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Mathilde Branthomme  : 

Jouir et mettre à mort : la séduction sacrificielle

Résumé

La séduction force doucement la personne séduite à rentrer dans le cadre du séducteur. L’être séduit est sacrifié au désir du séducteur. Il s’agit de voir jusqu’où est mené ce sacrifice dans Le journal du séducteur de Kierkegaard. Le sacrifice charnel est lié au plaisir à travers la joie de la maîtrise pour celui qui tue et peut-être, pour suivre l’hypothèse de Bataille, dans le rétablissement de la continuité humaine. Le sacrifice advenant dans la séduction n’est pas charnel mais symbolique. Il néantise l’existence d’autrui. Le séducteur s’unit à l’esthétique à travers la jeune fille. La séduction devient donc meurtrière, réduisant la jeune fille à être l’argile de la statue. En faisant de la jeune fille l’esclave de son désir, le séducteur se pose en maître. Il refuse à son esclave la possibilité d’accéder à la conscience de soi autonome car il assume la transformation de l’objet en poésie. Il est ainsi maître tout en étant esclave de sa séduction, ne pouvant se définir qu’à travers celle-ci. La figure du séducteur pose ainsi une séduction qui, en étant littéraire, pointe le sacrifice comme la base de la création esthétique.

Abstract

Seduction takes away the subject from his path and makes him follow the seducer’s desire. The seducer sacrifices the affected individual to his desire. In Kierkegaard’s The seducer’s diary, how far does the sacrifice go? Pleasure and physical sacrifice are linked to each other through the control excerterted by the one organizing the sacrifice and perhaps, if following Bataille’s hypothesis, because it re-establishes the human continuity. The sacrifice presented in seduction is not a physical but more of a symbolical one. It denies the existence of the seduced. Through the young girl, the seducer reaches the aesthetic. Consequently, seduction is murder, taking the young girl’s life and transforming her into the clay for a sculpture. The seducer enslaves her and presents himself as the master. The slave does not have an autonomous self-consciousness because the seducer is the one assuming the transformation of the object into poetry. Furthermore, the seducer is both master and slave of his own seduction. He can only define himself through it. Thus, it is a literary sacrifice that constitutes the basis of a very esthetical creation.

Index

Mots-clés : Bataille , esclave, esthétique, Kierkegaard, maître, sacrifice, séduction

Plan

Texte intégral

[…] i Forhold til Existents-Begreber altid røber en sikker Takt at afholde sig fra Definitioner, fordi man umulig kan være tilboielig til at ville opfatte, hvad der væsentligen maa forstaaes anderledes, hvad man selv har forstaaet anderledes, hvad man har elsket paa en ganske anden Maade, i Definitionens Form, hvorved det saa let bliver Een fremmed og noget Andet1.

[…] en face des concepts de l’existence c’est toujours un signe de sûreté de tact que de s’abstenir de définir, parce que, au fond, ce qui doit être compris autrement et qu’on a soi-même compris en effet et aimé de toute autre façon, il est impossible qu’on ne répugne pas à le concevoir sous forme de définitions qui l’altèrent si facilement et vous le rendent étranger2.

1La séduction kierkegaardienne est un concept de l’existence, Existents-Begreb. Elle définit un mode d’être au sein de l’esthétique. Écrire sur la séduction, c’est penser l’union de la jouissance et de la mort en lien avec la littérature. Je ne veux pas offrir ici un texte dont le vocabulaire scientifique ferait croire à l’existence d’une vérité froide et objective de la séduction. Ma recherche ne peut se faire que dans le tâtonnement. Je décide d’adopter pour cela un langage qui se lance à la recherche du sens de la séduction littéraire en plongeant dans l’expérience même de cette séduction. Il ne s’agit pas de se défaire de la pensée et de se taire mais de chercher autrement une manière d’atteindre ce que l’on veut penser. Et il faut avant tout se mettre à l’écoute du texte de Kierkegaard :

Min Cordelia !

En hemmelighed har jeg at betroe Dig, min Fortrolige. Hvem skulde jeg betroe den ? Eccho ? det vilde forraade den. Stjernerne ? De ere kolde. Menneske ? De forstaae den ikke. Kun Dig tør jeg betroe den; thi Du veed at gjemme den. Der er en Pige, skjønnere end min Sjæls Drøm, renere end Solens Lys, dybere end Havets Kilde, stoltere end Ørnens Flugt – der en Pige – o! bøi Dit Hoved til mit Øre og til min Tale, at min Hemmelighed kan snige sig ind deri – denne pige elsker jeg højere end mit Liv, thi hun er mit Liv; høiere end alle mine Ønsker, thi hun er mit eneste; høiere end alle mine Tanker, thi hun er min eneste; varmere end Solen elsker Blomsteret; inderlige end Sorgen det bekymrede Sinds Lønlighed; længselsfuldere end Ørkenens brændende Sand elsker Regnen – hende hænger jeg ved ømmere end Moderens Øie ved barnet; tillidsfuldere end den Bedendes Sjæl ved Gud; uadskilleligere end Planten ved sin Rod3.

Ma Cordelia!

J’ai un secret à te confier, mon amie intime. A qui pourrais-je le confier ? A l’écho ? Il le trahirait. Aux étoiles ? Elles sont glaciales. Aux hommes ? Ils ne le comprennent pas. Il n’y a que toi à qui j’ose le confier, car tu sais l’oublier. Il existe une jeune fille plus belle que le rêve de mon âme, plus pure que la lumière du soleil, plus profonde que la source de la mer, plus fière que le vol de l’aigle – il existe une jeune fille – oh ! Penche ta tête vers mon oreille et vers ma voix, pour que mon secret puisse s’y faufiler – j’aime cette jeune fille plus que ma vie, car elle est ma vie ; je l’aime plus que tous mes désirs, car elle est mon seul désir ; plus que toutes mes pensées, car elle est mon unique pensée ; plus ardemment que le soleil aime les fleurs ; plus intimement que le chagrin le secret de l’âme en peine ; plus impatiemment que le sable brûlant du désert aime la pluie – je suis attaché à elle avec plus de tendresse que le regard de la mère à l’enfant, avec plus de confiance qu’une âme en prière ; elle est plus inséparable de moi que la plante de sa racine4.

2Séduction kierkegaardienne.

3Que veut dire séduire ? Se-ducere : voilà le préfixe se qui signifie sans tout en exprimant l’éloignement, le fait d’être à part précédant le verbe latin ducere, tirer à soi, étirer, conduire, commander. Il s’agit donc de tirer à soi tout en détournant du chemin. L’autre, celui que je veux séduire, établit son propre itinéraire. Bien, je me charge de ramener cette courbe à la mienne. Je le détourne de son existence propre et m’en empare. Je laisse croire à celui que je séduis qu’il reste maître de sa destinée. Ne suis-je pas en train dès lors de tuer sa volonté ? Et tuer sa volonté, n’est-ce pas le tuer ? Aussi faut-il se demander si la séduction n’est pas avant tout le sacrifice de l’autre à son désir.

4Quant au séduit, seducor, je suis séduit, je suis tirée à part. Et, tel l’esclave, je deviens ce qui permet à l’autre de construire son moi. C'est dans mon aliénation que l’autre, le séducteur, se construit.

5La séduction semble donc se situer entre les pulsions de mort et les pulsions de vie car il s’agit pour le séducteur de se nourrir de la mort symbolique de l’autre. Quel rapport la séduction kierkegaardienne entretient-elle avec le plaisir ? Va-t-elle au delà du principe de plaisir5 dont nous parle Freud ? Dans Le Journal du séducteur6, Johannes, le séducteur, incarne le stade esthétique, période de la vie dévouée à la sensualité et au poétique. À quelle mise à mort se livre-t-il alors ? Il faut dans un premier temps revenir sur les liens qui unissent le sacrifice au plaisir pour comprendre ensuite en quoi la séduction kierkegaardienne est une séduction sacrificielle. La séduction kierkegaardienne ne porte-t-elle pas à son comble le principe même de séduction en posant le sacrifice comme fondateur de toute création ?

Ce monde est celui du sacrifice sanglant7.

6Le sacrifice. Hommage fait aux Dieux afin de s’attirer leurs bonnes grâces. Temps dévolu à la prière, au cours duquel le meurtre s’élève en fumée et le sang devient mystique. Les dieux érotiques de l’Antiquité ne refusaient pas l’association du plaisir et de la mort. Mais d’où vient la jouissance qui surgit à la vue du sang versé ? Georges Bataille, dans Les Larmes d'Éros, évoque une extase vaudou provoquée par la mort d’oiseaux8. L’extase à la vue du sang et de la souffrance. Serait-ce parce que l’invocation du dieu permet de lier le sentiment sacré au meurtre et à la vengeance ? Au lieu d’un douloureux combat à deux, voilà qu’une tierce personne s’implique et devient la justification du sang répandu. Le plaisir de dominer demeure mais il est associé au dieu assoiffé, le bourreau devenant le simple serviteur. La victime sacrifiée ravit donc le bourreau mais ce à travers le dieu, les remords n’ont plus leur place ici. Pour penser les rapports entre sacrifice, jouissance et sang, qu’on se rappelle les exécutions en place de Grève, la foule applaudissant la tête coupée, la vue du sang émerveillant femmes et enfants, le bonheur de se sentir vivant et juste alors que l'autre est mort et coupable. Nous voici, nous les élus, nous les justes, nous les bons et les pieux. Mourrez, vous qui n’avez pas su faire d'offrandes, aux rois ou aux prêtres, qu’importe, tant que l'ordre demeure. L’ordre ou la continuité, si l’on pense à l’hypothèse de Bataille9. Ainsi le sacrifice devient-il le contentement de pouvoir jouir de la violence et de la maîtrise de l'autre. Puisque le dieu jouit, jouissons à notre tour.

7Le sang apporte l’émerveillement devant le mouvement interrompu, devant le mystère de la mort qui s’impose tout à coup. Toute parole est suspendue, le corps s’immobilise après quelques derniers sursauts. Celui qui ne voulait pas se taire s’est tu. Enfin le silence imposé. Il n’y a plus rien qu’il puisse faire puisque la mort a succédé à la vie et qu’il est devenu incapable d’agir. Et les puissants restent. Le plaisir du sacrifice serait donc le plaisir de jouir de la vie et de sa puissance en face de l’horreur et de la beauté de la mort. S’agit-il de cela dans la séduction ? Peut-on déduire que le plaisir du séducteur est le plaisir du sacrifice ?

8À propos du plaisir, voici ce que nous dit Freud :

Il s'agit là de la région la plus obscure et la plus inaccessible de la vie psychique et, comme nous ne pouvons pas nous soustraire à son appel, nous pensons que ce que nous pouvons faire de mieux, c'est de formuler à son sujet une hypothèse aussi vague et générale que possible10.

9Rassurons-nous, Freud lui-même hésite. Comment savoir d’où vient cet étrange plaisir qui, paraît-il, régit notre dynamique psychique ? Freud rapproche le principe de plaisir du principe de constance. Or, comment la constance de mes processus psychiques peut-elle être assurée si n’importe quel phénomène peut entrer dans ma vie et provoquer une excitation entraînant le déplaisir ? La constance peut être associée à la maîtrise. Si je suis maître absolu de ma destinée, je ne puis plus être surpris. Je dirige et gouverne ma propre personne, créant et recréant le monde qui m’entoure afin que celui-ci soit sous ma tutelle. Il n’est plus question de laisser place à des irruptions saugrenues d’indésirables. En étant séducteur, je tiens les rênes de la séduction. Quant à l’être séduit, il demeure sous le signe de la constance puisqu’il se laisse guider sans même s’en apercevoir. On le détourne mais sans excitation, il fait peu à peu ce qu’on exige de lui tout en pensant n’agir qu’en vue de son propre plaisir. Si le principe de plaisir est principe de constance, la séduction semble la première à offrir du plaisir car le meurtre masqué de toutes volontés s’opposant à la sienne régit.

10Le séducteur, Johannes dans Le Journal du séducteur ou Constantin, conseiller séduisant dans La Reprise11, est celui qui refuse d'abandonner le principe de plaisir en vue de la conservation du moi. Foin de toute économie vitale, adieu principe de réalité, que la jouissance soit reine. Hélas, devant une telle fougue, leur personne ne suffit guère et il faut sacrifier quelques belles jeunes filles afin que l’esthétique soit admirée. C’est donc un auto-érotisme qui ne se suffit pas et rejette la solitude de l’ermite. Incapable, ainsi que le souligne Baudrillard dans son étude De la séduction12, d’atteindre la grâce naturelle de la jeune fille, il espère s’en emparer à la faveur de ses nombreux artifices. Freud décrit ainsi ceux qui se refusent à abandonner pour un temps le principe de plaisir :

Les impulsions sexuelles cependant, plus difficilement « éducables », continuent encore pendant longtemps à se conformer uniquement au principe du plaisir, et il arrive souvent que celui-ci, se manifestant d'une façon exclusive soit dans la vie sexuelle, soit dans le moi lui-même, finit par l'emporter totalement sur le principe de la réalité, et cela pour le plus grand dommage de l'organisme tout entier13.

11Le séducteur ne pourrait donc pas se détacher de ses impulsions sexuelles. Le séducteur kierkegaardien se sépare cependant de ce modèle en ne plaçant pas le jeu sexuel au-dessus de tout. Son plaisir se trouve dans la satisfaction esthétique venant de la contemplation de la jeune fille. Ainsi retrouve-t-on le modèle du sacrifice. Le dieu est l’esthétique, la jeune fille, l’objet sacrifié. Le sacrifice dont je parle ici n’aboutit pas à une mort grouillante, celle dont nous parle Bataille14. La jeune fille se vide de sa vie en offrant celle-ci au désir du séducteur. Au regard de Johannes, Cordélia, la jeune fille séduite, s’épanouit. Il la porte au plus haut de sa capacité poétique. Son plaisir découle donc de la maîtrise d’une création esthétique parfaite au cœur de laquelle l’humain se modèle avec autant de facilité que l’argile. La jeune fille devient poétique par le séducteur et à travers lui car il se donne comme le seul capable de percevoir et de féconder sa poésie. Démiurge, il jouit du plaisir esthétique de la création souveraine. La jeune fille est niée comme existence, adulée comme matière, grâce potentielle, poésie de l’instant.

12Les jouissances du séducteur sont ainsi multiples. Il se délecte des progrès de Cordélia et recrée voluptueusement les moments poétiques de la séduction. Tel le petit garçon de dix-huit mois trouvant du plaisir dans le jeu du ooo-da, fort-da, suite à la reproduction de la séparation et des retrouvailles avec la mère15, le séducteur, grâce à la reprise, recrée incessamment les moments poétiques. La répétition devient reprise. L’infériorité ressentie du séducteur face à la beauté naturelle de la jeune fille est ainsi dépassée. Contre le retour éternel du même, c'est l’absolument nouveau qui est appelé à surgir au cœur de chaque instant.

13Cependant, la jouissance de la séduction implique la négation de la jeune fille comme existence à part entière et ainsi apparaît chez le séducteur une étrange union, celle de la mort et de la vie. Freud remarque :

Des considérations développées dans le chapitre précédent se dégage la conclusion qu'il existe une opposition tranchée entre les «instincts du moi» et les instincts sexuels, les premiers tendant vers la mort, les derniers au prolongement de la vie16.

14Loin d’utiliser les instincts sexuels pour une conservation de la vie, le séducteur sacrifie la jeune fille désirée et n’a cure de la fécondation, en désirant l’absolu au cœur d’un instant esthétique, son existence devient aporétique. Ce qui importe pour le séducteur, dandy avant tout, c'est le moi comme œuvre d’art. Que faire de la reproduction puisque l’être reproduit ne sera pas moi ? Éros devient non pas principe de vie mais principe de mort, désir de maîtrise totale et de constance en se refusant l’au-delà du plaisir. L’érotisme du séducteur est, pour reprendre les mots de Kierkegaard17, la victoire de l’esprit sur la sensualité et donc la mort de cette dernière.

15Le séducteur développe un comportement sexuel qui, chez Kierkegaard, est avant tout esthétique. Il y a sacrifice, mais le plaisir ne semble ni sadique, ni masochiste. Le sadisme est la jouissance qui découle de la souffrance de l'autre. Le masochisme est un contrat passé entre deux partenaires sexuels, dans lequel un accepte et recherche la domination de l'autre. Le masochisme met donc en place une domination dédoublée. Le maître devient esclave parce qu'il le veut. La séduction s’oppose au masochisme. Car, avant tout, la séduction appartient à l’implicite. Pas de contrat, pas de signature. Elle évolue dans le secret, dans les ténèbres.

16Le jeu de séduction génère le plaisir, plaisir de la maîtrise pour le séducteur, plaisir de l'ego pour le séduit qui se voit objet de désir. Mais le simple jeu de la séduction s’emballe et le plaisir se transforme en douleur, le séduit voudrait mais ne peut se retirer, le séducteur garde le plaisir qui lui fait tenir les rênes. Et contemplant sa création, le séducteur jouit dans sa chambre, seul, recréant pas à pas la séduction opérée, revivant les instants dans toute leur intensité, faisant surgir, par la reprise, l’instant béni où la jeune fille leva les yeux vers lui. Pas de Vénus à la fourrure, pas de Justine. Y a-t-il même une souffrance dans la séduction ? La séduction cherche finalement à tuer sans faire souffrir, faire mourir à petit feu, consumer, mijoter et non pas ébouillanter, non pas écarteler. Prenez cette adorable jeune fille, tournez-la, épluchez-la avec douceur, sentez tous ces arômes, cuisinez là avec patience, soyez attentifs à toutes les saveurs qui se dégageront de sa cuisson. Elle vous nourrira, sa beauté sera le fruit de votre travail. Que la vigne devienne vin et que le blé soit pain. Que la jeune fille devienne poésie. Le séducteur ne tient pas à trouver une jeune fille éplorée... à moins qu’elle reste belle. Des pleurs oui, mais qu’ils soient gracieux. Pas de gouttes, pas de sang, Mademoiselle, soyez s’il vous plaît, digne de celui qui vous a choisi, contentez-vous de rêver à cet avenir que l’on vous enlève, laissez monter en vous le lyrisme... mais restez pudique.

17La figure du séducteur est avant tout une figure littéraire. Écoutons ce conte funèbre qu’est Le Journal du séducteur :

Nu skal hun til at lære, hvad Elskov dog er for en Magt. Som en Kongedatter, der hæves fra Støvet til Fædrenes Throne, saaledes skal hun nu indsættes i det Kongerige, hvor hun hører hjemme. Og dette skal skee ved mig ; og idet hun lærer at elske, lærer hun at elske mig ; idet hun udvikler Reglen, udfolder successivt Paradigmet sig, og dette er jeg18.

C’est maintenant qu’elle doit apprendre quelle puissance se cache dans l’amour. C’est maintenant qu’elle doit être installée dans ce royaume où elle est chez elle, comme une princesse qui de la poussière est élevée au trône de ses pères. Et ce doit être mon œuvre ; en apprenant à aimer elle apprendra à m’aimer moi ; au fur et à mesure qu’elle développera la règle, le paradigme se déploiera, et ce paradigme c’est moi19.

18Johannes se penche donc sur la poussière, sur l'argile et la façonne, s’élevant au statut du dieu de la Genèse. Cordélia importe peu en tant qu’existence préexistante à Johannes puisque sans lui et avant lui, elle n’est que terre. La phrase danoise se déploie et conduit au mig, le moi et au jeg, le je. La jeune fille, à la fois objet désiré et esclave, apprend à aimer mais d'un amour qui dépend absolument du séducteur.  

19La nature même de la jeune fille implique son meurtre par le séducteur :

Cordelia hader frygter mig. Hvad frygter en ung Pige ? Aand. Hvorfor ? fordi Aand udgjør Negationen af hele hendes qvindelige Existents20.

Cordélia me hait et me craint. Qu’est-ce qu’une jeune fille peut craindre ? L’esprit. Pourquoi ? parce que l’esprit constitue la négation de toute existence féminine21.

20L’activité sacrificielle de séduction, le meurtre lent de la jeune fille est essentiel au séducteur, c’est en étant séducteur qu’il est esprit. C’est en réduisant la jeune fille au néant que le séducteur peut se dévouer pleinement à l’esthétique, qui réclame l’absolu de l’instant.

21La jeune fille n’est pas la seule à être séduite. Dans la dialectique hégélienne, le lecteur devient le séduit et l’esclave, le texte, le maître et le séducteur. Ne vous êtes-vous pas laissé bercer par le chant amoureux de la lettre de Johannes à Cordélia ? Revenez sur le texte et déployez toute votre attention. Vous verrez alors comment les multiples répétitions vous charment et vous séduisent, mettant en place la négation de votre propre pouvoir critique. Se laisser séduire pour pénétrer dans l’esthétique. La séduction présente dans la création littéraire implique donc le meurtre partiel et pour un temps des pensées et opinions du lecteur. Le personnage conceptuel de Johannes, en menant la négation d’autrui jusqu’à son apogée, permet de comprendre le sacrifice présent dans toute séduction, et plus particulièrement dans la création littéraire.

22 Pour la figure du séducteur, tout doit devenir objet de jouissance, jouissance de tuer. Jouissance de croire en son moi narcissique, jouissance de voir que vis-à-vis de l’autre je deviens maître, il devient esclave. Désir d’être dieu et de jouer avec la créature. Johannes mène le sacrifice et en fait un holocauste, la fumée s’élève vers les dieux de l’esthétique, tout brûle et le corporel n’a plus lieu d’être. L’animalité de l’orgasme, la perte de contrôle du plaisir est évitée. Séduction parfaite. Le sacrifice est pour Bataille ce qui rétablit la continuité entre les spectateurs à travers la mort de l’être discontinu22. Dans la séduction, le meurtre physique est absent puisque la jeune fille demeure en vie après avoir été séduite. Pourtant, en tant que jeune fille, incarnant l’innocence et la pureté, elle n’existe plus. Sa virginité est sacrifiée pour que le séducteur puisse demeurer dans sa propre continuité esthétique. Il n’y a pas, comme dans le sacrifice décrit par Bataille, d’explosion violente. La séduction est un chemin pour atteindre une continuité qui rassemble non pas l’humanité mais la figure du séducteur. Le sacrifice mis en place, tente, à travers la séduction, d’échapper à la violence et à l’explosion du sacrifice réel.

23Ainsi ne s’agit-il pas de tuer absolument mais bien plutôt de réduire la personne séduite afin qu’elle n’existe qu’en fonction du séducteur. C’est la dialectique du maître et de l’esclave :

Pareillement, tout comme il engage sa propre vie, chaque individu doit tendre à la mort de l’autre; car l’autre ne vaut pas plus que pour lui-même; son essence se présente à lui comme un autre, il est hors de lui-même; il faut qu’il abolisse cet être hors de soi qui est le sien; l’autre individu est une conscience de soi qui est, et qui est empêtrée de toute une série de façons ; il faut qu’il contemple son être-autre comme pur être pour soi ou comme négation absolue23.

24Le séducteur choisit la négation absolue. Dans la séduction s’affrontent deux consciences de soi qui pensent toutes deux être des consciences autonomes, « purement pour soi24 ». Le séducteur est « cet être pour soi qui n’est pour soi que par autre chose25 ». L’élaboration de cette figure nécessite qu’il se positionne en maître et que la jeune fille devienne son esclave. Cependant, la séduction implique que la personne séduite n’ait pas conscience de son statut d’esclave. À la différence de l’esclave hégélien, la chose, la poésie, n’est pas produite uniquement par le travail du dominé. Le séducteur, le maître, est celui qui amène à la présence cette poésie et qui en jouit. Il accède ainsi à la conscience de soi, dont l’esthétique est le centre. Le moment qui permet à l’esclave d’atteindre « l’autonomie véritable26 » est absent dans Le Journal du séducteur. Le séducteur assume « l’activité formative27 » et la jouissance. Il n’abolit pas totalement l’existence de l’autre, il la ramène à soi, mort masquée qui lui permet d’être conscience de soi à travers la conscience de l’être séduit. Son être de séducteur ne peut être autre que séducteur, être partiel et amputé qui détourne le combat à mort et tue tout en douceur, meurtre de l’ombre.

25Au cœur de la création esthétique, la figure du séducteur pointe le sacrifice et le meurtre. La séduction déploie une série de signes et crée ainsi un monde de fantasmes et de rêves au sein duquel le séducteur remplace doucement le monde prosaïque. La jeune fille prend ainsi une allure fantomatique, diaphane et se laisse transpercer par la lumière de la séduction. Il s’agit pour le séducteur de faire croire. Faire croire que la personne séduite peut avoir accès à l’essence.

26Tout n’est-il pas alors séduction ? Toute séduction n’est-elle pas mise en scène d’une mort symbolique ? La séduction devient une corrida. Combat et séduction entre le toréador et le taureau, domination du matador. Jouissance du sang et de la danse. Séduction mortelle où l’on agite un morceau de tissu pour attirer. Espace rêvé où l’imaginaire, le fantasme, les signes et symboles prennent place. Figure du séducteur qui devient une forme d’être. Et le séduit ne s’oppose pas au séducteur car il entre dans la danse, il n’est pas l’antonyme mais la figure indispensable et complémentaire. Celui qui s’oppose au séducteur serait peut-être l’ermite, celui qui fuit toute communication, toute relation, pour ne pas rentrer dans le jeu du maître et de l’esclave. Mieux, le stylite, l’habitant de la colonne, Saint Siméon qui vécut quarante ans, au quatrième siècle avant Jésus-Christ, sur une colonne, ne mangeant qu’une fois tous les quarante jours et ne pouvant ni s’asseoir, ni se coucher. Mais face à la solitude peut-être ne reste-t-il que la douce violence de la séduction.

Notes de bas de page numériques

1 Søren Kierkegaard, Begrebet Angest, in Søren Kierkegaards skrifter, vol. 4, København, Gad, 1997, p. 447.
2 Søren Kierkegaard, Miettes philosophiques, le concept de l’angoisse, traité du désespoir, traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, collection « tel », 1990, p. 319.
3 Søren Kierkegaard, Forførerens Dagbog in Enten-Eller, Samlede Værker, vol. 2, København, Gyldendal, 1962, p. 368.
4 Søren Kierkegaard, Le Journal du séducteur, in Ou bien…ou bien…, traduit du danois par F. et O. Prior et M. H. Guignot, Paris, Gallimard, collection « tel », 1984, pp. 309-310.
5 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Paris, Payot, collection  « Petite bibliothèque Payot », 1963.
6 Søren Kierkegaard, Le Journal du séducteur, in Ou bien…ou bien…, 1984.
7 Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 229.
8 Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, p. 229.
9 Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit, collection « Arguments », 1957, p. 92.
10 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, p. 8.
11 Søren Kierkegaard, La Reprise, traduit du danois par Nelly Viallanaix, Paris, Flammarion, 1990.
12 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Denoël-Gonthier, collection « Bibliothèque Médiations », 1979, p. 133.
13 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, p. 10.
14 Georges Bataille, L’Érotisme, p. 64.
15 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, pp.  14-16.
16 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, p. 41.
17 Søren Kierkegaard, Ou bien…ou bien…, pp. 78-79.
18 Søren Kierkegaard, Forførerens Dagbog in Enten-Eller, Samlede Værker, vol. 2, København, Gyldendal, 1962, p. 348-349.
19 Søren Kierkegaard, Le Journal du séducteur, in Ou bien…ou bien…, p. 293.
20 Søren Kierkegaard, Forførerens Dagbog in Enten-Eller, Samlede Værker, vol. 2, København, Gyldendal, 1962, p. 335.
21 Søren Kierkegaard, Le Journal du séducteur, p. 283.
22Georges Bataille, L’Érotisme, p. 92.
23 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefevbre, Paris, Aubier, 1991, p. 153.
24 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 154.
25 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 154.
26 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 157.
27 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, p. 158.

Pour citer cet article

Mathilde Branthomme, « Jouir et mettre à mort : la séduction sacrificielle », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 17 juin 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1770.


Auteurs

Mathilde Branthomme

Doctorante en littérature comparée à l’Université de Montréal. Elle a obtenu une maîtrise et un DEA à l’Université de Toulouse-Le-Mirail, tout en étudiant à l’université danoise d’Aalborg et à l’université de Montréal. Son travail concerne la séduction et plus particulièrement la figure du séducteur dans la littérature européenne ainsi que l’angoisse et le désespoir kierkegaardien. Sa recherche actuelle porte sur les relations entre la séduction et l’intériorité, sous la direction de Terry Cochran.