Loxias | Loxias 21 Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre |  Frédéric Jacques Temple, l'aventure de vivre 

Laure Michel  : 

L’Histoire chez Frédéric Jacques Temple : de la mémoire au mémorial

Résumé

Cet article porte sur plusieurs romans de Frédéric Jacques Temple qui évoquent la participation de l’auteur à la campagne d’Italie en 1943-1944. Il s’agit de situer ces derniers par rapport à la tradition moderne du récit de guerre (J. Kaempfer) et de montrer l’originalité de leur évolution. D’abord placée sous le signe de la mémoire personnelle et de l’expérience traumatique, l’écriture de l’évènement devient politique dans son ambition d’inscrire les morts dans l’espace public et de se constituer en lieu de mémoire collective. La réflexion porte sur la possibilité de rendre un hommage littéraire aux soldats morts sans rien renier des remises en cause des fables héroïques propres aux romans du XXe siècle.

Index

Mots-clés : Frédéric Jacques Temple , histoire, lieu de mémoire, récit de guerre

Plan

Texte intégral

1L’œuvre de Frédéric Jacques Temple est traversée par le souvenir de la seconde guerre mondiale à laquelle il a lui-même participé, en s’engageant à Alger dans le Corps expéditionnaire français du général Juin en 1943, avec lequel il fait la campagne d’Italie en 1943 et 1944, puis en participant au débarquement allié en Provence le 15 août 1944. Ces événements hantent plusieurs de ses romans, quelques-uns de ses poèmes, avec une remarquable continuité dans le temps. Quatre romans, Les Eaux mortes, L’Enclos, La Route de San Romano, Le Chant des limules, publiés respectivement en 1975, 1992, 1996 et 2003, une plaquette, Poèmes de guerre, parue en 1996, à laquelle il faut ajouter quelques poèmes dans d’autres recueils, reprennent et retravaillent le matériau de la guerre. Des épisodes reviennent, des références internes apparaissent, tissant un réseau de motifs et de références assez dense, présent jusque dans des récits majoritairement consacrés à d’autres thèmes, comme L’Enclos.

2Dans cette reprise incessante, la relation à la guerre se partage entre deux grands pôles, d’un côté le pôle de la relation autobiographique, placée sous le signe d’une écriture difficile, d’une mémoire à la fois envahissante et défaillante (Les Eaux mortes), et de l’autre, ce qu’on pourrait appeler le pôle du mémorial, par lequel le récit cherche à réinscrire les morts dans l’espace public, dans la mémoire collective (La Route de San Romano). D’un roman à l’autre se dessine donc un parcours qui conduit d’une mémoire personnelle de la guerre à une politique du récit entendant rendre justice aux oubliés de la campagne d’Italie de 43-44. Et c’est là, me semble-t-il, l’originalité de cette œuvre.

3Parmi les romans du XXe siècle, en effet, ceux qui évoquent la première guerre mondiale ont définitivement jeté le soupçon sur les fables héroïques et promu le témoignage subjectif comme seule voie d’accès aux réalités de la guerre. Ceux qui s’attachent à la seconde guerre mondiale ont de leur côté privilégié la nécessité de dévoiler l’atmosphère en demi-teinte des années d’occupation ou la possibilité de dire l’indicible des camps nazis. Quand les combats sont évoqués, ce sont, comme dans l’œuvre de Claude Simon, ceux de la débâcle de 40. Or La Route de San Romano non seulement aborde un épisode qui n’est à peu près jamais mentionné dans le roman contemporain, celui des combats du bataillon d’Afrique dans la campagne d’Italie, mais en outre il entend le sauver de l’oubli, non par le témoignage et le souvenir personnel, mais par un récit qui, en multipliant les instances de discours, les points de vue et les sources, pourra valoir comme mémoire commune. Sans tomber dans la mystification des commémorations officielles et sans renoncer, d’un autre côté, à la part de restitution sensible et de vécu qui distingue les romans sur la guerre des récits d’historiens, il s’agit de rien de moins que de dresser un tombeau national, et même, de tresser la couronne victorieuse du soldat, comme le mentionne l’épigraphe de La Route de San Romano.

4Par son projet, La Route de San Romano appartient donc à cet ensemble d’œuvres qui entendent réparer, ou conjurer, l’oubli et l’injustice de l’Histoire et de la mémoire collective. De ce point de vue, le roman de Temple relève de ce regain d’intérêt pour l’Histoire et de cette exigence de responsabilité à l’égard de la mémoire des deux guerres mondiales dont témoigne le roman contemporain à partir des années 80. On peut même souligner que La Route de San Romano fait partie, à une année près, de ce que Dominique Viart appelle « la vague de 19971 » pour désigner l’abondance des romans qui sont publiés cette année-là sur la seconde guerre mondiale et sur ses zones d’ombre. Mais la manière dont l’œuvre de Temple joue son rôle de dévoilement et de réparation est tout à fait singulière. Des Eaux mortes à La Route de San Romano se dessine un parcours qui parvient à rendre possible l’hommage et même l’hommage héroïque sans rien oublier pour autant de la perte de sens de l’Histoire, de la déchéance des récits épiques, d’une exigence d’authenticité qui promeut l’inénarrable et la vision parcellaire, la défiance à l’égard des discours collectifs sur l’Histoire.

5Avant d’en venir à l’élaboration d’une mémoire collective dans La Route de San Romano, l’écriture de Temple va d’abord aller jusqu’au bout de la disjonction et de l’ébranlement subjectif causés par la guerre : Les Eaux mortes est le roman d’une mémoire accablée qui se confronte à l’impossible ressaisie de soi et des évènements dans l’objectivation du récit, à l’impossibilité même d’articuler le vécu en expérience.

6La forme de présence de la guerre y est celle d’un souvenir fuyant mais qui encombre la mémoire ; elle est à la fois trop présente et insaisissable. Insaisissable, dans la mesure où elle se dérobe aussi bien au souvenir qu’à l’écriture. L’organisation générale des Eaux mortes, et dans une moindre mesure de L’Enclos, relève en effet d’une logique interruptive, d’une incessante reprise d’un récit qui ne parvient pas à s’écrire : Les Eaux mortes exhume un texte antérieur inséré par fragments dans des passages en italiques. Ce premier texte inachevé, entrepris dès après la guerre, est explicitement présenté comme l’impossible récit des évènements que vient de vivre le narrateur pendant le conflit. Trente ans plus tard, Les Eaux mortes se présente comme la reprise de cette première tentative. Or cette reprise est elle aussi marquée de discontinuité, d’ellipses, d’oublis. Plus que le récit de la guerre, Les Eaux mortes est le récit d’un travail de mémoire difficile qui ne parvient à donner de son objet qu’une image parcellaire et inachevée. D’un autre côté, tout en se dérobant ainsi au souvenir, la guerre envahit l’écriture à la manière d’une image obsédante. Les interruptions répétées de la narration confèrent aux épisodes racontés l’apparence de souvenirs involontaires. C’est cette présence apparemment incontrôlée qui explique la double volonté, de se souvenir et d’oublier. « Je dois revenir, là-bas, vers le récit interrompu », écrit le narrateur au début des Eaux mortes, « Je ne sais plus par quel bout le prendre, doutant si je suis ici pour oublier ou me souvenir.2 »

7Cette ambivalence donne à la guerre le statut d’un objet traumatique, hantise d’une mémoire qui ne peut ni l’exclure ni le reconnaître entièrement. Cette hantise est visible dès l’ouverture du roman. Tout se colore de l’atmosphère de destruction que vient de vivre le narrateur : « J’avais vu tant de villes détruites que, revenant chez moi, après la guerre, tout m’était apparu comme ruiné sous la lumière nocturne. » (EM, 11) Une telle modification de l’apparence des choses, même des plus familières, signale la confusion des ordres de réalité induite par l’expérience de la guerre. Le souvenir vécu hante le présent et en affecte la perception sans pouvoir être saisi comme tel. Il est très exactement comparable aux « fantômes » que Bret, l’ami du narrateur, évoque à leur retour sur les lieux des combats après la guerre : « La mémoire ne serait donc qu’un mirage, dis-je à Bret. – Les images qui demeurent, même si elles t’ont marqué comme au fer rouge, ne sont que des fantômes. » (EM, 40) Ce processus de déréalisation du passé atteint jusqu’au moi du narrateur, hanté par le souvenir du jeune homme qu’il était encore pendant la guerre et qu’il présente comme un enfant mort et vivant à la fois, absent et présent dans une mémoire aussi pesante qu’une dalle funéraire : « Et je fus cet enfant dont je suis la tombe. Je le porte en moi dont il ne sortira jamais, ce moi-même étranger devenu mon fruit, mort mais qui remue, sans espoir de naissance. » (EM, 13) De cet enfant fantôme il s’agit littéralement de se délivrer : « Je suis devenu ma propre mère à la matrice sans issue » (EM, 13), annonce le narrateur obsédé par un passé qui ne passe pas, par une mémoire à l’image du titre du roman où s’entendent les eaux matricielles figées par la stagnation des eaux mortes.

8Dominé par le temps de la mémoire et non par le temps de l’histoire, le souvenir de la guerre est gouverné par une confusion des temporalités. Tout refait surface en même temps. Et tout est simultanément présent dans la conscience du narrateur : « Vous occupez le champ de notre conscience » (EM, 168), affirme-t-il en s’adressant aux anciens soldats morts. Cette logique propre à la mémoire est exemplairement illustrée par deux images. La première se situe au milieu des Eaux mortes, à la fin de l’hiver, après plusieurs mois de combats particulièrement éprouvants. Avec le retour du printemps, la pluie et les mouvements de la terre font bouger les cadavres et les font remonter à la surface. Chaque jour il faut les enterrer et chaque jour, ils remontent de nouveau (EM, 85). Ce passé impossible à enfouir est également symbolisé par une deuxième image longuement développée aussi bien dans Les Eaux mortes que dans La Route de San Romano. Dans ces deux romans, le récit d’une éruption du Vésuve en 1944 s’interrompt pour faire place au texte de Pline décrivant l’éruption de 79. Dans le contexte des Eaux mortes, où la lettre de Pline prend la place du premier récit inachevé inséré dans le roman, l’ensevelissement du paysage sous l’amas de cendres crachées par le volcan vient signifier l’enfouissement dans la mémoire de la violence du souvenir, de sa puissance de destruction. Le texte antique achève et recouvre à la fois la première tentative de récit dont il marque l’impossibilité. Simultanément, il signale un mode spécifique de survivance du passé, à la fois actif et recouvert. Si l’on se souvient en effet de la fascination de Freud pour la Gradiva de Jensen et pour l’ensevelissement de Pompéi comme symbole du fonctionnement de la mémoire et du refoulement, de la survivance à la fois active et non sue de l’archaïque dans le présent, on s’étonnera moins de rencontrer dans les romans de Temple cette image de l’ensevelissement sous la cendre pour désigner un passé qui se dérobe au souvenir conscient, sans cesser de resurgir.

9Souvenir traumatique, insaisissable, fuyant la mémoire consciente, la présence de la guerre fait également songer à celle d’une pulsion refoulée. Une phrase du premier chapitre de L’Enclos évoque de manière particulièrement éloquente la tentative « d’expulser » par l’écriture « les gaz délétères de l’enfance retrouvée dans la fabuleuse expérience des combats3 ». On est frappé par le chiasme des caractérisations : l’enfance est du côté des « gaz délétères » et les combats du côté du plaisir « fabuleux ». Ce qui se révèle ici, c’est la coexistence dans l’expérience de la guerre de la pulsion de mort et de la jouissance de la destruction. Il y a un érotisme de la guerre, que signalent certaines phrases de la Route de San Romano où les combats sont qualifiés d’« orgasme » et de « partouse mortelle4 », érotisme significativement relayé par le plaisir semblable que procure à la foule de Naples la puissance d’anéantissement de l’éruption du Vésuve : « C’était terrible et beau » (EM, 140). Des combats au spectacle du volcan, la réalité du plaisir de la destruction traverse en filigrane ces romans de Temple sur la guerre. Elle leur donne une lucidité sadienne, qui n’est pas sans rappeler, non seulement le souvenir d’Apollinaire mais aussi la lucidité d’un auteur comme Gilbert Lely rapprochant le « gigantesque mécanisme sado-masochiste5 » déferlant dans l’Histoire pendant la seconde guerre mondiale des mécanismes mis au jour, mais exorcisés par la fiction, dans les romans de Sade.

10La relation à la guerre dans les premiers romans de Temple est donc de l’ordre d’une mémoire personnelle tout à fait singulière, qui va bien au-delà de cette caractéristique commune à de nombreux récits de guerre au XXe siècle opposant l’authenticité d’une expérience personnelle à la falsification des récits officiels. La remontée vers le temps de la guerre est de l’ordre d’une anamnèse qui doit vaincre l’oubli et le refoulement pour faire venir à la conscience le souvenir. L’analogie avec la remontée vers l’enfance place d’emblée l’évocation de la guerre sous le signe de la mémoire intime et de l’histoire psychique. C’est dans la relation de soi à soi que se joue l’écriture de l’événement. L’histoire ici ne se donne qu’à travers l’ébranlement subjectif qu’elle a causé. On peut dire que ce premier récit de la guerre chez Temple pousse la subjectivisation narrative caractéristique du roman de guerre moderne à un tel degré d’intériorisation qu’il met finalement à l’arrière-plan la valeur sociale et politique de l’événement. Seule compte l’histoire de l’individu qui l’a vécue. Cette promotion de l’intime et du subjectif correspond à l’une des axiologies majeures de cette œuvre qui fait du vivant, du rescapé, le seul vainqueur de la guerre.

11Si la guerre appartient au registre de la mémoire archaïque, active et inconsciente, si sa remémoration est la réactivation d’un souvenir traumatique, on comprend qu’elle ne puisse faire l’objet que d’un récit difficile, reliant avec peine les éléments disjoints d’une psyché qui a fait naufrage. C’est ainsi du moins que se présente le projet des Eaux mortes :

Mais il ne s’agit pas tant de rassembler et de mettre en ordre les morceaux que de les saisir tels qu’ils se présentent. Écrire un récit sans commencement ni fin, avec des marges d’ombre et des flaques de lumière, et moi-même au milieu du naufrage. (EM, 26).

12L’impossible continuité de la narration s’éclaire dans le roman de la rupture éprouvée par le sujet dans sa propre histoire : « Un jour le temps s’est arrêté pour moi à l’orée de la bataille et de la vie. Depuis, j’ai attendu » (EM, 28).

13Dans la mesure où la guerre représente une dislocation de l’intégrité personnelle, une fracture dans l’histoire du narrateur, elle ne peut être d’emblée racontée pour elle-même. Un travail de reconfiguration autobiographique est le préalable à toute tentative de narration à la troisième personne. C’est ce que montre le dispositif narratif des Eaux mortes. Le récit dans le récit, celui que retrouve le narrateur trente ans plus tard et que le roman donne à lire par fragments, reste inachevé. Le roman met en scène l’échec de ce récit à la troisième personne et désigne en même temps, par la reprise à la première personne du même matériau narratif, les raisons de cet échec. Le récit de la guerre doit passer par un récit de soi, par une « écriture de soi »6, qui permette de réparer une mémoire clivée par l’évènement traumatique. Comme le dit le narrateur à plusieurs reprises, c’est un « enfant mort », « un temps mort », ou encore « une vie morte » qu’il porte en lui depuis la guerre. Le récit de celle-ci suppose de surmonter l’étrangeté de ce moi devenu autre.

14La difficulté majeure que rencontre le récit est donc celle du lien, de la continuité entre les différentes facettes de la subjectivité, de ce « moi, kaléidoscope » que mentionne la fin d’un chapitre des Eaux mortes (EM, 39). Aussi la reconstitution chronologique, linéaire, des évènements passés ne saurait-elle être qu’artificielle. C’est depuis le présent que s’effectuera le travail de mémoire permettant de retrouver l’unité de la conscience. « Il est difficile de revivre logiquement sa vie morte, seule la mémoire articule le présent. » (EM, 38) En contrepartie, le récit suivra les méandres du fonctionnement non successif de la mémoire. Le premier chapitre des Eaux mortes dessine deux types de courbes où l’on peut voir la métaphore de deux types de récits antagoniques. La première est l’arabesque d’un tapis que suit du doigt l’enfant « songeur ». Non sans effroi, il constate qu’elle n’a « ni commencement ni fin » : tout « point pris comme départ pouvait être en tout endroit comme un terme infini. » (EM, 19). Le récit subordonné à la mémoire est comme cette rêverie de l’enfant qui se perd dans le dessin qu’il observe. Une telle courbe sans commencement ni fin s’oppose à la courbe rectiligne des discours patriotiques retraçant d’une seule phrase la vie des soldats héroïques : « La vie leur apparaissait alors comme une simple phrase, plus ou moins longue, avec des virgules, des points-virgules, quelques points de suspension et un point final. À chaque instant ils attendaient le point final. » (EM, 22) La linéarité de ce type de discours est foncièrement délétère. Elle contient en elle l’annonce de son terme, de la mort, du « point final ». C’est le discours factice des enfants morts pour la patrie.

15À l’inverse, Les Eaux mortes se construit sur des ellipses, des retours en arrière, des répétitions. Des successions de scènes, d’épisodes détachés les uns des autres, suggèrent la violence de l’expérience, la destruction des consciences et l’immobilité des guerres de position. Cette construction par fragments est le signe d’une difficulté à décrire l’horreur vécue. L’un des épisodes les plus violents est par exemple d’abord seulement suggéré dans l’intervalle qui sépare le récit en italique et la reprise du récit à la première personne : « Manquait Lambert. Un obus l’avait déchiqueté. » (EM, 53) Ensuite seulement la cruauté de sa mort est racontée par un retour en arrière. Sous l’effet de la violence des évènements, le récit se déstructure. Il y a une difficulté à dire, à décrire qui fragmente et isole certaines scènes surgissant brusquement (EM, 78). Cette caractéristique typique de la Poétique du récit de guerre est analysée en ces termes par Jean Kaempfer : « nul témoin de la violence désordonnée de la guerre qui ne soit […] confronté à de purs "effets" bloqués en eux-mêmes, et comme réfractaires à toute contextualisation signifiante.7 » Kaempfer cite l’épisode de la main coupée dans le roman du même titre de Cendrars. Une main surgit de nulle part, dégoulinante de sang, et se fiche en terre, sans qu’il y ait eu ni combat, ni explosion : « Il ne s’était rien passé. Nous ne comprenions pas. » Aucun enchaînement causal, même lointain ne vient donner une explication. Des faits sont seulement montrés « dans la violence de l’affirmation pure ». D’une manière générale, le fait de guerre est « soustrait à l’intelligence de ses témoins8 ».

16Toutefois, bien que construit lui aussi par épisodes, le roman de Temple se distingue de celui de Cendrars dans la mesure où il suit globalement une progression. Les Eaux mortes n’est pas constitué uniquement de scènes juxtaposées. Je pense qu’il faut y voir le signe d’un travail de mémoire réussi. Alors que La Main coupée reste inachevé et s’interrompt avant le traumatisme de la blessure et de l’amputation9, le dispositif narratif des Eaux mortes semble avoir permis de vaincre la hantise de l’inachèvement, en montrant cette dernière, et en la surmontant, grâce au dédoublement du récit. Le récit à la première personne met en scène la difficulté narrative du premier récit, la contextualise et d’une certaine manière la rationalise. Ce passage au second degré est ce qui rend possible finalement le récit de la guerre : la brutalité de l’événement reste soustraite à l’explication, en revanche, la difficulté à dire cette brutalité est montrée comme telle par l’insertion du récit dans le récit.

17Quelle est donc cette expérience si violente qu’elle en rende le récit à ce point difficile ? Quels éléments de cette réalité inénarrable le roman parvient-il finalement à montrer ? Car en dépit du traumatisme, de l’impossible souvenir, Les Eaux mortes est bel et bien le récit des combats de la campagne d’Italie tels qu’ils ont été vécus par le narrateur – auteur de cette autobiographie.

18La première caractéristique concerne le caractère incommensurable de l’expérience. C’est ce qu’exprime significativement une phrase récurrente dans l’œuvre : « Comment relier le réel au réel ? » (EM, 166 ; RSR, 114) La réalité vécue au front est sans commune mesure avec le reste. C’est une expérience d’un autre ordre, pour laquelle ne comptent pas les héritages transmis : « Quand on entre dans la mêlée, il faut laisser derrière soi les vieilles habitudes de penser et de souffrir. Le monde abandonné ne peut plus prêter ses mesures à ce moment d’éternité où le temps ne compte plus ni les hommes » (EM, 74). La guerre est une expérience littéralement inédite. Non seulement elle ne ressemble à rien de connu pour celui qui y est confronté, mais elle lui fait courir le risque d’une disparition radicale, sans transmission ni mémoire. C’est une expérience de la mort absolue, de la mort sans sépulture ni souvenir. Le combattant vit dans l’angoisse de mourir mais aussi dans la peur de devenir un « cadavre sans signification » (EM, 98), de tomber dans un oubli complet. Le mort devient « charogne », « mort délavé » (EM, 22) dans une indistinction des identités : « Tous les morts ont le même visage : celui d’avoir été. […] Un mourant a le visage de sa mort ; mais un cadavre n’est plus un homme. » (EM, 98) Le roman décrit alors les cadavres gelés qu’il a fallu dégager à coups de pioche : « Ceux-là n’étaient plus des hommes mais des cadavres. Il semblait presque étrange d’imaginer qu’ils aient pu être des hommes, et non des choses… » (EM, 99). L’expérience que doit affronter le combattant est donc celle de la mort, mais aussi, ce qui est pire, de la perte de l’humain : « … si nous devions mourir, qu’on dise : voilà un homme mort, et qu’on nous traitât en conséquence. » (EM, 97) L’angoisse du soldat est celle du retour à la terre dans une indistinction d’humus et d’engrais : « Nous retrouverions la communauté des cadavres, ces choses. Un cadavre n’est plus un homme. C’est un tronc d’arbre. » (EM, 97)

19Cette déshumanisation est un trait caractéristique des récits de guerre au XXe siècle. Or l’indistinction et l’oubli qu’elle entraîne donnent à la mémoire personnelle une singulière responsabilité. Car la mémoire du témoin sera seule garante non seulement du souvenir des disparus, mais aussi de la réalité de leur existence : c’est en ce sens que le narrateur des Eaux mortes peut évoquer « cette escouade de fantômes à ma ressemblance, tous ces moi-même, qui m’ont habité, sont morts, et que seule ma mémoire réinvente » (EM, 25). Le narrateur devient ainsi le seul dépositaire de l’événement et de la mémoire des morts10. Mais simultanément, il fait l’expérience de la fragilité du souvenir et de l’altération radicale du passé. On peut dire alors que dans Les Eaux mortes, Temple éprouve jusqu’au bout la perte de l’expérience et de la tradition, typique de la conscience moderne du temps de l’histoire11. Avec Les Eaux mortes, on se heurte en effet bel et bien à l’impossible appropriation d’un passé irréductible au présent et non médiatisé par des récits collectifs. Le narrateur, dans sa solitude, éprouve la perte d’une communauté d’expérience dont il pourrait hériter. Cette perte conduit à une conscience aiguë de l’oubli en même temps qu’à un retour incessant du passé et des morts dans une mémoire hantée par les disparus. Le narrateur ne parvient pas à réduire l’écart entre l’évènement passé et le présent de la remémoration, mais il ne peut pas non plus se résoudre à faire son deuil du passé car cela signifierait la perte sans retour du souvenir des morts. D’où cette forme de hantise de la mémoire qui ne parvient à objectiver le souvenir qu’au terme d’une difficile ressaisie de soi dans un récit à la première personne.

20Mais plus encore, Les Eaux mortes entérine la perte de sens caractéristique des expériences de l’Histoire du XXe siècle. À la fin du roman, la traversée de l’Allemagne vaincue donne lieu à plusieurs chapitres qui, dans une profonde empathie avec la population, misérable et hébétée, refusent tout récit glorieux de l’avancée des Alliés. Ce qui retient l’attention du narrateur, c’est la ruine et le silence qui opposent leur démenti à toute tentation de tirer une signification ou même une leçon des événements historiques. La seule victoire, c’est la mort qui la possède : « Où est la victoire ? Les civilisations regardent leur visage dans le miroir des millénaires, sans y voir autre chose que les rides d’une vieille gueuse au grand rire éternel » (EM, 133). La place du récit de l’éruption du Vésuve, peu après cette traversée de l’Allemagne, est significative. De même que la ruine du vaincu désigne le retour immuable de la victoire de la mort dans l’histoire des civilisations, de même l’éruption du Vésuve vient superposer à deux mille ans de distance les époques et les civilisations. C’est en songeant à Pline que le narrateur observe le Vésuve : « Pour la mer et le volcan, le temps ne comptait pas. » (EM, 136)

21Ce premier roman de Temple a donc poussé jusqu’au bout la tradition moderne du récit de guerre : témoignage parcellaire d’un narrateur chez lequel la guerre a provoqué disjonction et éclatement de la conscience, impossible médiation collective d’un évènement assumé au seul niveau d’une mémoire personnelle douloureuse, répétition de l’Histoire et perte de sens. L’écriture de La Route de San Romano quelque vingt ans plus tard n’en est dès lors que plus étonnante. Ce roman représente la tentative réussie pour constituer le souvenir vécu en histoire collective.

22Avec La Route de San Romano, on passe de l’expérience inénarrable à la mémoire collective. La mélancolie des deux récits antérieurs, qui tenait le narrateur fixé sur un passé obsédant, est ici surmontée. Un véritable deuil s’accomplit qui permet un récit distancié à l’ambition explicitement politique. C’est ce qu’annonce en effet l’avant-propos : « La France […] a longtemps ignoré la grande et dure marche de son armée d’Afrique. Qu’en sait-elle encore ? » (RSR, 9) Il s’agit donc de réparer un oubli de l’Histoire et de donner sa place à cet épisode dans la mémoire des concitoyens12.

23La Route de San Romano se propose de dresser le tombeau des soldats morts dans la campagne d’Italie. Ce faisant, le roman leur rend hommage sans oublier de montrer l’héroïsme dont ils firent preuve. Ce projet est assez singulier dans la mesure où il implique de dire la gloire des soldats, le courage, la victoire sans rien renier des ébranlements du roman qui au XXe siècle ont frappé de vanité tout discours héroïque sur l’Histoire.

24À cette fin, La Route de San Romano écarte d’emblée tout soupçon de naïveté par la présence continue d’un discours critique. Un certain nombre d’éléments du récit de guerre traditionnel démystifiant l’héroïsme guerrier s’y retrouvent, la description de la peur, par exemple, lors de la première expérience de montée au front (RSR, 26). La Route de San Romano n’échappe pas à la « guerre des récits » évoquée par Jean Kaempfer à propos des romans sur la première guerre mondiale. Dans la mesure où le témoignage authentique impose de décevoir les attentes de l’arrière qui sont des attentes de récit glorieux, « le roman de 14-18 se fait dialogique : la description authentique de la guerre y voisine avec la farce de ses représentations convenues », afin de donner un « démenti définitif […] aux fables héroïques13 ». Le sarcasme des soldats envers les récits journalistiques, stéréotypés et mensongers dans La Route de San Romano dénonce les abus d’une histoire officielle patriotique et falsifiée. Dans le même registre, le roman s’en prend à la mémoire hypocrite des commémorations nationales : les « pauvres morts inutiles oubliés au milieu des drapeaux […] à grands renforts de décorations » (RSR, 41) ne sont qu’un prétexte à l’autocélébration des survivants. Le roman se positionne contre cette mémoire officielle qui, en réalité, enterre les morts une seconde fois. De même, et contrairement à l’épopée nationale du débarquement allié, La Route de San Romano ne mentionne qu’assez peu le rôle de ces combats à l’échelle de l’histoire de la seconde guerre mondiale. Au contraire, le roman réinscrit la guerre qu’il décrit dans le souvenir de la première. L’avant-propos compare l’enlisement dans les Abbruzes à celui de Verdun ; le père de l’un des soldats, Tellier, a lui-même déjà combattu en 14. L’accent est mis sur la répétition des situations insoutenables et des morts inutiles de la Grande Guerre, plus que sur la libération de l’Europe. De nouveau, l’auteur laisse apparaître une conception de la guerre dans laquelle la mort est le seul véritable vainqueur. Mais surtout, quand bien même le récit voudrait inscrire le sacrifice des soldats dans la perspective glorieuse d’une victoire sur le nazisme, tout montre qu’il ne le pourrait pas. Et c’est là le tragique réel des combats menés par le bataillon d’Afrique : comme l’explique la lettre d’un commandant français insérée à la fin du récit, selon un procédé romanesque permettant une dénonciation particulièrement efficace, le régiment a été stoppé par décision politique en plein élan victorieux vers l’Allemagne. Autrement dit, la victoire lui a été volée. Il n’y a pas de meilleure manière de souligner la naïveté des récits héroïques que de dénoncer ainsi le fonctionnement réel de la gestion politique d’une guerre.

25Enfin, d’une manière générale, le ton du texte n’épargne rien des réalités de la guerre, par une ironie tragique ou un sarcasme réaliste qui juxtapose le lexique de la grandeur à la description la plus triviale. Avec des effets de contrastes marqués, le roman fait se succéder par exemple le défilé des troupes victorieuses sous les ors de Rome et le récit de la mort peu glorieuse, un cochon entre les bras, de l’un des soldats dans la campagne voisine. Le lecteur est prévenu : l’hommage rendu aux soldats n’occultera aucune des réalités de la guerre. Ce procédé burlesque est même ce qui donnera sa crédibilité au récit, ce qui authentifiera la forme d’héroïsme que leur reconnaît le roman.

26Car tout en faisant preuve de distance et de vigilance à l’égard des discours commémoratifs, La Route de San Romano constitue un bel hommage aux soldats du bataillon d’Afrique. Pour cela, le roman ne répugne pas à un éloge direct de leur courage. Ce qui est par exemple le cas dans le chapitre consacré à la percée de la ligne Gustav à Castelforte. Le plus souvent, c’est indirectement que l’hommage est rendu. Il peut être délégué à d’autres instances narratives, parfois explicitement nommées, comme le commandant Lecoq qui, à la fin du roman, fait dans sa lettre l’éloge de ses hommes : « nous vivons ici, avec beaucoup de nostalgie, la fin de cette grande chose que fut le corps expéditionnaire. […] Il est dur de penser que la France ignore jusqu’à son existence. » (RSR, 120) Parfois cet éloge figure dans de courts passages en italiques dont le style concis, le contenu purement informatif et factuel, l’autorité narrative, émanant du décrochage énonciatif, font songer à un compte rendu officiel des opérations. La grandeur des combats n’y est pas assumée par le narrateur principal mais elle est renforcée par le ton apparemment détaché et neutre de l’énonciateur de ces brefs passages. Parfois enfin, l’héroïsme des soldats leur est conféré par analogie, à l’occasion par exemple de la description du courage d’un bataillon de Japonais, dont la situation présente plusieurs points communs avec celle du régiment d’Afrique.

27Notons toutefois que le roman opère en même temps une redistribution des valeurs. S’il rend hommage au courage et aux qualités des combattants, il ne manque pas d’attribuer à la gloire un seul objet : « la seule vraie gloire c’est d’être vivant » (RSR, 41). De même, le seul chant de triomphe est celui des rossignols après le désastre de la destruction de l’abbaye du Monte Cassino. Et à la fin du roman, quand les personnages font halte dans une ancienne demeure épargnée sur l’île de Bisentina, c’est l’occasion de rappeler que les seuls « vrais héros » sont les « noms fabuleux, insolites, immuables » d’Erasme, Montaigne, Boccace, Rabelais (RSR, 113). L’hommage rendu dans La Route de San Romano ne modifie pas l’axiologie générale de l’œuvre. Les combats n’ont pas plus de sens qu’auparavant : « Pour qui se battent-ils ? Cela leur sera-t-il compté ? A quoi pourront-ils prétendre ? » (RSR, 59) En dernier lieu, c’est à la vie, à la nature et à la création que le roman rend hommage. Tel est le sens de la description du retour du printemps où « La terre regorge d’alléluias. » (RSR, 89)

28Une fois écarté le soupçon de naïveté, une fois rappelé le seul véritable objet de gloire, La Route de San Romano peut dresser sans malentendu possible le tombeau des soldats morts. À cette fin, plusieurs procédés romanesques sont convoqués. Très littéralement d’abord, le texte propose dans l’un de ses chapitres une représentation quasiment mimétique d’une stèle funéraire : les noms des soldats sont inscrits sobrement par ordre alphabétique et en majuscule sur l’espace de la page (RSR, 97-98). D’autre part, le roman offre, à l’inverse de nombreux récits de guerre, une rationalisation et une cohérence qui contribuent à l’édification d’une représentation complète de l’événement. La structure en courts chapitres est l’occasion d’une diversité des points de vue et des instances narratives. Dans son article « Écrire la guerre », Jean-Carlo Flückiger souligne combien l’auteur dans La Route de San Romano se fait « tour à tour historien, chroniqueur, stratège, polémiste, reporter, lexicographe et poète, [variant] aussi bien la longueur des chapitres [que leur] statut textuel14 ». Les combats sont parfois montrés dans la perspective des personnages, ce qui permet au roman de ne pas omettre la vision subjective de l’évènement. À côté de ces témoignages, plusieurs passages concurrencent le récit d’un historien par des explications qui inscrivent les combats dans la rationalité d’une stratégie d’état-major. Quelques courts chapitres strictement informatifs et factuels, faisant par exemple la liste des armes utilisées, des types d’avions ou de chars, jouent le rôle d’un document d’archive qui contribue à la sensation de complétude que donne le roman. Enfin, ce texte prend la valeur d’un tombeau grâce à une forte cohérence du récit, par laquelle la vie des soldats prend la dimension d’un destin. Le récit, malgré l’hétérogénéité énonciative des chapitres, n’a rien de décousu mais au contraire anticipe le sort des combattants, ou revient en arrière, pour retracer leur parcours de manière à donner à leur histoire une forte unité. L’annonce de leur mort, en particulier, dès les premières pages du roman, augmente cet effort de cohérence d’une dimension tragique.

29Ce souci d’ordre et de cohérence narrative devient un défi pour l’écriture lorsqu’il se confronte à la description de scènes d’horreur. Un refus de l’emphase, une sobriété de la phrase signalent l’accès à une forme de maîtrise du sentiment comme du style et montrent le chemin parcouru depuis Les Eaux mortes. Certaines scènes traumatiques, celle de la mort de Lemoine brûlé dans son char et de son tirailleur sortant de l’engin comme une torche en flammes, trouvent leur place et leur mesure dans l’ensemble du roman. Ce genre de scènes, déjà présentes dans Les Eaux mortes, réécrites ici, semblent littéralement arrachées au silence, à l’indicible autant qu’au refoulement de la mémoire. C’est ce que suggère la mention d’un titre Traduit du silence, livre de cet autre écrivain intimement blessé par la guerre, Joë Bousquet, dont l’un des personnages de La Route de San Romano porte toujours un exemplaire sur lui. Ces scènes traumatiques sont le tabou originel de toute une génération d’écrivains blessés au combat, dans laquelle Temple s’inscrit ici. Il rend hommage à ses ascendants, à une tradition d’auteurs qui doivent vaincre le silence mais aussi « traduire », transposer d’un univers à un autre une réalité incommensurable. En même temps, dans La Route de San Romano, il va plus loin qu’eux dans la réparation de l’oubli, dans la restitution de cette réalité, qu’il donne à voir dans sa totalité, sous tous ses points de vue.

30Marqué par la conscience forte de la perte du passé et de l’oubli, exemplaire en cela d’une attitude très contemporaine à l’égard du passé collectif, le roman de Temple se présente, à l’image du tableau d’Uccello, que les circonstances du combat ont pour ainsi dire placé sur la route du narrateur, comme un des rares lieux où se conserve la mémoire de l’évènement historique. Après avoir discrédité ces lieux de mémoire traditionnels que sont les commémorations et discours officiels, après avoir montré le risque d’anéantissement complet qui menace toute trace de l’Histoire puisque la campagne d’Italie fait l’exemplaire démonstration de la destruction répétée des vestiges du passé, La Route de San Romano confie à l’œuvre d’art, dans laquelle s’entend aussi, à sa manière, l’écriture romanesque, le soin d’incarner l’un des lieux de mémoire possibles pour aujourd’hui. La description du tableau de Paolo Uccello, La Bataille de San Romano, insérée à la fin du roman, fait voir l’Histoire comme la répétition cyclique des destructions et des guerres : à l’endroit exact où s’est déroulée la bataille du XVe siècle les chars allemands et alliés livrent un ultime combat qui détruit la vieille Torre di San Romano, dernier témoin du combat entre les Siennois et les Florentins. Mais le tableau, s’il rappelle le travail destructeur de l’Histoire, fonctionne aussi comme l’ultime trace de l’évènement. Il permet, comme le montre sa description haute en couleurs, une réactualisation sensible du passé. Il fonctionne par là comme sa mémoire vive, à l’instar exactement de ces lieux de mémoire, où s’effectue un des rares liens vivants avec le passé collectif, à une époque de disjonction radicale entre les horizons d’attente et les champs d’expérience selon les termes de Reinhart Koselleck15, ou encore comme l’écrit Pierre Nora, à ce « moment de notre histoire » où la « conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation16 ». Le roman contemporain ne fait certes pas partie par lui-même de ces lieux de mémoire car ces derniers sont « d’abord des restes », « buttes témoins » d’un passé emporté par l’histoire qu’un société conserve avec nostalgie17. Mais le roman contemporain peut, me semble-t-il, comme ici, tenter de se constituer, de la même manière que l’archive, le musée, le monument aux morts, en relais d’une mémoire vive sur le point de disparaître, par sa capacité propre d’incarnation sensible. Dans ce contexte, l’enjeu n’est plus, comme pour Cendrars, comme pour Claude Simon, et pour de nombreux écrivains de la guerre au XXe siècle, de discréditer soit la fable héroïque au lendemain de la première guerre mondiale, soit l’idéologie du sens de l’Histoire, après la seconde guerre mondiale. L’enjeu est bien plutôt de remédier aux défaillances de la mémoire collective à une époque où l’oubli apparaît comme « l’emblème de la vulnérabilité de [notre] condition historique18 ».

31On comprend mieux dès lors qu’une représentation de la guerre soit non seulement devenue possible avec ce roman, mais indispensable même. La cohérence et la rationalité délibérées du récit sont exactement ce qui lui permet d’être une composition, au sens pictural du terme, grâce à laquelle le roman vise son inscription sociale, se donne à voir au plus grand nombre. Cette figurabilité est peut-être même la condition de sa transmission. En l’absence de grands récits collectifs, symptôme d’une condition postmoderne, le roman travaille à la transmission de certains pans de l’Histoire, tableaux isolés de quelques scènes sauvées des ruines.

32Je voudrais pour conclure revenir sur la place de La Route de San Romano dans le champ littéraire contemporain. Dans un article sur la résurgence des romans consacrés à la Grande Guerre dans les années 80-90, Dominique Viart19 soulignait la modalité spécifique de leur travail de mémoire. Alors que se posait avec urgence la nécessaire conservation d’une Histoire dont les acteurs étaient en train de disparaître, les auteurs de ces romans qui ne sont en général pas les témoins directs de la guerre, reçoivent l’héritage de cette génération disparue par le biais d’une « réévaluation du témoignage individuel », renonçant à une « réalité objective synthétique ». C’est en faisant confiance à « la vérité subjective d’autrui20 », en réhabilitant le récit d’expériences personnelles que s’invente dans ces œuvres une littérature de la relation à l’autre. Dans La Route de San Romano se distingue une semblable urgence à témoigner de ce qui est sur le point de disparaître peu à peu. Mais le chemin de la mémoire suppose au contraire un dépassement du seul témoignage subjectif et l’inscription de l’événement dans une aventure collective. Peut-être les grands récits idéologiques, les épopées nationales sont-elles à ce point décrédibilisées que le roman désormais sorti de l’impératif du soupçon peut investir la mémoire collective librement et sans rien renier de sa position critique.

Notes de bas de page numériques

1 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 158.
2 Les Eaux mortes, [Albin Michel, 1975] Arles, Actes Sud, « Babel », 1997, p. 26. Désormais abrégé EM.
3 L’Enclos, Arles, Actes Sud, 1997, p. 14. Désormais abrégé E.
4 La Route de San Romano, Arles, Actes Sud, 1996, p. 47 et p. 44. Désormais abrégé RSR.
5 Gilbert Lely, « Lettre à René Char », in Jean-Louis Gabin, Gilbert Lely. Biographie, Paris, Librairie Séguier, 1991, p. 157.
6 Voir, à ce sujet, Jean-François Chiantaretto (dir.), L’Écriture de soi peut-elle dire l’histoire ?, actes du colloque organisé par la BPI les 23 et 24 mars 2001 au Centre Georges Pompidou, Paris, BPI, coll. « BPI en actes », 2002.
7 Jean Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti, 1998, p. 197.
8 Jean Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti, 1998, p. 197.
9 Voir les projets et les plans de genèse étudiés par Michèle Touret dans sa préface à La Main coupée, Paris, Denoël, [1946], 2002, pp. IX-XXVIII. Voir aussi les documents inédits et les analyses recueillies dans le volume collectif dirigé par Claude Leroy : Blaise Cendrars et la guerre, Paris, Armand Colin, 1995.
10 Cette singulière responsabilité du témoignage peut faire penser à l’expérience des camps et à la littérature qui en est issue. Mais l’oubli contre lequel lutte cette dernière est d’un ordre différent : il est lié à la structure spécifique du génocide organisé par les nazis, négation volontaire de l’humain et de la mémoire. Dans le cas des combats de la campagne d’Italie, ou de ceux de la première guerre mondiale, l’oubli est lié au changement d’échelle des guerres du XXe siècle, marquées par une mécanisation des conflits et une massification sans précédent.
11 Voir par exemple Hannah Arendt, « Le concept d’histoire », in La Crise de la culture [Between past and future, 1954], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », [1972] 1989, pp. 58-120. Ou encore, Reinhart Koselleck, « Champ d’expérience et horizon d’attente », in Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, pp. 307-329, et Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire, Paris, Éditions de Minuit, 2006.
12 Cette interprétation en termes d’inscription dans l’espace public est corroborée par l’article que Temple fait paraître en 1994 dans Le Monde pour commémorer la bataille du Monte Cassino.
13 Jean Kaempfer, Poétique du récit de guerre, Paris, José Corti, 1998, p. 240.
14 Jean-Carlo Flückiger, « Écrire la guerre », in Claude Leroy (dir.), À la rencontre de Frédéric Jacques Temple, RITM, n° 23, Centre des Sciences de la Littérature Française de l’Université Paris X, Nanterre, 2000, p. 118.
15 Reinhart Koselleck, « Champ d’expérience et horizon d’attente », in Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, pp. 307-329.
16 Voir l’article de Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1984, p. XVII.
17 Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1984, p. XXIV.
18 Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2000, p. 536.
19 Dominique Viart, « "L’exacte syntaxe de votre douleur". La Grande Guerre dans la littérature contemporaine », in Catherine Milkovitch-Rioux et Robert Pickering (dir.), Écrire la guerre, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 463-473.
20 Dominique Viart, « "L’exacte syntaxe de votre douleur". La Grande Guerre dans la littérature contemporaine », in Catherine Milkovitch-Rioux et Robert Pickering (dir.), Écrire la guerre, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, p. 474.

Pour citer cet article

Laure Michel, « L’Histoire chez Frédéric Jacques Temple : de la mémoire au mémorial », paru dans Loxias, Loxias 21, mis en ligne le 02 juin 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2361.


Auteurs

Laure Michel

Docteure en Littérature française, Laure Michel est PRAG à l’Université de Nice et membre du CTEL. Elle travaille sur la littérature et l’histoire au XXe siècle. Elle est l’auteur d’un livre : René Char. Le poème et l’histoire 1930-1950, H. Champion, 2007, et de plusieurs articles sur la poésie moderne, dont « Gilbert Lely et René Char : frères en poésie », dans Gilbert Lely. La Poésie dévorante, E. Rubio dir., Lausanne, L’Âge d’Homme, 2007, et « Sortir de l’Histoire se peut », à paraître dans les actes du colloque « René Char en son siècle », organisé à la BnF par les Universités Paris III et Paris IV , 13-15 juin 2007.