchait de la technique du collage en lui conférant une nouvelle dimension abstraite, opposée à la forme que l’expérimentation cubiste lui avait donnée quelques années plus tôt à travers les « papiers collés » et leur « nouveau réalisme ». Dès 1913, en effet, il s’éloigne de l’esthétique cubiste, qu’il avait pratiquée avec Danse à la source (1912), lui reprochant une certaine forme de tradition dans la recherche illusionniste et technique de représentation du réel : l’ambition théorique de « reproduire la réalité », de produire un « exact fac-similé de leur modèle3 », à l’instar des « anciens maîtres », – projet théorique ruiné par le développement de l’art photographique – lui semble totalement obsolescente. Il se tourne alors davantage vers une forme d’abstraction orphique – ne laissant « aucune trace de l’original » ou du « modèle » – à travers des toiles qui explorent les synesthésies et les traces du souvenir, la subjectivité de la vision : La Ville de New York aperçue à travers le corps (1913), Danseuse étoile sur un transatlantique (1913)… Il s’en explique dans un article explicitement intitulé : « Comment je vois New York. Pourquoi New York est la seule ville cubiste au monde » :

L’Art, l’Art, mais qu’est-ce donc que l’Art ? Est-ce de reproduire fidèlement un visage ou un paysage ? Non, cela c’est de la mécanique. Peindre la Nature telle qu’elle est, ce n’est pas de l’art, c’est du génie mécanique. Les anciens maîtres confectionnaient les modèles les plus achevés, les reproductions les plus fidèles de ce qu’ils voyaient. Et si leurs peintures ne se ressemblent pas entre elles, c’est parce qu’aucun homme ne voit les choses de la même façon qu’un autre. Ces anciens maîtres, et leurs émules modernes, dépeignent fidèlement le réel, mais aujourd’hui je n’appelle pas cela de l’art, car nous avons dépassé ce stade. Cela, c’est l’ancien, et seul doit vivre le nouveau. L’art, c’est de créer un tableau sans modèle4.

8La définition de l’orphisme de Picabia, comme « tableau sans modèle », se construit sur le refus du modèle figuratif, y compris dans ses « émules modernes », les cubistes, pour dégager la peinture du dogme de la représentation et l’ouvrir sur la simple expression de la singularité et de la subjectivité, dans un travail d’articulation des couleurs et des formes, de visions abstraites déformées par le prisme des synesthésies : ainsi Danseuse étoile sur un transatlantique est liée à l’évocation du souvenir du spectacle de la danseuse Stacia Napierkowska, et Picabia compose, à son retour à Paris, ses grandes toiles aux titres hermétiques Udnie et Edtaonisl5. Cependant, dès la fin de l’année 1913, les toiles de composition orphique de Picabia se détournent de l’expression de la subjectivité, dernier ressort de la peinture déliée de sa fonction mimétique depuis le développement de l’art photographique, et prennent une tournure d’autant plus abstraite que les titres, souvent inscrits sur la toile, effectuent la même disjonction sémantique que dans les readymades de Marcel Duchamp, à la différence près qu’ils sont, pour la plupart, tirés de citations latines détournées du Petit Larousse6 de 1906 : Et moi aussi j’ai vécu en Amérique (Et in Arcadia ego !), Chose admirable à voir (mirabile visu), Très rare tableau sur la terre (rara avis in terris), Cette chose est faite pour perpétuer mon souvenir (ad perpetuam rei memoriam), Force comique (vis comica), C’est de moi qu’il s’agit (de te fabula narratur). Vis-à-vis des compositions abstraites qu’ils désignent, ces titres ne prennent plus qu’une valeur ironique à l’égard des fonctions de la peinture, y compris l’expression de la subjectivité, et marquent un premier tournant dans la création de Picabia qui commence à s’agencer comme une anti-esthétique et une critique radicale du monde de l’art et du domaine de la représentation.

9Comme les disjonctions sémantiques des titres des readymades duchampiens, les citations latines, détournées de leur sens initial par leur écart référentiel, recouvrent une valeur déceptive et critique, presque aléatoire ; cependant, leur emprunt direct au Petit Larousse – à peine masqué par la déformation de la traduction : le détournement – et leur présence effective sur la toile, relèvent de l’esthétique du collage, non plus au sens d’un « effet de réel » comme dans l’expérimentation cubiste, mais dans celui d’un retrait de la subjectivité et d’un abandon de l’auctorialité. Non seulement cette nouvelle pratique modifie la technique du collage et lui confère un sens critique, mais elle malmène aussi, en détruisant avec sarcasme et ironie toute expression subjective, toute visée individuelle, la dernière expérience plastique de Picabia qui pensait trouver dans l’abstraction la possibilité de sortir la peinture de sa fonction mimétique et représentationnelle. Ces premières expérimentations de collage disjonctif vident de tout lyrisme le dernier essor pictural et plastique de Picabia, comme de l’expression des synesthésies et des traces mémorielles, pour ne faire ressortir que l’aspect matériel et purement mécanique, aléatoire, de la création : son non-sens. Par rapport au readymade, ce type de collage disjonctif repose sur un processus inverse qui, au lieu de détourner un objet usuel de sa sémiologie en lui donnant un titre abstrait, soustrait la fonction expressive de l’abstraction plastique en lui donnant un titre « tout fait » et arbitraire.

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11Les premiers dessins mécanomorphes publiés dans la revue 291, à New York, reprennent le procédé de collage de citations latines, mais en les appliquant à des schémas mécaniques : La Fille née sans mère (291, n° 4, juin 1915) détourne une citation d’Ovide (prolem sine matre creatam) pour désigner le croquis d’une machine7, et prend, au fil de l’œuvre Picabia et des différentes versions de ce thème, une fonction symbolique, pour désigner de façon plus globale une forme d’œuvre sans modèle, déliée de la « représentation du réel », et issue d’une simple mécanique. Le processus de disjonction qui fonctionnait au niveau du titre se généralise à l’ensemble de l’œuvre qui se dégage de tout principe mimétique ou représentationnel, et de toute expression d’une subjectivité – d’autant plus que les schémas mécaniques reproduits dans les dessins de Picabia sont directement copiés de publicités ou de magazines de vulgarisation scientifique8.

12Ce double collage, dont procède le dessin mécanomorphe au niveau du texte (titre ou légende) et du croquis, adapte à la lettre les critiques esthétiques que Picabia énonçait à l’égard du cubisme et de son ancrage « réaliste », en réduisant son esthétique au « génie mécanique » ou au « fac-similé », de telle sorte que cette pratique repose sur une critique radicale et sarcastique de l’esthétique de « représentation du réel », comme l’expression subjective liée à l’orphisme et à l’abstraction, en se contentant de copier et de coller des schémas mécaniques, des esquisses « toutes faites » et des citations didactiques : en se réduisant au rôle d’assemblage et d’agencement. Cette nouvelle forme de collage produit donc une nouvelle forme d’abstraction, éloignée de la plasticité et de la subjectivité de l’expérience orphique, et radicalement critique à l’égard de la peinture, permettant, en intégrant la reproductibilité technique et mécanique dans le processus créatif, de libérer l’art de sa fonction traditionnelle de représentation : le collage y devient un geste anti-artistique, le degré zéro de la reproduction mimétique, une simple mécanique à l’image de la photographie, réduisant l’artiste au rôle d’opérateur technique.

13En novembre 1921 éclate une polémique au sujet de la toile Les Yeux chauds, exposée au Salon d’Automne dans la salle du Grand-Palais avec L’œil cacodylate, composée de multiples autographes. La toile attaquait ouvertement le directeur du Salon, M. Frantz-Jourdain, en présentant le schéma sommaire d’une machine composée de deux cercles et assortie de multiples légendes, puis ou moins injurieuses et ironiques à l’égard du salon et de son représentant9 : « Hommage à Franz Jourdain », « Faux col », « Remerciements au Salon d’Automne », « l’oignon fait la force », « clair de lune », « action du vent ». Un journaliste anonyme publie alors, en première page du quotidien Le Matin, une reproduction du tableau de Picabia en vis-à-vis avec « le schéma d’un régulateur de vitesse d’une turbine aérienne10 » qu’il avait copié, accusant ainsi la « supercherie » du peintre dada. Le « larcin » dévoilé, Picabia répond aussitôt dans un article intitulé « L’œil cacodylate », expliquant sa démarche :

 Copier des pommes, c’est compréhensible pour tous, copier une turbine, c’est idiot. A mon avis, ce qui est encore plus idiot, c’est que Les Yeux chauds, qui étaient inadmissibles hier, deviennent maintenant, par le fait qu’ils représentent une convention, un tableau parfaitement intelligible pour tous.

Le peintre fait un choix, puis imite son choix dont la déformation constitue l’Art ; le choix, pourquoi ne le signe-t-il pas tout simplement, au lieu de faire le singe devant ? Il y a bien assez de tableaux accumulés et la signature approbative d’artistes, uniquement approbateurs, donnerait une nouvelle valeur aux œuvres d’art destinées au mercantilisme moderne. […]

L’Art est partout, excepté chez les marchands d’art […]

Aux Indépendants, je compte exposer des souris blanches, sculptures vivantes, un gardien sera près d’elles et vendra du pain au public, afin d’assurer la vie de ces petits animaux indispensables à mon œuvre.

Le Matin découvrira que j’ai emprunté ces souris à un marchand d’oiseaux, ce qui ne m’empêchera pas d’être très content de mon idée11.

14Dans un premier temps, Picabia revendique la copie, jusqu’alors inavouée, et la justifie esthétiquement comme principe même de l’Art en tant qu’imitation et déformation de la réalité, en renvoyant aux natures mortes de Cézanne – prémices du cubisme ; seulement, la copie d’une « turbine » déplace la problématique de l’imitation du réel à l’imitation de l’imitation du réel : copie de copie, – désavouant par là toute « authenticité » artistique et toute expression subjective (la copie n’exprime que la neutralité ou l’indifférence de la machine) – de telle sorte que le geste artistique s’y trouve réduit, machinalement et de manière iconoclaste, à sa fonction d’imitation d’une convention12. Il s’agit bien de dénoncer, derrière la représentation du réel, la simple imitation d’une image de la réalité – de ce qui en est déjà le simulacre, conditionné par l’arbitraire du médium et de ses conventions artistiques, leur ancrage idéologique –, pour libérer la peinture (Veuve joyeuse) de sa fonction imitative. Mais par la suite, il pousse le paradoxe plus loin en énonçant le principe même du readymade duchampien et en l’adaptant à la peinture : « le choix, pourquoi ne le signe-t-il pas tout simplement, au lieu de faire le singe13 devant ? ». L’Art n’a donc plus pour fonction de représenter le réel, mais de le présenter, dans ce qu’il a de plus brut et de plus matériel, débarrassé des conventions et de leur idéalisme.

15C’est justement le principe du collage et sa pratique, par l’intermédiaire de la copie et du readymade, qui permettent de dévoiler et de libérer cette nouvelle fonction de l’art. Réduction de la peinture à une mécanique, abolition de l’auctorialité dans le simple agencement des composantes visuelles et verbales, forclusion de l’expression de la subjectivé dans l’indifférence du choix, « l’indifférence immobile14 » : le calque mécanomorphe, comme adaptation picturale et littéraire du readymade duchampien, renouvelle radicalement la pratique du collage, et modifie le mode de subjectivation en réduisant le procès d’individuation à une mécanique et un psittacisme absurde et aléatoire, calquant les pulsions sur les rouages de la « fille née sans mère ».

16Mais tout au long de leur production, de 1914 à 1921 – et connaissant une véritable effervescence dans la période 1918-1919 –, la technique mise en œuvre dans les différents « dessins mécanomorphes » évolue, passant de la copie industrielle des épures d’ingénieurs parues dans le magazine La Science et la Vie, à la retouche sur reproduction photographique comme au dessin à la main levée ; de même, se multiplient les sources d’emprunts pour les titres et les légendes de plus en plus importantes dans la composition du « dessin » : du détournement des citations latines, au collage de bribes arrachées aux Complaintes de Laforgue comme à La Physique de l’amour ou à L’Esthétique de la Langue française de Rémy de Gourmont15.

17Dans une première période, celle de 291, Francis Picabia publie des dessins mécaniques relativement sobres par leur composition : certains associent plusieurs schémas publicitaires dans une étrange mécanique, dysfonctionnelle (Canter, 291, n° 5-6), d’autres multiplient les citations latines déformées et recontextualisées (De Zayas ! De Zayas !, 291, n°5-6) ; toutes, en tout cas, surprennent par la neutralité et l’impersonnalité de leur tracé, la sècheresse du dessin, et l’hermétisme de leurs légendes, dans un cotexte marqué par l’esthétique cubiste. En effet, la revue 291 se définit dès le premier numéro (mars 1915) comme un « laboratoire expérimental16 », et publie entre deux couvertures abstraites (Marius De Zayas, Edward Steichen) un dessin cubiste de Picasso, l’idéogramme lyrique « Voyage » d’Apollinaire, et un bref compte-rendu sur divers courants esthétiques européens et américains : « simultanism », « sincerism », « unilaterals », « satirism and satyrism », « idiotism » ; le n°2 publie un dessin de la période orphique de Picabia, composé à New York en 1913, un poème de Marius De Zayas et Agnes Ernst Meyer, inspiré de l’esthétique cubiste et futuriste dans sa facture typographique et son recours massif au collage (« Mental Reactions »), une partition musicale et un dessin abstrait de Katharine N. Rhoades ; le n°3 présente en double page un poème visuel composé de l’agencement d’un dessin de Rhoades et de deux poèmes de Meyer et De Zayas diversement orientés sur la page, et un calligramme de J. B. Kerfoot… Dans cet environnement esthétique particulièrement marqué par l’expérimentation du cubisme et du futurisme dans leurs productions plastique et poétique, les n°5-6, presque exclusivement composés des dessins mécanomorphes de Picabia – à l’exception d’un texte polémique de Marius de Zayas sur la situation de l’art à New York17 – tranchent radicalement par leur facture et la sècheresse objective de leur composition.

18Dans ces numéros de juillet-août 1915, Picabia introduit la « réalité objective » dans les pages de 291, en reproduisant les schémas ou les images de mécanismes ou d’objets manufacturés tirés de catalogues spécialisés ou de publicités18. Ces dessins « mécanomorphes » transposent dans le domaine des machines et de la mécanique le portrait de chaque instigateur de la revue : Stieglitz, en couverture, est représenté par la superposition d’un appareil photographique ouvert, d’un levier de vitesse, et d’un frein à main (Ici, c’est ici Stieglitz) ; Picabia se présente dans la reproduction d’un klaxon et d’une batterie automobile (Le Saint des saints) ; Agnès Ernst-Meyer est le Portrait d’une jeune fille américaine dans l’état de nudité représentant le dessin d’un bougie de moteur ; une lampe électrique portative est dédiée à Paul Haviland (Voilà Haviland) ; et un schéma complexe reliant un circuit électrique d’automobile à un corset féminin rend hommage à Marius de Zayas (De Zayas ! De Zayas !).

19Ces cinq portraits, par l’objectivité « industrielle » de leurs schémas, le dysfonctionnement de leur assemblage et l’hermétisme des légendes qui leur sont associées par la déformation de citations latines tirées du Petit Larousse, ont une signification de prime abord hermétique, seulement compréhensible par un réseau associatif (le rôle « moteur » de l’art photographique de Stieglitz et de sa galerie dans l’avant-garde new-yorkaise, le cosmopolitisme éclairé de Haviland, la « découverte » de l’Amérique par de Zayas et son engagement esthétique : « Je suis venu sur les rivages / du Pont-Euxin », « J’ai vu », « De zayas ! De zayas ! 19»…) destiné aux happy few, et réduisent l’expression plastique (au regard des compositions cubistes de Picasso et Braque reproduites dans les autres numéros) à une simple mécanique objective. Cependant, certaines légendes mettent en avant l’aspect « poétique » et verbal de ces dessins : « Poème », d’une police distinctive, figure en place de titre dans le dessin destiné à Stieglitz, et « La poésie est comme lui » est la seule légende, hermétique, de Voilà Haviland. En effet, comment faut-il interpréter ces différentes références à la « poésie » dans ces reproductions mécaniques ? La comparaison « comme lui » a-t-elle pour comparant Haviland et sa xénophilie, l’éclairage portatif, le schéma d’objet industriel, ou le réseau associatif qui mêle les uns aux autres ? « Poème » désigne-t-il l’appareil photographique démonté ou, par métonymie, la reproduction photographique, ou encore la reproduction et l’assemblage de schémas mécaniques ? Nul doute que l’ironie exercée à l’égard de la peinture dans ces dessins n’épargne aussi le domaine littéraire, et principalement la poésie. La mention « poème », et surtout sa fonte trop visible au regard de la neutralité presque transparente de la police des autres légendes, appuie suffisamment l’effet disjonctif avec le dessin mécanique pour y déceler une intention sarcastique tout aussi iconoclaste que la destruction de la plastique à travers les épures et les schémas mécaniques.

20D’une certaine façon, ces dessins – ou « poèmes » – mécanomorphes sont l’exact opposé des « idéogrammes lyriques » d’Apollinaire qui leur sont presque contemporains : à la transmédiation plastique du matériau verbal dans son agencement typographique sur la page permettant d’exprimer le simultanéisme et les synesthésies du « lyrisme ambiant », du monde moderne, répond un processus de transmédiation poétique qui vide la peinture de toute plasticité et le texte collé de tout lyrisme en les réduisant à un simple agencement mécanique.

21Plasticité lyrique du matériau verbal d’un côté, conceptualité objective – « industrielle » – du matériau plastique de l’autre : les dessins « mécanomorphes » de Picabia sont tout autant des poèmes20 et définissent, à travers ce nouveau mode de transmédiation21, proche du readymade duchampien, une autre esthétique du collage, plus critique que lyrique.

22Le rapprochement, dans 291 même et à quelques mois d’intervalle, entre les poèmes visuels nés de la collaboration entre Marius de Zayas et Agnès Ernst-Meyer d’une part, et les poèmes – ou dessins – « mécanomorphes » de Picabia, permet de mieux apprécier le seuil esthétique qui sépare le collage « cubiste » du collage « dada », ou « pré-dada ».

23« Mental Reactions » (291, n°2) formule une synthèse entre la plasticité des planches motlibristes du futurisme italien dans l’agencement du texte et d’un graphisme abstrait dessinant des lignes de force dans la composition visuelle du poème, et le collage cubiste par l’insert, en français dans le texte, de fragments de publicités qui se démarquent du reste de la composition par leur typographie : « Parfumerie de Nice », « parfum ultra persistant », « CrèmeS », ou encore dans le collage effectif, et particulièrement perceptible sur le fond noir du dessin abstrait, des expressions « flirt », « not our grey passions pathetic », « as that struggling city tree », dont l’allotopie rejoint aussi l’effet de collage des « poèmes conversations » d’Apollinaire ou des « poèmes élastiques » de Cendrars.

24L’ensemble du texte, et sa dimension particulièrement plastique, exprime la modernité de la vie américaine.

25En revanche, dans le « poème mécanomorphe » de Picabia, « Ici, c’est ici Stieglitz » par exemple, le collage n’est plus explicité ou affiché par son hétérogénéité typographique ou matérique, mais reste implicitement tapi derrière l’apparente objectivité du dessin, sa limpidité industrielle. Le collage ne procède plus que par agencement et détournement sémiotique de la représentation de l’objet manufacturé : readymade plastique dans sa neutralité et son indifférence esthétique. La disjonction sémantique de la légende et du titre transpose la reproduction mécanique dans un nouveau processus de transmédiation en lui assignant une fonction symbolique, mais implicite et abstraite.

26La différence technique et esthétique est encore plus perceptible dans la double page du n° 9 de la revue 291 (novembre 1915), où se font face deux versions d’un même thème : la féminité, vue successivement par de Zayas et Picabia.

27Même si, de l’aveu des deux amis, ils ne semblent pas s’être concertés pour traiter le même thème22, les deux poèmes visuels reprennent la même dynamique dans l’agencement des lignes typographiques ou des mécanismes du schéma. Mais, là où Marius de Zayas développe la plasticité du texte à la manière du futurisme italien, en jouant sur son orientation et les variations typographiques (diversité des fontes et tailles de caractère, jeux de gras, maigres et italiques, alternance de majuscules et de minuscules) pour donner une ligne de force à la visualité du texte, Francis Picabia reproduit un mécanisme reliant une cible à un fusil, dans la froideur et la netteté du dessin industriel. Le poème de Marius de Zayas reprend la technique du collage matérique, en collant directement sur son texte le fragment manuscrit d’un discours amoureux, tandis que Francis Picabia détourne une citation latine en la déformant de manière presque blasphématoire : Ecce homo devient Voilà Elle.

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29Une deuxième série de dessins mécanomorphes paraît dans la revue 391 que Picabia crée à Barcelone, en janvier 1917, dans l’esprit de 291 et comme dans sa continuité. Les numéros 1 à 7, publiés dans le courant de l’année 1917 à Barcelone (1-4), puis à New York (5-7), présentent des dessins mécaniques, notamment en couverture de la revue : Novia (n°1), Peigne (n°2), Flamenca (n°3), Roulette (n°4), Ane (n°5), Américaine (n°6), Ballet mécanique (n°7) représentent tous des schémas mécaniques ou des objets industriels tirés d’épures d’ingénieurs achetées par Picabia pour en utiliser le papier23. Cependant, si Novia (schéma mécanique formé de rouages au fonctionnement absurde), Flamenca (coupe d’une soupape de moteur à explosion), Roulette (système de freinage automobile sur axe de transmission) et Ane (reproduction épurée d’une hélice de bateau) sont bien des dessins de la main de Picabia, les autres reproductions mécaniques sont des clichés photographiques légèrement retouchés à la gouache et à l’encre de Chine selon les procédés techniques en usage dans l’imprimerie pour corriger certaines épreuves photographiques24 : Peigne est une photo extraite d’un catalogue d’instruments de musique représentant l’intérieur d’un piano, légèrement surlignée par endroits, sur laquelle Picabia à inscrit « miroir des apparences », citation nietzschéenne ; Américaine désigne la photographie d’une lampe à incandescence, découpée dans un catalogue publicitaire et retouchée à la gouache et à l’encre de Chine pour les mentions « flirt » et « divorce » ; Ballet mécanique, enfin, est la photographie d’une fraise d’axe de roue, reproduite telle quelle, sans aucune retouche de la part de Picabia. Autrement dit, si ces différents dessins mécanomorphes de la première série de 391 reposent sur un même procédé de disjonction sémantique, plus ou moins analogique, la technique adoptée par Francis Picabia, notamment dans les numéros composés à New York, s’apparente de plus en plus au readymade : collage sans collage et détournement sémiotique d’images prélevées dans les magazines.

30A partir de 1919, notamment du n°8 de 391 composé à l’issue de la rencontre avec Tristan Tzara à Zurich, les dessins mécanomorphes de Picabia changent de forme et de technique par le recours au dessin manuel et surtout la multiplication des légendes qui relève davantage du poème visuel : Construction moléculaire, reproduit en couverture du n°8 (février 1919), superpose un dessin mécanique sur une grille en forme d’échiquier dont certaines cases portent le nom des revues qui l’ont marqué (Les Soirées de Paris, 291, Camera Work, Blindman, 391), ou des proches de Picabia (Guillaume Apollinaire, Alfred Stieglitz, Marius de Zayas, Ribemont-Dessaigne, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Walter Conrad Arensberg, Gabrielle Buffet, Crotti, Francis Picabia, ou Pharamousse, l’un de ses cryptonymes), ou encore de simples lexèmes (roses, cartes, loué, dada), permettant ainsi de dessiner les pièces du nouveau courant d’avant-garde25. Tamis du vent, reproduit dans le même numéro, s’apparente encore davantage au poème visuel, en associant de multiples mécanismes à des légendes sémantiquement hétérogènes : « fioles géographiques », « soleil électrique », « le femelle de l’intelligence », « des cervelles en toilette de gala », « bouts de papier de la fatigue », « chapelet du tabac », de telle sorte que le dessin permet de déterminer la mécanique de ce réseau associatif, à la manière d’une syntaxe26.

31Le dessin – ou poème – mécanomorphe rejoint ainsi, dans un processus de transmédiation là encore, l’esthétique des poèmes composés à la même époque à Zurich, et qui repose, dans une syntaxe plus ou moins malmenée, sur l’effet de discontinuité sémantique, accentuant la rapidité et la mécanique aléatoire des associations :

Pygmalion des caresses escaliers service
l’or est l’aumône du bonheur Piccadilly
Parisiens aveugles
Deux-et-deux-font-soixante neuf
la griserie sandwishes Armonville
se maquille époussetant l’ennui
qu’elle est belle la baraque de perles
l’instinct des yeux idiots
c’est tout le monde
des sophas Titien
Clémenceau adore son image
le corset squelette tatonne27

32Si le poème s’ouvre sur une métaphore par expansion (« Pygmalion des caresses ») facilement compréhensible, la parataxe qui suit (« escaliers service ») détruit toute la logique du texte comme sa cohérence sémantique. Chaque vers fonctionne, au niveau sémantique comme au plan syntaxique, de manière indépendante – mis à part les vers 8 et 9, ou 5 et 6, dont l’agencement syntaxique (sujet/verbe) renforce encore l’incohérence sémantique de la parataxe (« sandwishes Armonville ») – et dérive d’un simple réseau d’associations sans logique, accentuant l’effet spontané d’instantanéité ou d’intensité.

33Ainsi, dans la période zurichoise, le dessin mécanomorphe – ou le collage sans colle de l’imitation mécanique : le readymade mécanomorphe – est agencé dans une esthétique typiquement dada par l’effet de discontinuité et de destruction logiques : au calque mécanique se superpose l’effet de collage sémantique de la poésie dada, qui généralise à l’ensemble de la composition, et non plus seulement au titre, le procédé de disjonction sémantique à l’œuvre dans les précédentes séries.

34Cette transmédiation du dessin mécanique au poème verbal est caractéristique du recueil Poèmes et dessins de la fille née sans mère, composé à Zurich en 1918, et réunissant 18 dessins mécaniques et 51 poèmes. La plupart des dessins mécanomorphes reproduisent, dans un tracé très sommaire, des schémas mécaniques du magazine La Science et la Vie28, et intègrent des citations non référées de Rémy de Gourmont et Jules Laforgue29 dans une vision désenchantée de l’amour et de l’existence (Machines sans but, par exemple, accompagne son tracé mécanique des légendes « vivre une autre raison / incompréhensible / de concert »), tandis que les poèmes développent des thématiques tout aussi désabusées évoquant la guerre (« Télégraphie sans fils » : « L’agonie du monde en vertige / De héros qui tournoient / les valses hideuses de la guerre »), le suicide (« Poison ou revolver », « Tous les jours » : « La nuit toute neuve / Qui se balance en l’air comme une béquille / infirme / Dans la maison je suis sur une petite échelle »), la mélancolie (« Dessert », « Echoué », « Changement de vitesse »), la sexualité (« Pharmacien câlin », « Mottes de gazon » ), le désir de changement (« Anecdote »), la maladie (« Pape religieux », « Cacodylate », « Pneumonie ») et, de manière plus ou moins marquée selon les poèmes, tissent des réseaux d’associations abstraites, par le recours, encore discret dans ce recueil, à la parataxe et à l’allotopie.

35Ainsi, des poèmes comme « La Bonne » :

L’auto-cycliste aux cheveux cuivrés
féérie
dont la fantaisie
était sortie d’une vallée mominette
protesta le trémolo.
Lassitudes sereines j’attendais le chef de bureau
le long de la discussion
ridicule
dans une chambre de bonne
devenue un chou à la crème. 

36« Maigre » :

Belle chanson comme l’on s’amuse sur le siège
de la sympathie rousse du piano de cuir
l’éxécutant en lunette de flanelle hâlée
me dit allons voici la chanson de véranda
où la jeune fille aimait un petit révolver
bourré de savoir. 

37ou, plus exemplaire encore, « Cafetière de beurre30 » :

Le frein de la salade en ceinture de cuir
une orange à la main souffle sur les vêtements
du pâtissier qui fait les vendanges à l’hôpital
du drapeau à la hampe de radis.

38dévident, dans une syntaxe correcte – Picabia ne garde que le point comme signe de ponctuation – un réseau associatif particulièrement allotopique qui, certes, peut évoquer tout un entrelacs de souvenirs divers et de traces mémorielles, synesthésiques, mais ne confère au poème aucun sens clairement défini et perceptible. L’allotopie et les métaphores hermétiques31 par expansion nominale (« le frein de la salade », « le siège de la sympathie ») tendent à renforcer, par l’enchevêtrement elliptique des sèmes, l’impression d’absurdité référentielle, et l’effet d’abstraction ou de non-connexion sémantique. Ainsi, « Cafetière de beurre », développe dans un enchevêtrement syntaxique deux isotopies sans connexion sémantique : « salade », « orange », « pâtissier », « vendange », « radis », et « frein », « ceinture », « cuir », « vêtements », « hôpital » débouchant sur un non-sens référentiel : une nouvelle esthétique de la poésie, qui dépasse ou déplace le problème de la représentation et détruit toute forme d’expression de la subjectivité – un nouveau lyrisme abstrait.

39A côté de ces juxtapositions allotopiques et de ces formes de disjonction sémantique, qui respectent la syntaxe tout en l’utilisant comme une simple mécanique (l’ordre syntaxique est respecté au plan syntagmatique, mais les lexèmes mis en place ne donnent consistance à aucun champ référentiel), certains poèmes de La fille née sans mère développent une écriture plus abstraite encore par des associations asyntaxiques : « dans le jardin sangsue anémone / tombée d’une échelle carte postale » (« Cafetière de beurre »), « Les formes de l’univers sensuel / participent de la volonté obstacle » (« Néant »), « Gouttelettes mouillées de multitudes grillons » (« Substance »), « Mes reins n’entendent plus nos hymnes / Sous les ombrages du linge fenêtre / A l’aube de l’indifférence / de jet d’eau en collier » (« Chausson de visière »), « calculateur prodige d’hypothèses / de carottes et la fin correctement / sous des yeux noirs brillants 33 » (« Pneumonie »), et définissent un jeu de juxtaposition sémantique sans connexion, une nouvelle forme d’abstraction rendue d’autant plus ostensible qu’elle brise la syntaxe dans sa construction.

40La disjonction sémantique, visuellement perceptible dans les dessins mécanomorphes du recueil et leur disfonctionnement mécanique, devient logiquement sensible dans la déconstruction de la syntaxe : au collage mécanique des dessins répond l’effet de collage sémantique des poèmes, dans un même effet d’abstraction référentielle. Picabia dénature la mécanique de la langue, par disjonction sémantique et parataxe, au même titre que les épures d’ingénieur des magazines scientifiques, détruisant par là même certains rouages logiques de la poésie pour leur donner une nouvelle forme et un autre sens (« une autre raison, incompréhensible ») : les poèmes reprennent la forme du vers libre, jouant de rejets et contre rejets – « dans le jardin sangsue / anémone // tombée d’une échelle carte postale », « Sous les ombrages du linge / fenêtre // A l’aube de l’indifférence » –, mais pour produire un effet d’absurdité référentielle en développant avec sarcasme et ironie le non-sens et les ruptures syntaxiques : l’expression du désespoir et du désenchantement32.

41Cette même année 1918, il forme le projet de faire éditer un livre, Le Mâcheur de pétard, associant, selon le même principe que Poèmes et dessins de la fille née sans mère, dessins et poèmes mécanomorphes. Le manuscrit est adressé à Jean Cocteau, qui devait l’éditer, mais le livre ne sera jamais publié33. Les dessins, nettement plus construits que dans le recueil de « la fille née sans mère », accordent une place beaucoup plus importante aux légendes, qui s’intègrent toujours dans les tracés du schéma et en composent même certaines lignes.

42Il suffit de comparer Américaine (391 n° 6, 1917) et Poème banal (Le Mâcheur de pétards, 1918) qui reprennent la photographie d’une lampe à incandescence, pour voir la différence esthétique qui les sépare : là où Américaine ne présente qu’un readymade rectifié, caractérisé par son titre disjonctif, Poème banal transforme la même image en poème visuel, gardant l’effet de readymade dans l’altération de l’objet usuel – ou de l’image de l’objet usuel, la copie de sa copie –, mais en multipliant les effets de collage liés à la disjonction sémantique des légendes intégrées dans le dessin : « imageries de la désillusion », « les visions sont imprimées dans le téléphone », « La route est discrètement sauvage / coupée d’illuminations », « splendeur invisible occasion unique », « je suis le mirage au dessus de la littérature des absinthes bourgeoises / suppositions tendres d’alcoolique buvard / autour fantôme d’un travail nouveau », « il faut du génie ultra-subjectif »…

43Le poème – ou dessin – mécanomorphe, sous ses formes épurées comme derrière ses schémas les plus littéraires, définit une nouvelle forme de collage et un autre processus de transmédiation : le collage, dès 1915, y prend une fonction anti-artistique (dans la destruction de l’art pictural, « rétinien ») et anti-esthétique (comme paroxysme sarcastique de la représentation « objective » du réel) – au lieu de développer une esthétique de réalisme non figuratif, comme c’était le cas dans le collage cubiste et futuriste. Il traduit non seulement le refus esthétique de représenter le monde, mais aussi la volonté de le désorienter, de le confronter au non-sens et à l’aléatoire : l’indifférence esthétique. D’autre part, en désaxant la logique par différents procédés de disjonction sémantique (collage de citations altérées et dissimulées, non-connexion lexicale, parataxe), l’interaction du texte et du dessin détermine une procédure de transmédiation qui, au lieu de développer l’aspect visuel et plastique du texte comme dans les « idéogrammes lyriques » ou les « planches motlibristes », inscrit le poème dans la dimension mécanique et aléatoire des significations.

44 

45A partir du retour de Francis Picabia à Paris, en novembre 1919, les nouvelles livraisons de 391 abandonnent progressivement cette forme de dessin-poème mécanomorphe pour mettre en place d’autres procédures de collage. On retrouve cependant cette veine mécanomorphique dans les premiers numéros parisiens de la revue, et dans la préface à Pensées sans langage (1919) – dédié, entre autres, à Marcel Duchamp et Tristan Tzara – qui détourne, en la réduisant au non-sens et au disfonctionnement, la description d’un processus mécanique qui ne fait plus que désigner la création littéraire, son esthétique mécanique et psittaciste :

Un courant condensateur désaimante l’étincelle, tandis que l’atmosphère, raréfiée à l’extrême, sépare les fonds gazeux par une électricité de paraffine. Le socle négatif de la machine prend naissance dans une grosse boule, hypothèse d’intérêts de petite taille dans un parc spécial. […] Ce livre est la radiographie des rayons montrant le mieux la netteté voilée des substances qu’exige l’aiguille fermée.34 

46Les poèmes et dessins mécanomorphes de Francis Picabia renouvellent ainsi radicalement la pratique du collage héritée des expérimentations cubistes, en l’infléchissant dans une esthétique (ou une anti-esthétique) du calque et du montage verbal, qui adapte à la poésie les principes du readymade duchampien. Dans cette version « pré-dada », le collage, comme intégration du processus de reproduction mécanique, enregistre le retrait de la subjectivité (réduite aux simples jeux d’associations) et l’aporie de la représentation mimétique – ou « illusionniste » – de la réalité, initiant ainsi l’autonomisation des signes et une première forme de déterritorialisation du réel comme représentation.

47La relation avec Tristan Tzara, invité à le rejoindre à Paris en 1919, avec Ribemont-Dessaignes et le groupe de Littérature, donne à la veine dada des inflexions d’abord proches de ses premières manifestations à Zurich, en 1916, en appelant à des formes de collage et de transmédiation beaucoup plus expressives et tapageuses : abandonnant progressivement les poèmes et dessins mécanomorphes, la pratique du readymade de Francis Picabia comme ses séries de collages-portraits ou ses essais de photomontage, prennent alors une tournure plus iconoclaste, associée à tout un dispositif de contre-culture.

48Pour citer cet article :

49Gilles Dumoulin, « Collage et processus de transmédiation dans les poèmes et dessins mécanomorphes de Francis Picabia »,  Loxias,  Loxias 26,  mis en ligne le 15 septembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3012

Notes de bas de page numériques

1 « Francis Picabia évêque », interview de Picabia par Roger Vitrac, Le Journal du Peuple, 9 juin 1923, repris in Francis Picabia, Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 175. Par ailleurs, dans ce même entretien, il définit le modernisme comme un simple « rapport avec la vie », avec ce qui est actuel : une forme d’instantanéisme.
2 Portraits qui reprennent les figures ingresques, entichées d’un étrange strabisme et d’une sous-jacente vulgarité, dont certains sont antidatés de la période impressionniste du peintre en 1905. Cf. Francis Picabia, Singulier idéal, Paris, Paris Musée, 2002, pp. 222-243 ; Arnauld Pierre, « Eloge du Faux », in Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 163-196.
3 Cf. « Picabia Art Rebel, here to teach new movement », interview au New York times, 16 février 1913, repris in Francis Picabia, Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005, pp. 47-49. Alors invité à l’exposition de l’Armory Show comme émissaire de la peinture moderne représentée par le mouvement cubiste, Picabia commence son entretien en précisant : « La France est quasi finie en matière d’art », dénotant par là, et au même titre que Marcel Duchamp, sa rupture avec l’avant-garde parisienne.
4 Cf. « Comment je vois New York. Pourquoi New York est la seule ville cubiste au monde », in The New York American, 30 mars 1913, repris in Francis Picabia, Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 50.
5 Sur l’analyse de cette période : Arnauld Pierre, « Sauver la peinture : l’orphisme », in Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 96-107 notamment, auxquelles ces pages sont redevables. Picabia déclare au sujet de ces toiles dans le n° 12 de 291 : « In my work the subjective expression is the title, the painting the object. […] Our ideas are universel ; painting must be an individual reality. »
6 Sur ce point encore, Arnauld Pierre, « Intermède I : dada avant dada », in Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 96-107 pp. 113-123.
7 Dans les n° 7-8, essentiellement consacrés au photographe Stieglitz, cofondateur de la revue et de la galerie éponyme, Paul Haviland reprend le même thème : « Nous vivons à l’âge de la machine. La machine a fait l’homme à son image. Elle a des membres qui agissent, des poumons qui respirent, un cœur qui bat, un système nerveux où court l’électricité. Le phonographe est l’image de sa voix, l’appareil photographique est l’image de son œil. La machine est sa « fille née sans mère ». C’est pourquoi il l’aime. Il l’a faite supérieure à lui-même ; c’est pourquoi il l’admire l’ayant faite supérieure à lui-même, les êtres supérieurs qu’il conçoit dans sa poésie où (sic) sa plastique ont des qualités de machine. […] », et Picabia n’aura de cesse, dans les dessins mécanomorphes de cette période, de personnifier les machines, en les sexualisant ou en en tirant des portraits symboliques de ses amis.
8 Sur les différents emprunts de Picabia et ses sources, voir Arnauld Pierre, « Dada I : Ci-gît art », in Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 125-161 ; Francis Picabia, Singulier idéal, Paris, Paris Musée, 2002, pp. 166-221 ; Carole Boulbès, Picabia, Le Saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998, pp. 11-28. 
9 Soucieux d’attirer l’attention par le scandale, Picabia avait fait courir la rumeur que le tableau, piégé d’un pétard caché, exploserait le jour du vernissage devant le Ministre des Beaux-arts. Cf. Michel Sanouillet, Francis Picabia et 391, T. II, Paris, Eric Losfeld, 1966, pp. 144-145.
10 Cf. Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 139-140.
11 Francis Picabia, « « L’œil cacodylate », Comœdia, 23 novembre 1921, repris in Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005, pp. 90-92.
12 Idée que formulait déjà Picabia à la fin de sa période orphique, dans le n° 12 de 291 : « We live in a world in which appearances seem to us absolute realities on account of the conventions that we create for ourselves. Nature and painting can be the expression of the same entity if the expression of painting resembles the ideas we have before concrete objects. »
13 Le tableau Portrait de Cézanne (1920), reproduit dans Cannibale n° 1 (p. 11), présente l’assemblage d’une vraie peluche de singe collée sur la toile : critique de la fonction mimétique de l’art et des « singeries » picturales devant la réalité.
14 Titre d’un article de Picabia paru dans Comœdia, 31 mars 1922, où il définit la nécessité de l’indifférence dans le choix, très proche en cela de « l’indifférence visuelle » ou « l’anesthésie complète » du bon ou du mauvais goût chez Marcel Duchamp : « [L’indifférence immobile] exprime le désintéressement le plus absolu vis-à-vis de tout ce qui se rattache d’une façon quelconque aux conventions imbéciles des hommes qui n’aperçoivent les manifestations de la Vie que sous l’aspect cristallisé des mots Religions, Art, Nationalisme, étiquettes hypocrites du mercantilisme. » (Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 123).
15 Sur les différentes sources des « emprunts » littéraires de Picabia dans ses dessins mécanomorphes, voir Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 151-158.
16 Paul B. Haviland : « Now, at last, we have a definition of what 291 is ; a laboratory where experiments are conducted in order to find out something. » (291, n°1).
17 De Zayas y appelle notamment à un renouveau radical de l’art en Amérique (« L’Amérique reste à découvrir ») contre les spéculations des arts et littératures en vogue qui, véhiculées par la presse, créent « une fausse expression de la vie américaine ». Sa défense de l’art moderne n’est pas sans anticiper celle de Picabia dans « L’œil cacodylate » : « Croire qu’il y a une évolution artistique lorsqu’au lieu de copier un arbre, l’artiste copie une fille de Broadway – c’est idiot ! ». Il compare l’art photographique de Stieglitz, à l’origine de 291, encore trop imprégné de « psychologie et de métaphysique », aux dessins mécanomorphes de Picabia qui « ont la valeur réelle que possède toute tentative vers la découverte d’une vérité objective » : ce rapprochement entre la photographie – la reproduction mécanisée – et l’expérimentation de Picabia, définit justement la nouvelle esthétique du collage.
18 Sur les sources et les diverses interprétations de ces premiers dessins mécanomorphes, voir Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 131-132 et Carole Boulbès, Picabia, Le Saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998, pp. 11-28.
19 Citations déformées renvoyant respectivement à Veni, vidi, (vixi) de César en Gaules, et au Thalassa ! Thalassa ! des guerriers grecs à l’approche des rivages de la Mer noire. Cf. Carole Boulbès, Picabia, Le Saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998, p. 20.
20 Dans un entretien avec Georges Herbiet (La Volonté, 4 mars 1926), Francis Picabia répond à la question « Pourquoi vous êtes-vous occupé de littérature » par cette assertion assez significative sur l’interdisciplinarité, ou plutôt la polyexpressivité dada, qui efface tous les seuils esthétiques entre les matériaux : « Parce que c’est de la peinture. » (Entretien repris dans, « Réponses à Georges Herbiet », in Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005, p. 221-224.)
21 Michel Sanouillet souligne l’opposition entre les dessins mécaniques de Picabia et les calligrammes d’Apollinaire, en mettant en avant l’influence « moderniste » de Picabia sur son ami poète, qui reprendra, dans sa conférence « L’Esprit nouveau et les poètes », la thématique de « la fille née sans mère ». Cf. Michel Sanouillet, Francis Picabia et 391, Paris, Eric Losfeld, 1966, t. II, pp. 25-31.
22 Cf. Carole Boulbès, Picabia, Le Saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998, p. 21.
23 Cf. Michel Sanouillet, Francis Picabia et 391, T. II, Paris, Eric Losfeld, 1966, p. 48.
24 Cf. Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, p. 134. Procédé utilisé aussi par Man Ray à la même époque.
25 La mention de Guillaume Apollinaire, décédé, et hostile au courant dada, ne relève que de l’hommage posthume. Francis Picabia reprend, quelques mois plus tard, le même type de composition dans Mouvement dada (Dada 4-5, mai 1919), reliant, dans un système d’horlogerie, les noms de ceux qu’il estime être les principaux acteurs du mouvement.
26 Il en va de même de Donner des puces à son chien, reproduit lui aussi dans ce numéro zurichois.
27 Francis Picabia, « Pygmalion des caresses… », 391, n° 8, p. 3 (février 1919), et reproduit ici dans son orthographe.
28 Cf. Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 140-144.
29 Cf. Arnauld Pierre, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, pp. 155-158.
30 Respectivement, Francis Picabia, Poèmes et dessins de la fille née sans mère, [Lausanne, Imprimeries Réunies, 1918], Paris, Allia, 1992, pp. 49, 53 et 77.
31 Même si « la sympathie rousse du piano de cuir » fonctionne comme hypallage, et le reste du poème peut s’entendre de manière érotique, par polysémie.
32 Ainsi peut s’entendre le titre même du recueil, si l’on ignore qu’il procède d’une citation détournée. Picabia, souffrant alors de neurasthénie, dédie son livre aux neurologues, et spécialement à ceux qui l’ont successivement soigné à New York, Paris et Lausanne.
33 « J’ai un petit livre-poème en cinq chants, L’Athlète des pompes funèbres, qui va paraître dans quelques jours à Lausanne, le prix de ce petit volume est de 2,50 F. Un autre livre plus important, Le Mâcheur de pétards, va paraître à Paris, édité par Jean Cocteau. » Lettre de Francis Picabia à Tristan Tzara, 26 novembre 1918, citée par Michel Sanouillet, Dada à Paris, Paris, CNRS Eds., 2005, p. 452. L’Athlète des pompes funèbres est composé de cinq chants aux titres tout aussi disjonctifs et ironiques : « Eau salée », « Tire boutons », « Noix de coco », « Pain d’épices », « Châteaux de cartes ». La poétique de Francis Picabia s’y accentue encore dans le sens de l’abstraction et de l’absurde, par énallages et non connexion sémantique, semblant rejoindre une fois de plus l’indifférence esthétique de Marcel Duchamp, en refusant le « bon goût » littéraire, comme l’indique l’épigraphe : « Le bon goût est fatigant / comme la bonne compagnie. » (Cf. L’Athlète des pompes funèbres, in Francis Picabia, Poèmes, Paris, Mémoire du Livre, 2002, p. 117.)
34 Francis Picabia, « Préface » à Pensées sans langage, in Poèmes, Paris, Mémoire du Livre, 2002, p. 181.

Bibliographie

GIROUD Michel (dir.), Dada, Zurich-Paris, Paris, Jean-Michel Place, « Revues d’avant-garde du XXe siècle », 1997

BOULBES Carole, Picabia, Le Saint masqué, Paris, Jean-Michel Place, 1998

PAGE Suzanne (dir.), Francis Picabia, Singulier idéal, Paris, Musée d’Arts modernes de la Ville de Paris, 2002

PICABIA Francis, Poèmes et dessins de la fille née sans mère, [Lausanne, Imprimeries Réunies, 1918], Paris, Allia, 1992

PICABIA Francis, Poèmes, Paris, Mémoire du Livre, 2002

PICABIA Francis, Ecrits critiques, Paris, Mémoire du Livre, 2005

PIERRE Arnauld, Francis Picabia, La Peinture sans aura, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002

SANOUILLET Michel, Francis Picabia et 391, Paris, Eric Losfeld, 1966, t. I & II

SANOUILLET Michel, Dada à Paris, Paris, CNRS Eds., 2005

Les revues 291, 391 et Dada peuvent être consultées sur le site de l’Université de l’Iowa : The international dada archive (http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/collection.html)

Pour citer cet article

Gilles Dumoulin, « Collage et processus de transmédiation dans les poèmes et dessins mécanomorphes de Francis Picabia », paru dans Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 15 septembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=3012.


Auteurs

Gilles Dumoulin

Agrégé de Lettres Modernes, Gilles Dumoulin enseigne en collèges et lycées depuis 1997. Il prépare un Doctorat de Lettres Modernes à l’Université Stendhal (Grenoble III), sur « le collage et le readymade dans les poésies d’avant-garde au XXème siècle », sous la direction de Monsieur Jean-Pierre Bobillot.