Loxias | Loxias 18 Doctoriales IV |  Doctoriales 

Véronique Labeille  : 

Le silence dans le roman : un élément de monstration

Résumé

Dans les romans de la fin du XIXe et du début du XXe, le thème de la sortie au théâtre peut être envisagé sous le prisme de la rhétorique du sublime. Une voie, jamais empruntée, peut-être parce que hantée par le vertige du sens, est celle du silence. Zola, Proust et Valéry, représentatifs de mouvances littéraires bien distinctes, lui donnent ses lettres de noblesse. Soupeser le silence, c’est l’envisager comme un rapport à l’intériorité du texte, comme passage neutre, pour ne pas parler de vide, que le romancier laisse à la charge du lecteur. A lui, à nous donc, de le combler, de lui donner un sens, de le faire raisonner dans le roman. Temps de latence et de vagabondage, c’est aussi un moment de discours. L’acte énonciatif et la rhétorique du sublime sont comme autant de clefs pour faire parler le silence du texte, pour faire sourdre ce qui se cache derrière la méditation qu’offre le temps théâtral thématisé dans le roman.

Abstract

In the novels from the end of the 19th century and the beginning of the 20th century, the topic of the theatre performance (characters going out to theatre performances) could be studied with the rhetoric of the sublime. So far, this way has never been studied, probably because it gives vertigo to meaning; this way is silence. Silence is linked to the inside text, it looks like a neutral passage since we do not speak of an empty passage. This empty passage is left to the reader by the writer. Therefore, we have to fill in this blank, we have to give it a meaning, we have to make it resonate inside the novel. It's a wandering and latent period, it is also a moment of discourse. The act of enunciation and the rhetoric of the sublime are some possible keys to make the silence speak in the text, to make appear what hides behind the theatral time in the text.

Index

Mots-clés : rhétorique , roman, silence, théâtre

Plan

Texte intégral

1Etudier le silence dans la littérature relève a priori du paradoxe. Dans ce magma de mots, dans ce « noirci » de pages, dans cette diversité de sens, le lecteur ne s’attend pas à trouver l’espace vide qu’offre pourtant l’auteur. Le silence hante le texte et est palpable dans les passages de sortie au théâtre du roman de Zola, Nana, le neuvième opus de la saga des Rougon Macquart, du troisième tome de la Recherche du temps perdu de Proust, Du côté de Guermantes, et dans l’anti-roman de Paul Valéry Monsieur Teste. Le silence porte à la méditation : il faut l’écouter pour en saisir toutes les gammes. Mais le silence n’est pas fait de silence, c’est une notion complexe, bavarde et sa place dans le texte est aussi engageante qu’angoissante. Envisager ses formes, ses particularités, c’est considérer dès à présent que le silence est polysémique. Ces silences, donc, entretiennent des rapports ambivalents avec, d’une part, l’extériorité, et, d’autre part, l’intériorité du texte. Cependant, avant de commencer cette étude, il s’avère nécessaire de contextualiser l’ancrage théorique dans lequel nous nous engageons. La rhétorique fait partie du paysage littéraire des romanciers au tournant des XIXe et XXe siècles, bien que la classe de rhétorique disparaît en 1902 au profit de l’enseignement de la « composition française ». Comme le signale Antoine Compagnon, l’explication de texte prend la relève de la rhétorique ancienne1. Néanmoins, la rhétorique reste une valeur de référence : Jouffroy, par exemple, assimile le sublime à l’ineffable. La création littéraire, et la rhétorique qui la sous-tend, est un « mystère » auquel Valéry s’attache particulièrement2 ; par ailleurs, le professeur de latin en classe de rhétorique de Marcel Proust n’est autre que Victor Cucheval, celui-là même qui entreprit une histoire complète de l’éloquence romaine. C’est donc dans cette lignée, liant rhétorique et littérature, que notre étude se situera. Le silence peut s’entrevoir par différent biais, comme une dialectique entre la parole et le vide qui met en cause le rapport représentation et public, mais aussi comme un acte énonciatif où le silence est pris en charge par le récit. Or, le silence est aussi et surtout en lien avec la rhétorique du sublime, et ce, depuis le fameux silence d’Ajax aux enfers chez Longin. Le romancier inscrit dans la diégèse le silence qui prend acte lors de la sortie au théâtre et ce motif devient en lui-même un objet riche de sens. Il peut, dès lors, être considéré comme un thème à part entière et être étudié comme tel. En décrivant le silence, les romanciers convoquent inévitablement tout ce que cette notion englobe. C’est donc, dans un premier temps, en se fondant sur la présence du silence dans le texte même que nous pourrons, ensuite, saisir la notion plus générale qu’est de silence et sa fonction dans le texte. Nous verrons ainsi, grâce au relais des textes littéraires, en quoi le silence est une rhétorique de l’esprit.

2Dans un premier temps, le silence se définit par la négative : absence de bruit, de son, quelque chose de vide. L’auteur, l’autorité pensante du texte, laisse au lecteur une marge d’inscription de soi importante. Mais ce silence textuel, quel est-il finalement ? Les romanciers, et ceux de notre corpus en particulier (Zola, Proust et Valéry sont loin d’une esthétique à la Duras, Beckett ou Weill) usent d’un foisonnement de mots pour parler du silence. Proust, justement, va définir le vide qu’opère le silence dans la salle par le plein :

[la salle] […] en ce moment était immobilisé[e] par l’attention, la chaleur, le vertige, la poussière, l’élégance et l’ennui, dans cet espèce d’instant éternel et tragique d’inconsciente attente et de calme engourdissement qui, rétrospectivement, semble avoir précédé l’explosion d’une bombe ou la première flamme d’un incendie3.

3C’est dans une gradation, une accumulation quasi hyperbolique que se perçoit le silence dans le roman. « L’inconsciente attente », « le calme engourdissement » auxquels fait référence Proust évoquent ce moment de latence, de suspension du temps qui prend racine dans un silence perçu par comparaison avec « l’après ». Dans ce texte, le silence a rapport à la représentation théâtrale qui exige le silence, malgré les bruits parasites possibles (dialogue entre les spectateurs ou son d’ambiance par exemple). Par ailleurs, se lit dans le texte l’importance du silence qui indique comment le narrateur fait passer la contemplation esthétique, cet « instant éternel et tragique », avant le commentaire du spectateur sur l’œuvre. Le silence met en valeur le moment théâtral plus que sa réception.

4Du silence sourd un art de dire. Le silence, c’est aussi un prolongement de la parole, une source d’inspiration et un moment d’écoute. Le théâtre prend acte dans ce langage non-verbal où intervient l’écoute, l’attention vers les mots, les gestes des comédiens. Le silence, ce n’est donc pas le contraire du langage mais un langage intérieur, solitaire ou personnel. Par la quiétude contemplatrice qu’il génère, un langage non-verbal donc, le silence peut alors provoquer l’union d’individus, le partage de sensations. Les moments de grâce du théâtre en sont un exemple concret : du transport de la salle silencieuse par l’attention partagée et dirigée vers la scène, naît l’union de chaque subjectivité sensible. Dans la salle de théâtre, c’est ce partage de subjectivité qui unit les individus dans le silence et en fait une communauté recueillie pour assister au spectacle. Il ne peut pas y avoir de représentation sans public, sans ce partage, sans cette union provoquée qui, dans le texte de Proust, permet le silence.

5Par ailleurs, d'un point de vue discursif, le silence se lit dans l'écriture. Son importance est trop souvent sous-estimée, et cela même parce qu'il dit plus qu'on ne le voudrait. En effet, « en cachant il montre4». Le silence est donc un espace ouvert dans lequel s'inscrit un acte énonciatif. Le silence est un langage non-verbal sous-jacent au langage verbal. C’est du moins l’hypothèse que pose Serge Carfantan5, laquelle se concrétise dans le passage de sortie au théâtre de Monsieur Teste. Dans le récit de Valéry, le personnage éponyme relève cette absence de parole comme bruit discursif, mais écoute la musique qui produit cette communication non verbale : « une musique nous touchait tous, abondait, puis devenait toute petite6 ». Le narrateur, impressionné par cette présence aussi musicale que silencieuse, poursuit par l’hyperbole en qualifiant cette musique de « si puissante » (MT, p. 26). L'auteur doit donc jongler entre sa méfiance envers le silence et avec sa conscience des limites de la parole. Il lutte avec le silence en étant contre lui et en se liant avec l'écriture, mais aussi en se liguant avec lui. « Contre » se comprend donc comme versus mais aussi dans son acception « tout contre l'autre ». Le silence de Teste à la sortie du théâtre entoure son éloquence : « tout à coup, il se tut » (MT, p. 30). Après le verbiage, le silence reprend ses droits en soulevant les limites de la parole.

6Les fleurs de la rhétorique, ces figures qui ornent le texte, sont autant de techniques pour inscrire le silence dans le roman. L’oxymore ou l’hyperbole, que nous venons de discerner dans le texte, permettent de cerner le silence. En relevant ces figures de style, nous pouvons mettre en lumière le silence. De plus, le silence en lui-même peut être considéré comme une figure de rhétorique. C’est un argument en soi qui tend à convaincre, à unir dans une même pensée le lecteur et l’auteur. Le silence est un enthymème, ce syllogisme tronqué dont il manque ici non seulement les prémisses mais aussi la conclusion. Le silence est même un syllogisme parfait puisque irréfutable et invérifiable. Les blancs du texte, qui sont comme autant de moments de silence comme le relève Pierre Van den Heuvel, accordent une nouvelle valeur aux mots environnants. Le romancier appelle ici, par cette « rhétorique du vide », le lecteur à collaborer. Pierre Van den Heuvel théorise ainsi ces « vides » :

Non seulement ces vides accordent une nouvelle valeur aux mots environnants, à ces quelques paroles qui restent, mais ils exercent aussi une fonction capitale dans la communication littéraire puisqu’ils appellent l’instance interlocutrice à la collaboration7.

7C’est le cas chez Valéry où le vide transforme le lecteur en coproducteur du texte. Le récit de Valéry est caractérisé par sa forme courte, sa volonté d’être le compte rendu d’une rencontre, qui laisse au lecteur la sensation de s’immiscer dans la vie du narrateur et de participer à ses découvertes. La focalisation intradiégètique permet l’intrusion du lecteur dans le texte, si ce n’est sa participation. Ainsi, M. Teste déclare, au début du spectacle :

[…] « l’éclairage les tient. »

Je dis en riant : « Vous aussi ? »

Il répondit : « Vous aussi. » (MT, p. 27)

8Le lecteur est transporté dans le théâtre, où le public est tenu par l’éclairage mais aussi par la stichomythie8 qui rythme l’échange des répliques. L’espace qui prend forme autour de ces mots, comme leur aspect sibyllin, nous force à réfléchir sur le fait d’être « tenu ». Par qui, par quoi, comment sont autant de questions que posent la forme et le sens du récit.

9Le roman n’est pas un art du silence comme l’art plastique et n’a pas de place revendiquée comme en musique. John Cage a produit un concert de silence, les silences de Mozart sont aussi célèbres que ses notes et l’isotopie musicale regorge de soupirs et de pauses qui s’inscrivent comme notation technique sur les partitions. Un nouveau paradoxe apparaît donc ici : comment le silence peut prendre place, s’épanouir et faire sens pour communiquer dans la représentation théâtrale, qui s’inscrit elle-même dans le roman, dans ce tissu de son et de sens ? A priori, le silence serait le contraire de l’art théâtral. Le théâtre n’est pas un tableau qu’on admire dans un recueillement d’église (même s’il est pour Proust un « temple d’art lyrique » (DCG, p. 33)), mais ce n’est pas non plus une causerie inutile, même si le spectacle proposé par la profusion des théâtres du « boulevard du crime » parisien à la fin du XIXe siècle s’apparente davantage à un divertissement sans intérêt artistique. Le théâtre est un art bavard s’il en est. De plus, il est question de théâtre classique chez Proust et Valéry et de théâtre de boulevard chez Zola où la pantomime et l’esthétique du tableau diderotien ne sont pas convoquées. Le silence dans le texte, c’est donc conjuguer le son et son absence, les mots et les gestes. Il en est de même au théâtre comme en rhétorique : le silence s’inscrit directement dans, avec (et non pas entre) l’actio et l’elocutio.

10Il n’existe pas de définition unique du silence et ce dernier peut être conceptualisé par différents biais. Ainsi, il appert que la fonction communicative du silence entretient un rapport étroit avec le langage, mais le silence peut être aussi descriptif, ce sont les pauses, l’attente, ou relever de la description physique. Dans le motif de la sortie au théâtre, c’est la description des comédiens, des spectateurs, des êtres vivants, qui participent par leur capacité à parler, à justement faire naître le silence. Le silence dans le monde animal a une moindre importance. Sa dimension discursive tient une place particulière chez l’homme puisque le silence nécessite la fonction imaginative. En l’absence de mots, c’est la pensée qui prend la place, la réflexion ; d’où la seconde sorte de silence : les silences réflexifs qui naissent de la difficulté de verbalisation. C’est un silence qui fait parler, comme Proust écrit sur le silence dans lequel baigne la salle de théâtre. Au verso de ces silences sont les silences suggestifs qui symbolisent par l’absence de mots, l’indicible. Le silence devient outil d’une rhétorique du sublime. Il dit, parle sur ce qui ne peut être articulé. Le silence incarne ce qui est irreprésentable. La salle de théâtre qui le renferme permet de « s’élever à l’inavouable » (MT, p. 25), comme l’écrit Valéry.

11En cela, le silence est autotélique9. Mais même s’il se suffit à lui-même (autos telos), les adjectifs abondent pour le qualifier. Le silence est souvent « lourd », ou encore « unanime10» quand il submerge le public chez Proust. Dans chaque cas, il est bavard et renvoie à un « dehors » plus éloquent que lui-même. Il est le paradigme de l’orateur. Le silence est le meilleur moyen pour convaincre : que l’audience soit d’accord ou à court d’argument, elle se tait. Et la pensée de chacun s’unit alors dans le silence. D’ailleurs, le silence est une parole ou, plutôt, une parole non proférée. Ainsi le silence est bien de l’ordre de la rhétorique, de l’art de penser, théorisé par Aristote, Cicéron et dont l’écho se fait entendre jusqu’à Perelman. C’est une parole qui appelle à la persuasion et à l’oubli de ses propres convictions. L’ambivalence du silence concorde parfaitement avec l’ambivalence de la rhétorique. Les reproches faits à cette dernière - manipulation, sophisme- peuvent s’appliquer aussi au silence. Il semblerait donc, même si les auteurs n’en ont pas conscience, que le silence qu’il stigmatise dans leur texte face écho aux théories rhétoriques.

12Or, outre son lien avec le langage, le silence entretient aussi un rapport étroit avec l’extériorité.

13Tout d’abord, et c’est là un fait socioculturel, une analyse de médiologue même, l’obscurité de la salle de théâtre provoque le silence. Les avancées techniques survenues à la fin du XIXe siècle, l’arrivée de la « fée électricité » dans les théâtres, facilitent les jeux de lumière et permettent aux metteurs en scène (fonction récente dans son acception contemporaine) d’établir une palette de couleurs sur la scène, de varier l’intensité, etc. Ce diptyque lumière-bruit versus noir-silence est représenté dans Nana. Au théâtre, et l’auteur nous y plonge en lecteur-spectateur que nous sommes, le noir provoque le silence et la lumière anime. Dans Nana de Zola, le silence est le gage du début de la représentation.

Derrière eux, on cria : « silence !». Ils durent se taire. Maintenant, une immobilité frappait la salle, des nappes de têtes, droites et attentives, montaient de l’orchestre à l’amphithéâtre11.

14C’est l’épaisseur du silence qui réunit les spectateurs. Plus les spectateurs sont nombreux, plus le silence est pesant et devient un socle sur lequel le jeu des comédiens peut prendre son essor. L’éclairage est le garant de leur attention. « L’éclairage les tient » (MT, p. 27), écrit Valéry. Comme une convention qui manipulerait l’attention des spectateurs, l’obscurité, et les jeux de lumière qui s’ensuivent, orchestrent la place de la parole et du silence. L’effet de contraste entre le bruit, le mouvement sur scène et le calme apparent de la salle permet de percevoir le silence de celle-ci. Le binôme lumière-obscurité ne fait donc qu’amplifier l’opposition scène-salle. Finalement, c’est quand la lumière revient dans la salle que les spectateurs partent et reprennent la parole interrompue. Ainsi, dans Monsieur Teste, à la fin du spectacle, « l’applaudissement et la lumière complète chassèrent [monsieur Texte et le narrateur]» (MT, p. 27). Dans Nana, à la fin de la représentation, et c’est là ce qui donne à la sortie au théâtre son caractère quasi mystique, la comtesse Muffat reste comme suspendue à la scène, comme nous l’avons vu plus tôt, prolongeant ainsi l’effet ressenti pendant le spectacle.

[…] la salle n’était pas encore vide qu’elle devint noire ; la rampe s’éteignit, le lustre baissa, de longues housses de toile grise glissèrent des avant-scènes, enveloppèrent les dorures des galeries ; et cette salle, si chaude, si bruyante, tomba d’un coup à un lourd sommeil, pendant qu’une odeur de moisi et de poussière montait. Au bord de la loge, attendant que la foule se fût écoulée, la comtesse Muffat, toute droite, emmitouflée de fourrures, regardait l’ombre. (N, p. 58)

15Le silence est là encore caractérisé par son opposé, le bruit des applaudissements, qui régnait auparavant. C’est dans un autre moment de théâtre que ce silence prend acte. Le silence est inscrit dans le récit, qu’il soit ou non décrit par l’auteur. Le silence est bel et bien une notion englobante, qui tend à rendre compte d’un indicible latent. Ce silence réflexif prolonge, en la personne de la comtesse, le recueillement partagé tantôt avec l’ensemble du public, et est d’autant plus palpable que les autres spectateurs sont « revenus à la vie ».

16Cet exemple de Zola nous permet de poursuivre la réflexion et de ne pas réduire le silence aux prouesses techniques. Ce serait oublier la part abstraite, la face cachée du silence. Cette suspension dans la diégèse est une « seconde d’arrêt d’où tout le reste tire sa valeur12 ». Ce temps d’arrêt relève d’une prise de conscience spatio-temporelle. Ce moment de latence peut s’envisager du point de vue du comédien où le silence avant la représentation tient lieu d’une respiration, une prise d’air avant de s’élancer sur scène :

[…] un silence profond s’était fait, alourdi encore par la grosse chaleur du coke et le flamboiement de becs de gaz. Plus un bruit ne montait des coulisses. L’escalier et les couloirs semblaient morts. C’étaient une de ces paix étouffées de fin d’acte, lorsque toute la troupe enlève sur la scène le vacarme assourdissant de quelque finale, tandis que le foyer vide s’endort dans un bourdonnement d’asphyxie. (N, p. 158)

17Par ce silence, le personnage prend conscience de lui, de l’ici et maintenant du texte. Le silence encourage les comédiens en coulisse et les spectateurs dans la salle à créer une ambiance qui permet la réception du texte, l’élévation de chaque être vers le théâtre. Théâtre, silence, roman sont réunis par la concomitance des effets procurés. Le silence est un lieu de refuge pour sortir du monde visible, technologique, mercantile, pour sortir de la parade mondaine et hypocrite à laquelle s’adonnent les spectateurs pendant l’entracte ou avant le levé du rideau. Ce silence refuge se ressent en filigrane dans le texte mais aussi en comparaison avec ce qui suit la sortie. Après le spectacle, le public rejoint le monde extérieur et est happé par lui, par le mouvement de la foule, par l’agitation extérieure. « Nous circulâmes, nous descendîmes. Les passants semblaient en liberté » (MT, p. 27), peut-on lire dans Monsieur Teste.

18Ces silences révélés par effet d’opposition avec l’extérieur (bruit, lumière, foule) induisent la question de la réception du texte. Le silence, c’est se placer de l’autre côté, de celui qui écoute et non de celui qui parle. L’attention de la salle est portée, tendue vers la scène. Chez Valéry, « tout le monde, tout le théâtre, plein comme les cieux, ardent, [est] fasciné par la scène » (MT, p. 26).

19Mais pour considérer le silence, il faut déjouer les paradoxes initiaux : les mots prennent appui sur le silence pour laisser à penser. Le lecteur ou le personnage-spectateur appréhende le langage à l’aune du silence et réciproquement. Le silence donne une place privilégiée pour les récepteurs du texte, qu’ils soient lecteurs ou spectateurs de la représentation (le public de la fiction). Au final, cette dichotomie (lecteur versus personnage de fiction) peut être transcendée en considérant le personnage comme l’intermédiaire, le relais entre le texte (les mots et le silence) et le récepteur. Le roman est placé sous l’ultime autorité qu’est le lecteur qui tient le livre entre ses mains et peut à loisir poursuivre sa lecture, la suspendre, l’approfondir. Le vide (dans un sens très positif ici) peut être ou non reçu, rempli. La possibilité d’évasion, de vagabondage de la pensée est laissée ouverte. La question de l'écrivain n'est plus comment dire? mais comment taire? Le lecteur est censé combler les trous du texte, et prolonger la pensée que l'auteur a entreprise. Le lecteur obtient une marge de manoeuvre assez large qui lui permet de « dialoguer » avec l'auteur. L'émetteur et le récepteur sont alors sur le même pied d'égalité, le rapport de force induit par l'entité textuelle tend à être réduit par la puissance du silence. Cependant, cette liberté interprétative est aussi la porte ouverte à l'ambivalence et l'incompréhension qui en découle. L'implicite, le sous-entendu et l'insinuation sont autant de formes possibles pour conceptualiser le silence.

20L’intériorité du silence est thématisée dans les limites du langage, dans l’impossibilité d’articuler la pensée qui nous habite. Confronter le silence intérieur au bruit contenu dans l’esprit lui la forme d’un repli solipsiste. Il est étroitement lié au moi ou, du moins, dans le cas des passages de sortie au théâtre dans les romans, le silence est à l’intérieur des personnages. Ainsi, il n’est pas vide, mais peuplé des pensées de chacun. Les silences des spectateurs sont comme autant de moments d’intimité que l’auteur laisse au lecteur, que le narrateur fait surgir de l’obscurité. Le silence est ici théorisé d’une manière généralisante dans le but d’en faire sourdre ses effets.

21Cependant, si le silence est langage, discours, communication, il n’en est pas moins difficile de saisir tous les rouages, les arguments, les reliefs et les méplats d’une rhétorique qui tend à convaincre. Le silence est une méditation sur l’insaisissable. C’est une des branches de la rhétorique du sublime qui préconise le bref, la concision, la fulgurance, et le silence en est l’essence même. L’allusion, les sous-entendus sont un langage sans mot qui, au final, séduit. Cette séduction, ce langage de l’âme sont comme autant de manifestation de l’indicible qui investissent le roman. L’importance du silence lors de la sortie au théâtre dénote cette obsession de l’indicible, cette volonté qu’ont les auteurs de saisir l’insaisissable.

22Les romanciers des XIXe et XXe siècles s’inscrivent donc bel et bien dans la continuité de la pensée grecque et classique où ce qui doit être représenté est de l’ordre de l’irreprésentable. D’ailleurs, les récentes études sur le rôle de la rhétorique au XIXe siècle prouvent que celle-ci est bien vivante -bien que le romantisme hugolien crie « Guerre à la rhétorique ! »13. Les romanciers comme le naturaliste Zola ou, plus tard, Proust et Valéry, insèrent dans leur texte cette dimension, que nous pouvons rétrospectivement qualifier de « rhétorique du sublime », par le truchement du silence. Ce silence pénétrant dans la salle de théâtre est, dans les romans étudiés, un élément de monstration. Le public est pris, emporté, ravi. L’attention vers la scène unit les spectateurs et encourage le narrateur a être lui-même « attentif forcément » (MT, p. 26). Le silence est une règle de cette grammaire transcendantale qu’est la rhétorique du sublime que le pseudo Longin, traduit par Boileau, définit précisément en fonction de « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte14». La rhétorique du sublime est un « nœud de questions 15 » dont chaque création compose une partie de la réponse. La multiplicité de ses formes et ses applications variées en sont autant de reliefs possibles. Le sublime est, tout comme le silence, « le reflet d’une grande âme 16» qui ne peut être rendu en littérature que par une esthétique de l’élévation. La réponse à cette attente a priori contradictoire se trouve, entre autre, dans le Traité du sublime du Pseudo-Longin. Selon lui, le sublime résulte de ces deux pôles, c’est-à-dire de la simplicité et de l’enthousiasme. La simplicité serait le chemin vers le divin, la voie royale pour accéder sans ambages à l’au-delà désiré. Le silence en est un élément de choix. Le silence devient un prisme d’analyse possible de la rhétorique du sublime, et c’est sous cet angle que nous pouvons saisir ce que Proust décrit quand il tend à dévoiler cet inaccessible. Le désir du narrateur pour la princesse de Guermantes, déesse des eaux dans sa baignoire du théâtre, est porté par la magie du lieu de la représentation et s’inscrit dans le silence de la salle, dans « [ce] moment […] immobilisé par l’attention » (DCG, p. 48). Le silence, et la manière dont le romancier le montre, quelle soit sibyllin chez Valéry ou dans l’accumulation des mots chez Proust, tend à prendre la place du mot juste, du mot qui n’existe pas ou qui ment. L’immobilité silencieuse qui s’installe dans le théâtre laisse place à l’indicible, cet inaccessible qu’est le silence.

23En étudiant le silence dans une perspective de l'énonciation et de la rhétorique, donc mis en rapport avec l'acte verbal et textuel, sa pluralité peut être définie. Le silence ne s’oppose pas au langage, il se marie avec. Parole et silence ne font qu’un. Comme l’écrit Picard, « la parole est le verso du silence et le silence le verso de la parole17 ». Chacun s’inscrit au revers de l’autre. Le silence est comme une « méditation sur la parole absolue18 ». La suspension de parole ne dit rien, à proprement parler, mais suggère beaucoup. Selon Jean Starobinski, « la parole cherche souvent à s'effacer pour laisser la voie libre à une pure vision, à une intuition parfaitement oublieuse du bruit des mots 19». Ainsi, les fleurs de la rhétorique, ces figures qui ornent le texte, sont autant de techniques pour inscrire le silence dans le roman. C’est une entité supérieure et inaccessible qui tend à rendre compte d’un point crucial, d’une importance capitale que les romanciers désirent faire sourdre de la représentation théâtrale. La polysémie du silence, comme nous venons de la dessiner, en est le juste prolongement. Chez les chercheurs antiques comme chez les penseurs contemporains, l’enjeu de la rhétorique du sublime est identique : elle s’ancre dans le langage. Et le silence est langage. Silence et parole ne sont donc plus antinomiques mais reliés par le biais de la rhétorique. Les tensions soulevées s’unissent alors en une pâte malléable et non plus en une roche dure. Le silence se lit à travers ces données et ne s’en comprend que plus aisément.

24Le silence est un discours, un langage, un art de parler. Plus encore, c’est l’art de parler de la pensée, le moyen avec lequel celui-ci s’exprime le plus aisément. Entre les silences suggestifs qui disent l’indicible et les silences de réflexion qui rendent compte de la difficulté de la verbalisation, s’étend une partition de sons dont la polysémie n’est plus à prouver. Le silence, c’est le langage avant le langage, c’est une méditation sur le monde qui plonge le public du spectacle théâtral et les lecteurs de la scène du roman en un même mouvement de réunion. Le silence c’est le partage, l’union des êtres. Finalement pour transcender le paradoxe de la question posée, c’est-à-dire que dit le silence ? il faut dépasser la dualité parole-silence pour que les contraires deviennent complémentaires. Le silence, cette pensée en friche, et le sublime, cette rhétorique transcendantale, se définissent par jeux d'oppositions. Le « je ne sais quoi » qui est en jeu par la place du silence dans le texte reste insaisissable mais peut se comprendre par les théories rhétoriques. En outre, en mettant le silence en perspective de la rhétorique du sublime, nous pouvons d'ores et déjà en deviner les enjeux. Il faut non plus se placer du point de vue du langage mais de l’écoute. La rhétorique du silence se prolonge ainsi par une poétique. Comme l’écrit Adriano Marchetti, « la rhétorique, l’art de la parole, a atteint le point où elle découvre le vide, la différence non rhétorique qui justifie son existence 20».

Notes de bas de page numériques

1 Antoine Compagnon, « Eclipse de la rhétorique », Marc Fumaroli (éd.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris, PUF, 1999, p. 1234.
2 Marc Fumaroli, (éd.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris, PUF, 1999, p. 11.
3 Marcel Proust, Du Côté de Guermantes tome I (1921), Paris, Editions Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 48. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle DCG, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
4 Pierre Van den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation, Paris, José Corti, 1985, p. 68.
5 Serge Carfantan, Philosophie-spiritualite, cours en ligne sur « La vocation du langage », « Le bruit, le silence et le langage », http://sergecar.club.fr/index.htm, 2002.
6 Paul Valéry, Monsieur Teste (1896), Paris, Editions Gallimard, 1946, p. 25. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle MT, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
7 Pierre Van den Heuvel, « Rhétorique du silence dans L’Amour de Marguerite Duras », French Litterature Series (19), 1992, p. 82.
8 Stichomythie : vient du grec muthos : récit et stichos : vers ; soit : « rangée, ligne d’écriture »,
9 Max Picard, Le Monde du silence, Paris, PUF, 1954, p. 12.
10 Marcel Proust, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs (1919), Paris, Editions Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 19.
11 Emile Zola, Nana, (1880), Paris, Editions Le Livre de Poche, collection Classique, 2003, p. 36. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle N, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
12 Adriano Marchetti, «Rhétorique et silence dans l'oeuvre de Simone Weil», Cahiers Simone Weil, vol. 11, n° 1, 1988, p. 39.
13 En effet, les ouvrages traitant de l’impact de la rhétorique au XIXe siècle ou d’une « nouvelle rhétorique » selon le terme de Sandrine Raffin (in Roland Le Huenen et Stéphane Vachon (éd.), Itinéraires du XIXe siècle II, Toronto, Centre d'études du XIXe siècle Joseph Sablé, 2001) ont été publiés ces dernières années.
14 Boileau, « Traité du sublime », Œuvres de Boileau, Tome III, Paris, Editions Lefebvre, p. 38.
15 Pierre Van den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l'énonciation, Paris, José Corti, 1985, p. 83.
16 Pierre Van den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l'énonciation, Paris, José Corti, 1985, p. 81.
17 Picard, Max, Le monde du silence, Paris, PUF, 1954, p. 10.
18 Picard, Max, Le monde du silence, Paris, PUF, 1954, p. 25.
19 Jean Starobinski, L'œil vivant, Paris, Gallimard, 1999, p. 12-13.
20 Adriano Marchetti, «Rhétorique et silence dans l'oeuvre de Simone Weil», Cahiers Simone Weil, vol. 11, n° 1, 1988, p. 44.

Bibliographie

Corpus

PROUST Marcel, A l’Ombre des jeunes filles en fleurs (1919), Paris, Editions Gallimard, coll. « Folio », 2002.

PROUST Marcel, Du Côté de Guermantes tome I (1921), Paris, Editions Gallimard, coll. « Folio », 1988.

VALERY Paul, Monsieur Teste (1896), Paris, Editions Gallimard, 1946.

ZOLA Emile, Nana (1880), Paris, Editions Le Livre de Poche, collection Classique, 2003.

Ouvrages de références

BOILEAU Nicolas, « Traité du sublime », Œuvres de Boileau, Tome III, Paris, Editions Lefebvre.

CARFANTAN Serge, Philosophie-spiritualite, cours en ligne sur « La vocation du langage », « Le bruit, le silence et le langage », http://sergecar.club.fr/index.htm, 2002.

EADES Trent, «Plato, rhetoric and silence », Philosphy & Rhetoric, vol. 29, n° 3, 1996, p. 244-258.

FUMAROLI Marc (éd.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris, PUF, 1999.

MARCHETTI Adriano : « Rhétorique et silence dans l’œuvre de Simone Weil », Cahiers Simone Weil, vol. 11, n°1, 1988, p. 31-44.

MICHEL Alain, « Rhétorique et poétique : la théorie du sublime de Platon aux modernes », Revue des Études latines, Paris, N°54, 1976, 278-307.

PICARD Max, Le Mode du silence, Paris, PUF, 1954.

STAROBINSKI Jean, L'œil vivant, Paris, Gallimard, 1999.

VAN DEN HEUVEL Pierre, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation, Paris, José Corti, 1985, p. 64-85.

VAN DEN HEUVEL Pierre, « Rhétorique du silence dans L’Amour de Marguerite Duras », French Litterature Series (19), 1992, p. 82-93.

Pour citer cet article

Véronique Labeille, « Le silence dans le roman : un élément de monstration », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 04 septembre 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1883.


Auteurs

Véronique Labeille

Véronique Labeille est doctorante sous la direction conjointe de Michel Lacroix de l’Université du Québec à Trois-Rivières et de Bernadette Bost de l’Université Lumière Lyon II. Ses recherches portent sur la sortie au théâtre comme motif romanesque dans les œuvres françaises et canadiennes françaises de la fin du XIX e au début du XXe siècle.