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Marie Delouze  : 

Sodom (1676) et le Bordel patriotique (1791) : Mises en scène d’une pornographie politique

Résumé

La farce obscène du comte de Rochester, Sodom (1676) s’inscrit dans la tradition anglaise des satires pornographiques mettant les stéréotypes sexuels au service d’une propagande politique. L’association du recours à une dramaturgie, des thématiques pornographiques, et d’une visée satirique est exceptionnelle et invite donc à rapprocher Sodom d’un texte anonyme de cent ans postérieur qui partage avec elle un grand nombre de singularités, le Bordel patriotique (1791), pamphlet pornographico-politique théâtralisé attaquant Marie-Antoinette. L’objet de cet article est de mettre en évidence les surprenantes parentés formelles, thématiques et idéologiques entre ces deux textes. Mais il s’agit aussi de montrer que sous le mélange de pornographie et de moralisme, commun aux deux œuvres, s'affirment des conceptions politiques divergentes. Sodom,parce qu’elle défend paradoxalement l’idée d’un pouvoir politique fort et d’un ordre moral restauré, est une pièce de théâtre qui porte le sceau d’une pensée réactionnaire. Le Bordel patriotique, marqué par la philosophie anti-absolutiste, se place quant à lui dans une perspective révolutionnaire.

Index

Mots-clés : moralisme , pornographie, satire politique, sodomie, théâtre

Texte intégral

1Au cours de la première décennie de la Restauration anglaise, le monde du théâtre, qui renaît après dix-huit années de silence1, s’organise essentiellement autour de la cour et du roi. Charles II, grand amateur de théâtre, partage sa passion avec les membres du scandaleux cercle des Court Wits2, composé d’aristocrates lettrés et libertins comme Buckingham, Dorset, Mulgrave, Sedley, et dont la figure emblématique est John Wilmot, comte de Rochester. Ces nobles aux mœurs légères représentent pour les dramaturges une source d’inspiration privilégiée. L’exemple le plus significatif de cette étroite relation est offert par George Etherege, qui dresse dans The Man of Mode (1676) un portrait théâtral de Rochester sous les traits de son héros Dorimant3, nouvel avatar du mythe de Don Juan. Mais si le théâtre se nourrit alors de la vie et des frasques des courtisans, c’est surtout parce que ce sont ces mêmes aristocrates qui composent la plus grande part du public et décident du succès ou de l’échec d’une pièce. Le théâtre des années 1670 est directement façonné par cette petite société qui entre souvent dans les choix qui président aux représentations. Elizabeth Barry devient en 1675 la maîtresse du comte de Rochester qui lui donne des cours de théâtre et fait d’elle l'une des plus grandes comédiennes de l'époque, sollicitée pour les meilleurs rôles. Cette relation privilégiée entre la cour et le théâtre s’exprime également lorsque les aristocrates libertins revêtent eux-mêmes les habits de dramaturge : en 1667, Buckingham adapte The Chances et Philaster (sous le titre The Restoration, or Right will take place), en 1668 Sir Charles Sedley jouit de son plus grand succès théâtral avec The Mulberry Garden, et en 1675 Rochester propose sa propre version de Valentinian de Fletcher. Cette adaptation s’inscrit dans la tradition des satires politiques parce qu’elle est reliée, thématiquement, à une satire très virulente que Rochester avait composée en janvier 1674 contre le roi, où le parallèle entre le pénis et les prérogatives politiques était le signe d’une association métaphorique entre le sexe et la politique4. Dans cette satire, le priapisme du roi fonctionnait comme le pendant obscène d’un pouvoir arbitraire. Charles II, monarque habituellement indulgent envers ses courtisans insolents, n’accepta pas la condamnation sous-jacente de son règne personnel et bannit Rochester de la cour pendant plusieurs mois. A partir de cet épisode, Rochester fut considéré comme un membre de l’opposition littéraire, avec Sedley, Shadwell, Shepherd, Wycherley et Buckingham. Cependant, la relation de Rochester et de Charles II se poursuivit malgré les nombreux bannissements et au-delà des impertinences littéraires du scandaleux libertin, témoignant d’une ambiguïté fondamentale du rapport que Rochester pouvait entretenir avec le pouvoir. A la fois favori du roi et critique agressif, membre de la cour mais profondément solitaire, jouisseur mais animé par une flamme morale, Rochester le débauché porte, dès ses premières incursions dans le monde théâtral, un regard paradoxalement sévère sur la monarchie restaurée.

2Ainsi, lorsqu’il prend la plume vers juillet 16725 pour écrire la farce Sodom, Rochester amplifie encore la veine subversive de ses propos. Cette première version en trois actes intitulée Sodom and Gomorah6, est suivie en 1676-1677 d’une seconde version en cinq actes, probablement écrite à plusieurs mains7. Par rapport aux écrits précédents de Rochester, la tonalité change sensiblement. La pornographie grotesque que l’auteur met en scène dans la pièce fait certes en premier lieu référence à la grande vogue libertine que connaît le théâtre anglais dans les décennies 1660-1670. Les deux scènes londoniennes offrent en effet constamment des sex comedies qui ne s’organisent qu’autour d’intrigues érotiques et de héros mus par leurs désirs physiques. L’importance des courtisans dans la vie théâtrale anglaise fait alors du théâtre le miroir déformant où se reflète l’image d’une caste de libertins extravagants aux mœurs débridées. L’apparition des femmes sur scène, enfin autorisée en Angleterre, participe directement de cette explosion de la sexualité comme motif dominant du théâtre de la Restauration. Le milieu des années 1670 représente l’apogée de la mode de la sex comedy, avec une profusion de pièces reflétant le goût du public pour les thématiques sexuelles8. Mais la violence sexuelle qui se déchaîne dans Sodom est telle qu’il est impossible de ne pas isoler cette pièce dans la production dramatique de l’époque. Ce texte, dont la représentation scénique semble inconcevable du fait même de son obscénité9, se rattache en réalité davantage à la tradition des satires pornographiques qui mettent les stéréotypes sexuels au service d’une propagande politique qu’à celle des sex comedies. Sodom reprend, en les assombrissant considérablement, les métaphores sexuelles traditionnellement appliquées à la sphère politique.

3Si l’utilisation d’images sexuelles est traditionnelle dans les satires politiques10, le recours à une forme théâtrale l’est moins, et la combinaison de ces trois éléments – dramaturgie, pornographie, satire – est exceptionnelle. Il est donc particulièrement intéressant de rapprocher la pièce de Rochester d’un texte anonyme de cent ans postérieur, le Bordel patriotique11 (1791), qui partage avec elle un grand nombre de singularités. Pamphlet politique violent contre Marie-Antoinette, le Bordel se rattache aux abondantes satires théâtralisées qui se sont répandues pendant la Révolution en exploitant le goût du public pour les scènes lubriques12. Comme le rappelle Lynn Hunt13, la pornographie et la Révolution ne sont pas associées de façon naturelle : les révolutionnaires voulaient éradiquer la décadence morale de l'aristocratie, et le libertinage était attaché à la noblesse et à la luxure, deux idées antirévolutionnaires. Pourtant, la Révolution et la pornographie convergent dans ces pamphlets à la forme quasi-dramatique dirigés contre Marie-Antoinette, et plus généralement, contre la monarchie, parce qu’ils mettent en scène une pornographie politique motivée par la remise en cause de la légitimité de l'Ancien Régime en tant que système politique et social. L’explosion de la production de ces écrits pendant la période révolutionnaire s’explique aussi par la loi sur la liberté de la presse de 1789, qui a permis une diffusion sans précédent des textes et des images dans des sphères nouvelles de la société, notamment dans les milieux moins privilégiés. Ces pièces reprennent les thématiques sexuelles traditionnelles de la littérature pornographique dans une perspective satirique, attaquant la dépravation prétendue de la reine et des milieux aristocratiques pour mettre en évidence les mœurs supposées saines et honnêtes du peuple, opposant deux systèmes aux valeurs inversées de façon caricaturale. Héritières du répertoire obscène du théâtre de foire, apprécié du peuple comme de la noblesse, ces pièces s’en distinguent nettement par leur propos politique corrosif et par la violence sociale manifeste qu’elles mettent en scène. Le Bordel patriotique, choisi parmi une abondante production pamphlétaire pour son exemplarité, partage ainsi de nombreux points communs avec Sodom. L’objet de cet article est d’abord de mettre en évidence et d’interroger les surprenantes parentés formelles, thématiques et idéologiques entre ces deux textes, qui appartiennent à des époques et à des contextes culturels et politiques radicalement différents. Sodom et le Bordel patriotique partagent en effet non seulement une forme théâtrale, mais aussi une thématique sexuelle commune, et surtout une conception du pouvoir politique empreinte de moralisme.

4Cependant, il est nécessaire de rappeler l’existence de passerelles entre la culture anglaise et la culture française avant d’étudier ces formes et ces thèmes communs dans le détail des textes. En effet, les extraordinaires correspondances entre Sodom et le Bordel patriotique ne sont pas l’effet du hasard, mais la conséquence d’échanges culturels grandissants entre l’Angleterre et la France au long du XVIIIe siècle, qui ont permis à une telle proximité formelle et thématique de s’exprimer dans des contextes linguistiques et politiques différents. L’Angleterre de la Restauration était fortement imprégnée de culture française, le roi Charles II (lui-même petit-fils d’Henri IV) ayant passé la plus grande partie de son exil à la cour de France, et les jeunes aristocrates anglais effectuant presque systématiquement un long voyage sur le continent pour parfaire leur éducation14. En France cependant, les lettres anglaises ne jouissaient pas d’un prestige comparable. Longtemps ignorées en France, elles ne reçurent un accueil enthousiaste qu’au cours du XVIIIe siècle, grâce à des échanges nouveaux entre les deux pays. Tout d’abord, il faut prendre en considération les nombreux séjours effectués par des diplomates ou des hommes de lettres français en Angleterre, qui trouvent un écho croissant en France grâce aux correspondances, aux gazettes franco-anglaises, et aux récits de voyages. Les plus significatifs sont sans doute ceux de Henry Misson de Valbourg15, Samuel Sorbiere16, et surtout Comminges, envoyé extraordinaire de Louis XIV à Londres qui avait pour mission de dresser un rapport précis de la vie artistique, littéraire et théâtrale d’outre-Manche17. Les écrivains et dramaturges français séjournèrent à leur tour en Angleterre, notamment Destouches (1717-1723), l’Abbé Prévost (1727-1731), Montesquieu (1729-1731), Voltaire18 (1726-1729). Mais l’anglomanie naissante s’est surtout nourrie des traductions du théâtre anglais parues à un rythme de plus en plus soutenu au cours du siècle, permettant ainsi à l’élite culturelle française de découvrir une esthétique originale, marquée du sceau de l’authenticité et de l’énergie, qui allait rapidement représenter un espoir de renouvellement pour les lettres françaises. Ainsi, Madeleine Horn-Monval retrace brièvement l’histoire de ces grandes traductions19 qui ont favorisé la pénétration de la culture théâtrale anglaise en France, de la première traduction des œuvres de Shakespeare par La Place (1746) à celles de Letourneur, (1776-1782) et de la baronne de Vasse (1784), et des premiers recueils du « théâtre anglois » traduits par Yart (1749-51), à ceux publiés par Du Bocage (1752), Patu (1756) et Mme Riccoboni (1767-1780). Le théâtre anglais jouit donc dans la seconde partie du XVIIIe siècle d’une audience croissante chez les hommes de lettres français, qui entrent en contact non seulement avec une forme dramatique plus libre, affranchie en grande partie des règles et des codes habituels, mais aussi avec des thématiques nouvelles abordant des questions relatives au corps, au désir et à la sexualité. En effet, si les bibliothèques anglaises conservent les plus grands textes de la littérature érotique française comme les pièces les plus rares dès leur parution ou leur traduction20, il faut noter que les œuvres érotiques anglaises pénètrent moins facilement en France. La littérature érotique anglaise dans son ensemble subit indiscutablement l’influence de la production française en la matière, mais il est un fil thématique qui relie les deux productions et qui illustre clairement une influence inverse : le thème de la sodomie. Il est évident que ce thème est ce que les Anglais nomment un sujet à-la-mode.

5James Johnson21 rappelle ainsi l’existence de drames sodomites depuis le Moyen-Âge, quand l’Eglise catholique encourageait la mise en scène des épisodes bibliques afin de soutenir les enseignements de saint Thomas d’Aquin. Surtout, il affirme que des pièces sur Sodome étaient jouées en Angleterre dans un cadre pédagogique au cours des XVIe et XVIIe siècles, et que même sous les Puritains, les restrictions affectant le monde théâtral ne concernaient pas les spectacles de marionnettes sur Sodome en raison du bénéfice moral escompté. Une longue tradition mêlant théâtre et sodomie existe en Angleterre, dont Sodom est sans doute la preuve la plus éclatante et la manifestation la plus aboutie. L’influence de cette tradition s’est ressentie jusqu’en France, où l’on recense plusieurs pièces directement inspirées des pièces de théâtre sodomites anglaises. Ainsi, le catalogue de la bibliothèque de M. de Soleinne22 contient trois manuscrits qui se rattachent à cette tradition, référencés aux numéros 3840, 3841, 3842 : Sodome, L’embrasement de Sodome et Le Roi de Sodôme. L’Index librorum prohibitorum23, les présente même comme des traductions françaises de la pièce de Rochester, et affirme qu’ils ont été détruits. En réalité, la bibliothèque de l’Arsenal conserve deux de ces pièces24, et seule la première de ces trois pièces est une traduction de la Sodom anglaise, mais il est vrai que ces manuscrits composent un ensemble cohérent autour de l’image du roi perverti. La pièce de Rochester, devenue en Angleterre la référence de la littérature dramatique pornographique dès sa première édition, en 1684, a connu un retentissement littéraire au-delà des frontières du royaume et a donné naissance à plusieurs avatars français tout au long du XVIIIe siècle, dont Les Enfants de Sodome à l'Assemblée Nationale ou députation de l'ordre de la manchette aux représentants de tous les Ordres, pris dans les soixante districts de Paris et de Versailles y réunis25 est l’aboutissement révolutionnaire. Ainsi, la circulation des textes, des idées et des inspirations entre les deux pays est particulièrement signifiante avec l’exemple du passage des formes dramatiques nouvelles et du thème sodomite d’Angleterre en France. Cet aperçu rapide de la pénétration de la culture théâtrale anglaise en France permet de replacer le Bordel patriotique, et tous les pamphlets pornographiques révolutionnaires fonctionnant sur le même schéma, dans une tradition littéraire qui est essentiellement issue d’Angleterre. Cela permet également de comprendre pourquoi Sodom et le Bordel, par-delà l’écart chronologique et culturel, partagent tant de points communs qu’il s’agit désormais de présenter plus précisément.

6Sodom26 est une pièce en cinq actes et en vers, dont l’intrigue s’organise autour de la figure du roi de la ville maudite de Sodome, Bolloxinion. Profondément lassé et dégoûté des plaisirs procurés par les femmes, ce dernier décrète que la sodomie est la seule pratique sexuelle autorisée dans le royaume :

I do proclaim, that Buggery may be us’d
Thrô all the Land, so Cunt be not abus’d

7Tandis que le roi et ses favoris se délectent des plaisirs sodomites, la reine et ses dames de compagnie se désespèrent et tentent de se consoler avec des godemichés fabriqués par le fidèle Virtuoso. Mais la nature ne tarde pas à reprendre ses droits, puisque une épidémie terrible s’abat sur la ville comme châtiment divin contre une pratique antinaturelle.

8Le Bordel patriotique27 est une pièce en 10 scènes, précédée d’un important péritexte composé d’une Epître dédicatoire de Sa Majesté à ces nouveaux Lycurgue, d’une Invocation de la reine et de Mlle Théroigne à la statue de Priape, d’un Prospectus du bordel patriotique établi par la reine donnant le « tarif des souscriptions », et enfin d’un Avis intéressant. La pièce est ornée de deux estampes, l’une représentant « la statue de Priape sur un piédestal », entourée de la reine et de Mlle Théroigne se pâmant et chantant « une hymne à la gloire du dieu de la fouterie », l’autre illustrant une scène érotique collective où l’on peut voir « une partie des députés de l’Assemblée nationale, foutant, enculant, gamahuchant et se branlant la pine », accompagnés par la reine et par différents personnages célèbres. L’intrigue n’est ni consistante ni linéaire. Il s’agit surtout de juxtaposer des scènes où la reine se retrouve dans différentes postures érotiques avec un nombre grandissant de partenaires des deux sexes, eux-mêmes choisis pour leur appartenance au milieu aristocratique (Monsieur, le comte de Provence, futur Louis XVIII, La Fayette), pour leur rôle dans le mouvement révolutionnaire (Danton, Marat, Mirabeau, Bailly, le maire de Paris haï après le massacre du Champ de Mars du 17 juillet 1791, ou encore Le Chapelier, fondateur du club des Jacobins) ou pour leur réputation de femmes aux mœurs très libres (Mlle Théroigne de Méricourt, Madame Le Jay). Ces deux pièces, aux dramaturgies exceptionnellement proches, partagent une esthétique qui s’appuie sur des formes comparables et des thématiques communes. En ce qui concerne les parentés formelles, il est frappant de voir à quel point Sodom comme le Bordel patriotique reprennent tous les signes conventionnels de l’écriture dramatique tout en présentant clairement l’horizon de la représentation comme impossible. Les indices théâtraux sont tous présents, de la liste des personnages précédant la première scène à la forme dialoguée des répliques, de la présence des didascalies à la division en scènes ou en actes. Mais l’hybridation générique demeure notoire puisqu’on est sans cesse à la limite entre le théâtre à représenter, le théâtre à lire, et le récit dialogué. L’irreprésentabilité des deux pièces est pourtant confirmée lorsque dans Sodom, à la scène 2 de l’acte V, une didascalie indique :

A grove of cypress and other trees, cut in the shape of Pricks, several arbours, figures and pleasant ornaments in a Banquetting-house, men are discover’d playing on dulcimers with their Pricks, and women with jews Harps in their cunts; a youth sitting under a Palmtree, in a melancholly posture, sings.

9et quand dans le Bordel l’ultime indication « scénique » est la suivante :

Bazin encule Le Chapelier. Tous les fouteurs, les enculeurs, les gamahucheurs et les putains se tiennent pas le cul. Les spectateurs foutent et s’enculent aussi. On chante.

10Reliées par cette incertitude générique, les deux pièces le sont aussi par toute une série de procédés formels. Tout d’abord, elles présentent toutes deux dans les péritextes des adresses aux spectateurs-lecteurs-voyeurs pour leur promettre le plus grand des plaisirs. Dans le prologue de Sodom, l’auteur et le public sont présentés dans un état d’excitation sensuelle extrême, puisque il y est déclaré que les scènes à venir « will make all Pricks to stand and all Cunts to gape », tandis que « the authors Prick was so unruly growne / Whilst writing this he could not keep it downe. » Dans l’Epître de la reine précédant le Bordel, on peut lire l’affirmation suivante : « Vous aurez la satisfaction de jouir et de choisir parmi un nombre infini de femmes et de filles complaisantes, prévenantes à l’excès, et de tout âge », et le Prospectus ajoute que tout a été étudié pour « procurer du plaisir à tout le monde. » A ces promesses de plaisir semblent répondre des scènes chorales et des tableaux spectaculaires. En effet, pour incarner cette parole qui éveille les sens, les auteurs multiplient les scènes collectives où l’accumulation des partenaires, le foisonnement des positions et l’interchangeabilité des corps apparaissent comme un procédé extrême et hallucinatoire : le rideau de Sodom se lève à l’acte I sur « an Antichamber hung round with Aretin’s Postures », et à l’acte II sur « a pleasant Garden adorn’d with many Statues of naked men and women in various postures », tandis qu’au cours de la pièce ces fameuses postures sont prises par les différentes personnages, et culminent dans une scène collective (II, 3) :

Six naked men and six naked women appeare and dance, the men doing obedience to the women’s cunts, kissing and touching them often, the women in like manner do ceremony to the men’s Pricks, kissing and dandling their Codds, and then fall to fucking, after wich the women sigh, and the men look simple and sneak off.

11Le goût pour les scènes rassemblant de nombreux personnages s’allie donc à la recherche d’un fort crescendo dramatique. Dans le Bordel patriotique, la scène IV semble emblématique du recours à ces scènes chorales, lorsque la didascalie qui suit la réplique de La Fayette nous indique :

Il fout encore Sa Majesté, Barnave refout la Théroigne, Bailly encule encore Barnave qui, après avoir foutu Antoinette et piqué d’un sentiment de vanité, encule le savant maire de Paris.

12Cette scène se termine en apothéose : « Il se fait un grand silence, pendant lequel tous les acteurs s’enculent », qui n’est qu’une annonce de la dernière scène de la pièce, où « des milliers de spectateurs » sont convoqués dans une orgie gigantesque et fantasmatique. Enfin, les parentés formelles entre les deux pièces sont frappantes dans l’usage qui est fait du langage. En effet, Sodom comme le Bordel patriotique offrent l’image d’une saturation ordurière du langage, où les mots obscènes semblent répétés à l’infini comme pour mieux dégoûter le lecteur-spectateur dans un excès pornographique. La chanson que chante Fuckadilla, une des dames d’honneur de la reine, dans Sodom, est à cet égard significative (II, 3), chaque vers exhibant son terme ordurier :

Rouse stately Tarse.
And let thy Bollox grind for seed.
Heave up fair arse
And let thy Cunt be kind to th’deed.
Thrust Pintle with a force
Strong as my Horse
Spend till thy Cunt o’erflow.
Floods of neigbouring sperm below.

13La réplique de Marat, s’adressant à la Théroigne à la scène VI du Bordel patriotique, est exemplaire de cet usage saturé du langage :

Je ne viens point pour foutre, mais pour être foutu et lécher les vits, les cons ou gamahucher des culs, ne vous l’ai-je pas déjà dit, foutue putain ?

14Au-delà des similitudes formelles, qui font du Bordel patriotique un héritier direct de Sodom, ce sont les parentés thématiques qui retiennent l’attention. En effet, ce qui relie profondément les deux œuvres, ce sont les connotation manifestement politiques de cet excès pornographique, qui sont remarquables à bien des égards. Tout d’abord, les deux pièces partagent un goût pour l’outrage généralisé, pour la peinture de toutes les transgressions sexuelles et même pour certaines pratiques violentes. Faisant partie du cahier des charges conventionnel de toute littérature pornographique, ces thèmes sont ici repris et amplifiés de façon exceptionnelle. Ainsi, nous avons tout d’abord l’exemple du mélange entre la sexualité et la religion à travers le blasphème et le sacrilège. Le roi Bolloxinion s’écrie dans la scène 2 de l’acte V :

I’ll than invade and bugger all the Gods
And drain the spring of their immortal cods,
Then make them rub their arses till they cry :
You’ve frigg’d us out of immortality.

15Le Bordel n’est pas en reste et surenchérit dans l’irrévérence religieuse lorsqu’à la scène III, Mademoiselle Théroigne avoue :

Je me suis faite enculer ce matin par dix députés de l’Assemblée nationale, entre autres par quatre prélats, et l’infatigable abbé Sieyès. Mon Dieu , que celui-ci est un excellent enfonceur !

16A ces tableaux blasphématoires s’ajoutent mécaniquement des scènes incestueuses. Dans Sodom, l’acte III délaisse l’intrigue principale pour s’intéresser à l’initiation sexuelle qu’offre la princesse Swivia à son jeune frère Pricket, tout juste pubère. La surenchère dans l’outrage surgit avec l’arrivée de leur mère, la reine Cunticula, dans un état d’ébriété avancée, qui ne tarde pas à s’associer à la scène en offrant ses services masturbatoires à son propre fils. Malheureusement, la reine est trop énergique dans son enthousiasme et la semence du prince coule dans ses mains. Elle n’a plus qu’à se livrer entièrement à son fils :

Pardon, sweet Prince, pardon this sad mistake,
If all I have a Recompense will make.
Here prostrate at your feet you may command
My cunt or arse, whene’er your Prick does stand.

17Dans le même esprit incestueux et sacrilège, la scène VIII du Bordel patriotique est entièrement consacrée à l’orgie sodomite à laquelle participe l’évêque d’Autun, et présente les trois frères Lameth qui copulent ensemble. Enfin, la violence physique n’est pas exclue de ce panorama des outrages sexuels puisque le Bordel présente deux scènes de flagellation (scènes VI et VII), dans lesquelles « La Théroigne, prenant des verges, fout le fouet à Marat », puis où « Marat prend des verges, et fouette Mirabeau, madame Le Jay » tandis qu’à nouveau « La Théroigne fouette Marat » et que « le cirque retentit de cris voluptueux, de trémoussements convulsifs ».

18L’ensemble de ces thématiques sexuelles invite à réfléchir sur la façon dont les relations sexuelles sont présentées dans les deux pièces. Incontestablement, ces pièces forment l’image d’une sexualité dégradée et peignent les rapports sexuels sous un jour avilissant et animal, refusant finalement toute association du principe de plaisir avec celui de sexualité. Le sexe y est réduit à un besoin primaire semblable à un appétit dévorant où l’érotisme n’a pas de part. Sodom, comme le note Paul Hammond28, fonctionne sur le postulat conservateur selon lequel la sodomie n’est que l’ultime forme de transgression contre la société, la nature et Dieu. La pièce réduit le corps de l’homme à des membres et à des orifices, et refuse tout érotisme et même tout homo-érotisme. Le corps masculin n’est à aucun moment associé à un plaisir des sens. La sodomie n’est présentée que comme un choix second, signe du dégoût suscité par la sexualité féminine. L’enjeu de Sodom n’est pas d’éveiller le désir, mais de réprimer un tyran sans loi en condamnant métaphoriquement sa conduite sexuelle déviante. On touche ici à la spécificité thématique de ces deux textes : une profonde misogynie reliée à une intention politique satirique. La misogynie est en effet le substrat de tous les thèmes sexuels développés dans ces deux pièces et elle en constitue le fondement idéologique. Comme le rappelle S. Wintle29, le libertinage de Rochester est d’abord un anti-féminisme, et les deux sont souvent associés au XVIIe siècle en Angleterre. Pendant la période révolutionnaire en France, les pamphlets dramatiques attaquent la monarchie, mais à travers la figure de la reine Marie-Antoinette, cible des injures misogynes. Cette misogynie fondamentale se décline en deux thèmes secondaires dans les pièces, reprenant ainsi les stéréotypes de la pensée anti-féministe. Le premier de ces thèmes est celui de la voracité du désir féminin, topos par excellence de la littérature pornographique, où les femmes sont systématiquement associées à l’idée d’un désir sans limites que l’homme ne peut combler. Dès le prologue de Sodom, cette image de la femme brûlée par ses désirs sexuels infinis est élaborée :

I do presume there are no women here
‘t is to debauch’d for their fair sex I fear,
Sure they’ll not in pettiecoats appear
And yet I’m inform’d, here’s many a lass
Come for to ease the itching of her arse,
Damn’d pocky jades, whose cunts are hot as fire,
Yet they must see this Play to increase their desire.

19La voracité sexuelle féminine traverse toute l’œuvre telle un fil conducteur, notamment à travers le personnage de la reine Cunticula, qui à la scène 2 de l’acte II se lance, à propos du général Buggeranthos, dans une tirade enflammée pour exprimer ce désir infini qui la relie à la mort :

With open Cunt, then swift to him I’ll fly.
I’ll hug and kiss, and bear up, till I die.
O, let him swive me to Eternity
Come, come, o general, by heaven I fear
Twelve hours, twelve years, of I shall ne’er contain.

20L’image des « flots de foutre » qu’il est nécessaire de déverser pour atténuer l’ardeur sexuelle des femmes est traditionnelle dans la littérature pornographique, et elle est convoquée à plusieurs reprises dans le Bordel patriotique pour exprimer de façon hyperbolique le profond désarroi des hommes face au mystère du désir féminin. Dans la scène III, la Théroigne lance à Barnave « lâche-moi des flots de foutre », qui annonce la dernière réplique de la Reine dans cette scène :

Il me faudrait un régiment entier, et tous les Carmes, les Cordeliers de France pour assouvir mes ardeurs. Le con me brûle, il me faut des torrents de foutre pour le rafraîchir.

21La misogynie mise en place par ces images conventionnelles participe à la condamnation des femmes dans leur volonté d’épuiser la force des hommes, de les vider de leur substance, et souvent, de contaminer leurs amants. En effet, le thème misogyne de l’appétit sexuel insatiable des femmes se conjugue à celui de la maladie. Les femmes sont associées à l’image de la contamination, de la pourriture et de la saleté. Chez Rochester, la sexualité féminine est très souvent associée au « menstruous blood », comme si les règles étaient à la fois la cause du désir féminin, et la marque de la honte, associant le sexe à la saleté et aux mauvaises odeurs. James Johnson rappelle que ce dégoût face à l’hygiène féminine renvoie à une réalité historique du XVIIe siècle anglais, les femmes ne faisant pas de toilette intime, même pendant les règles, provoquant chez les hommes une aversion puissante et partagée30. L’image de cette hygiène féminine détestable est donnée dès le prologue de Sodom :

Their ulcer’d cunts by being so abus’d
And having too much prick there in infus’d,
And then not cleans’d till they beginn to stink
May well be styl’d, Love’s nasty common sink;
When e’re your fancy is to fuck inclin’d,
If they are sound or not, perhaps you’ll find
Some of their cunts so stufft with gravy thick
That like an Irish Bogg, they’ll drown your prick
Some swive so much their hair’s worn off the spot
They’re dead to sin and do beginn to rot;
Such as would board you first, avoid and hate,
Or else you will repent your pego’s fate.

22Dès la scène première du Bordel patriotique, le long monologue de Bailly établit aussi cette association entre les femmes et la maladie, qui explique pourquoi il est devenu sodomite :

J’amassai des chancres, des poulains (…). Je sortis nu, battu, confondu, estropié, muni d’une vérole tenace. Mais les temps sont passés, je ne fous plus si souvent les femmes, je fous les hommes, et ma passion favorite est d’être foutu.(…) Les hommes suivant mon exemple, pourront se passer de putains ; au lieu de bourrer des cons, ils n’ont qu’à s’enculer.(…) Les hommes retireront plus d’un avantage de ma méthode : ils se foutront des femmes en ne les foutant point. Ils étaient trahis, trompés par leurs Messalines, ils étaient à leur genoux, les femmes seront à leurs pieds, et n’existeront que pour les servir.

23Ainsi, les deux pièces présentent le même raisonnement logique : dégoûtés par les femmes, démunis face à leur désir insatiable, effrayés par le danger infectieux qu’elles représentent, les hommes se tournent par dépit vers les pratiques sodomites. La sodomie est alors le signe de la profonde frustration qui caractérise les personnages, et elle n’est qu’un pis-aller sexuel. Surtout, cet enchaînement qui mène du dégoût des femmes au choix d’une sexualité homosexuelle est significatif d’une volonté satirique puissante dans les deux œuvres. En effet, à travers l’équation établie entre le sexe et le pouvoir, il s’agit dans les deux cas d’attaquer des personnalités politiques précises. Le thème sodomite, dominant ces pièces, est en réalité le moyen d’exprimer une opinion politique sévère sur les représentants du pouvoir. Il faut rappeler que la sodomie était à l’époque théoriquement punie de mort et associée à la déviance sexuelle mais surtout sociale. Ainsi, Sodom est avant tout une satire dirigée contre Charles II, et ses pratiques sexuelles ne sont ici satirisées que pour condamner ses pratiques politiques et ses principes de gouvernement. Les noms des personnes visées sont donnés sans fard dans le Bordel patriotique. Les thèmes centraux de l’imagerie sexuelle des deux pièces sont repris sur le mode satirique et dans une intention politique. Ainsi, la voracité des femmes est devenue le moyen d’exprimer l’angoisse suscitée par la présence des femmes au pouvoir. Le libertinage de la Restauration est donc paradoxal, car loin d’attaquer l’ordre établi, il prend un sens nettement conservateur puisqu’il combat âprement l’émancipation féminine. Pendant la période révolutionnaire, les attaques misogynes sur la prétendue vie dissolue de Marie-Antoinette ne cachent pas leur vrai visage : le refus catégorique d’accepter l’idée d’un pouvoir féminin. Cette misogynie politique s’accorde avec l’image d’un roi impuissant et efféminé qui n’est développée que pour condamner la faiblesse du pouvoir. Dans Sodom, les pratiques sexuelles « non naturelles » défendues par Bolloxinion aboutissent dans l’ultime scène au déclenchement d’une véritable apocalypse :

The heavy symptoms have infected all,
I now may call it epidemical.
Men’s pricks are eaten of the secret parts
Of women, wither’d and despairing heart
The children harbor mournful discontents,
Complaining sorely of their fundaments…

24L’important ici est de noter que les deux textes, loin de prôner une débauche des mœurs, sont des satires morales contre les représentants d’un pouvoir monarchique dégradé, et plus précisément contre l’image d’un roi faible, efféminé et soumis. Ils défendent une conception du pouvoir politique empreinte de moralisme. La dimension pornographique des textes ne doit donc pas voiler leur véritable raison d’être. C’est justement en utilisant un langage obscène et des images d’une sexualité débridée que les auteurs se posent en garants d’une morale austère. L’interprétation de ces pièces comme des œuvres érotiques est donc en partie erronée31, puisque le dessein moral est prédominant et que toutes les thématiques sexuelles ne sont convoquées que pour mieux les discréditer. Sodom associe donc la cité biblique de Sodome au Londres des Great Fires de 1666 et de1672 pour créer un fond satirique efficace. Lorsque Bolloxinion promulgue son édit instituant la sodomie comme seule pratique sexuelle autorisée dans le royaume, il s’agit d’une parodie de la Declaration of Indulgence for Tender Consciences de mars 1672. Tous les personnages de la pièce sont le pendant dégradé des courtisans et des aristocrates composant l’entourage de Charles II, que Rochester connaissait bien et à l’égard desquels il n’a cessé de ressentir un profond dégoût32. Ainsi, à partir de la déclaration liminaire du roi « My Pintle only shall my scepter be », le pénis et le sceptre sont associés et invitent à lire toute la pièce comme une satire politique fonctionnant sur le mode pornographique. A la scène 3 de l’acte II, Lady Officina donne du plaisir à la reine avec un godemiché, tandis que les dames d’honneur utilisent les godemichés pour elles-mêmes, dans une satire du protocole de cour :

Scene changes and discovers the Queen in a chair of state, and is frigged by the Lady Officina, all the rest pulling out their dildoes, and friggs in point of honour.

25Dans le Bordel patriotique comme dans tous les pamphlets théâtralisés dirigés contre Marie-Antoinette, l’obscénité tient également lieu d’argument. L’enjeu est d’exhiber les mœurs débauchées des grands personnages pour en retour présenter l’homme du peuple comme un modèle de santé et de patriotisme. Là encore, les relations sexuelles ne sont exposées que sous un jour animal et repoussant parce qu’elles sont le signe d’un fonctionnement déloyal du pouvoir, d’une main-mise des femmes sur les prérogatives masculines et d’une prise de position illégitime dans la sphère publique. Ce moralisme paradoxal, exprimé à travers des formes et des thématiques sexuellement outrageantes, marquées par l’hyperbole et l’accumulation, relie les deux œuvres de façon exceptionnelle. Formellement et thématiquement voisines, ces deux pièces sont également très proches en raison de leur positionnement rigoriste en matière de morale. Cependant, ces pièces qui défendent un ordre moral en faisant violence à la pudeur et en exposant aux regards les obscénités les plus crues ont également comme point commun d’être foncièrement équivoques. La stratégie qui vise à attaquer le vice en choquant la morale est en effet marquée dès son origine par un soupçon d’ambiguïté. Sodom comme le Bordel partagent cette complaisance à l’égard des tableaux obscènes qui s’accorde pourtant, autant que cela puisse se faire, avec un point de vue moralisant.

26Mais ces similitudes remarquables ne doivent cependant pas dissimuler que sous ce mélange de pornographie et de moralisme s'affirment des conceptions politiques divergentes. Il est donc nécessaire de conclure en montrant comment des dramaturgies très proches soutiennent en réalité deux idéologies antinomiques. Les différences idéologiques tiennent bien sûr en premier lieu aux contextes historique et philosophique très divergents, ainsi qu’à l’identité des auteurs et à la composition du public visé. Cependant, les deux pièces se distinguent nettement par les visées politiques qu’elles poursuivent. Sodom,parce qu’elle défend paradoxalement l’idée d’un pouvoir politique fort et d’un ordre moral restauré, est une pièce de théâtre qui porte le sceau d’une pensée réactionnaire. Le Bordel patriotique, marqué par la philosophie anti-absolutiste, se place quant à lui dans une perspective révolutionnaire. Les présupposés idéologiques des deux pièces sont donc radicalement opposés, et se manifestent d’abord à travers la place dévolue au peuple dans chaque œuvre. La pièce de Rochester est en effet profondément marquée par l’idée aristocratique que la littérature pornographique est un privilège de classe, réservé à une élite. Sodom met en scène des rois, des reines et des princes pour un public appartenant lui-même à une élite sociale et intellectuelle. Dans le Bordel patriotique en revanche, le peuple participe à l’action de la pièce et en est même le véritable héros : face aux dépravations des puissants, il apparaît à son tour comme la seule caution morale d’une nation en déliquescence. Surtout, le peuple dans son ensemble est invité à participer aux plaisirs, puisqu’il est précisé dans l’Epître que « le prélat, le père séraphique, le novice comme le militaire de tout grade, le magistrat, le financier, le commis et le valet de bureau seront reçus pour leur argent », ce qui est reformulé dans le Prospectus selon les termes suivants : « les différentes conditions de l’ordre social y seront admises (…) afin que tout le monde puisse prendre [du plaisir] ». Ainsi, à partir de la place accordée au peuple dans les deux pièces, on peut avancer l’idée que l’intention satirique, exprimée grâce à des formes et des thématiques semblables, diverge nettement d’une œuvre à l’autre. Si Sodom et le Bordel patriotique attaquent tous deux la figure du roi, la différence fondamentale est que dans le premier cas la satire a pour horizon une défense du pouvoir monarchique et de son autorité, alors que dans le second il s’agit de saper les fondements même de ce pouvoir pour le renverser définitivement, et le remplacer par une forme nouvelle de gouvernement. Le libertinage mis en scène dans la pièce de Rochester est donc davantage l’expression d’une inquiétude face au dérèglement du pouvoir royal et à la soumission des prérogatives monarchiques à des désirs sexuels déréglés qu’une remise en cause de ce pouvoir. De ce point de vue, Sodom ouvre la voie à toute une littérature satirique royaliste qui associe images pornographiques et intention morale – avec toute l’ambiguïté que cela suppose – et qui a enflé de façon continue pendant le règne de Charles II puis celui de Jacques II. La leçon morale de Sodom est donc éminemment réactionnaire dans le sens où elle présuppose un retour à l’ordre établi et au respect de l’agencement des choses et des personnes selon la nature, comme on peut le lire dans l’une des dernières répliques de la pièce, lorsque Flux, « physician of the King », indique la marche à suivre pour mettre fin au mal épidémique :

To Love and nature all their rights restore
Fuck women, and let bugg’ry be no more:
It doth the procreative End destroy,
Wich nature gave with pleasure to enjoy.
Please her, and she’ll be kind: if you displease,
She turns into corruption and disease.

27Cette idéologie conservatrice s’oppose à celle défendue par le Bordel patriotique, dont l’horizon idéologique est modelé par l’idée d’une répartition du pouvoir entre plusieurs mains et celle d’une plus grande visibilité des affaires publiques. L’opposition idéologique fondamentale entre ces deux textes aux dramaturgies semblables révèle finalement une différence métaphysique frappante. Alors que dans Sodom, la misogynie forcenée, qui conduit à la pratique sodomite puis à la contamination apocalyptique du royaume entier, est le signe d’un dégoût obsessionnel pour la sexualité, d’un désespoir immense face à la faiblesse de la condition humaine, et d’une posture extrêmement mélancolique, dans le Bordel patriotique cette même misogynie ne sert que des desseins propagandistes et n’est convoquée que pour soutenir, dans une surenchère toujours renouvelée, une vision satirique des puissants sans que cela n’engage une vision pessimiste de l’homme et de son rapport au corps. Ces deux textes attestent finalement de la fragilité du dessein moral des œuvres pornographiques, sans cesse mises en danger par ce qu’elles semblent condamner. Sade, dans sa Philosophie dans le boudoir, mêle également théâtralité et obscénité, mais l’innovation de son œuvre réside justement dans le fait que cette dramaturgie pornographique fonctionne au-delà de toute catégorie morale.

Notes de bas de page numériques

1  Les Puritains ordonnent la fermeture de tous les théâtres en 1642, qui ne sont rouverts qu’avec l’accession de Charles II au trône en 1660.

2  « Courtisans au bel esprit » pourrait-on traduire.

3  Voir Critical Works of John Dennis, éd. de E. N. Hooker, Baltimore, the Johns Hopkins press, 1939, II, pp. 244-248 : « Dorimant is an admirable Picture of a Courtier in the Court of King Charles the Second. », « All the world was charmed with Dorimant, and (…) it was unanimously agreed that he had in him several of the qualities of Wilmot, Earl of Rochester, as his wit, his spirit, his amourous temper, the charms that he had for the fair sex, his falsehood and its inconstancy ».

4  Cette satire est surtout restée célèbre grâce au vers suivant : « I hate all monarchs and the thrones they sit on… ».

5  Je retiens les datations données par James William Johnson, dans son ouvrageA profane wit : the life of John Wilmot, Earl of Rochester, New York, University of Rochester Press, 2004, chapitre 12, pp. 164-181.

6  Pour ce texte, voir l’édition de référence : Harold Love, The Works of John Wilmot, Oxford, 1999. pp. 302-333.

7  Les problèmes d’attribution de Sodom agitent encore la critique anglo-saxonne et l’avancée des recherches ne permet pas, actuellement, d’affirmer ou d’infirmer l’entière paternité de Rochester sur cette pièce. Nous retenons cependant l’hypothèse (partagée par la plupart des critiques) selon laquelle la plus grande part du texte lui revient.

8  Voir Hume, Robert D., The Rakish stage : studies in English drama, 1660-1800. Carbondale ; Edwardsville, Southern Illinois university Press, 1983. Dans le chapitre 2, Hume décrit précisément ce qu’il appelle le « boom » de la sex comedy au milieu des années 1670, et donne pour exemples les pièces suivantes : The Amorous Widow de Betterton, Marriage a-la-mode de Dryden, The Mall de Dover , The country wife de Wycherley, The Virtuoso deShadwell, The Man of Mode de Etherege, Tom Essence de Rawlins, The Rover, part 1 de Aphra Behn, et A Fond Husband de Durfey.

9  Le prologue en vers laisse pourtant entendre que la pièce a été jouée devant le roi, et que les dames de la cour étaient présentes : « By Haeven a noble audience here to day / Well Sirs, you’re come to see this bawdy Play / And faith it is Debauchery compleat, / The very name of’it made you mad to see’t; / I hope ‘t will please you well, by Yove, I think /You all love bawdy things as whores love chink. » Mais ce prologue étant la seule preuve sur laquelle s’appuyer pour défendre l’idée que Sodom a été représentée, on ne peut aucunement affirmer qu’elle le fut réellement.

10  Voir sur cette question, l’article de Rachel Weil « Sometimes a Scepter is Only a Scepter : Pornography and Politics in Restoration England », dans l’ouvrage dirigé par Lynn Hunt, The Invention of Pornography : Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800. Conférence tenue à l'Université de Pennsylvanie, Philadelphie, en octobre 1991, New York, Zone Books, 1993 (chapitre 3).

11  Bordel patriotique institué par la reine des Français, pour les plaisirs des députés de la nouvelle législature.

12  Cette production est difficile à cerner, par la nature même de ces écrits pamphlétaires à l’existence souvent éphémère. Cependant, pour nous en faire une idée plus précise, nous pouvons d’abord nous référer au catalogue de laBibliothèque dramatique de M. de Soleinne, (catalogue en 5 volumes rédigé par P.L. Jacob, Paris, Administration de l’Alliance des Arts, 1843-1844), qui est une ressource très importante pour apprécier la production théâtrale française de l’époque, et plus particulièrement à la section « Pièces libres » (pp. 323-336) du tome troisième, dans laquelle nous trouvons les pièces suivantes : L’Autrichienne en goguette, ou l’Orgie royale, Opéra-proverbe, Mayeur de Saint Paul, 1789, Bordel national sous les auspices de la Reine, 1790, Le Branle des Capucins, ou le Mille-et-unième tour de Marie-Antoinette, Petit opéra aristocratico-comico-risible, 1791, Les Variétés amusantes, ou les Ribauds du Palais-Royal, Comédie, Monvel le Sodomite (Mayeur de Saint Paul ?), 1791, et La journée amoureuse, ou les derniers plaisirs de Marie Antoinette, Comédie, 1792 (catalogués aux cotes 3829-3833). Ensuite, étape importante dans l’histoire de la découverte de ces pièces, il faut citer l’ouvrage de Henri d'Alméras, Marie-Antoinette et les pamphlets royalistes et révolutionnaires, avec une bibliographie de ces pamphlets ; les amoureux de la reine (Paris, Librairie mondiale, 1907). Enfin, il est nécessaire de rendre un hommage à Maurice Lever qui, dans son Anthologie érotique – Le XVIIIe siècle (Paris, R. Laffont, collection Bouquins, 2003), a donné une large place à cette production méconnue (troisième partie, « Sexe et politique : une Reine de papier ») en publiant les textes suivants : Les Amours de Charlot et Toinette, Portefeuille d’un talon rouge, Le godemiché royal, L’Autrichienne en goguette, ou L’Orgie royale, La Confession de Marie-Antoinette, Bordel royal, Bordel patriotique, Grande fête donnée par les maquerelles de Paris, Fureurs utérines de Marie-Antoinette, Les Adieux de La Fayette, Les Adieux de la reine à ses mignons et mignonnes, Les nouvelles du ménage royal sens dessus dessous, La journée amoureuse. La liste n’est pas exhaustive, et le catalogue de l’Enfer de la Bibliothèque nationale témoigne de la profusion de ces textes en recensant encore d’autres titres (voir par exemple les cotes ENFER 602, 256 (4), 256 (5), 701).

13  Lynn Hunt, The Invention of Pornography : Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800. Conférence tenue à l'Université de Pennsylvanie, Philadelphie, en octobre 1991. New York, Zone Books, 1993, chapitre 9 « Pornography and the French Revolution ».

14  Rochester lui-même voyagea trois ans sur le continent.

15  Henry Misson de Valbourg, Mémoires et observations faites par un voyageur en Angleterre, La Haye, H. Van Bulderen, 1698.

16  Sorbière, Samuel, Relation d'un voyage en Angleterre, où sont touchées plusieurs choses qui regardent l'estat des sciences et de la religion et autres matieres curieuses, à Cologne, chez Pierre Michel, 1666. Présenté par Louis Roux. Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1980, traduit en anglais : A Voyage to England, Londres, 1709.

17  Pour le récit de Comminges, voir Hamilton, Antoine, Mémoires du chevalier de Grammont, Paris, 1859.

18  A la suite de son séjour, Voltaire publie ses Lettres philosophiques, témoignant de son admiration pour les talents anglais, le naturel, la vie, la fougue de l’œuvre de Shakespeare. Il traduit Dryden, Addison.

19  Madeleine Horn-Monval, Les Traductions françaises de Shakespeare, à l'occasion du 4e centenaire de sa naissance, 1564-1964, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1963.

20  Voir à cet égard le catalogue de la « Private Case » de la British Library, qui contient un nombre imposant d’œuvres françaises, parmi lesquelles on retiendra particulièrement The true story of father Girard and miss Cadiere, London, 1771 (P.C. 28.a.56), The lascivious hypocrite, or the triomphe of vice, a free translation of the Tartuffe libertin, Cythera, by the keeper of the temple, 1790 (P.C.13.h.10), Jugement général de toutes les putains françaises et de la reine des garces, de l’imprimerie des séraphins, 1793 (P.C. 30.f.32), Œuvres de la marquise de Palmarèze, partout et pour tous les temps, 1789 (P.C.30.i.28), Recueil de comédies et de quelques chansons gaillardes, Imprimé pour ce monde, 1775 (P.C.31.a.19), Soirées amoureuses du général Mortier et de la belle Antoinette, 1790 (P.C.27.b.52/12), Le triomphe de la fouterie, ou les apparences sauvées,comédie en deux actes et en vers, Paris, 1780 (P.C.31.c.22).

21  Johnson, James William, A profane wit : the life of John Wilmot, Earl of Rochester. N.Y., University of Rochester Press, 2004.

22  Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, Catalogue en 5 volumes rédigé par P.L. Jacob, Paris, Administration de l’Alliance des Arts, 1843-1844, tome troisième, section « Pièces libres » (pp. 323-336).

23  Fraxi, Pisanus, Index librorum prohibitorum, Bibliography of prohibited books, en 3 vol, Bio-biblio-icono-graphical and critical notes on curious, uncommon and erotic books, London, Jack Brussel, 1877 pour le premier volume, 1879 pour le deuxième, 1885 pour le troisième.

24  Dans le fonds des manuscrits Douay, nous avons pu identifier : L’Embrasement de Sodome (cote 9405), et Sodome, comédie en 5 actes par le comte de Rochester, joüée devant Charles Deux Roy d’Angleterre, traduite de l’anglais (cote 9449).

25  Les Enfants de Sodome à l'Assemblée Nationale ou députation de l'ordre de la manchette aux représentants de tous les Ordres, pris dans les soixante districts de Paris et de Versailles y réunis, à Paris, et se trouve chez le Marquis de Villette, grand-commandeur de l'Ordre, 1790 (ENFER- 638).

26  Cette étude s’appuie sur les éditions suivantes du texte : Sodom or the Quintessence of debauchery, written for the Royall Company of Whoremasters, The Traveller’s Companion, Series N°48, published by The Olympia Press, Paris, 1957, et Sodom, publiée par L.S.A. von Römer, dans le volume 9 du Recueil de documents pour servir à l’étude des traditions populaires (en 12 volumes), Heilbronn, Henninger frères ; Paris, H. Welter, 1883-1911.

27  Cette étude s’appuie sur les références suivantes : Bordel patriotique, dans Maurice Lever Anthologie érotique – Le XVIIIe siècle, Paris, R. Laffont, collection Bouquins, 2003, p.1086-1107, et Bordel patriotique institué par la Reine des François, pour les plaisirs des Députés à la nouvelle législature. Précédé d'une Epitre dédicatoire de Sa Majesté à ces nouveaux Licurgues, aux Tuileries et chez les marchands d'ouvrages galants, 1791 (ENFER- 604).

28  « Rochester’s homoeroticism » de Paul Hammond, dans l’ouvrage collectif dirigé par Nicholas Fisher, That second bottle : Essays on John Wilmot, Earl of Rochester, Manchester, Ben Stebbing, 2003, p. 47 et suivantes.

29  « Libertinism and sexual politics » deS. Wintle dans l’ouvrage collectif dirigé par Jeremy Treglown, Spirit of wit, reconsiderations of Rochester, Blackwell, Oxford, 1982.

30  Johnson, James William, A profane wit : the life of John Wilmot, Earl of Rochester. N.Y., University of Rochester Press, 2004.

31  De ce point de vue, l’article de Richard Elias, « Political Satire in Sodom », Studies in English Literature 18 (1978), pp. 423-438, est très important car il est l’un des premiers à avoir dépassé la vision de l’œuvre comme uniquement pornographique pour y déceler une intention satirique et politique.

32  Voir James William Johnson, A profane wit : the life of John Wilmot, Earl of Rochester. N.Y., University of Rochester Press, 2004. Johnson établit ainsi une correspondance entre Bolloxinion et Charles II, Cunticula et Catherine de Bragance, Fuckadilla et Lady Castelmain, Pockinello et John Sheffield comte de Mulgrave, Pine et Churchill, Buggeranthus et le duc d’York, Tewly et Henry Jermyn, Pricket et le duc de Monmouth, Tarsehole et Louis XIV.

Pour citer cet article

Marie Delouze, « Sodom (1676) et le Bordel patriotique (1791) : Mises en scène d’une pornographie politique », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 06 août 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1781.


Auteurs

Marie Delouze

Allocataire-monitrice, doctorante (2e année) en littérature comparée à l’université de Paris IV – Sorbonne, sous la direction de François Lecercle. Thèse sur le théâtre érotique en Angleterre et en France, 1660-1789. marie.delouze@free.fr

marie.delouze@free.fr