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Jacques Domenech  : 

L'Éthique des Lumières. Les Fondements de la morale dans la philosophie française du XVIIIe siècle

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Texte intégral

1Vrin, 2008, 35 €, www.vrin.fr

2ISBN : 978-2-7116-0998-7 (première édition : 1989)

3Doit-on renoncer aux Lumières ? Croire à leur fin comme certains ont cru à la fin de l’histoire ? Faut-il trahir les fondements de leur éthique en imposant une certaine idée de la laïcité et des droits de l’homme ? A travers les contradictions et les dissonances qui se font jour entre les écrivains philosophes eux-mêmes, s’élaborent les fondements universels d’une laïcité héritière de la sagesse antique, riche de l’apport des sciences humaines en gestation. Les écrivains philosophes des Lumières ont substitué, au salut de l’âme des religions révélées, l’idée neuve de bonheur sur terre. A l’école de leur ironie s’est construite notre liberté. Les Lumières sont-elles faillibles comme l’ont été les morales confessionnelles dont les philosophes, de Bayle à Volney, dénoncent l’inefficacité ? Leurs idées-forces demeurent un enjeu décisif par leur diffusion et leur réception universelles. Sans vertu, point de bonheur, mais la vraie vertu n’est pas théologale, insiste Voltaire, et la charité devient bienfaisance. Helvétius recommande aux chrétiens la morale de l’intérêt bien compris, conforme à l’esprit de l’Évangile, mais plus efficace. Diderot tient le même discours à la Maréchale de ***. La morale ne s’enferme pas dans un carcan moralisateur. Diderot invente la notion d’« individualité naturelle ». La Mettrie a anticipé sur l'importance de l'individu. Avant Freud, le retour vers le passé opéré se veut synonyme de thérapie. Accusé d’immoralisme par ses pairs, La Mettrie, ce matérialiste médecin des âmes, enrichit cette nouvelle anthropologie en véritable précurseur de la psychanalyse. La Mettrie traite le méchant en patient. Il anticipe ainsi sur Sade, sur des questions auxquelles le XIXe et le XXe siècles n’ont pas vraiment répondu.

4Dans un article célèbre « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme », Claude Lévi-Strauss a montré que l’« identification » à l’origine de la « révolution ethnologique » correspond à la morale de sentiment : « Loin de s’offrir à l’homme comme un refuge nostalgique, l’identification à toutes les formes de la vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l’humanité d’aujourd’hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collectives ; le seul qui, dans un monde dont l’encombrement rend plus difficiles, mais combien plus nécessaires, les égards réciproques, puisse permettre de vivre ensemble et de construire un avenir harmonieux. » Autrement dit, Lévi-Strauss mesure la portée actuelle de la morale de sentiment, et l’« identification » s’accorde à la devise des Lumières, Homo sum : nihil humani a me alienum puto, vers de Térence que Marx reprend à son compte dans le questionnaire de sa fille.

5Montesquieu fait de la vertu le moteur d’un régime démocratique. L’invention de la liberté et l’épanouissement de l’individu sont indissociables chez Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Mably, Diderot, Mme de Staël, Destutt de Tracy… La politique est désormais le prolongement de la morale. « La morale ne doit tendre qu’à rendre les hommes heureux », comme l’a bien écrit Mably dans ses Principes de morale. La morale assure le bonheur de l’individu, la politique celui de l’homme en société. Diderot demande l’adéquation entre le code naturel, le code social, et le code religieux.

6Après Durkheim, Louis Althusser et Raymond Aron ont montré un Montesquieu sociologue. Lecteur de Grotius, de Puffendorf, de Burlamaqui et de Montesquieu, Rousseau utilise l’expression « droit des gens ». Le droit public, le droit des gens, le droit politique des Lumières révèle des réticences et des exigences : « S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait Démocratiquement. Un Gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » Mais l’exemple des Grecs et des Romains nuance cette sentence. Diderot se révèle penseur anticolonialiste dans l’Histoire des deux Indes de l’abbé de Raynal. Dans sa Lettre apologétique de l’abbé Raynal Diderot déclare aimer à l’avance le livre que détesteront les rois et leurs courtisans, c’est « le livre qui fait naître des Brutus, qu’on lui donne le nom qu’un voudra ». Pour Rousseau, la loi n’est légitime que lorsqu’elle découle de la volonté générale. Aux citoyens de veiller sur les lois, sur leur adéquation à la morale. A l’abstraction de l’utopie et aux arguties des jurisconsultes s’oppose la réalité d’un pouvoir démocratique de mandataires révocables.

7Les apologistes de la religion chrétienne polémiquent, certains s’enferment parfois dans un manichéisme réducteur, qui anticipe celui des intégrismes contemporains : il faut choisir entre « le Dieu révélé ou le mal ». L’immoraliste Sade, « bâtard des Lumières », se fait lui-même donneur de leçons. Le divin marquis lit Abaddie en prison. Moraliste visionnaire, Sade peint les terrifiantes dérives d’une « philosophie » dépouillée de son humanisme intrinsèque. Sans avoir lu Sade, Rousseau réfute par avance « son isolisme » : n’est-ce pas un avatar de « l’erreur de Hobbes » ? Vieille comme le monde, la cellule idéelle1 Homo homini lupus ouvre la voie à tous les Léviathan.

8Philosophes, anthropologues, sociologues, théoriciens du droit… les gens des Lumières proposent une œuvre toujours d’actualité. Ce groupe, dont l’hétérogénéité se fait dialectique, constitue un « intellectuel collectif » sans précédent, sans équivalent. Que faire ? Écraser l’Infâme, faire reculer l’obscurantisme et l’oppression sous toutes leurs formes pour mettre fin au malheur des hommes et des nations. Sans partager pour autant l’optimisme d’un Pangloss, les Lumières opposent à la guerre le Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre. Kant le reprend. La Charte des Nations Unies s’écrit donc au XVIIIe siècle, comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le refus de tout dogme et de tout esprit de système fonde une éthique humaniste, résolument laïque par sa praxis, mais aussi par sa spiritualité nouvelle.

9Le Caire, Héliopolis, janvier 2007.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Deprun définit ainsi les « cellules idéelles » dans un texte inédit : elles sont « des formules aptes à vivre d'une vie autonome au sein d'ensembles théoriques coexistants ou successifs ».

Pour citer cet article

Jacques Domenech, « L'Éthique des Lumières. Les Fondements de la morale dans la philosophie française du XVIIIe siècle », paru dans Loxias, Loxias 20, mis en ligne le 12 mars 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2122.


Auteurs

Jacques Domenech

Professeur de littérature française, CTEL, Université de Nice