Loxias | Loxias 19 Autour du programme d'agrégation 2008 |  Programme d'agrégation 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

Misanthropie et « misologie » : de l’analogie philosophique à la rencontre dramaturgique

Résumé

Dans le Phédon, Platon définit la « misologie », haine du logos, sur le modèle de la misanthropie dont il propose ainsi la première description philosophique. Non seulement cette description fournit un modèle théorique pertinent pour aborder les pièces de Ménandre, Shakespeare, Molière et Hofmannsthal, mais surtout le lien instauré entre l’aversion pour les hommes et celle pour le langage souligne le paradoxe inhérent à toute tentative de mise en scène du misanthrope. En accueillant en son sein son  ennemi intime, le théâtre relève un défi dont il sort rarement indemne.

Index

Mots-clés : Hofmannsthal , Ménandre, misanthrope, misologie, Molière, Phédon, Shakespeare

Plan

Texte intégral

1L’origine de la misanthropie dans le théâtre occidental est triplement grecque : par son nom, par l’une de ses incarnations historiques vite devenue légendaire, Timon d’Athènes, mais aussi par la première description philosophique qui en a été donnée, dans le Phédon. Platon s’y livre à une généalogie de la misanthropie qui lui sert ensuite de modèle pour faire celle de la « misologie ». Le texte suggère cependant que le lien entre les deux notions n’est pas seulement celui de l’analogie. Haine des hommes et haine du logos en tant qu’attribut de l’homme semblent, de fait, indissociables comme les pièces de Ménandre, Shakespeare et Molière qui mettent en scène le misanthrope le confirment pleinement. Il n’y a pas de misanthrope à proprement parler dans L’Homme difficile d’Hofmannsthal car on peut difficilement imaginer un personnage moins haineux que Hans Karl Bühl. L’expérience de la guerre semble, au contraire, avoir fait naître en lui un véritable amour de l’humanité dans sa diversité qui contraste avec l’intolérance du milieu mondain auquel il est confronté au cours de la pièce. Son aversion pour ce milieu relève donc plutôt de la phobie mais celle-ci se trouve étroitement associée à une extrême défiance envers le langage. Dès lors la proximité instaurée par Platon entre misanthropie et « misologie » semble constituer aussi un instrument adéquat pour aborder la pièce autrichienne. « Logophobie » et « anthropophobie » s’y révèlent tout aussi indissociables.

2On se propose donc d’étudier la nature de ce lien et surtout d’en mesurer les conséquences dramaturgiques. Si le misanthrope, qui fuit le genre humain, semble constituer un défi pour le théâtre, sa haine ou, à tout le moins, sa méfiance envers le langage ne font qu’aggraver ce défi. Refusant de participer à la comédie sociale dont il est le spectateur indigné, le misanthrope oblige aussi dramaturge et spectateur à adopter la perspective du theatrum mundi.

3L’adjectif grec misa&nqrwpoj et le substantif qui lui correspond (misanqrwpi&a) apparaissent dans le Phédon de Platon qui fournit une première théorie, très précieuse pour nous, de la misanthropie. Socrate recourt à cette notion, qu’il suppose manifestement connue de son interlocuteur, pour en définir une autre, celle de « misologie » :

Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger (pa&qoj).

 — Lequel ? dis-je.

 — C’est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope (misa&nqrwpoi) ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre en haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie (misanqrwpi&a). Or la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un (e0k tou= sfo/dra tini pisteu=sai a1neu te&xnhj) que l’on croyait vrai, sain et digne de foi (pisto&n), et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux (a1piston), et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive ?1

4Dans ce passage, Socrate propose donc une analyse, que l’on peut qualifier de psychologique, du processus par lequel on devient misanthrope, avant de formuler un jugement proprement philosophique sur la misanthropie. Trois résultats s’en dégagent. Tout d’abord, le ressort psychologique de la misanthropie est la désillusion, et plus précisément la répétition de la désillusion. Ensuite, celle-ci est la conséquence d’une erreur de jugement initiale, d’une surestimation des qualités d’autrui, d’un excès de confiance en l’autre. Enfin, l’expérience répétée de la désillusion fait basculer celui qui l’éprouve d’un excès à l’autre : de l’excès de confiance à l’excès de méfiance. Si le premier excès était d’ordre qualitatif (trop de confiance accordée à quelqu’un), le second est aussi quantitatif : plus personne n’est jugé digne de confiance. On ne peut qu’être frappé par la convergence entre cette analyse et le comportement de Timon d’Athènes, tel que Shakespeare le met en scène, en s’inspirant à coup sûr de Plutarque2 et peut-être, de manière indirecte, de Lucien3. Cette convergence pourrait bien résulter du fait que Platon lui-même construit son analyse à partir de la figure de Timon, bien connue des Athéniens et à laquelle le lecteur du Phédon serait implicitement renvoyé.

5Après cette analyse d’ordre psychologique, Socrate en tire des conséquences qui préfigurent dans une large mesure l’éthique aristotélicienne. La misanthropie dérive d’une erreur première qui est une méconnaissance de la nature humaine :

— N’est-ce pas une honte ? reprit-il. N’est-il pas clair que, lorsqu’un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n’a aucune connaissance de l’humanité ? car s’il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c’est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre.

 — Comment l’entends-tu ? demandai-je.

 — Comme on l’entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N’as-tu pas remarqué qu’en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ?

 — Si, dis-je.

Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l’on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?

6On retrouve dans la pièce de Ménandre le motif de l’erreur dont dérive une attitude que le temps a figée de telle sorte qu’il n’est  plus possible de la modifier. Cnémon reconnaît qu’il s’est trompé en croyant qu’il pouvait vivre en totale autarcie mais aussi qu’il a mal jugé les hommes puisqu’il s’en est trouvé un, en la personne de Gorgias, pour aider autrui de manière désintéressée. Gorgias a même fait plus que cela : il a rendu le bien pour le mal. La manière dont Cnémon reconnaît son erreur est singulièrement conforme à la logique des propositions : la négation de la proposition « tous les hommes sont haïssables » est bien « il existe un homme qui n’est pas haïssable ». Le Timon de Shakespeare fait d’ailleurs une expérience très proche de celle de Cnémon lorsqu’il est confronté à la fidélité de son ancien intendant :

Forgive me my general and exceptless rashness,
You perpetual sober gods ! I do proclaim
One honest man — mistake me not, but one,
No more, I pray — and he’s a steward.
How fain would I have hated all mankind,
And thou redeems’st thyself ! But all save thee
I fell with curses.
Dieux immortels, sereins, pardonnez à ma fougue
Hostile à tous sans exception ! Je le proclame :
Il est un honnête homme — entendez-moi, de grâce :
Un seul, pas un de plus — et c’est un intendant.
J’aurais vraiment aimé détester tous les hommes,
Mais toi, tu te rachètes ! A part toi, tous les autres,
Je les écrase sous l’anathème. (IV, 3, v. 477-483, p. 347) 4

7On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas cette rencontre qui, en prouvant à Timon que sa haine repose sur un postulat erroné, lui retire la seule énergie vitale qui lui restait, d’où ensuite sa mort si rapide.

8Nulle rencontre, en revanche, ne vient démontrer à Alceste qu’il a tort : les événements semblent au contraire ne cesser de lui prouver que tous les hommes sont haïssables, à commencer par la perte de son procès. La symétrie créée par Molière entre les premières scènes du premier et du dernier acte souligne combien celle-ci répond au désir d’Alceste, analogue à celui de Timon, d’avoir des raisons de haïr l’humanité tout entière :

Je voudrais, m’en coutât-il grand chose,
Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause. (I, 1, v. 201-202, p. 49)5

Non, je veux m’y tenir,
Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderais bien de vouloir qu’on le casse :
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité,
Comme une marque insigne, un fameux témoignage,
De la méchanceté des hommes de notre âge. (V, 1, v. 1540-1546, p. 121)

9L’opposition qui se dessine, à la lumière de la description platonicienne, entre la pièce de Molière d’une part, celles de Ménandre et de Shakespeare d’autre part, qui comportent toutes deux la reconnaissance par le misanthrope de son erreur, confirme pleinement le jugement de Jacques Guicharnaud : « il n’y a pas d’objectivité dans Le Misanthrope : il n’y a que des conflits de subjectivité6 ». La misanthropie du protagoniste n’est plus la conséquence de quelque erreur initiale provoquée par la méconnaissance de la nature humaine, mais une « maladie », selon le mot de Philinte (I, 1, v.105, p. 43), ou à tout le moins un tempérament qu’aucune expérience ne saurait modifier. Ce qui tient lieu de reconnaissance pour Alceste, c’est la prise de conscience de son incapacité à changer Célimène, à en faire le double de lui-même. D’où l’ambiguïté de la pièce et le débat toujours renouvelé, de la réception par les contemporains de Molière à la critique la plus récente, entre les partisans d’Alceste et ceux de Philinte.

10Si la théorie platonicienne de la misanthropie constitue donc en elle-même un instrument d’analyse pertinent, elle présente surtout pour nous l’intérêt d’établir un lien entre « misologie » et misanthropie que nos pièces invitent à étudier plus précisément.

11Sans doute la description de la misanthropie, notion supposée connue de l’interlocuteur, est-elle d’emblée orientée, dans le Phédon, vers celle la « misologie », notion nouvelle qu’elle permet d’aborder. Mais le passage de l’une à l’autre ne se fait aussi aisément que dans la mesure où la relation à autrui peut s’exprimer dans les mêmes termes que la relation au discours. La même famille de mots grecs permet de caractériser la confiance que l’on accorde à un homme et le crédit que l’on accorde à un discours : l’adjectif pisto/j peut qualifier un homme comme un discours et le verbe pisteu/w s’applique également à la relation que l’on instaure avec l’un comme avec l’autre. L’expérience de la fausseté des hommes et celle de la fausseté des discours sont présentées comme foncièrement identiques.

12Louis-André Dorion a par ailleurs attiré l’attention sur le fait que Platon avait déjà abordé la « misologie » dans un dialogue antérieur, le Lachès, et qu’il en avait donné une caractérisation sensiblement différente. Dans ce dialogue, ce n’est pas Socrate mais Lachès, un général athénien, qui emploie ce terme pour indiquer que, n’ayant pas l’habitude des discours et des entretiens dialectiques, il a envers les discours (lo/goi) une attitude contrastée : il se caractérise tantôt comme celui qui les aime (filolo/goj), tantôt comme celui qui les déteste (misolo/goj). Il opte pour la « philologie », s’il peut constater par lui-même qu’il y a accord entre les actes (e1rga) et les discours (lo/goi) d’une même personne ; en revanche, s’il constate que les actes de la personne démentent ses discours, il se laisse emporter par la « misologie ».

13Comme le souligne Louis-André Dorion7, « la misologie, telle qu’elle est conçue dans ce dialogue, n’est  ni universelle, ni définitive, puisque sa présence est chaque fois fonction d’un interlocuteur chez lequel on constate un désaccord entre les actes et les discours » (610). La première différence qu’il relève entre la définition de la « misologie » du Phédon et celle du Lachès mérite de retenir notre attention dans la mesure où elle peut tout à fait concerner les différents aspects de la misanthropie : « dans le Phédon, la misologie est le fruit de l’expérience répétée de la fausseté des discours, tandis que, dans le Lachès, il suffit, pour devenir misologue, de constater, fût-ce une seule fois, un désaccord entre les actes et les paroles d’une même personne » (611). Corrélativement, la « misologie » du Phédon est définitive, alors que celle du Lachès est purement circonstancielle. L’utilisation, pour introduire la notion de « misologie » dans le Phédon, du mot pa&qoj (que Chambry traduit par « danger ») suggère que celle-ci est pathologique, au même titre que la misanthropie sur le modèle de laquelle elle est définie, alors que la « misologie » décrite dans le Lachès, cette « aversion pour les discours qui naît du constat de la dissonance entre les paroles et les actes d’une même personne », apparaît comme une réponse adaptée aux circonstances, une défiance prudente qui préserve celui qui l’éprouve de cette déception dont Platon, dans le Phédon, fait justement la cause de la misanthropie comme de la « misologie ». C’est parce qu’il sait se montrer « misologue » en présence de certains interlocuteurs non fiables que Lachès peut rester « philologue » en présence d’interlocuteurs fiables, tel Socrate. Tantôt « misologue », tantôt « philologue », Lachès évite le double excès qui est à l’origine et au terme du processus décrit par Platon pour la misanthropie, ce double excès dont le Timon d’Athènes de Shakespeare donne une illustration si spectaculaire.

14Dans la dernière note de son article, Louis-André Dorion fait observer que « la radicalité et l’irréversibilité […] sont le propre de tous les composés en mis -» et que « la haine (mi=soj) est toujours absolue et sans appel » (618, note 22). On pourrait être tenté de considérer Le Bourru de Ménandre comme un contre-exemple, puisque Cnémon y revient de son erreur, mais justement le personnage n’est jamais qualifié de misa&nqrwpoj, seulement de misopo&nhroj (v. 388 : « qui hait les méchants ») et d’a0pa&nqrwpoj (v. 6 : « qui se détourne des hommes »), deux traits de caractère que le bienfait désintéressé de Gorgias ne modifie pas. En revanche, le personnage de Timon d’Athènes qui, lui, est bien qualifié de misa&nqrwpoj par Plutarque et par Lucien et qui revendique cette identité dans la pièce anglaise (IV, 3, v. 53 : « I am Misanthropos, and hate mankind »), semble illustrer parfaitement l’analyse du Phédon et avoir basculé dans une haine irréversible.

15Le lien instauré entre la « misologie » et la misanthropie va bien au-delà de la simple analogie : non seulement on devient « misologue » comme on devient misanthrope mais misanthropie et « misologie » vont de pair. Sur ce point aussi, le passage du Lachès et celui du Phédon s’éclairent mutuellement : le constat de la dissonance entre les actes et les paroles rend Lachès « misologue » parce qu’elles discréditent les paroles et celui qui les prononce, ce qui annonce l’expérience de la fausseté à l’origine de la misanthropie comme de la « misologie » dans le Phédon. La parole entretient donc avec l’humain un rapport à la fois métonymique (la parole est émise par l’homme) et métaphorique (la parole vaut pour l’homme, hommes et paroles sont également qualifiés de vrais ou de faux). Ce lien essentiel entre « misologie » et misanthropie trouve dans la théorie aristotélicienne une nouvelle justification car, pour Aristote, le fait que l’homme soit le seul animal doué de logos prouve qu’il est par nature un « animal politique », c’est-à-dire destiné à vivre en société8. Aversion pour la parole et aversion pour la société humaine deviennent dès lors deux signes d’inhumanité, au sens strict : « celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit inférieur, soit supérieur à l’homme » (o( a!poliv dia_ fu/sin kai_ ou)_ dia_ tu/xhn h!toi fau=lo/v e)stin, h2 krei/ttwn h2 a!nqrwpov). C’est « soit une bête sauvage, soit un dieu », précise Aristote un peu plus loin.

16L’entrée en scène de Cnémon est très révélatrice à cet égard : il envie au dieu Persée son pouvoir de pétrification — qui est aussi et surtout pouvoir de réduire au silence — et rêve un instant d’un monde peuplé de statues (I, 3, v. 153-159, p. 113)9. Or ce pouvoir, Persée le tient de la tête de la Gorgone qu’il a décapitée. On ne saurait mieux dire l’ « inhumanité » du personnage, d’un point de vue aristotélicien. En bon « misologue », Cnémon fait lui-même un usage parcimonieux du langage (IV, 5, v. 740-741, p. 154), considérant le laconisme10 comme un attribut de la virilité, la prolixité étant, elle, assimilée à un bavardage féminin.

17Mais c’est sans doute dans la pièce de  Shakespeare et Middleton que le lien entre misanthropie et « misologie » est illustré avec le plus de force. Le procès de la parole y commence dès l’ouverture avec la diatribe d’Apémantus contre la flatterie, qui englobe dans une même condamnation le flatteur et celui qui l’écoute, en l’occurrence Timon : « Qui aime qu’on le flatte est digne du flatteur » (I, 1, p. 258 : He that loves to be flattered is worthy o’th’flatterer). À un Timon philanthrope et philologue s’oppose un Apémantus misanthrope et « misologue », qui dénonce, sous l’affabilité apparente de la flatterie, un rapport de prédation :

I scorn thy meat. «’Twould choke me, for I should ne’er flatter thee. O you gods, what a number of men eats Timon, and he sees ’em not ! It grieves me to see so many dip their meat in one man’s blood ;

And all the madness is, he cheers them up, too.

Je me fiche bien de ta nourriture : elle m’étoufferait car je ne saurais te payer de flatteries. Ô dieux ! Quelle multitude se repaît de Timon sans même qu’il s’en aperçoive ! Cela m’attriste de voir tant de gens tremper leur nourriture dans le sang d’un seul homme ; et le comble, c’est que lui-même les y encourage. (I, 2, pp. 262-264)

18Se fier à la parole des flatteurs, comme le fait Timon, c’est s’offrir en pâture à leur rapacité. Parler et manger, ces deux formes d’oralité, dont la première distingue l’humain de l’animal alors que la seconde leur est commune, sont liées dans la pièce à la fois par un réseau métaphorique remarquablement dense et par la construction dramatique. Lorsque Timon constate la fausseté de la parole flatteuse, il commence par inviter les flatteurs à une parodie de festin où l’échange trompeur dénoncé par Apémantus cède la place à un échange équitable : à des mots sans valeur répondent des mets sans valeur, de l’eau et des pierres11. Dès lors procès de la flatterie et procès de l’humanité ne font plus qu’un pour  Timon (IV, 3, v. 14-18, p. 322), comme le souligne son affrontement avec Apémantus à l’acte IV : « Pourquoi hais-tu les hommes ? / Ils ne t’ont pas flatté » (IV, 3, v. 269-270, p. 336) : Why shouldst thou hate men ?/ They never flattered thee). Les étrangers qui ont assisté aux refus essuyés par son intendant Flavius lui ont d’ailleurs donné raison dès lors que « l’âme du monde » et « l’esprit du flatteur » sont « de la même étoffe (III, 2, v. 53-54, p. 294 : Why, tis is the world’s soul, and just of the same piece/ Is every flatterer’s spirit). A l’acte V, la haine de Timon semble bien englober tout le langage, à en juger par les premières paroles qu’il adresse aux sénateurs :

Thou sun that confort, burn ! Speak and be hanged.
For each true word a blister, and each false
Be as a cantherizing to the root o’th’tongue,
Consuming it with speaking. (V, 2, v. 16-19, p. 356)

Ô toi, soleil qui réconfortes, brûle ! Parlez et allez vous faire pendre !
Pour chaque mot sincère, une cloque, et que chaque mensonge
Soit comme un cautère sur la racine de votre langue,
Qu’il la calcine à peine proférée.12

19À ces mots proférés à son entrée en scène, au sortir de sa caverne, répondent ceux par lesquels il prend un congé définitif du spectateur comme des sénateurs : « Lèvres, quatre mots encore, et que le langage finisse » (V, 3, v. 105, p. 360 : Lips, let four words go by, and language end).

20Que le misanthrope, parce qu’il est aussi nécessairement « misologue », soit voué au silence, la pièce de Molière le donne à voir et à entendre d’emblée avec un Alceste qui commence par refuser le dialogue avec Philinte, qui voudrait pouvoir s’enfermer dans un silence, «  préfiguration temporaire de son désert » selon Jacques Guicharneau (352). Et lorsqu’il finit par se résoudre à répondre aux questions de Philinte, c’est pour entamer le procès de la parole mondaine, en lui reprochant violemment l’inadéquation entre ses paroles et ses sentiments avant de proclamer :

 « Je veux qu’on soit sincère et qu’en homme d’honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. » (I, 1, v.35-36, p. 39)

21À l’adéquation entre les paroles et les actes exigée par Lachès répond, chez Alceste, celle entre les sentiments et les paroles : dans les deux cas, le constat d’une dissonance déclenche une réaction de haine, ou du moins de colère. Blâmant, comme Cnémon, les « obligeants diseurs d’inutiles paroles » (I, 1, v. 46, p. 40), Alceste fustige, comme Apémantus, les flatteurs :

Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre,
Le fond de notre cœur, dans nos discours, se montre ;
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais, sous de vains compliments. (I, 1, v. 69-72, p. 41)

22Or dès la deuxième scène, Alceste doit subir la flatterie d’Oronte, c’est-à-dire d’abord un flot de paroles auquel il tente en vain de résister, comme le souligne la succession comique de trois répliques où il n’a que le temps de prononcer « Monsieur… » (I, 2, v. 266, 269, 271, p. 52). Il doit ensuite supporter d’entendre les compliments flatteurs que Philinte adresse à Oronte sur son sonnet, ce qui consomme à ses yeux la trahison de son ami (v. 338, p. 57), comme la troisième et dernière scène de l’acte, réplique abrégée de la première le souligne plaisamment. C’est encore au nom de la sincérité qu’Alceste, à l’acte II, après s’être un temps réfugié dans le silence, finit par réagir violemment aux portraits médisants qui font la joie de Célimène et de son entourage :

Allons, ferme, poussez, es bons amis de cour,
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour.
Cependant, aucun d’eux, à vos yeux, ne se montre,
Qu’on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur,
Appuyer les serments d’être son serviteur. (II, 4, v. 651-656, p. 77)

23À bien des égards la conversation entre Hans Karl et sa sœur Crescence au début de L’homme difficile s’inscrit dans le droit fil de la confrontation entre Alceste et Philinte. Comme Alceste, bien que dans un tout autre style, Hans Karl se caractérise par son aversion pour le monde, cette fois au sens limité d’univers mondain, et évoque, comme l’une des raisons qui lui interdisent de fréquenter les salons, le fait qu’ « il [lui] arrive de dire tout haut ce qu’il pense tout bas » (I, 2, p. 17 :  « daß ich ganz laut sag', was ich mir denk' »)13.Mais, bien loin de prôner la sincérité absolue comme Alceste, il semble considérer ses propres accès de sincérité comme une faiblesse. Si les réunions mondaines font « horreur » (en français dans le texte) à Hans Karl, c’est parce que « l’ensemble est un tel sac de nœuds fait de malentendus intextricables » (« das Ganze ist so ein unentwirrbarer Knäuel von Mißverständnissen »). Ces « malentendus chroniques » vont, de fait, ponctuer la pièce jusqu’à l’aveu fait par Hans Karl à Hélène : « Je suis un homme qui n’a que des malentendus sur la conscience. » (III, 8, p. 138 : « Ich bin ein Mensch, der nichts als Mißverständnisse auf dem Gewissen hat ») et à la fin de non recevoir opposée à Hechingen qui lui demande ce qu’il pense de sa femme : « On ne peut pas faire d’analyses sans tomber dans les malentendus les plus odieux » (III, 11, p. 144 : « Man kann nichts analysieren, ohne in die odiosesten Mißverständnisse zu verfallen »). La dernière occurrence du mot, dans la mesure où la répétition en est commentée par le personnage, à la lisière de la métathéâtralité, n’est pas dénuée de comique : « Et voilà de nouveau un formidable malentendu ! » (III, 13, p. 147 : « Das ist ja schon wieder ein kolossales Mißverständnis !  »). La question de la communication verbale revêt dans la pièce autrichienne une dimension plus complexe que dans celle de Molière dans la mesure où il ne s’agit plus seulement de l’adéquation entre les paroles et les sentiments de celui qui les prononce mais de la possibilité même de la communication entre deux subjectivités. Des quatre protagonistes de nos pièces, Hans Karl est sans doute celui qui pousse le plus loin sinon la « misologie », du moins la logophobie. Il justifie ainsi son refus de prendre la parole à la Chambre par la conviction qu’il devrait pour cela « [s]e remplir la bouche d’un torrent de paroles dont chacune en elle-même [lui] semble résolument indécente ! » (III, 13, p. 148 : « Ich sollte einen Schwall von Worten in den Mund nehmen, von denen mir jedes einzelne geradezu indezent erscheint !  »). Et lorsque Hechingen juge l’expression « un peu forte », Hans Karl, loin de l’atténuer, la confirme par une sentence générale : « Mais tout ce que l’on exprime est indécent. Le simple fait d’exprimer quelque chose est indécent. » (« Aber alles, was man ausspricht, ist indezent. Das simple Faktum, daß man etwas ausspricht, ist indezent »). Cette déclaration semble s’opposer radicalement à l’exigence de sincérité d’Alceste et pourtant, peu après l’avoir faite, Hans Karl prend congé du monde, d’une manière qui peut rappeler la décision de l’homme aux rubans verts : « C’est la dernière soirée à laquelle tu me vois paraître » (I, 13, p. 149 : « Aber es ist die letzte Soiree, auf der Sie mich erscheinen sieht »).

24Pour comprendre dans quelle mesure L’Homme difficile constitue, selon les termes de Jean-Yves Masson, « une actualisation et une relecture critique du Misanthrope de Molière »14, il n’est sans doute pas inutile de faire un détour par l’adaptation très libre que Hofmannsthal a faite des Fâcheux de Molière sous le titre Die Lästigen. Nach dem Molière. Cette comédie en un acte fut créée le 26 avril 1916 et Hofmannsthal s’amusa beaucoup de voir les critiques tomber dans le piège qu’il leur avait tendu et ne pas se rendre compte que « hormis le titre, pas une ligne n’était de Molière » (außer dem Titel keine Zeile von Molière war), comme il l’avoue à Strauss dans une lettre du 11 juin 1916. S’il est vrai que le texte en question n’a rien d’une traduction ni même d’une adaptation, contrairement à ce que son titre laissait croire, il n’en est pas moins très révélateur de la manière dont Hofmannsthal a lu la comédie-ballet de Molière et surtout de la proximité qu’il lui a trouvée avec Le Misanthrope. En effet, si le dramaturge autrichien a repris le nom du protagoniste féminin, Orphise, il a substitué Alceste à Eraste – qui désignait simplement le protagoniste masculin comme « l’amoureux ». Comme Elsbeth Dangel-Pelloquin l’a montré de façon très convaincante, avec la réunion de ces noms, ce n’est pas seulement deux pièces de Molière qui se trouvent associées – selon la pratique antique bien connue de la contaminatio – mais aussi un trait d’union qui s’établit entre Le Misanthrope et L’Homme difficile15. Dans la seule perspective de la « misologie » – mais bien d’autres aspects de L’Homme difficile se trouvent éclairés par le rapprochement16 –, l’Alceste des Fâcheux d’Hofmannsthal peut être envisagé comme un relais entre Lord Chandos et Hans Karl Bühl. Lord Chandos écrivait à Francis Bacon qu’il avait « complètement perdu la faculté de méditer ou de parler sur n’importe quoi avec cohérence » (« Es ist mir völlig die Fähigkeit abhanden gekommen, über irgend etwas zusammenhängend zu denken oder zu sprechen ») et ne pouvait plus prendre la parole parce que « les termes abstraits, dont la langue pourtant doit se servir de façon naturelle pour prononcer n’importe quel verdict, se décomposaient dans [s]a bouche tels des champignons moisis »17 (« die abstrakten Worte, deren sich doch die Zunge naturgemäß bedienen muß, um irgendwelches Urtheil an den Tag zu geben, zerfielen mir im Munde wie modrige Pilze »). Alceste constate, lui, que les pensées, « dès l’instant où on les exprime, ne sont plus vraies » (im Augenblick wo man sie ausspricht, nicht mehr wahr sind »18. Si, pour Hans Karl Bühl, toute expression est indécente, c’est donc surtout parce qu’elle est nécessairement inadéquate et non parce qu’elle heurterait quelque bienséance socialement définie. Le début de la conversation avec Hélène à l’acte II le confirme :

Allerdings, es ist ein bißl lächerlich, wenn man sich einbildet, durch wohlgesetzte Wörter eine weiß Gott wie große Wirkung auszuüben, in einem Leben, wo doch schließlich alles auf die letzte unaussprechliche Nuance ankommt. Das Reden basiert auf einer indezenten Selbstüberschätzung.

Quand même, il est un peu ridicule d’imaginer qu’on puisse exercer Dieu sait quelle grande influence rien que par des propos bien tournés, dans une vie où tout dépend en fin de compte de quelque chose d’ultime qui se tient au-delà des mots. Les discours se fondent sur une surestimation indécente de soi-même. (II, 14, p. 101)

25Dans cette réplique, à bien des égards programmatique pour la scène à venir, Hans Karl associe déjà la parole et l’indécence mais précise leur rapport plus qu’il ne le fera en s’adressant à Hechingen à la fin de la pièce. Toute expression est indécente parce qu’elle repose sur une surestimation de soi, indissociable d’une surestimation des pouvoirs expressifs du langage, une méconnaissance de « l’ultime nuance inexprimable » (« die letzte unaussprechliche Nuance ») qui seule compte, en définitive.

26 « Que le théâtre, le lieu de la parole, devienne ce point où s’exprime l’impossibilité de la parole, un tel paradoxe fait de L’Homme difficile, tout à la fois, la dernière pièce de salon et la première  comédie de la modernité » affirme Jean-Yves Masson dans la postface à sa traduction de la pièce d’Hofmannsthal (164). Mais ce paradoxe est peut-être inhérent à toute tentative de mise en scène du misanthrope, c’est-à-dire d’un personnage qui se définit par son refus de participer à la comédie sociale, de jouer un rôle sur le théâtre du monde. Pour le dire autrement, le personnage du misanthrope, nécessairement « misologue » comme on a tenté de le montrer, lancerait au théâtre le défi d’affronter en lui son autre, et la question serait de savoir qui sort vainqueur de l’affrontement. La comédie réussit-elle à apprivoiser celui qui la dénonce, à en faire malgré lui un de ses personnages ? Sort-elle indemne de la critique à laquelle la soumet l’ennemi de l’hypocrisie, en redonnant au mot son sens originel de « jeu de l’acteur » ?

27La connaissance très lacunaire que nous avons de l’ensemble des comédies de Ménandre rend évidemment quelque peu hasardeuse toute tentative de dégager au sein de son œuvre la spécificité du Bourru. La comparaison du prologue de la pièce avec d’autres prologues conservés19 révèle cependant une particularité qui mérite de retenir l’attention. Alors que dans d’autres prologues divins, le dieu qui prend la parole ne joue pas de rôle direct dans la pièce, dans celui du Bourru, Pan invite le spectateur à assister à une comédie qui se déroule devant sa grotte et dont il est le dramaturge. C’est lui qui a fixé le cours de l’intrigue et même, dans une large mesure, choisi les personnages : désireux de récompenser la piété de la fille de Cnémon, il lui a trouvé un beau parti, en la personne de Sostrate qu’il a rendu amoureux d’elle. L’équivalence, suggérée par le prologue, entre l’espace de Pan et l’espace théâtral est renforcée par le rôle que joue dans la pièce le sacrifice ordonné en l’honneur du dieu par la mère de Sostrate. C’est lui qui est à l’origine de la première confrontation entre le cuisinier Sicon et Cnémon (III, 3). Or Sicon, dans cette scène, commence par s’adresser aux spectateurs pour vanter son art de la flatterie : il ne doute pas de réussir là où Gétas a échoué parce qu’il sait, lui, adapter ses paroles à son interlocuteur et il illustre ce talent par l’énumération des divers personnages auxquels il est susceptible de s’adresser. La situation d’énonciation comme le contenu de ce discours lui confèrent une dimension métathéâtrale qui l’inscrit dans la lignée du prologue : en choisissant les paroles et le ton adaptés aux circonstances, Sicon fait preuve d’une qualité prisée par les théoriciens du théâtre comme de la rhétorique : to pre/pon en grec, decorum en latin, dont « décence » serait la traduction logique si l’évolution de la langue n’avait éloigné son acception commune du sens premier d’ « adéquation ». Si l’on considère la tirade de Sicon comme l’illustration prosaïque mais pertinente de la théorie du pre/pon20, l’affrontement de Sicon et de Cnémon revêt une autre dimension et l’on comprend mieux que la comédie se poursuive pendant plus de la moitié du dernier acte, alors qu’a déjà eu lieu le dénouement heureux et attendu que constitue l’annonce du double mariage des jeunes gens. Les trois dernières scènes, consacrées à la vengeance de Sicon, montrent, en effet, le triomphe de la comédie sur le récalcitrant Cnémon. Avec la complicité de Gétas, Sicon rejoue la confrontation de l’acte III : Gétas demande de nouveau à Cnémon des chaudrons puis divers autres objets (V, 6, pp. 170-172) en une parodie de châtiment infernal : pour avoir refusé de prêter un chaudron, Cnémon est condamné à s’en voir réclamer plusieurs indéfiniment. Les personnages comiques par excellence que sont le cuisinier et l’esclave jouent donc la comédie imaginée par Sicon en lui associant un acteur contraint et inconscient de l’être en la personne de Cnémon. Or quel est le dénouement de cette comédie dans la comédie ? Cnémon se voit obligé de participer au sacrifice festif qui réunit déjà tous les autres personnages dans la grotte de Pan, le dieu dramaturge qu’il ne saluait qu’à regret (Prologue, v. 11-12, p. 104). Victoire de la comédie et victoire de la société des hommes sur celui qui prétendait la fuir coïncident donc en une illustration assez saisissante, au point peut-être d’en devenir inquiétante, de la vocation répressive du rire comme « geste social » selon Bergson21. Le stratagème auquel recourt Sicon pour parvenir à ses fins mérite également de retenir l’attention : il transporte Cnémon endormi hors de chez lui. Privé de mobilité par sa chute dans le puits, que Sicon a, comiquement mais significativement, interprétée comme un châtiment divin (IV, 2, v. 639-645, p. 149), Cnémon est aussi privé de demeure. Il n’y a littéralement plus de place pour l’apanthropie dans la pièce, pas plus qu’il n’y en a pour elle au sein de l’humanité selon Aristote, comme on l’a vu.

28L’issue de l’affrontement entre le misanthrope et le théâtre n’est guère différente dans la tragédie anglaise, la mort, effective mais sans cause objective, de Timon se substituant seulement à la mort symbolique de Cnémon. On y retrouve, en tout cas, une ouverture où la dimension métathéâtrale est également présente, lors de la discussion entre le peintre et le poète sur les pouvoirs respectifs des mots et de l’image, pouvoirs que le théâtre conjugue naturellement. Mais c’est surtout dans la mesure où elle met en scène le philanthrope avant sa conversion à la misanthropie, que La Vie de Timon d’Athènes illustre doublement la relation entre théâtre et misanthropie. Le Timon du premier acte allie philanthropie, goût pour la parole flatteuse et participation jubilatoire à la comédie sociale. Il exhibe le plaisir qu’il a à en être le protagoniste sur lequel convergent tous les regards mais aussi le dramaturge qui peut, grâce au pouvoir de l’argent, déterminer le cours de l’action : arracher l’un à la prison (I, 1, v. 102-105, p. 253), marier l’autre (I, 1, v. 146-150, p. 255), c’est-à-dire permettre le dénouement traditionnel d’une comédie. Le ballet de la scène 2 permet d’opposer à Apémantus, spectateur critique d’un faste illusoire, en bon philosophe cynique (I, 2, v. 118-131, p. 269), un Timon qui « a pris du plaisir à [s]a propre invention » (I, 2, v. 136, p. 269 : « entertained me with my own device »), c’est-à-dire qui jouit simultanément de la position du dramaturge et de celle du spectateur. Ce privilège appelle au moins deux remarques. Si on le confronte à l’héritage antique, on constate que la position de Timon à ce moment précis de la pièce ressemble singulièrement à celle du Trimalcion de Pétrone lorsqu’il mime la surprise à l’arrivée d’un porc apparemment non vidé et fait mine de vouloir punir le cuisinier, alors que l’absence apparente d’apprêt se révèle comble de l’artifice22. Dans les deux cas, le maître de maison s’apparente à un dramaturge qui devient ensuite le spectateur de sa propre invention. La comparaison avec le festin de Trimalcion n’est peut-être pas dénuée de pertinence si l’on prête attention aux nombreuses métaphores auxquelles vient de donner lieu le festin dans cette scène, notamment dans le discours d’Apémantus. Celui-ci, comme on l’a vu, associe étroitement flatterie et dévoration dans une tirade qui convoque nécessairement chez le spectateur l’image de la Cène (I, 2, pp. 262-264). Or, si l’on se tourne vers l’interprétation chrétienne du theatrum mundi, on constate que le privilège de jouir simultanément de la position du dramaturge et de celle du spectateur y est réservé à Dieu. Dès lors, la confrontation du discours de Timon et de celui d’Apémantus permet de formuler l’erreur tragique de Timon en ces termes : il croit occuper la place d’un dieu omnipotent, dramaturge et spectateur, alors qu’il joue, à son insu, le rôle du Christ sur le point d’être trahi23. Après sa désillusion, Timon n’éprouve plus que lassitude face au théâtre du monde, il est « las de ce monde faux » (IV, 3, v. 362 : « I am sick of this false world »). La traduction de false par « menteur » (p. 341) est tout à fait licite car c’est bien la découverte de la fausseté du langage humain qui constitue l’amère désillusion de Timon. On peut néanmoins supposer dans le texte anglais une contamination métonymique de la fausseté, non seulement de la parole à celui qui la prononce comme dans le texte platonicien, mais bien à l’univers entier, comme le confirme le contexte dans lequel sont prononcées ces paroles. Il s’agit, en effet, de l’affrontement avec Apémantus, personnage dont la nécessité dramatique et symbolique se révèle pleinement à cette occasion.

29Associé de façon récurrente au chien par ses détracteurs, c’est-à-dire par tous les personnages de la pièce, y compris Timon, Apémantus, dont le nom signifie en grec « inoffensif », est un parfait représentant de la philosophie cynique, donc un homme qui fait fi de toutes les convenances sociales, méprise notamment l’argent et tout ce qu’il procure et « s’exprime en tous lieux avec une provocante liberté de parole (parrhesia) »24. Après avoir dénoncé, à l’acte I, l’aveuglement de Timon et fait le procès de la flatterie, il voit, à l’acte IV,  dans la misanthropie de Timon une « simple humeur noire, indigne d’un homme et qui vient / d’un coup du sort » (IV, 3, v. 203-204 : « A poor unmanly melancholy, sprung / From change of fortune »).  Il stigmatise chez lui le passage d’un extrême à l’autre : « La condition moyenne t’est inconnue : tu n’as jamais été qu’aux deux extrêmes » (IV, 3, p. 338 : « The middle of humanity thou never knewest, but the extremity of both ends ») et l’on retrouve dans ses paroles un écho de l’analyse platonicienne de la misanthropie. Or, lorsque Timon lui demande peu après ce qu’il ferait du monde s’il l’avait en son pouvoir, Apémantus lui répond : « Je le donnerais aux bêtes, pour être débarrassé des hommes » (« Give it the beasts, to ber id of the men ») et s’affirme prêt, en réponse à la question de Timon, à « ne survivre que comme bête parmi les bêtes » (« remain a beast with the beasts »). Le cynisme fait le procès de la civilisation au nom de la nature et en tire les conséquences les plus radicales. Il n’en va pas de même pour Timon qui oppose à Apémantus sa vision du monde animal comme monde impitoyable, ressemblant singulièrement au monde humain, comme le cynique le lui fait remarquer : « la république d’Athènes est devenue une jungle » (IV, 3, p. 340 : « The commonwealth of Athens is become a forest of beasts ». Au-delà du jeu sur la réversibilité des comparaisons – qui substitue en quelque sorte un homo est lupus lupo au lupus est homo homini de Plaute25, la tirade de Timon montre surtout que la nature ne saurait lui offrir la moindre échappatoire. Pourtant, au moment de  quitter Athènes, il semblait partager la vision d’Apémantus en affirmant :

Timon will to the woods, where he shall find
Th’unkindest beast more kinder than mankind.

Timon va dans les bois, pour constater demain
Qu’il n’est pas d’animal plus bestial que l’humain. (IV, 2, v. 35-36)

30La traduction française, obligée de renverser les termes de la comparaison, atténue, sinon perd, la caractéristique essentielle de ces vers qui affirment positivement la supériorité morale, si l’on peut dire, de l’animal sur l’homme. Le traducteur Victor Bourgy complète sa traduction par une note bien nécessaire : « L’animal le plus cruel (unkindest : le moins bon) a plus le respect de son espèce (kinder) que l’homme ». Mais dès la scène suivante, il apparaît clairement que la nature ne saurait être un refuge pour Timon, elle qui semble se confondre avec l’ironie du sort. Alors qu’il lui demande des racines (roots), c’est-à-dire le menu d’Apémantus (I, 2, v. 67, le même mot root est là traduit par « radis »), elle lui donne de l’or. Ce qui, dans le dialogue de Lucien, apparaissait comme un cadeau de Zeus permettant à Timon de tirer une vengeance jubilatoire de l’ingratitude, devient, dans la pièce de Shakespeare, le signe d’une corruption universelle qui atteint même la nature. L’exclamation de Timon ne laisse guère de doute à ce sujet :

What is here ?
Gold ? Yellow, glittering, precious gold ?
No, gods, I am no idle votarist :
Roots, you clear heavens. Thus much of this will make
Black white, foul fair, wrong right,
Base noble, old young, coward valiant.

Que vois-je ici?
De l’or? De l’or, jaune, brillant, précieux?
Non, dieux, mon serment n’est pas vain:
Ô cieux radieux, non! Des racines! Voici de quoi
Rendre blanc le noir, beau le laid, juste le faux,
Noble le vil, jeune le vieux, vaillant le lâche.

31« Fair is foul and foul is fair » chanteront les sorcières à l’ouverture de Macbeth (I, 1, v. 10) et le vers reviendra tel un leitmotiv. De même que les sœurs fatales (the weird sisters) conduisent Macbeth à sa perte, la terre qui donne à Timon de l’or corrupteur à la place des racines demandées le condamne  à s’engager plus avant dans la voie qu’il vient de tracer, celle d’une destruction qui est nécessairement aussi une autodestruction. La découverte de cet or implique surtout l’impossibilité pour Timon de fuir le théâtre du monde : l’or qui lui permettait, au début de la pièce, d’être le dramaturge et le spectateur de la comédie de l’amitié lui servira désormais à mettre en scène à distance le spectacle de la dévastation d’Athènes. De ce spectacle, qui d’ailleurs n’aura pas lieu puisque Alcibiade optera pour le pardon et la réconciliation, Timon ne désire rien voir ni savoir. Comme le souligne Christian Barataud, « la philautie, ou le simple instinct de conservation, ne sont pas assez forts en lui pour le garder partie prenante dans ce théâtre du monde qu’il déserte sans regret » (p. 71). Dans le texte de Plutarque, un éboulement du rivage transforme le tombeau de Timon en îlot battu par les flots, lui offrant post mortem le moyen d’échapper à l’humanité qu’il a en vain cherché de son vivant. On pourrait penser que la pièce anglaise a supprimé ce motif pour des raisons dramaturgiques évidentes : il faut que le soldat puisse prendre l’empreinte de l’épitaphe de Timon (V, 4, p. 363). Pourtant il resurgit dans le commentaire que fait Alcibiade après la lecture de l’épitaphe et donne lieu à un étrange retournement :

Though thou abhorred’st in us our human griefs,
Scorned’st our brains’flow and those our droplets which
From niggard nature fall, yet rich conceit
Taught the to make vast Neptune weep for aye
On thy low grave, on faults forgiven. Dead
Is noble Timon, of whose memory
Hereafter more. Bring me into your city,
And I will use the olive with my sword :
Make war breed peace, make peace stint war, make each
Prescribe to other, as each other’s leech.

Certes, tu abhorrais en nous nos souffrances humaines,
Méprisais ce flux de cerveau, ces gouttelettes
Que verse notre nature parcimonieuse, pourtant une riche idée
Te fit imaginer de faire à jamais pleurer le vaste Neptune
Sur ton humble tombeau, sur des fautes pardonnées. Mort
Est le noble Timon, dont la mémoire
Sera désormais honorée. Menez-moi dans votre cité,
Au glaive je joindrai le rameau d’olivier :
Faisant que guerre engendre paix, que paix à guerre mette fin,
L’une guérissant l’autre, étant son médecin.26

32Victor Bourgy exprime une légitime perplexité devant ces vers : « Les fautes de qui ? Timon n’a rien pardonné. S’agit-il de ses fautes à lui, que sa mort aurait effacées ? » (367, note 6). Mais faut-il chercher à lever l’évidente contradiction entre le texte de l’épitaphe et le commentaire d’Alcibiade ? Ne doit-on pas y voir, au contraire, l’ultime défaite du misanthrope, réinséré malgré lui dans l’espace de la cité réconciliée ? Le transfert de l’épitaphe grâce à la cire serait alors l’équivalent, dans le registre tragique, du transport comique de Cnémon alité dans la grotte de Pan.

33 

34Chez Molière et Hofmannsthal, en revanche, la comédie sociale et la comédie scénique ne triomphent pas aussi aisément du récalcitrant qui dénonce leur vanité. Pourtant celles-ci, du moins chez Molière, ont leurs défenseurs zélés, héritiers de la philosophie antique. De ce point de vue, c’est à juste titre que Claude Bourqui rattache l’attitude du Philinte de Molière au stoïcisme27 : Philinte participe à la comédie sociale en  bon acteur stoïcien, c’est-à-dire en restant à distance de son rôle28. Jacques Guicharnaud a bien mis en lumière cette dimension du personnage qui s’impose dès la première scène de la pièce, notamment par l’allusion à L’École des Maris (I, 1, v. 100, p. 43) : « la vie est une comédie qu’il s’agit de tourner à son avantage : Philinte l’acteur met Philinte le spectateur-rieur de son côté. Il est Ariste, et non Sganarelle » (362). Face à lui, Alceste « se voit comme anti-masque » (366) mais « à force de prêcher la sincérité, il devient masque comique » (364) pour les autres. Ce paradoxe situe le personnage à la lisière du comique et du tragique, faisant de lui un héros combattant, comme l’indique son nom, mais qui s’apparente à don Quichotte par sa « grande raideur des vertus des vieux âges » (I, 1, v. 153, p. 45) devenue anachronique. À cette raideur, qui rend Alceste inapte à jouer le moindre rôle dans la comédie sociale, pourrait s’opposer l’aisance de Célimène qui, elle, incarne cette comédie sur un mode jubilatoire au point de se confondre à chaque instant avec son rôle, de trop se prendre au jeu. Elle en oublie qu’il en va de la comédie comme  de tout jeu : ses règles sont susceptibles d’être transgressées, celle qui veut, par exemple, qu’on ne montre pas à un tiers, et encore moins à un rival, une lettre intime. Entre le triomphe de Célimène dans la scène des portraits (II, 4) et son procès dans la dernière scène de la pièce, que s’est-il passé sinon que des acteurs ont décidé de ne plus respecter les règles du jeu ? En intitulant « Dans les coulisses » son analyse de l’acte III, Jacques Guicharnaud a remarquablement mis en lumière cette dimension de l’intrigue. Mais l’on peut se demander si Alceste n’est pour rien dans la décision de Clitandre et d’Acaste : en troublant le jeu des portraits, tel un spectateur interrompant la comédie pour dénoncer son immoralité, Alceste n’a-t-il pas conduit malgré eux les « acteurs » à adopter pour un temps son point de vue de spectateur critique ? N’est-ce pas ce que redoute Célimène lorsqu’elle semble croire que Clitandre et Acaste sont sur le point de partir (II, 5, v. 733, p. 80) ? Si l’impossible union d’Alceste et de Célimène dénonce l’incompatibilité du misanthrope et de la comédie, la pièce de Molière, contrairement à la pièce grecque et à la pièce anglaise, ne se conclut pas par la simple éviction du premier. Plus clément avec son personnage que ne l’étaient Ménandre et Shakespeare, Molière a, en effet, laissé à Alceste un lieu « Où d’être homme d’honneur on ait la liberté » (v. 1806, p. 134). La comparaison avec le dénouement du Bourru est ici éloquente : Alceste n’a pas changé la comédie sociale pas plus qu’il n’a changé celle qui l’incarne, Célimène, mais il n’a pas pour autant été anéanti par elle et la comédie ne sort pas indemne de l’affrontement. S’il se réfugie « dans [s]on désert », comme il en avait d’ailleurs d’emblée exprimé le désir impulsif (I, 1, v. 144, p. 45), il quitte une scène désertée par tous les autres personnages à l’exception de Philinte et d’Éliante dont le mariage annoncé tient lieu de dénouement heureux. Philinte et Éliante, on s’en est avisé depuis longtemps, incarnent la norme par rapport à laquelle se mesure l’excès de Célimène comme celui d’Alceste. Mais ils ne sont justement que cela. Si « leur “sagesse” est faite de leur absence » comme l’affirme Jacques Guicharnaud, c’est peut-être moins parce que « leur moi est allé se scléroser dans les profondeurs confortables de l’oubli » (439) que parce que Molière n’a pas voulu les incarner davantage. Le mariage de Philinte et d’Éliante pourrait être celui d’un stoïcisme modéré et d’un épicurisme neutralisé, dont la tirade d’Éliante dérivée de Lucrèce (II, 4, v. 711-730, p. 79-80) est emblématique. La morale de l’acteur et celle du spectateur 29 se rejoindraient ainsi dans une prudente distance. Dès lors, il en va du pâle triomphe de Philinte et d’Éliante comme de celui de la distance ironique selon Jankélévitch, il a les couleurs de la résignation : « Hélas ! pourquoi ne peut-on être à la fois raisonnable et ardent ? »30.

35Prenant le contre- pied de ce dénouement, Hofmannsthal a choisi, lui, d’achever sa comédie sur une brève scène éminemment comique qu’on peut lire, à bien des titres, comme une relecture ironique du dénouement moliéresque, à moins d’ailleurs que l’ironie ne soit déjà présente chez  Molière. En faisant de Stani le double dérisoire de son oncle, le dramaturge autrichien attire, en effet, notre attention, sur la manière dont Philinte et Éliante peuvent, par leurs caractéristiques, apparaître comme de pâles copies des protagonistes : la « sincère Éliante » ne va pas jusqu’à transgresser les règles de la vie mondaine comme le fait Alceste, pas plus que l’accommodant Philinte ne pousse la complaisance au point où elle peut passer pour la duplicité dont Célimène est accusée. Stani, quant à lui, se flatte, par la bouche de sa mère, de posséder toutes les qualités de Kari sans son défaut majeur à ses yeux : l’irrésolution. Mais la dernière scène de la pièce montre bien que l’opposition entre cette irrésolution et l’esprit de décision de Stani, présenté de manière très comique dans la confrontation avec son oncle (I, 16), n’est que la conséquence d’une divergence plus fondamentale dans leur rapport au langage et à la comédie sociale :

Crescence. — Also, das ist mir ganz egal, ich muß jemanden umarmen! Es ist doch heute zuviel vorgegangen, als daß eine Person mit Herz wie ich so mir nix dir nix nach Haus fahren und ins Bett gehen könnt'!

Stani, tritt einen Schritt zurück. — Bitte, Mamu! nach meiner Idee gibt es zwei Kategorien von Demonstrationen. Die eine gehört ins strikteste Privatleben: dazu rechne ich alle Akte von Zärtlichkeit zwischen Blutsverwandten. Die andere hat sozusagen eine praktische und soziale Bedeutung: sie ist der pantomimische Ausdruck für eine außergewöhnliche, gewissermaßen familiengeschichtliche Situation.

Crescence. — Ja, in der sind wir doch!

Altenwyl mit einigen Gästen ist oben herausgetreten und ist im Begriffe, die Stiege herunterzukommen.

Stani. — Und für diese gibt es seit tausend Jahren gewisse richtige und akzeptierte Formen. Was wir heute hier erlebt haben, war tant bien que mal, wenn man's Kind beim Namen nennt, eine Verlobung. Eine Verlobung kulminiert in der Umarmung des verlobten Paares. – In unserm Fall ist das verlobte Paar zu bizarr, um sich an diese Formen zu halten. Mamu, Sie ist die nächste Verwandte vom Onkel Kari, dort steht der Poldo Altenwyl, der Vater der Braut. Geh Sie sans mot dire auf ihn zu und umarm' Sie ihn, und das Ganze wird sein richtiges, offizielles Gesicht bekommen.

Crescence. — Eh bien, cela m’est égal, il faut que j’embrasse quelqu’un ! Il s’est passé trop de choses aujourd’hui pour qu’une personne sensible comme moi puisse rentrer chez elle comme si de rien n’était, et se mettre au lit!

Stani, faisant un pas en arrière. — Je t’en prie, maman ! Selon mon idée, il y a deux catégories de manifestations des sentiments. La première appartient au cercle le plus étroit de la vie privée : j’y inclus tous les actes de tendresse entre les personnes de même sang. L’autre a pour ainsi dire une signification sociale et pratique : c’est la pantomime qui constitue l’expression adéquate d’une situation extraordinaire, lorsqu’il s’agit, dans une certaine mesure, d’une histoire de famille….

Crescence. — Eh bien, c’est celle dans  laquelle nous nous trouvons !

Altenwyl est sorti sur le palier en haut avec quelques invités, et il s’apprête à descendre l’escalier.

Stani. — … et pour celle-ci, il y a depuis mille ans certaines formes appropriées et acceptées. Ce que nous avons vécu ici, ce furent tant bien que mal, si l’on appelle un chat un chat, des fiançailles. Des fiançailles culminent lorsque les fiancés s’embrassent. Dans le cas présent, les fiancés sont trop bizarres pour s’en tenir à de telles formes. Maman, tu es la parente la plus proche de l’oncle Kari, et voilà Poldo Altenwyl qui est le père de la fiancée. Approche-toi de lui sans mot dire, embrasse-le, et toute l’histoire prendra un aspect officiel convenable.

36Le discours de Stani est, comme celui de Philinte et d’Éliante, mais sur le mode légèrement caricatural qui le  caractérise, celui de la doxa. Les règles de la mondanité bourgeoise auxquelles il se réfère sont clairement les héritières de la théorie classique de l’honnêteté. Sa  première réplique, version mondaine du Intus ut libet, foris ut moris est31, semble d’ailleurs faire écho aux vers de Philinte :

Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils, que l’usage demande.

37À l’indécence de toute expression proclamée par Kari dans la scène précédente, Stani oppose donc sa volonté de donner une expression adéquate de la situation selon le code mondain. Le fait que celle ci passe par la pantomime n’a pas seulement pour conséquence  de clore la pièce sur un vif comique de situation : Crescence se précipitant pour embrasser un Altenwyl interloqué. Il invite surtout à envisager la question de l’expression d’un point de vue métathéâtral. On peut d’ailleurs se demander si Hofmannsthal, fin connaisseur de la littérature antique, n’utilise pas l’adjectif indezent en pensant à la théorie indissolublement éthique et esthétique du decorum déjà évoquée : le bon acteur est celui qui joue son rôle de manière « décente », c’est-à-dire parfaitement adéquate, et, sur la scène du monde, le sage doit faire de même. C’est bien l’impossibilité de cette « décence » qu’affirme « très violemment mais sans élever beaucoup la voix »  Hans Karl Bühl au moment où il s’apprête à quitter définitivement la scène de la comédie mondaine. Son neveu, au contraire, entend sauver les convenances malgré la bizarrerie des fiancés : les convenances sociales se confondent alors avec les conventions théâtrales. Le spectateur peut évidemment ne pas être absolument convaincu par ce sauvetage in extremis de la comédie sociale et scénique, d’autant que celui qui s’en veut l’ordonnateur apparaît comme le laissé pour compte de l’histoire. Si le dénouement de la pièce de Ménandre montrait comment la comédie réussissait à arracher le bourru à son espace pour l’entraîner dans le sien, celui d’Hofmannsthal suggère plutôt que les « bizarres » fiancés ont quitté la scène en laissant derrière eux un décor peuplé de fantoches.

38 

39Au terme de ce parcours, on mesure le risque que prend le théâtre en introduisant dans son espace un personnage qui n’a de cesse de lever les masques et de dénoncer la fausseté sinon l’impuissance du langage. Entre eux, la lutte est nécessairement sans merci. Elle révèle tantôt la violence répressive du comique, tantôt la fragilité des conventions théâtrales. Qu’un personnage refuse de jouer son rôle dans la comédie sociale, qu’il lui oppose un mutisme réprobateur, ne suffit pas à arrêter le cours de la comédie mais parvient à y semer le trouble, à insinuer le doute dans l’esprit des acteurs : qu’ils soient tentés de tricher avec les règles du jeu, comme les petits marquis de Molière, ou qu’ils s’efforcent avec aplomb de sauver les apparences comme le Stani d’Hofmannsthal, le mal est fait. La présence du misanthrope, « spectateur empêché » comme l’est, selon Louis Van Delft32, le moraliste, donne à la scène qui l’accueille imprudemment la couleur des « vanités » :

Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce, ou ce qui s’attriste ou se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s’avance déjà sur le théâtre d’autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles ; ils s’évanouiront à leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fonds à faire sur un personnage de comédie !33

Notes de bas de page numériques

1 Platon, Phédon, 89d-e, traduction Émile Chambry, Paris, GF, 1965, p. 145.
2 Plutarque (46-120), Vie d’Antoine, 70.
3 Lucien (125-185), Timon ou le misanthrope.
4 William Shakespeare et Thomas Middleton, La Vie de Timon d’Athènes [1605], trad.Victor Bourgy, Œuvres complètes, édition bilingue, Tragédies II, Paris, Robert Laffont, 1995, « Bouquins ». Toutes les références renvoient à cette édition.
5 Molière, Le Misanthrope [1667], éd. Claude Bourqui, Paris, Librairie Générale Française, 2000, « Le Livre de Poche ». Toutes les références renvoient à cette édition.
6 Jacques Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 479. Le numéro de page  correspondant aux différentes citations figure entre parenthèses après chacune d’elles.
7 Louis-André Dorion, « La misologie chez Platon », Revue des Études grecques, t. 106, 1993, pp. 607-618. Le numéro de page correspondant aux différentes citations figure entre parenthèses après chacune d’elles.
8 Aristote, Politique, I, 1253 aVII, 13, 1332b5.
9 Les références renvoient à Ménandre, Le Bourru [316 av. J.-C.], dans Théâtre, texte traduit, présenté et annoté par Alain Blanchard, Paris, Librairie Générale Française, 2000, « Le Livre de Poche », 2007. Pour une édition bilingue, voir Ménandre, Le Dyscolos, éd. et trad. Jean-Marie Jacques, Paris, C.U.F, 1976 (seconde édition).
10 Le laconisme, mot transcrit du grec, est littéralement la manière de parler des Lacédémoniens, c’est-à-dire des Spartiates, le peuple viril par excellence dans l’imaginaire grec.
11 Cette substitution doit aussi être envisagée en fonction du cannibalisme comme substrat fantasmatique de la pièce (voir Christian Barataud, « La Vie de Timon d’Athènes de Shakespeare : un festin de cannibales », RHR (Renaissance, Humanisme et Réforme), Montpellier, 1992, pp. 67-97). C’est dans la Théogonie (v. 485-490) d’Hésiode qu’apparaît pour la première fois le motif de la pierre comme substitut trompeur permettant de sauver un être (en l’occurrence Zeus) de la dévoration cannibale. Il s’agit par ailleurs, on le sait, d’un motif très répandu dans le conte populaire.
12 J’opte ici pour la traduction de Jean-Michel Déprats (Shakespeare, Tragédies II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 697) car celle de Victor Bourgy n’est pas assez littérale et doit se lire avec la note qui la complète.
13 Hugo von Hofmannsthal, L’Homme difficile [1921], trad. Jean-Yves Masson, Lagrasse, Verdier, 2007 (deuxième édition révisée). Toutes les références renvoient à cette traduction. Pour le texte allemand voir Der Schwierige, Gesammelte Werke, éd. Bernd Schoeller, Rudolf Hirsch, Frankfurt-am-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, Dramen IV, 1980.
14 Jean-Yves Masson, Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 180.
15 Voir Elsbeth Dangel-Pelloquin, « “Das kleine Falsificat”. Das Spiel von Original und Fälschung in Hofmannsthals Die Lästigen. Nach dem Molière », Hofmannsthal-Jahrbuch, vol. 10 (2002), pp. 59-88.
16 Pour n’en mentionner qu’un, le deuxième et le troisième acte de la pièce me semblent emprunter leur situation dramaturgique fondamentale à celle des Fâcheux et non du Misanthrope : le défilé des importuns fait obstacle à l’intimité du couple (voir notamment II, 1 et 2).
17 Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes, trad. Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Paris, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 42.
18 Hugo von Hofmannsthal, Die Lästigen. Nach dem Molière [1916], Gesammelte Werke, éd. Bernd Schoeller, Rudolf Hirsch, Frankfurt-am-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, Dramen VI, 1980, p. 428.
19 Voir Christophe Cusset, Ménandre ou la comédie tragique, Paris, Éditions du CNRS, 2003.
20 Voir Max Pohlenz, « to pre/pon. Ein Beitrag zur Geschichte des griechischen Geistes », dans Kleine Schriften I, éd. H. Dörrie, Hildesheim, 1965, pp. 100-1139. Une traduction italienne de cet article, due à J. Lundon, a paru dans la revue Aevum Antiquum, vol. 10, 1997, pp. 5-57.
21 Henri Bergson, Le Rire [1899], Paris, P.U.F., « Quadrige », 1991, p. 15.
22 Pétrone, Satiricon, 49.
23 On a, à juste titre, comparé la pièce à La tragédie du Docteur Faust de Marlowe (voir Anne Lancashire, « Timon of Athens : Shakespeare’s Dr. Faustus », Shakespeare Quarterly, vol. 21, n° 1, hiver 1970, pp. 35-44). L’un des enjeux communs aux deux pièces, associé au détournement du genre médiéval de la moralité, me paraît être la confrontation du christianisme et du paganisme, souvent brutale et à rebours du rêve de conciliation humaniste. À la célébration, fort peu voilée, de la supériorité éthique et esthétique du paganisme chez Marlowe, notamment dans le monologue final de Faust, s’oppose, dans la pièce de Shakespeare et Middleton, la peinture d’une Antiquité ignorante de la Rédemption : Timon meurt irréconcilié et son épitaphe éternise sa haine.
24 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, « Folio essais » n°280, pp. 170-174.
25 Plaute, Asinaria, II, 4, v. 495. L’expression de Plaute est reprise par Hobbes sous la forme homo homini lupus dans l’épître dédicatoire du De cive  [1651] et dans le Léviathan [1651], I, 13. Le tableau que fait Timon du monde animal comme foncièrement identique au monde humain préfigure la vision hobbienne de l’état de nature comme état de guerre généralisé.
26 J’opte de nouveau pour la traduction de Jean-Michel Déprats (Shakespeare, Tragédies II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 713-715), plus exacte et plus claire en l’occurrence.
27 Claude Bourqui, introduction de l’édition du Livre de poche, p. 21-22 : « Philinte a raison et a tort – en particulier dans son attitude conciliante, que Molière fait, subtilement mais nettement, glisser vers le stoïcisme, une philosophie toujours envisagée négativement dans son œuvre ».
28 Voir notamment Épictète, Entretiens, I, 29, 41-46, éd. J. Souilhé, Paris, C.U.F., 1943-65. Ce texte est cité et commenté dans la thèse de Guillaume Navaud, Persona. La pensée du théâtre de Socrate à Shakespeare, dirigée par François Lecercle et soutenue à Paris IV-Sorbonne le 1er décembre 2007. La question de « la distanciation » de l’acteur est abordée dans le cinquième chapitre où l’auteur démontre, de façon très convaincante que, contrairement à l’opinion reçue, cette notion est présente dès l’Antiquité dans la réflexion théorique sur la pratique de l’acteur comme dans l’utilisation philosophique de la métaphore de l’acteur.
29 Voir le début célèbre du chant II du De natura rerum de Lucrèce, le fameux « suave mari magno » et, sur la fortune de ce texte, Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur [1979], traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1994, notamment la section intitulée « Esthétique et morale du spectateur », pp. 34-56.
30 Vladimir Jankélévitch, L’Ironie [1964], Paris, Flammarion, 1979, « Champs », p. 37.
31 « À l’intérieur, fais comme il te plaît, à l’extérieur, agis selon la coutume ». Cette maxime a d’abord circulé dans les milieux humanistes (elle est notamment attribuée au philosophe padouan Cesare Cremonini) avant de devenir la devise des libertins. Le passage du milieu philosophique au milieu mondain témoigne en faveur du rôle qu’a joué ce milieu dans l’avènement de la tolérance. Selon Patrick Dandrey (« La leçon du Misanthrope », www.vox-poetica.org/sflgc/concours/tx/misanthrope.htm), Philinte est la « prophétique anticipation d’un idéal intellectuel, moral et social caractéristique des Lumières et nécessairement assorti de cette tolérance dont il anticipe la naissance ».
32 Louis van Delft, « La Théâtralité chez les moralistes », dans Théâtralité et genres littéraires, textes réunis par Anne Larue, Poitiers, Publications de la Licorne, 1996, p. 205.
33 La Bruyère, « De la cour », 99, Les Caractères [1688], éd. Emmanuel Bury, Paris, Librairie Générale Française, 2000, « Le Livre de Poche classique », 1995, p. 343.

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « Misanthropie et « misologie » : de l’analogie philosophique à la rencontre dramaturgique », paru dans Loxias, Loxias 19, mis en ligne le 30 novembre 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1975.


Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Professeur de Littérature comparée, Université de Nice, CTEL