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Susana Arroyo Redondo  : 

Une approche pragmatique de l’autofiction espagnole

Résumé

L'autofiction contient diverses difficultés d'analyses qu'il est ici question de mettre à jour grâce à une analyse pragmatique du pacte de lecture qu'elle propose. Cette initiative théorique sera appuyée par l'étude de la production littéraire de trois auteurs espagnols importants : Carmen Martín Gaite, Carlos Barral et Paloma Díaz-Mas.

Abstract

Faction is a difficult concept which involves some difficulties that can be solved by a pragmatic analysis of the reading pact that faction proposes. This theoretical proposal is complemented with the theoretical study of three important Spanish authors : Carmen Martín Gaite, Carlos Barral and Paloma Díaz-Mas.

Index

Mots-clés : autofiction , Barral Carlos, Carmen Martín Gaite, litterature espagnole, Paloma Díaz-Mas

Plan

Texte intégral

1Traditionnellement, la littérature espagnole a montré une grande réticence envers l'écriture personnelle. Cependant, la publication d'autobiographies, mémoires et journaux intimes d'écrivains espagnoles et étrangers ainsi que de personnages venus de différents milieux publics connaît un nouvel élan en Espagne depuis 19751. La fin du régime Franquiste favorisa un processus de reconstruction historique et personnelle chez de nombreux écrivains2. Cette mode autobiographique s’est trouvée cependant face à deux obstacles propres à l’idiosyncrasie littéraire espagnole : d'un côté, le manque de tradition autobiographique dans les lettres hispaniques; d'un autre côté, l'épuisement du modèle autobiographique traditionnel du dix-neuvième siècle. Les écrivains espagnols ont dû pour cela s'efforcer doublement de trouver des formes propres d'expression personnelle adéquates à leur époque. Dans ce courant de subjectivité, il ressort l'importance qu’a obtenue l'autofiction dans le panorama littéraire espagnol3. L'ambiguïté dans l'identification auteur-narrateur s'est alors convertie en une tendance marquée de la production littéraire espagnole contemporaine.

2Par le biais de cet article, nous nous proposons de mettre en évidence les caractéristiques de l'autofiction espagnole. Ainsi, dans un premier temps, nous examinerons les théories qui jusqu'à maintenant ont tenté de définir ce qu’était l'autofiction à travers ses attributs formels. Ensuite, nous rechercherons les caractéristiques qui singularisent l'autofiction par rapport à l'autobiographie et à d'autres genres. Finalement, nous analyserons quelques oeuvres autofictionnelles espagnoles.

3En 1975, Philippe Lejeune offre dans son ouvrage Le pacte autobiographique quelques concepts-clés pour organiser et comprendre le fonctionnement pragmatique des oeuvres biographiques, autobiographiques et aussi romanesques. Lejeune s’aventure dans une analyse délimitée par deux critères : l’identité du nom du personnage avec celle de l’auteur et le type de pacte de lecture que l’auteur établit explicitement ou implicitement avec son lecteur. Sans le prétendre, le critique français a attiré l’attention sur l’apparente impossibilité de créer une oeuvre qui affirmerait l’identité auteur-narrateur en même temps que d’établir un pacte de lecture romanesque. Comme l’a reconnu plus tard Lejeune lui-même, sa réflexion a été à l’origine d’un de ces cas où la critique se transforme en inspiration pour la littérature4. Effectivement, en 1977, le professeur et écrivain français Serge Doubrovsky, qui à cette époque était en train d’écrire ce qui deviendrait son roman Fils5, a été surpris par les classifications de Lejeune et, guidé par son esprit de contradiction et de manière apparemment paradoxale, a inventé un genre nouveau qu’il a dénommé « autofiction », qui se concevrait comme le roman véridique d’un protagoniste qui serait et ne serait pas l’auteur. Au-delà de ce paradoxe, Doubrovsky a crée un appareil littéraire capable d’ironiser sur l’identification de l’auteur avec le narrateur, de mettre en doute l’aspect référentiel du nom propre de l’auteur et de transgresser les limites de l’autobiographie. De cette sorte, sur la dernière page de Fils, son auteur inclut un texte qui veut être un avertissement au lecteur sur la nouveauté du contrat proposé:

... Au réveil, la mémoire du narrateur, qui prend très vite le nom de l’auteur, tisse une trame où se prennent et se mêlent souvenirs récents (nostalgie d’un amour fou), lointains (enfance d’avant-guerre et de guerre), soucis aussi du quotidien, angoisses de la profession. […] Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style6.

4Toutefois, le professeur Jacques Lecarme a mis en doute la nouveauté de Fils quand il a affirmé7 que Doubrovsky avait simplement exagéré jusqu’aux limites et baptisé un genre qui avait déjà été exploré de manière insistante tout au long du XXème siècle (Malraux dans Antimémoires, Céline dans D’un château l’autre, Perec dans W ou le souvenir d’enfance, Modiano dans Livret de famille, Blondin dans Monsieur Jadis, Simenon dans Je me souviens, etc.) et qui, encore sans nom, avait éveillé les soupçons de la critique à cause de son apparence d’autobiographie camouflée et scandaleuse. Selon Lecarme, les autofictions sont des récits fictifs, dépourvus du sérieux de l’autobiographie et dans lesquels est exposée une dissociation de l’auteur et du narrateur. Les propositions de Lecarme sur l’autofiction se résument en une définition de nature purement formelle qui peut être déjà considérée comme presque canonique :

[…] l´autofiction est d´abord un dispositif très simple : soit un récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l´intitulé générique indique qu´il s´agit d´un roman8.

5Mais, l’homonymie d’auteur, de narrateur et de personnage, additionnée à une simple référence paratextuelle, peuvent-elles être réellement considérées comme un motif suffisant pour assurer qu’un texte transgresse les limites du roman et même celles de la réalité et de la fiction ? L’immersion de l’auteur dans le monde de ses personnages est un simple recours très ancien qui, de Dante à Borges, parait simplement avoir aidé à faciliter l’illusion de vraisemblance que la littérature a toujours manifestée. En plus, il y a des romans écrits à la première personne où les sentiments et opinions du narrateur semblent s’identifier avec ceux de l’auteur réel ; peut-on considérer que ces oeuvres-ci resteraient dans les limites du roman traditionnel ou plutôt dans celles de l’autofiction ? Il n’apparaît pas non plus très clair et spécialement fiable, le critère évoquant la marque paratextuelle qui assurerait au lecteur que ce qu’il tient entre ses mains est un authentique roman. Le fait que le mot « roman » figure, rutilant sur la couverture d’un livre, juste en dessous du titre de l’oeuvre en question, peut avoir plusieurs réponses possibles ; et en réalité, elles peuvent être surtout les intérêts commerciaux de la maison d’édition qui bien évidemment décide à quel genre littéraire en vogue appartient le texte qu’elle va publier.

6La faiblesse de ces caractéristiques supposément essentielles de l’autofiction et de leurs ressemblances formelles avec le roman homodiégétique, a mis en évidence certaines confusions sur ce genre. L’échec des modèles poétiques traditionnels, à l’heure de décrire la nature de l’autofiction en termes sémantiques ou syntaxiques, a entraîné la progression de modèles pragmatiques expliquant comment cette catégorie littéraire est créée et reçue comme un produit différent du roman et de l’autobiographie.

7Gérard Genette, dans Fiction et diction, recherche les racines de l’opposition entre les textes de fiction et diction dans la relation pratique, entre auteur et narrateur. D’après sa théorie, les écrivains à textes non fictifs feraient ressortir leur fidèle adhésion au récit en s’identifiant avec le narrateur, alors que dans les textes de fiction, cela pourrait indiquer une brèche entre l’identité de l’auteur et celle du narrateur qui permettrait ainsi au premier de faire des affirmations sans les remettre en question. Il est bon de souligner qu’il y aurait alors une différence pragmatique fondamentale permettant de distinguer la diction (A = N) de la fiction (A ≠ N)9. Dans le cas concret de l’autofiction, Genette entend que cette dernière est une forme d’écriture caractérisée par une identité nominale de l’auteur, du narrateur et du personnage, mais dans laquelle se maintient la dissociation entre auteur et narrateur propre à l’écriture de fiction. En d’autres termes, il compare l’autofiction avec le vieux recours littéraire d’immersion de l’auteur dans son propre texte; un simple jeu métafictionnel qui en aucun cas ne compromet l’auteur sur la véracité de son récit. C’est pour cela que Genette rejette les autofictions qui assurent transmettre des contenus réellement autobiographiques, il les taxe de « fausses autofictions » ou de simples et honteuses autobiographies, dissimulées sous le paratexte de « roman ». Fort intelligent de sa part est de ne donner aucun exemple précis, si ce n’est de laisser une discrète petite note en bas de page :

Je parle ici des vraies autofictions — dont le contenu narratif est, si j’ose dire, authentiquement fictionnel, comme (je suppose) celui de la Divine Comédie —, et non des fausses autofictions, qui ne sont “-fictions” que pour la douane : autrement dit, autobiographies honteuses. De celles-ci, le paratexte d’origine est évidemment autofictionnel, mais patience : le propre du paratexte est d’évoluer, et l’Histoire littéraire veille au grain10.

8Autrement dit, il trouve insoutenable de défendre l’identité auteur-narrateur (A = N) dans un texte qui se veut de style fiction car cette correspondance serait uniquement possible dans des textes de diction. Le fait que l’auteur fasse intervenir ses propre nom et célébrité dans un acte illocutoire peu sérieux, est seulement une nouvelle façon d’aller plus loin dans le jeu des énoncés qui caractérise la fiction. Cette analyse de Genette nie la capacité de l’autofiction à mettre en jeu des éléments sincèrement autobiographiques. Son rapprochement pragmatique des différences entre les genres de fiction et non-fiction est irréprochable, mais son rapide mépris pour les possibilités de l’ambiguïté autofictionnelle suppose une sous-estimation de la flexibilité de ce genre littéraire. Comme il sera vu plus avant, il est possible d’utiliser l’approche pragmatique pour analyser l’autofiction et ses caractéristiques propres par rapport à d’autres genres.

9Nous avons rendu compte ici de diverses définitions de l’autofiction qui n’arrivent pas à recouvrir toute la complexité de ce type d’écriture. Comme il l’a été affirmé plus haut, il ne semble pas utile d’essayer de définir l’autofiction par l’intermédiaire de ses attributs formels, puisque dans cette direction il n’y a pas moyen de la différencier de l’autobiographie ni du roman à la première personne. Seule une analyse pragmatique du genre peut permettre d’éclaircir les différences de l’autofiction par rapport à d’autres genres voisins. Ainsi, dans ce chapitre, nous comparerons le pacte de lecture qui s’établit entre auteur et lecteur dans le cas de la littérature autobiographique et dans le cas de l’autofiction. Notre objectif sera de mettre en lumière les caractéristiques propres à ce nouveau genre littéraire.

10Ainsi qu’il a été analysé antérieurement, Genette considère que l’autobiographie (comme tout autre genre de diction) se distingue par son caractère sérieux, c’est-à-dire par l’engagement de l’auteur face à ce qu’il écrit. De fait, l’autofiction ne peut pas être considérée comme une forme d’écriture sérieuse à partir du moment où l’imagination entre dans son jeu. Cependant, malgré tous les efforts qu’un écrivain peut mettre dans son écriture pour être sincère, la mémoire est sujette à une multitude d’oublis et reconstructions de tous ordres. De plus, Paul De Man nous signale, dans son article « Autobiography as De-Facement »11, que toute écriture est une manipulation de la réalité. Selon lui, la structure rhétorique du langage produit une illusion référentielle qui arrive à confondre le lecteur lui faisant oublier que la substitution du « moi » de l’auteur pour le « moi » du narrateur dans le texte est précisément cela : une substitution, un trope. Pour cela, la racine référentielle de l’autobiographie n’est seulement qu’une illusion ; plus exactement c’est le texte lui même qui détermine la création d’un « moi » en même temps qu’il le narre.

11Et néanmoins, l’autobiographie (apparemment semblable à la fiction) établit un processus de réception pragmatique unique. Des critiques comme D. Villanueva12 et J. M. Pozuelo Yvancos13, après avoir travaillé dans des directions différentes, sont arrivés à des conclusions communes. Ils proposent de considérer que la clé qui distingue l’autobiographie des autres genres ne réside pas dans le texte, mais plutôt dans le pouvoir des lecteurs à imputer des valeurs différentes à la relation du texte avec la réalité. C’est pour ce motif que le genre autobiographique, même s’il peut être considéré comme fictif à un niveau génétique, fonctionne comme un discours sincère vis à vis du lecteur14. C’est à dire que, étant donné la similitude formelle de fiction et diction, seules les voies pragmatiques peuvent offrir des informations sur cette singularité qui permet que l’autobiographie soit reçue comme un genre différent de la fiction. L’autobiographie ne peut pas s’envisager seulement dans les termes de la relation du « moi » avec le texte, car le sujet se biographiant est immergé dans un cadre pragmatique. Un dialogue social (ou « pacte de lecture ») gouverne le comportement pragmatique de l’autobiographie : l’auteur se sert de la rhétorique biographique pour se confesser et convaincre le lecteur de la véracité de son récit; les lecteurs possèdent une connaissance sur la lecture qui les invite à assumer comme faits réels les énoncés émis sous les conventions du genre autobiographique15. En dépit de ne pouvoir affirmer l’identité ontologique d’auteur et narrateur, l’autobiographie conserve devant le lecteur un compromis d’identité indispensable pour assurer le bon fonctionnement de sa rhétorique de la persuasion. Ici réside précisément l’énorme capacité de conviction de l’autobiographie.

12En outre, l’autofiction est une fiction qui profite des expectatives de réception du genre autobiographique mais avec un paradoxe : elle avoue ouvertement sa nature fictive. Dans la pratique, l’autofiction se définit comme un texte fictif qui propose un pacte de lecture apparemment autobiographique. D’un certain côté, elle exploite la distance entre auteur et narrateur pour fictionnaliser le premier et manipuler librement les souvenirs. D’un autre côté, elle se sert de la compétence lectorale des récepteurs pour mettre en avant le procédé de réception propre aux textes autobiographiques. Cela veut dire qu’elle fait appel à son apparence de confession et à la tendance du lecteur à vouloir chercher des indices biographiques dans la fiction16pour bénéficier du pacte de lecture qui identifie l’auteur avec le narrateur. D’une façon parfaitement ambiguë, l’auteur consacre ses efforts rhétoriques à gommer sa propre personne derrière la fiction et aussi à persuader le lecteur que les faits racontés sont biographiques. Dans certains cas, le narrateur avertit explicitement le lecteur au sujet de la charge volontaire de fiction que comportent ses souvenirs et même sur l’incorporation d’événements apparemment biographiques mais entièrement fictifs. Dans d’autres cas, il insiste sur la garantie de son propre nom, de sa biographie publique ou de la confession personnelle pour persuader le lecteur de la sincérité de son texte. Pour cela, l’autofiction demande en même temps d’être crue et de n’être pas crue, parce qu’elle invite le lecteur à identifier l’auteur avec le narrateur en même temps qu’elle lui demande de ne pas le faire. Évidemment, il serait ingénu de croire à tous les événements, anecdotes et personnages apparus dans le texte, mais globalement l’autofiction transmet un contenu que l’auteur considère représentatif de lui-même. La littérature n’est pas une forme par laquelle on trouve la vérité mais, à l’instar de formes artistiques différentes, elle est un moyen d’expression capable de véhiculer de nouvelles perspectives sur la réalité, en ce sens que les écrivains rencontrent dans l’ambiguïté de l’autofiction une manière de s’exprimer sur leur identité personnelle et artistique. En s’auto-dessinant dans son propre texte, le romancier découvre un espace opportun pour exposer dans la théorie et dans la pratique sa conception personnelle de ce qu’est la littérature.

13À l’heure du plein essor de la littérature autobiographique, l’autofiction occupe une place importante dans la production espagnole d’écriture personnelle. Bien que l’on puisse suivre à la trace le mélange fiction et autobiographie dans toute l’histoire de la littérature, la naissance de l’autofiction proprement dite en Espagne est mise en relation avec les processus de dégradation du genre autobiographique et de la figure de l’auteur qui ont pris forme petit à petit tout au long du XXème siècle. Dans les lettres hispaniques, l’autofiction a contribué à offrir aux auteurs espagnols la possibilité d’adhérer à un type d’écriture personnel, en accord avec le courant de subjectivité propre à l’époque contemporaine, en même temps que cela leur a permis de se cacher derrière le masque de la fiction. De nouveau, la tendance hispanique à éviter la vraie confession personnelle recommence à se manifester dans les lettres contemporaines. Nous nous proposons de parcourir diverses oeuvres d’auteurs espagnols contemporains de manière à obtenir une idée des différentes manifestations du phénomène « autofiction » en Espagne. Tout d’abord nous présenterons brièvement chaque œuvre ; puis nous indiquerons plusieurs caractéristiques communes et typiques de l’autofiction ; et pour finir, nous résumerons le procédé pragmatique qui singularise ces ouvrages.

14Une des oeuvres qui a marqué la naissance de l’autofiction espagnole est El cuarto de atrás17, publiée par Carmen Martín Gaite à peine trois ans après la mort de Franco. Elle y évoque de manière capricieuse l’histoire de l’Espagne des années trente jusqu’à la fin des années soixante-dix, mélangeant le résumé historique, idéologique et social avec divers souvenirs de son enfance et adolescence. Martín Gaite, extenuée par la mode mémorialiste qui commençait à s’imposer à cette époque, opère dans l’oeuvre susdite, la création d’une narration autobiographique selon un projet artistique très singulier faisant face au style conventionnel du récit biographique. Inspirée par l’Introduction à la littérature fantastique de T. Todorov, elle cherche le mélange parfait de vérité autobiographique et fiction personnelle dans une ambiguïté insoluble. Dans El cuarto de atrás, un personnage appelé Carmen Martín Gaite reçoit dans sa maison, lors d’une nuit d’orage, la visite d’un homme étrange habillé de noir qui désir l’interviewer. L’étonnant dialogue qui s’instaure entre les deux personnages permet alors de revoir des moments très intimes de l’enfance et adolescence de l’écrivaine. Plus la nuit passe et plus la protagoniste vit des moments oniriques dans lesquels elle semble dialoguer avec son « moi » infantile et autres personnages, jusqu’à ce que finalement elle s’endorme dans un fauteuil. Quand le matin suivant sa fille la réveille, la protagoniste ne sait pas si ce qui lui est arrivé a été un rêve ou pas. Avec ce surprenant amalgame de fantaisie et d’autobiographie, Gaite arrive à créer un produit littéraire de caractère très privé. Dans son troublant souvenir de la période franquiste, la subjectivité romanesque s’impose à l’objectivité historique. Gaite renonce à raconter des faits historiques ordonnés chronologiquement parce qu’elle préfère tisser capricieusement ses mémoires sur les romans roses et feuilletons radiophoniques grace auxquels elle est devenue écrivaine. De cette façon là, l’évocation du passé se combine avec la critique des projets littéraires de l’écrivaine et de sa vieille conception de l’écriture. Peu à peu, le dialogue entre la protagoniste et l’homme mystérieux se transforme en une réflexion métalittéraire ainsi qu’en l’initiative d’une narration plus libre et intuitive. Au travers du dialogue, Gaite reconnaît que sa littérature a toujours été trop attachée à la cohérence et au réalisme, de telle sorte qu’en même temps que El cuarto de atrás va se remplissant de scènes oniriques et subjectives, la protagoniste entonne pas à pas un manifeste en faveur de la liberté de l’écriture.

15Passons maintenant aux années quatre-vingt pour vérifier l’évolution de l’autofiction espagnole. L’auteur et éditeur Carlos Barral à publié en 1986 Penúltimos castigos18, un roman dans lequel sont racontées les péripéties d’un artiste en pleine décadence (dont on ne connaît pas le nom) qui, durant un an, a été le témoin du déclin et de la mort de l’écrivain Carlos Barral. La double identification de l’auteur réel avec les deux protagonistes de son livre — l’artiste sans nom et Barral — prend corps dans une grande complexité autobiographique. Apparemment, l’auteur réel semble s’identifier avec le personnage du même prénom et avec qui il partage d’identiques coordonnées biographiques (sauf, évidemment, sa mort). Pour sa part, le principal protagoniste incarne l’homme en lequel l’écrivain et éditeur catalan aurait pu se convertir s’il avait suivi sa vocation d’artiste plastique. Penúltimos castigos recueille beaucoup de ce qu’ont été les souvenirs d’enfance de Barral, toutefois, ce n’est pas une narration autobiographique proprement dite mais plutôt une vérification des idées littéraires de l’écrivain et des multiples personnalités que ce dernier arrive à développer grâce à son écriture, au sens où la mort textuelle de Barral vient symboliser l’épuisement d’une de ses personnalités (épuisée par les abus de l’alcool et des problèmes économiques) et la constante nécessité d’adopter une autre identité avec laquelle vivre son quotidien. Seule la littérature offre à Barral le champ d’expérimentation nécessaire pour supporter cette métamorphose.

16Comme dernier exemple de cette évocation du panorama de l’autofiction espagnole, nous ferons référence au professeur, chercheuse et romancière Paloma Díaz-Mas. Parmi ses publications, c’est Como un libro cerrado19 (2005) qui nous intéresse tout particulièrement ici : une petite oeuvre de caractère autobiographique dans laquelle elle raconte plusieurs anecdotes enfantines sur la façon dont laquelle elle s’est transformée en écrivaine avant même d’apprendre à écrire. C’est à travers ses souvenirs et ses photos de famille que Díaz-Mas illustre le livre. S’ouvre alors devant le lecteur la mémoire d’une femme qui a vécu les vingt dernières années du franquisme. Cependant, la narration de Díaz-Mas ne prétend pas se convertir en un document de portée historique et, de fait, elle ne peut même pas être considérée comme une autobiographie au sens propre du terme. Pour cela, la narration autobiographique a généralement pour objectif l’exploration intime du passé et la reconstruction d’une vision cohérente du « moi » de l’auteur ; toutefois, dans Como un libro cerrado, le lecteur n’a pas accès à l’autobiographie de Paloma Díaz-Mas en tant que femme, mais bien comme écrivaine. C’est-à-dire qu’avec la remémoration des premiers souvenirs de l’auteur, des contes et petites histoires qui ont accompagné son éducation, des fables qu’il était bon d’inventer, de son passage à l’école, etc., la romancière ne prétend en aucun cas offrir une confession intime d’elle même, mais plutôt vérifier comment, et cela depuis toute petite, la littérature a toujours été présente dans sa vie. Cette tentative d’autobiographie littéraire se voit reflétée dans la structure de l’oeuvre à travers deux stratégies différentes. Dans un premier temps, Como un libro cerrado expose sous forme chronologique le vécu de l’auteur tout au long d’une période délimitée par deux événements : de sa première écriture dès l’âge de quatre ans, jusqu’à la publication de son premier roman à l’âge de dix-neuf ans. Ces deux épisodes de caractère littéraire marquent le début et l’apogée du processus qui l’a entraînée à se convertir en écrivaine. En deuxième lieu, dans cette surprenante autobiographie, il ne nous est pas donné un développement cohérent de l’enfance et adolescence de notre protagoniste qui puisse nous permettre de tracer l’évolution logique de son personnage. Au contraire, chaque chapitre raconte un événement indépendant : sa première lecture, ses premières bandes-dessinées, ses fables au lycée, etc.

17De ces trois autofictions nous pouvons faire ressortir des caractéristiques formelles communes. Toutes ces oeuvres proposent une narration à la première personne dans laquelle l’identification de l’auteur et du narrateur reste remise en cause par la structure romanesque de la trame. La structure temporelle ne prend pas en compte l’objectivité qu’exige habituellement la narration autobiographique sinon que les flash backs arrivent de manière fragmentaire en même temps que les scènes oniriques ou purement imaginaires. Il n’y a pas une narration chronologique de l’enfance jusqu’au présent, se détachent uniquement des moments ou époques importants pour l’auteur. De plus, les réflexions métalittéraires occupent une bonne partie de la trame pour presque se transformer en moteur de l’ensemble du récit.

18Toutes ces caractéristiques peuvent résumer la nature de l’autofiction, mais elles ne sont pas suffisantes pour la différencier de l’autobiographie ni du roman à la première personne. L’autobiographie contemporaine a acquis bon nombre de traits romanesques de la même manière que le roman actuel tend à refléter des faits réels20. Comme l’évoquait judicieusement Genette, les clés distinguant ces genres ne peuvent se rencontrer que dans les relations pragmatiques entre narrateur et auteur. Dans le cas des oeuvres autofictionnelles que nous avons analysées ici, nous nous trouvons face à des narrations de faits autobiographiques racontés sous forme fictive ; c’est-à-dire que l’histoire pourrait s’interpréter de manière purement fictive mais, à un niveau pragmatique, l’auteur propose un certain type apparemment autobiographique. Il ne s’agit pas du pacte de confiance qui peut se rencontrer dans l’autobiographie conventionnelle, mais bien d’un pacte chargé d’ambiguïté dans lequel l’auteur joue à se dissimuler autant qu’à se dévoiler. Dans le même temps qu’il se présente au lecteur, il se cache sous le masque de la fiction pour ne rien laisser voir de son intimité. C’est un pacte dans lequel l’identification auteur-narrateur n’est pas possible mais nécessaire. C’est pourquoi l’autofiction est plus un genre sur la recréation du moi créateur que sur le moi personnel.

19Après avoir analysé l’autofiction d’un point de vue théorique et pratique, nous pouvons donc considérer que cette dernière est une forme d’écriture qui peut se définir comme le récit d’une histoire vraie à travers un discours fictif. Ce paradoxe apparent est toutefois possible car l’autofiction se base sur une proposition pragmatiquement autobiographique d’un texte formellement fictif. C’est-à-dire que le texte se construit comme une fiction fondée sur des faits réels, dans laquelle l’auteur n’hésite pas à impliquer jusqu’à son propre nom afin de proposer un pacte de lecture qui imite les principes du pacte autobiographique tout en les subvertissant en même temps. L’autofiction prend pour modèle le pacte autobiographique mais le parodie au moment de reconnaître la primordiale charge fictive de la mémoire. Ainsi, l’autofiction sollicite du lecteur de croire et de ne pas croire ce qui a été raconté.

20Cette ambiguïté est en consonance avec une conception narrative de l’identité selon laquelle la fiction constitue la partie inhérente du « moi ». De plus, en ce qui concerne les lettres hispaniques, cette même ambiguïté offre aux écrivains la possibilité de se dissimuler sous le masque de leur fiction pour mieux exhiber leur personnalité tout en la cachant. De fait, comme nous l’avons vu auparavant, Paloma Díaz-Mas, Carlos Barral et Carmen Martín Gaite utilisent leurs autofictions pour montrer leur personnalité mais, surtout, ils l’utilisent comme une forme idéale pour réfléchir sur leur trajectoire littéraire et sur leur conception personnelle de la littérature. C’est pourquoi les écrivains espagnols tendent visiblement à se servir de l’autofiction comme d’un appareil métalittéraire : une oeuvre où le narrateur expose explicitement des conceptions littéraires que le texte illustre implicitement.

21Ainsi, le succès de l’autofiction dans les lettres hispaniques démontre la tendance qu’a la littérature espagnole d’éviter la confession personnelle et l’exhibition publique de l’intimité.

Notes de bas de page numériques

1 « Pues bien, muerto Franco (casi) todo el mundo se puso a escribir sus memorias. El género se puso de moda y tuvo, en consecuencia, un gran eco. Un cambio de rasante se había producido. De ahí, que lo autobiográfico germinó con una inusitada fuerza y los españoles — tan acostumbrados a perder el tren en otras épocas — se iban a subir en el de alta velocidad de la literatura íntima », José Romera Castillo, De primera mano. Sobre escritura autobiográfica en España, Madrid, Visor, 2006, p. 23.
2 La mode de l’écriture autobiographique a été associée à la revendication de l’individualisme, si caractéristique de la fin du XXème siècle. M.ª José Obiol, « La vida entre líneas. Boom editorial de memorias, biografías, autobiografías, diarios y cartas », El País-Libros, 29 avril (1990), pp. 1, 2.
3 Manuel Alberca estime que depuis les années 80 le nombre d’autofictions dans la littérature espagnole et latino-américaine peut avoir atteint le nombre de deux-cent titres au moins (« La invención autobiográfica. Premisas y problemas de la autoficción », Autobiografía en España : un balance, Madrid, Visor, 2004, pp. 235-255, p. 236).
4 Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, 1986, p. 24.
5 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977.
6 Ibidem.
7 Jacques Lecarme, « L’autofiction : un mauvais genre ? », S. Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune (eds.), Autofictions et cie, Cahiers RITM, Université de Paris X, 6 (1993), pp. 227-249, p. 227.
8 Ibidem.
9 « Par référence au régime général de signes, on pourrait encore qualifier ces trois relations, respectivement, de sémantique (A-P), syntaxique (N-P) et pragmatique (A-N). Seule la dernière concerne la différence entre récits factuels et fictionnels […] », Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 162.
10 Fiction et diction, op. cit., p. 161.
11 Paul de Man « Autobiography as De-Facement », MLN (décembre 1979), 94 (5), pp. 919-930 ; et Rhetoric of Romanticism, New York, Columbia University Press, 1984, pp. 67-8.
12 Darío Villanueva : « Realidad y ficción : la paradoja de la autobiografía », J. Romera et alii (eds.) Escritura autobiográfica. Actas del II Seminario Internacional del Instituto de Semiótica Literaria y Teatral (Madrid, Uned, 1-3 juillet, 1992), Madrid, Visor, 1993, pp. 15-30.
13 José María Pozuelo Yvancos, Poética de la ficción, Madrid, Síntesis, 1993 ; De la autobiografía, Barcelone, Crítica, 2005.
14 José María Pozuelo Yvancos, Poética de la ficción, Madrid, Síntesis, 1993, p. 202.
15 José María Pozuelo Yvancos, De la autobiografía, Barcelone, Crítica, 2005, pp. 91-101.
16 Rappelons les mots de Lejeune au sujet de ce phénomène: «  On voit d’ailleurs l’importance du contrat, à ce qu’il détermine en fait l’attitude du lecteur : si elle est affirmée (cas de l’autobiographie), il aura tendance à vouloir chercher les différences (erreurs, déformations, etc.)  ». Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 26.
17 Carmen Martín Gaite, El cuarto de atrás, Barcelone, Destino, 1978.
18 Carlos Barral, Penúltimos castigos, Barcelone, Seix Barral, 1983.
19 Paloma Díaz-Mas, Como un libro cerrado, Barcelone, Anagrama, 2005.
20 Au sujet de l’identité formelle d’autofiction, autobiographie et roman à la première personne, référons-nous à l’article de Marie Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, 107 (1996), pp. 369-380.

Pour citer cet article

Susana Arroyo Redondo, « Une approche pragmatique de l’autofiction espagnole », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 26 juillet 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1808.


Auteurs

Susana Arroyo Redondo

Susana Arroyo Redondo, certifiée de Lettres Modernes, est doctorante à l’Université de Alcalá de Henares (Madrid, Espagne), et prépare une thèse sur l’autofiction espagnole sous la direction de Monsieur le Professeur Fernando Gómez Redondo.