Loxias | Loxias 17 Littérature à stéréotypes | I. Littérature à stéréotypes 

Isabelle Cani  : 

Comment émergent les stéréotypes : le cas de l’auto-guérison à travers trois genres littéraires

Résumé

Comment naissent les stéréotypes ? Il est plus facile de les repérer lorsqu’ils sont avérés et usés que de les voir apparaître, et pourtant, il faut bien que de temps à autre de nouveaux stéréotypes émergent, liés soit au besoin de renouvellement des genres littéraires, soit à l’évolution de la société qui renouvelle les évidences, tout spécialement dans les littératures de grande consommation qui épousent de près les attentes du public. Pour étudier ce phénomène d’émergence, on a choisi le cas de l’auto-guérison, version post-chrétienne du miracle évangélique dans laquelle Sauveur et miraculé sont une seule et même personne.
Ce stéréotype émergent est repérable dans trois genres littéraires. En littérature de jeunesse à la fin du XIXe siècle, il prend la forme spécifique de la guérison d’un enfant infirme qui, sans traitement médical et à la grande surprise des adultes de son entourage, devient capable de retrouver la voix et de parler, ou de se lever de son fauteuil roulant et de marcher (voir Sans famille d’Hector Malot, Heidi kann brauchen, was es gelernt hat de Johanna Spyri, The Secret Garden de Frances Burnett). Dans la littérature fantastique ou de science-fiction, il prend la forme d’une auto-rédemption surnaturelle accomplie à travers un dédoublement temporel : on est sauvé ou guéri par son moi futur ou par la rencontre de son passé (voir The Shining de Stephen King, The Fall of Hyperion de Dan Simmons, Xenocide d’Orson Scott Card, Harry Potter and the The Prisoner of Azkaban de J.K. Rowling). Dans les thrillers contemporains, l’auto-guérison apparaît inachevée, et le stéréotype en voie d’émergence : on attribue au héros des pouvoirs divins, et pourtant il a lui-même besoin de guérison ou de rédemption (voir Le Manuscrit du Saint-Sépulcre de Jacques Neirynck, The Wonder Worker de Susan Howatch, The Lazarus Child de Robert Mawson, Et après…de Guillaume Musso, Le Rituel de l’ombre d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne). La liberté des auteurs apparaît bien grande, et l’étude permet de découvrir la phase de créativité qui précède la fixation définitive d’un nouveau stéréotype narratif.

Index

Mots-clés : Harry Potter , Heidi, littérature de jeunesse, miracle, science-fiction, Stephen King

Texte intégral

1Les stéréotypes ont la vie dure. S’ils ne sont pas tout à fait vieux comme le monde, ils sont souvent aussi vieux que les genres littéraires qui les suscitent et qu’ils caractérisent en retour. C’est même par leur capacité de survivre, presque indéfiniment, aux conditions initiales qui les ont fait naître que se révèle leur nature de cliché, d’autant plus reproductible qu’il est usé, voire dépassé, ce qu’expriment les termes anglais de dead metaphor1. Autrement dit, là où l’image, la scène, la situation sont encore chaudes de vécu, brûlantes de pertinence et de valeur existentielle, il n’y a pas encore stéréotype, mais des motifs narratifs qui s’imposent spontanément aux auteurs, sans imitation mécanique du déjà fait.

2Et pourtant, tout est une question de degré : comment déterminer l’instant précis où le motif narratif récurrent devient stéréotype littéraire, où l’auteur qui le retrouve ne le redécouvre plus tout à fait par lui-même, car un certain sentiment de déjà lu et de déjà vu s’est instauré ? On pourrait poser la même question autrement : si, conformément à son étymologie, le stéréotype est reproduction en série, à partir de quoi reproduit-on ? Pour filer la métaphore, d’où provient la planche initiale, de quelles images, de quelles idées, qu’est-ce qui les a gravées si profondément dans notre littérature ? Quel est l’état originel de ce qui est appelé à devenir ensuite stéréotype, a-t-on aussitôt des indices du succès futur de la situation, de la scène ou du micro-récit (pour s’en tenir aux stéréotypes narratifs qui sont l’objet de cette étude) ? Dans cette psychogenèse collective et largement inconsciente qui, à partir d’une scène frappante, fait émerger un stéréotype nouveau, quelles sont les parts respectives des exigences d’ordre littéraire et de l’influence du contexte socioculturel ? Est-ce la littérature commerciale qui se renouvelle pour ne pas étouffer à force de déjà-lu, ou la société qui évolue, traînant alors derrière elle les stéréotypes narratifs correspondants ?

3En effet, d’un point de vue idéologique, les évidences d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier. Or, les littératures de grande consommation cherchent toujours à être en phase avec l’horizon d’attente du lecteur, et donc l’air du temps, bien changeant parfois. Si beaucoup de stéréotypes perdurent tels quels, à peine remis au goût du jour par une adaptation minimale, d’autres cependant apparaissent pour raconter de manière simple des situations sociales nouvelles qui ont leur propre retentissement dans la fiction2. Mais ce dosage savant de reproduction et de différence, cette dialectique du même et de l’autre préside d’ores et déjà au destin littéraire de tout stéréotype : comme l’a bien montré Daniel Couégnas3, la variation relative qui nuance la reproduction à l’identique est la vie même du stéréotype, c’est en quelque sorte sa respiration et l’espace textuel qui lui permet de bouger et d’agir. La même exigence peut valoir à un autre degré, et impliquer qu’on abandonne un stéréotype trop éculé ou trop dépassé pour un autre plus neuf. La question du renouvellement est donc, paradoxalement, au cœur de la problématique du stéréotype, à la fois comme prêt-à-penser toujours au goût du jour et comme petite scène à faire, essentiellement attendue, et pourtant toujours un peu originale.

4Pour étudier les conditions de cette émergence, on va essayer de saisir ici un stéréotype en formation, déjà incontournable mais pas encore éculé ; on pourrait, en jouant sur la définition du stéréotype proposée ici même par Odile Gannier, le décrire comme une association instable d’éléments, qui forme un ensemble reconnaissable malgré des variations importantes, liées à son incertitude actuelle. L’un de ses intérêts est d’abord que tout en s’imposant d’ores et déjà aux auteurs, il conserve une réelle souplesse : ses traits ne sont pas bien fixés, chacun l’interprète et le met en intrigue à sa façon : il offre donc un espace de créativité, et donne lieu à des séquences narratives beaucoup plus originales que s’il était mieux avéré. C’est peut-être son statut particulier de stéréotype émergent qui fait que son lien avec les genres littéraires reste lâche et flottant : il n’est pas lui-même assez défini pour pouvoir permettre la caractérisation d’un genre ; on le retrouve au contraire dans plusieurs d’entre eux, mais sous des avatars différents.

5On peut traquer ainsi d’un genre à l’autre le stéréotype de l’auto-guérison miraculeuse. Pour le définir, il faut partir de la guérison miraculeuse traditionnelle dans des récits chrétiens et considérer ce qu’elle peut devenir dans la spiritualité post-chrétienne qui est le propre de notre temps, et dont on retrouve en conséquence les motifs et clichés particuliers en littérature. Il y a bien miracle de guérison, pas moins édifiant qu’autrefois, mais le Sauveur et le miraculé sont désormais une seule et même personne. Voilà le noyau commun, mais le stéréotype émergent ainsi défini peut comporter des éléments très divers. On peut être sauvé de bien des manières : être guéri physiquement, ou psychologiquement et spirituellement, voire échapper miraculeusement à une mort imminente, et même accéder à une vision béatifique d’un genre nouveau. Le plus souvent en effet, l’auto-guérison fonctionne comme une auto-rédemption ; parfois cependant, le terme de guérison ne convient pas et la séquence narrative ne peut être décrite que comme auto-rédemption. L’événement est le plus souvent soudain, ce qui accentue son caractère miraculeux, mais il arrive qu’il soit progressif. La référence au modèle chrétien détourné peut être explicite ou presque complètement oubliée. Autrui, enfin, peut jouer un rôle-clé dans un processus qui pourrait, sans lui souvent, paraître solipsiste et narcissique : il arrive que l’auto-guérison ne puisse avoir lieu que par sa médiation involontaire, parce que c’est en voulant sauver quelqu’un d’autre que le héros en vient, sans le vouloir, à s’auto-guérir. Peut-être même que de cet ensemble flou on verra émerger dans l’avenir plusieurs stéréotypes narratifs distincts et non un seul.

6Dans l’état actuel des choses, on va suivre les avatars de cette auto-guérison dans trois genres romanesques différents, deux qui permettent au stéréotype d’émerger de façon précise, un troisième dans lequel il est beaucoup plus diffus et, de ce fait, plus mêlé que jamais à tous les présupposés spirituels contemporains qui lui servent de soubassement : c’est peut-être, finalement, celui qui permettra de comprendre son émergence.

7C’est en littérature de jeunesse que le stéréotype de l’auto-guérison est le plus ancien. En 1878, vers la fin de Sans Famille d’Hector Malot, Lise, la petite fille muette, retrouve la parole en entendant Rémi, dont elle ignorait la présence, chanter sa chanson napolitaine derrière le mur du jardin ; elle devient brusquement capable de chanter la suite, puis de crier son nom. Le roman est explicite sur ce point : c’est son émotion et sa joie qui la guérissent d’un seul coup. En 1881, dans le second volet de l’histoire de Heidi de Johanna Spyri, Heidi kann brauchen, was es gelernt hat, c’est au tour de Clara, la fillette paralysée, de se mettre à marcher lors d’un séjour à la montagne, poussée par le désir d’aller voir les fleurs sur les alpages. Bien que le meilleur ami du père de Clara soit le médecin qui soigne sa fille, personnage important d’un roman qui commence avec son propre séjour à la montagne, le récit ne s’embarrasse d’aucune précision physiologique sur la paralysie de Clara ou sur sa guérison définitive. En 1911, dans The Secret Garden de Frances Hodgson Burnett, l’auto-guérison concerne cette fois Colin Craven, un garçon infirme qui passe ses journées allongé sur son lit jusqu’à ce que la compagnie et l’amitié d’une fillette, Mary Lennox, lui donnent le désir de sortir dans un jardin abandonné où il se découvre capable de marcher. Dans ce dernier cas, l’auto-guérison est d’abord psychologique et par conséquent physique : Colin, enfant posthume, est infirme parce qu’il se croit infirme ; dès qu’il découvre l’envie de vivre, il se lève et il marche parce qu’il se croit capable de marcher.

8On pourrait certainement multiplier les exemples, mais ces trois-là, tirés de romans bien connus et qui ont pu servir de modèles, suffisent à dégager les traits distinctifs de l’auto-guérison dans le cadre particulier de la littérature de jeunesse. Il s’agit, pour commencer, d’un stéréotype qui s’impose partout : en France, en Allemagne (et même plus précisément dans une Allemagne qui rêve avec Johanna Spyri de la Suisse paradis terrestre et élément-clé de l’auto-guérison) et avec l’Anglo-Américaine Frances Burnett, en Angleterre et aux Etats-Unis en même temps. La séquence narrative est toujours brève (deux ou trois pages) et forte, portée par la logique implicite du miracle qui donne au lecteur un sentiment immédiat de déjà-lu : dès que Rémi entend une voix inconnue répondre à sa chanson, on devine que c’est la voix de Lise ; dès que Clara ou Colin posent le pied par terre, on sait qu’ils vont parvenir à marcher. Mais ce miracle est cependant profondément original puisque les jeunes héros l’accomplissent eux-mêmes en fonction de leur foi en eux-mêmes et non en un Dieu extérieur. Cette auto-guérison originelle ne s’applique qu’à des enfants, ce qui est peut-être un premier élément explicatif de cette nouvelle aptitude miraculeuse de l’être humain4. L’enfant qui s’auto-guérit est toujours entouré d’autres enfants, en contact et en communication avec eux. Dans le roman de Johanna Spyri, Clara fait ses premiers pas soutenue par Heidi et Peter le chevrier, alors que les trois enfants sont seuls sur l’alpage avec les chèvres, une situation que l’on retrouve dans le roman de Frances Burnett, à la différence près que le « jardin secret » remplace la montagne suisse5. Dans Sans Famille en revanche, la nature ne joue aucun rôle, mais le lien entre enfants demeure, et passe au premier plan. Dans les trois cas, les adultes absents de la scène du miracle n’interviennent qu’après coup, pour le constater et en attester la réalité. Le statut de l’enfant apparaît particulièrement ambigu en cette occasion : c’est son enfance préservée qui le rend capable de miracle, et cependant l’infirme guéri paraît aussitôt plus adulte. Dans Sans Famille, Lise sort symboliquement de son statut d’infans à l’instant où l’émotion de réentendre après des mois de séparation la voix de Rémi lui permet à la fois de prendre conscience de son amour pour lui et de l’exprimer, comme si elle n’avait pu jusque-là donner une voix à ses sentiments faute de savoir ce qu’elle avait à dire. Par ce miracle donc, l’enfant devient adolescente, la fillette innocente cède la place à la femme amoureuse ; Lise ne réapparaît ensuite que dans l’épilogue où on la retrouve mariée au héros. Et dans Heidi kann brauchen, was as gelernt hat, quand le père de Clara retrouve sa fille, il commence par ne pas la reconnaître : auprès de Heidi il aperçoit de loin sur la montagne une belle jeune fille blonde qui lui rappelle sa défunte femme.

9Cette fillette d’une douzaine d’années chérie par son père mais appelée « jeune fille » dès que le miracle a eu lieu évoque l’épisode évangélique de la résurrection de la fille de Jaïre6 : en littérature de jeunesse, le stéréotype de l’auto-guérison ne s’appuie pas sur un nouveau discours religieux qui expliciterait l’assimilation de l’enfant au Christ guérisseur ; en revanche, à travers les types d’auto-guérison mis en scène, des références évangéliques implicites affleurent sous le texte. La Clara de Johanna Spyri, le Colin de Frances Burnett s’appliquent à eux-mêmes le précepte évangélique « Lève-toi et marche », mais ce qui ouvre de nouvelles perspectives spirituelles est qu’ils le font sans Dieu et sans Christ, souvent par le contact avec la nature qui leur fait toucher du doigt leur propre vitalité, et toujours par la rencontre avec d’autres enfants qui leur fait prendre conscience de leurs propres possibilités. De ce point de vue, il est remarquable que la Lise d’Hector Malot chante avant de parler : le chant représente en quelque sorte le langage originel de cet enfant sacré qui, à travers le stéréotype de l’auto-guérison, apparaît significativement au moment même où la littérature de jeunesse comme genre naît en Europe et aux Etats-Unis. Comme si s’adresser pour la première fois aux enfants lecteurs, c’était leur dire d’abord la sacralité de l’enfance elle-même, héritée certes du christianisme, mais implicitement capable de concurrencer celle des religions établies.

10En même temps, l’ancrage de ces romans dans le réel tend à atténuer l’auto-guérison. Si Johanna Spyri assume sans complexe le flou médical qui entoure la guérison de Clara (de quoi était-elle atteinte exactement ? comment se fait-il que poser franchement son pied par terre suffise à la guérir ?), Hector Malot et Frances Burnett sont tiraillés entre la logique surnaturelle de l’auto-guérison et le besoin de l’expliquer à un lecteur qu’on suppose attaché à la vraisemblance. Cette difficulté les rend créatifs, attentifs à imaginer une maladie à la fois paralysante et psychosomatique : Lise a perdu la parole à l’âge de quatre ans, à la suite de convulsions, une forte émotion peut donc à tout moment faire sauter le blocage qui l’empêche de parler ; Colin se voit infirme parce qu’on le voit infirme, il faut remonter pour l’expliquer aux circonstances de sa naissance, de sa petite enfance, et tout cela peut être guéri à partir de son propre changement de regard. Ces solutions originales ne se prêtent guère à la reproduction, et on peut s’interroger sur le devenir de ce stéréotype en littérature de jeunesse de type réaliste : il semble avoir été par la suite mis à mal par le souci pédagogique de parler vrai aux enfants sur les thèmes douloureux de la maladie ou de l’infirmité. Bien souvent, dans les romans plus récents, les infirmes restent infirmes et les malades sont guéris par des traitements ou des opérations pris en charge par des adultes compétents.

11Mais le stéréotype qui disparaît ici renaît ailleurs, il investit de nouveaux genres dans lesquels les contraintes et limitations réalistes sont moins prégnantes. Dans cette perspective, le fantastique et la science fiction offrent les mêmes possibilités pour la mise en œuvre de l’auto-guérison ou auto-rédemption : ils permettent de souligner le caractère exceptionnel d’un événement opposé au fonctionnement normal de l’univers. Dans The Shining de Stephen King (1977), Danny, le petit garçon de cinq ans, est sauvé d’une mort imminente par l’intervention miraculeuse de son moi futur, qui lui apparaît souvent sous la forme d’un garçon plus âgé, qui l’informe des événements ou le prévient des dangers. C’est à l’avertissement de Tony que Danny doit finalement d’échapper à la folie meurtrière de son père. Dans ce roman fantastique, les forces maléfiques omniprésentes sont extérieures à l’individu, même si elles entrent en résonance avec ses propres fragilités : le mal qui s’empare du père vient de l’hôtel dont il est devenu le gardien. A l’inverse, à travers le personnage de Tony, la rédemption est clairement située dans le for intérieur. Dans un roman de science-fiction, Xenocide d’Orson Scott Card (1991), troisième volet du cycle d’Ender, c’est au détour d’un voyage dans l’espace qu’on voit apparaître l’auto-guérison. Les héros inventent une manière de voyager qui consiste à sortir de l’espace-temps puis réapparaître au point voulu en ayant maintenu leur propre structure et celle du vaisseau par la force de leur esprit7. Miro, l’un des voyageurs, est paraplégique ; quand le vaisseau bascule hors de l’espace-temps, il se dédouble, celui qu’il était avant l’accident qui l’a rendu infirme apparaît près de son corps actuel de malade, et c’est ce jeune homme valide, resté plus vivant en lui, qui continue à vivre tandis que son corps paralysé n’est plus qu’une enveloppe vide qui disparaît progressivement. La puissance de l’esprit est ici théorisée et devient un des éléments essentiels de l’intrigue de science-fiction. On peut retrouver ce type d’auto-rédemption en littérature de jeunesse pourvue qu’elle se fonde cette fois sur le fantastique : dans le troisième tome de Harry Potter, The Prisoner of Azkaban (1999), Harry se retrouve seul devant une foule de Détraqueurs à défendre Hermione Granger et Sirius Black qui ont perdu conscience ; il essaie de créer un Patronus (sortilège de protection), mais il n’a pas assez d’entraînement et l’angoisse de la situation l’empêche de se concentrer. Il va succomber quand il voit apparaître un Patronus en forme de cerf plus réussi que tout ce qu’il a toujours pu faire jusque-là ; il distingue au loin la silhouette de celui qui l’a formé, et en qui il croit reconnaître son père mort. Mais la suite immédiate de l’épisode invite Harry à utiliser un Retourneur de Temps pour revenir une heure en arrière et vivre une seconde fois les mêmes événements, comme spectateur caché du personnage qu’il vient d’être : c’est lui qui s’est sauvé lui-même en créant le Patronus. J.K. Rowling va même plus loin, jouant sur le paradoxe temporel comme on le fait d’ordinaire en science-fiction : ce qui permet à Harry de réussir pour la première fois un Patronus aussi accompli, c’est qu’il sait, pour avoir déjà vécu la scène, qu’il en est capable. Si divers que soient ces récits, le stéréotype narratif de l’auto-rédemption s’est suffisamment imposé pour qu’on cherche à s’en rapprocher au passage même quand l’intrigue ne permet pas réellement de le mettre en œuvre. En effet, un autre roman de science fiction, The Fall of Hyperion de Dan Simmons (1989), second volet du cycle d’Hyperion, présente une réécriture originale du sacrifice d’Abraham ; Rachel, qui joue le rôle d’Isaac sacrifiée à son corps défendant par un père aimant, n’est pas sauvée par elle-même, mais par une interaction complexe des héros. Cependant, à l’instant où l’enfant doit être rendue indemne à son père, c’est Rachel adulte qui sort des Tombeaux du temps, tenant dans ses bras Rachel bébé, autrement dit, c’est Rachel elle-même qui est à la fois Isaac et le Dieu qui le sauve, comme si, pour correspondre à la nouvelle image du miracle mise à l’honneur en science-fiction, il fallait qu’au moment crucial, Sauveur et miraculé apparaissent comme deux versions du même individu.

12À partir de ces quatre exemples, on peut saisir ce que devient le stéréotype dans un genre qui lui permet de donner libre cours à son caractère miraculeux. Il s’agit davantage cette fois d’auto-rédemption que d’auto-guérison, même si la guérison d’un paralysé peut être une des formes que peut prendre la rédemption. Le modèle chrétien est mis à distance : même quand le paraplégique Miro apparaît dans son corps d’autrefois, à nouveau capable de parler et de marcher, la désintégration progressive de son corps d’infirme resté à ses côtés rend la scène bien différente de tout épisode évangélique ; que dire alors de Danny échappant de justesse à un père meurtrier, ou de Harry Potter repoussant victorieusement les Détraqueurs ? Il faut noter aussi que Dan Simmons se fonde sur une référence biblique explicite, mais au sacrifice d’Abraham et non aux miracles du Christ : expliciter la référence au lieu d’en faire une évidence sous-jacente, puiser librement dans la Bible entière pour choisir ce qu’on met en œuvre prouve que désormais, l’auto-rédemption n’est plus vécue comme le détournement de miracles évangéliques supposés connus. Enfin, le personnage concerné n’est plus forcément un enfant ; il l’est trois fois sur quatre, ce qui confirme que c’est bien le même stéréotype qu’on voit se déployer d’un genre à un autre, mais l’exemple de Miro prouve que le héros peut avoir désormais n’importe quel âge8.

13Cependant, malgré les formes multiples que peut prendre désormais l’auto-rédemption et la variété des intrigues correspondantes, le stéréotype émerge avec certains traits fixes. Pour commencer, l’auto-rédemption du héros lui permet toujours aussi de sauver les autres : Harry Potter protège son parrain et sa meilleure amie, Danny permet à sa mère et à Hallorann, le vieil agent d’entretien noir venu tenter de les sauver, d’échapper à la mort, Miro participe à un voyage qui doit sauver la planète et le sacrifice de Rachel est nécessaire au salut de tous. Cette dimension collective est sans doute indispensable pour ne pas faire de cette auto-rédemption un processus narcissique fonctionnant en circuit fermé. Il y a toujours d’une manière ou d’une autre une boucle temporelle – aussi vivante dans le fantastique qu’elle est justifiée par la science-fiction – qui permet au héros de se rencontrer lui-même à un autre stade de sa vie : les enfants alors sont sauvés par ce qu’ils seront plus tard (fût-ce, comme dans Harry Potter, une heure plus tard, mais une heure plutôt riche en événements…), et l’adulte, par le jeune homme qu’il a été naguère. Enfin et surtout, il y a toujours dédoublement, et ce dédoublement est toujours mis en œuvre comme la part la plus intense de l’événement. Dans The Shining, par exemple, lorsque Danny voit Tony, c’est comme s’il se voyait lui-même dans un miroir où il serait plus âgé et donc ne pourrait pas se reconnaître : en effet, ce qui l’empêche longtemps de comprendre les messages que lui montre Tony, c’est qu’ils sont écrits à l’envers, comme ce mot mystérieux, REDRUM, qui signifie MURDER. Dans les autres romans, les deux corps du héros présents simultanément représentent la dissociation entre le miraculé et le rédempteur, ce qu’il y a de souffrant en lui et ce qu’il y a de divin. Ce dédoublement temporel qui permet à deux phases de la vie de coïncider constitue une expérience sensible non seulement du surnaturel, mais du sacré, qui donne son titre au roman de Stephen King : the shining, c’est le halo lumineux qui entoure Danny à l’instant où il intègre en lui Tony. L’enfant trouve en lui-même le pouvoir de remplacer efficacement son père mort comme le fait Harry, ou de se souvenir de ce que son père a oublié9 (le fait que la chaudière non entretenue va faire sauter l’hôtel) comme le fait Danny ; le héros n’a pas à chercher à l’extérieur un salut qui vient toujours du for intérieur. Ce message spirituel fort est martelé par les romans ; on a la chance de le saisir ici à l’instant précis où il est donné encore comme une révélation – brûlant de nouveauté et donc de force de conviction –, et en même temps déjà comme une évidence – si incontournable qu’il en devient attendu. On peut donc parler de stéréotype émergent, repérable ici en cours de formation, mais promis sans doute à un avenir de moindre originalité.

14Fantastique et science-fiction apparaissent souvent comme des laboratoires du religieux dans lesquels la liberté d’imaginer permet à l’auteur d’essayer des croyances expérimentales. Dans ce contexte, l’auto-rédemption devient le stéréotype d’une nouvelle expérience religieuse qui fait se rencontrer face à face l’individu souffrant et le même individu en gloire. Reste à savoir si on peut à la même période retrouver ce stéréotype dans des romans de type plus réalistes.

15Un stéréotype qui semble devenu aussi essentiel dans la spiritualité post-chrétienne doit forcément être décelable dans d’autres genres littéraires. On peut maintenant partir à sa recherche dans des romans de type thrillers ou apparentés10, à condition qu’ils comportent une ouverture sur une dimension spirituelle. Mais là, on se rend compte bien vite que même si les œuvres concernées sont contemporaines, on régresse en réalité dans la préhistoire du stéréotype qui a émergé moins vite dans ce genre adulte et réaliste qu’en littérature de jeunesse (porté par la figure lumineuse du héros enfant) ou dans le fantastique et la science-fiction (libéré par l’absence de contraintes mimétiques). Cinq exemples variés et significatifs montreront qu’on a affaire cette fois à un stéréotype inachevé, dont les éléments constitutifs sont encore séparés.

16Dans Le Manuscrit du Saint-Sépulcre de Jacques Neirynck (1994) la fratrie des héros, Théo, Emmanuel et Colombe, incarne la Trinité, Père, Fils et Saint Esprit. Pourtant, ils ont besoin de guérison : Emmanuel, atteint de la maladie de Parkinson, s’auto-guérit par la réconciliation avec lui-même et par la décision de se faire soigner même si le traitement (à base de cellules prélevées sur des fœtus) ne correspond pas à la morale qu’il cautionne en tant que prélat de l’Eglise catholique. Quant à Théo, il revient à la vie après une Near Death Experience, même celle-ci se passe mal et ne lui permet pas d’accéder à la lumière et à la rédemption. Dans The Wonder Worker de Susan Howatch (1997), le héros, Nicholas Darrow, est un prêtre anglican doté de pouvoirs psychiques qui relèvent presque de la magie ; il s’en sert pour guérir les autres, ce qui n’empêche pas sa vie personnelle de frôler le désastre. Il atteint cependant sa propre guérison spirituelle par un processus progressif de réconciliation intérieure, qui comprend à la fois des aspects psychanalytiques et une nouvelle histoire d’amour, moins infantile. Dans The Lazarus Child de Robert Mawson (1998), le Dr Elisabeth Chase se consacre à tirer du coma des enfants ou des adolescents considérés par ses confrères comme des cas désespérés ; ce faisant, elle répare aussi le drame de sa propre jeunesse, lorsque son père avait demandé à ce qu’on débranche les appareils qui maintenaient en vie son jeune frère tombé dans le coma. Le roman raconte aussi l’histoire de Bey Heywood, un garçon de douze ans, responsable de l’accident qui fait que sa petite sœur de sept ans se retrouve dans le coma ; participant à sa guérison, il guérit du même coup son propre traumatisme, et parvient à revivre. Et après…de Guillaume Musso (2004) présente sur le mode réaliste un récit axé d’un bout à l’autre sur le surnaturel : Nathan Del Amico, jeune avocat brillant qui s’est mal remis d’un divorce, découvre ses pouvoirs paranormaux et retrouve le souvenir d’une Near Death Experience vécue dans son enfance, à l’issue de laquelle il avait choisi la vie et était revenu à lui après une véritable mort clinique. Il comprend finalement qu’il est un Envoyé, c’est-à-dire une sorte d’ange chargé de veiller sur les autres, mais toutes ces découvertes l’ont entre temps transformé dans sa vie amoureuse et professionnelle, son rapport à l’argent et à la réussite et lui ont permis de retrouver un lien avec ses proches. Enfin, dans Le Rituel de l’ombre d’Eric Giacometti et Jacques Ravenne (2005), des francs-maçons et leurs adversaires néo-nazis cherchent à retrouver la formule du rituel secret d’une loge ésotérique, mélange de champignons hallucinogènes qui provoque une expérience mystique. Jouhanneau, un franc-maçon l’expérimente juste avant d’être assassiné : il se voit lui-même et il est à jamais délivré de toute peur. Chez le chef nazi de ses adversaires, en revanche, la même mixture déclenche une terreur insurmontable qui lui fait passer le dernier mois de sa vie à pleurer dans son lit d’hôpital, suppliant qu’on ne le laisse pas seul et qu’on laisse en permanence la lumière allumée.

17Ces romans aux intrigues haletantes, au décor bien ancré dans la réalité quotidienne de notre temps, ont chacun sa façon de laisser une place à la spiritualité, voire aux phénomènes paranormaux, et le stéréotype émergent n’étouffe pas la créativité de leurs auteurs. Dans la plupart d’entre eux, il n’y a pas directement d’auto-guérison ou d’auto-rédemption vécue comme miraculeuse ; on est en-deçà de la séquence narrative repérable rencontrée en littérature de jeunesse, puis dans le fantastique ou la science-fiction. Mais dans tous, on trouve juxtaposés les éléments qui, rapprochés, pourront former le stéréotype de l’auto-guérison tel qu’on l’a rencontré dans d’autres genres littéraires. D’une part, des qualificatifs divins ou surnaturels sont attribués au héros : il peut lire les pensées d’autrui, savoir d’un coup d’œil qui va mourir, tirer des gens du coma, autrement dit, à l’instar du Christ, ressusciter des quasi morts, etc. D’autre part, le même héros a aussi besoin de guérison psychologique et spirituelle, et il s’auto-guérit au moins en partie – en général avec l’aide active d’un ou de plusieurs autres – mais cette auto-guérison reste discrète, le plus souvent progressive, et ses moyens ne sont guère spectaculaires : elle passe par des rêves, des souvenirs du passé et de l’enfance, la réconciliation avec des proches, de nouvelles rencontres et l’adoption d’un nouveau mode de vie. Plus que le stéréotype de l’auto-guérison, ce qui ressort de la plupart de ces romans est que tout Sauveur a aussi besoin d’être sauvé11. La médiation d’autrui est indispensable : l’être même qui est surnaturel voire divin pour autrui est humain et pitoyable pour lui-même. Une évolution conduit cependant jusqu’au roman le plus récent, Le Rituel de l’ombre, qui révèle peut-être en pleine lumière l’ultime croyance, ou l’ultime fantasme, qui sous-tend tout le stéréotype de l’auto-guérison : une auto-divinisation de l’être humain qui peut accéder par sa propre volonté à une vision béatifique autarcique, fondée sur le dédoublement et donc le regard de soi mortel et faillible sur soi en gloire pour l’éternité.  

18Saisir le stéréotype en formation permet de voir en toute lumière les traits de mentalité contemporaine qui lui ont donné naissance. Il y a d’abord la volonté de ne renoncer à rien de ce qu’on peut adorer, ni merveilles ni miracles, et donc en conséquence de doter l’individu des caractères qui sont traditionnellement attribués au Dieu chrétien. Son point d’aboutissement est alors la version de l’expérience mystique présentée par Le Rituel de l’ombre : provoquée artificiellement par l’être humain à partir de l’absorption de substances chimiques, débouchant sur la contemplation de soi-même en lieu et place de la contemplation de Dieu. S’y ajoute une sorte de vulgarisation diffuse de la psychanalyse qui apprivoise la notion d’auto-guérison psychologique : être guéri d’un mal intérieur qui remonte à l’enfance, c’est forcément s’auto-guérir, et l’expérience est finalement l’une des choses au monde les mieux partagées, sans perdre pour autant sa charge émotionnelle. Cette recherche commune d’une réconciliation avec soi-même débouchant sur une paix intérieure contribue à imbriquer le psychologique et le spirituel de façon inextricable ; or, les deux dimensions confondues sont sans doute nécessaires pour constituer le stéréotype de l’auto-guérison valant auto-rédemption. Paix et réconciliation avec soi n’excluent pas autrui ; l’amour du prochain est certainement la moins oubliée des valeurs chrétiennes. L’auto-guérison émergente passe toujours par autrui, ce qui la rend moins étrangère au modèle chrétien initial, et la pure contemplation de soi, sans médiateur, ne peut être qu’un aboutissement à l’heure de la mort. Cette prudence inattendue des auteurs de thrillers, toujours plus prêts à sacrifier un personnage qu’à heurter un préjugé, s’accompagne cependant d’une réflexion intense, à leur niveau, sur le message spirituel qu’ils délivrent, et par là, d’un nouveau discours religieux relativement élaboré (voir, par exemple, l’angélologie de Et après…ou la carte de l’au-delà brossée dans The Lazarus Child), qui précède dans leurs œuvres la séquence narrative achevée de l’auto-guérison. Enfin, dans des romans comme Le Manuscrit du Saint-Sépulcre ou Et après…on rencontre un autre stéréotype narratif, non littéraire cette fois, tiré de témoignages oraux et passé tel quel en littérature : le récit typique de la Near Death Experience, schéma dont s’inspire librement de son côté The Lazarus Child qui prête aux enfants comateux un parcours intérieur assez différent mais véhiculant une symbolique voisine. Répandre via la littérature ces récits de Near Death Experience, c’est donner au lecteur, hors de toute religion établie et de toute foi en un Dieu personnel, l’espérance d’une vie après la mort qui dépend de ses propres capacités spirituelles, voire, finalement, de son propre désir, de son ultime désir mis à l’épreuve. Voici peut-être la racine cachée du stéréotype de l’auto-rédemption.

19Au terme de ce parcours, on peut tenter de faire le bilan de ce que le cas de l’auto-guérison nous a appris sur les circonstances et conditions de l’émergence d’un stéréotype.

20Le stéréotype n’émerge pas à partir de rien ; dans le cas de l’auto-guérison, il est transformation d’un autre stéréotype plus ancien et bien établi, celui du miracle de type évangélique, rendu possible par la rencontre avec quelqu’un d’extérieur à soi qui agit en Sauveur, à l’image du Christ. Tous les signes traditionnels de ce miracle (caractère désespéré de la situation, contraste entre l’avant et l’après, émotion au contact du surnaturel, etc.) sont évidents pour le lecteur ; le stéréotype émergent peut alors s’appuyer sur eux pour présenter sa nouvelle forme de miracle. Cette transformation est progressive et s’accomplit sur plus d’un siècle et en changeant de genre littéraire : la séquence narrative d’auto-guérison qui émerge au XIXe siècle en littérature de jeunesse est restée très proche du miracle évangélique. Passée à la fin du XXe dans le fantastique ou la science-fiction, elle a conquis son autonomie par rapport au modèle chrétien initial. Le stéréotype de l’auto-guérison s’est en effet adapté entre-temps à un univers mental post-chrétien, où les ingrédients issus du christianisme (amour du prochain, guérison miraculeuse, besoin de rédemption, vie après la mort, présence bénéfique des anges gardiens, souvenirs éventuels du Christ guérissant un paralysé ou ressuscitant Lazare, voire d’autres épisodes bibliques) sont déliés, si bien que chacun existe seul, hors de l’ensemble cohérent qui aurait dû lui donner sens. Ces ingrédients épars sont désormais disponibles pour de nouvelles utilisations spirituelles qui dérivent vers l’individu ce qui se dirigeait naguère vers un Dieu transcendant. Il va sans dire que le stéréotype émergent et post-chrétien n’a pas pour autant éliminé purement et simplement le vieux stéréotype chrétien : tous deux demeurent en concurrence. Dans d’autres romans de la même période, des héros prêtres ou saints accomplissent des miracles traditionnels ; cela peut se produire dans les mêmes genres littéraires (spécialement dans le fantastique), voire chez les mêmes auteurs (Stephen King en particulier fait montre d’un éclectisme remarquable et oppose indifféremment aux puissances maléfiques des séquences narratives d’auto-rédemption ou des sacrifices rédempteurs conformes au modèle chrétien). C’est sans doute cette concurrence qui est garante de l’émergence en cours, de l’originalité conservée par l’auto-guérison, qui n’est pas encore devenue une évidence indiscutée. Quand l’une aura remplacée l’autre, quand il n’y aura plus qu’une seule version possible du stéréotype, on aura atteint un autre degré d’évidence et on sera entré dans l’ère des reproductions en série12.

21En attendant, cette mentalité post-chrétienne gagne jusqu’à des auteurs chrétiens. C’est vrai dès la fin du XIXe siècle : quand Johanna Spyri présente la guérison de Clara, elle n’a aucunement conscience que le rôle qu’elle prête à l’enfance et à la nature tend à occuper toute la scène ; ses héros au contraire remercient Dieu ensuite pour un miracle qu’il n’a pas accompli. Mais il est encore plus troublant de voir Jacques Neirynck et Susan Howatch choisir des héros prêtres (qu’ils soient catholiques ou anglicans), mettre en intrigue leurs idées religieuses dans un évident souci apologétique et chercher à édifier leurs lecteurs à partir d’une conception du spirituel qui fait de l’individu le seul vrai vecteur du sacré. Les deux romans sont d’ailleurs sensiblement différents sur ce point : Susan Howatch prend ses lecteurs là où ils se trouvent, elle choisit un héros « faiseur de merveilles » pour pouvoir dire justement que l’essentiel n’est pas là, que ses pouvoirs psychiques sont un don de Dieu qui peuvent être utilisés pour sauver les autres ou au contraire pour les manipuler et, par contrecoup, faire de sa propre vie un désastre. C’est le sens du titre de son roman, non the wonder maker mais The Wonder Worker : celui qui, comme prêtre et comme chrétien travaille sur la matière brute qui est le goût des merveilles, désignation qui peut aussi s’appliquer à la romancière elle-même. La foi chrétienne de Jacques Neirynck est beaucoup plus marquée par notre époque post-chrétienne : elle intègre, par exemple, les Near Death Experiences comme preuves sensibles de l’existence de Dieu. L’ambiguïté de son projet, sa triade de héros humains ordinaires en même temps que représentants de la Trinité divine font de son roman chrétien une zone de transition vers le post-chrétien, ce qui le rend particulièrement représentatif de l’émergence du stéréotype de l’auto-guérison.

22On est amené ici à se pencher sur l’idéologie d’un auteur, et ce n’est pas un hasard. Aux origines du stéréotype de l’auto-guérison, il n’y a guère, finalement, de contrainte littéraire pressante, de besoin de renouvellement d’un genre qui voudrait échapper à un trop-plein de répétition. Le stéréotype émerge au contraire dans des genres neufs qui ne sont pas à bout de ressources ni de possibilités de surprises. D’un point de vue romanesque, il peut être mis au service de la valorisation du héros, redonner un sens fort à l’affirmation éculée concernant le destin exceptionnel de celui-ci13. Mais ce gain narratif est en quelque sorte obtenu de surcroît ; ce qui préside à la naissance du stéréotype est d’ordre extra-littéraire, et relève surtout de l’évolution des mentalités. L’auto-guérison apparaît comme la cristallisation collective de mille idées convergentes ; elle prend sa source dans l’hypnose14, dans la psychanalyse, dans la notion de maladie psychosomatique, dans les récits de Near Death Experiences, dans l’imagerie de l’Ère du Verseau qui fait de l’individu autonome le maître et possesseur de son destin spirituel, etc. Dans l’état actuel des choses, le plus stéréotypé est l’affirmation spirituelle qu’en cas de danger majeur, on est toujours guéri ou sauvé par soi-même, sans doute parce qu’il n’y a pas tant d’autres discours possibles : toute intervention extérieure ferait jouer à autrui le rôle du Christ sauveur, si bien qu’on ne sortirait pas du modèle chrétien selon lequel le prochain peut toujours agir en représentant du Christ, qu’il en ait ou non conscience. Les œuvres déclinent donc le nouveau credo sur un air déjà familier, vite connu et reconnu. La séquence narrative émerge ensuite, et elle garde pour l’instant une grande latitude. Variant d’un genre littéraire à l’autre, elle implique en littérature de jeunesse du XIXe siècle une ambiance réaliste, la présence d’enfants, une ressemblance avec les miracles évangéliques ; en fantastique et en science-fiction, elle doit tourner autour d’un dédoublement temporel du héros. Ces exigences une fois satisfaites, toutes les mises en intrigue restent possibles, rien n’est encore fixé.

23Peut-être le stéréotype de l’auto-guérison est-il de ce point de vue un cas particulier : il ne constitue pas en effet une scène de genre, qui serait devenue inévitable dans le cadre contraignant de la fantasy ou du thriller, et il ne découle pas non plus d’un modèle initial unique (un grand auteur, un best seller) qui aurait été imité par tous après un premier succès retentissant. Il incarne au contraire un phénomène d’émergence diffuse auquel beaucoup d’auteurs sont sensibles, s’imitant vaguement les uns les autres sans reproduire un récit-type en particulier. De tels phénomènes sont sans doute relativement nombreux dans les littératures de grande consommation ; il faut s’habituer pour les saisir à abandonner provisoirement les réflexes de l’analyse littéraire pour emprunter les outils des sciences humaines.

24En tant que motif narratif enfin, l’auto-guérison est un cas précieux. On sait quel mal vont se donner ensuite les auteurs pour réintroduire de l’originalité dans le traitement d’un stéréotype, et lutter par là contre l’impression nauséeuse de répétition à l’identique qui risque de saisir leurs lecteurs. Rien de tel ici, et c’est tout l’intérêt de se tourner vers l’amont et d’étudier le temps de l’émergence. Au commencement, la situation est idéale. L’idée de l’auto-guérison est dans l’air ; chaque auteur peut être original tout en étant porté par une lame de fond consensuelle, puisque même à son insu le lecteur est demandeur. On assiste bientôt à une ruée vers le stéréotype émergent dans laquelle chacun est encore libre de s’emparer du terrain et de bâtir une séquence narrative. Il faut sans doute prendre les choses à ce stade pour saisir la vitalité des genres populaires et commerciaux, leur état initial d’effervescence, pour voir créer ces auteurs qui « marchent » au flair et à l’intuition plus qu’ils n’appliquent les recettes préétablies du succès. Les suiveurs viendront ensuite ; par définition ils ne peuvent être les premiers : pourquoi ne pas se souvenir alors qu’ils ne sont pas les seuls, et que même la littérature de kiosque de gare peut exister sans leur servilité ?

Notes de bas de page numériques

1 Ainsi, le sexologue Pascal de Sutter laisse entendre que toute la conception psychanalytique des pulsions se fonde, encore et toujours, sur l’image de la machine à vapeur restée métaphore implicite du fonctionnement mental de l’être humain ; il ajoute qu’il serait temps, à l’aube du XXIe siècle, de la remplacer par une image plus appropriée. (Pascal de Sutter, « La sexualité sans la psychanalyse ? », pp. 946-972 dans Le Livre noir de la psychanalyse, « Fait et cause », 10/18, les Arènes, 2005, pp. 959-960). De même, Laurence Dahan-Gaida a montré que la représentation du texte littéraire comme tissu ou trame narrative a prolongé pendant bien longtemps l’image traditionnelle du tissage, seule image mentale disponible d’une production d’objet à partir de l’impalpable ; là encore, à l’ère de la cybernétique, il est temps selon elle de changer d’image. (Laurence Dahan-Gaida, « Texte, tissu, réseau, rhizome : mutation de l’espace littéraire », pp. 105-116 dans Littérature et espace, PULIM, Limoges, 2003).
2 Par exemple, les stéréotypes bien connus du vaudeville (amant dans le placard, etc.) cèdent désormais la place dans les comédies cinématographiques à des scènes tout aussi stéréotypées, liées au thème nouveau du divorce et non plus de l’adultère (confrontation de l’ex mari au nouvel ami de sa femme, prouvant que la jalousie survit au mariage, etc.).
3 Voir Daniel Couégnas, Fictions, énigmes, images, PULIM, Limoges, 2001, p. 77.
4 Jean-Marie Seillan a proposé un rapprochement très intéressant avec la scène contemporaine de Michel Strogoff (1880) dans laquelle le héros de Jules Verne échappe à l’aveuglement au fer rouge grâce aux larmes qui lui viennent aux yeux. La comparaison s’avère en effet éloquente. Ce qui sauve Michel Strogoff est d’avoir voulu contempler sa mère jusqu’au bout et d’avoir pleuré en la regardant ; par ce spectacle et cette émotion, l’adulte redevient en quelque sorte un petit enfant, et c’est ce qui lui permet de s’auto-protéger, exactement comme à la même époque, en littérature de jeunesse, des enfants s’auto-guérissent. Cependant, la scène n’est pas traitée comme une auto-guérison miraculeuse : la séquence narrative est celle du supplice qui aveugle Michel Strogoff. Ce n’est que bien plus tard, à la fin du roman, qu’on découvre qu’il y voit clair, et Jules Verne est alors très net : il n’y a pas eu de miracle, l’explication est d’ordre scientifique : « Un phénomène purement humain, à la fois moral et physique, avait neutralisé l’action de la lame incandescente […]. La couche de vapeur formée par ses larmes, s’interposant entre le sabre ardent et ses prunelles, avait suffi à annihiler l’action de la chaleur. » (Jules Verne, Michel Strogoff, Livre de poche, 1990, p. 491-492) Il faut ajouter qu’il n’y a pas non plus d’auto-guérison puisque « Michel Strogoff n’était pas, n’avait jamais été aveugle » ; en revanche, il y a une ruse délibérée utilisée par le héros qui joue longtemps le rôle d’un infirme pour triompher de son ennemi. L’explication scientifique et la supercherie distinguent clairement ce motif narratif de celui de l’auto-guérison, propre aux héros enfantins de la littérature de jeunesse. Le cas de Michel Strogoff est alors à mi-chemin entre Colin Craven découvrant avec stupeur qu’il est et a toujours été capable de marcher, et Hercule Poirot vieillard, faisant croire à son vieil et naïf ami, Hastings, qu’il est cloué sur un fauteuil roulant car il lui est nécessaire, dans cette ultime enquête, de le tromper sur ses capacités (Agatha Christie, Curtain Poirot’s last case, 1975). De façon générale, le motif du vieillard assis sur une chaise roulante qu’il peut en réalité quitter à volonté, caractéristique des romans policiers, pourrait paraître comme un pendant ironique, sinistre et cynique des auto-guérisons d’enfants en littérature de jeunesse ; sa récurrence plaide alors en faveur du caractère stéréotypé spontanément perçu du motif et de son envers.
5 Dans les deux romans, un vieillard joue un rôle marginal dans la scène, sans être directement présent sur le lieu de l’auto-guérison. Dans Heidi kann brauchen, was as gelernt hat, le grand-père de Heidi a encouragé Clara, les jours précédents, à tenter de se mettre debout, et le jour du miracle, il l’a portée dans ses bras sur l’alpage, mais quand Clara se lève et marche, elle est seule avec les deux enfants. Dans The Secret Garden, le vieux jardinier monté sur l’échelle regarde par-dessus le mur dans le jardin abandonné, et s’étonne d’y voir le petit bossu aux jambes tordues ; Colin affirme qu’il n’est pas bossu, lui montre que ses jambes ne sont pas tordues, et se persuade pour la première fois qu’il est capable de se mettre debout ; mais le jardinier qui joue un rôle-clé reste symboliquement à distance, il ne rejoint pas les enfants dans leur jardin. Le vieillard n’est cependant pas n’importe quel adulte : plus proche du monde de l’enfance, il contribue à créer les conditions du miracle, au lieu de se contenter d’en attester après coup la réalité.
6 Dans L’évangile au risque de la psychanalyse, Françoise Dolto insiste dans son interprétation de cet épisode sur le passage de l’enfance à l’adolescence, le regard mortifère du père qui empêchait la fillette de grandir et provoquait sa mort psychologique, jusqu’à ce que la rencontre du Christ lui permette d’être reconnue comme « jeune fille » de douze ans, et donc de revivre.
7 Plus précisément, chacun maintient sa propre structure, mais c’est l’entité informatique, Jane, qui maintient celle du vaisseau, ce que n’aurait pu faire aucun être humain.
8 Le cas de Rachel est par ailleurs très compliqué : elle est bébé au moment du sacrifice, mais en réalité, elle a été atteinte de la maladie de Merlin (qui la fait régresser dans le temps) à l’âge de vingt-deux ans, si bien que celle qu’il faut guérir n’est pas uniquement une enfant.
9 Le message de Tony consiste à dire mystérieusement à l’enfant qu’il devra pour échapper à la mort se souvenir de ce que son père a oublié ; Danny comme le lecteur ne comprennent de quoi il s’agit que dans les dernières pages.
10 Le mot thriller apparaît en couverture de trois romans sur cinq, mais pas toujours comme genre effectif : si Le Rituel de l’ombre est défini directement comme thriller en bas de la page de couverture, le mot n’est utilisé qu’en quatrième de couverture et avec une certaine distance dans les cas de The Lazarus Child (« as taut and tense as a thriller ») et Et après… (« Guillaume Musso manie l’art du suspense avec l’efficacité de ces maîtres du thriller américain »). Le Manuscrit du Saint-Sépulcre est défini en quatrième de couverture comme « énigme religieuse explosive », ce qui joue aussi, indirectement cette fois, avec la référence au genre du thriller. Seul The Wonder Worker (qui est effectivement plus psychologique et plus sentimental) est qualifié tout à fait différemment puisqu’il est présenté comme romance.
11 Une affirmation gnostique (voir le mythe du Sauveur sauvé, mentionné par Mircéa Eliade dans son Histoire des croyances et des idées religieuses), mais la spiritualité New Age renoue en effet souvent avec des représentations ou des idées gnostiques.
12 Entre-temps, c’est peut-être le miracle de type chrétien accompli par un Sauveur extérieur au héros qui pourra perdre son évidence et acquérir en contrepartie du relief et de l’originalité.
13 Je remercie Matthieu Letourneux pour cette excellente remarque. La recherche serait à poursuivre sur ce point, en mettant par exemple en rapport la boucle temporelle qui permet au héros de science-fiction de se dédoubler en miraculé et sauveur avec les analyses d’Anne Besson sur la temporalité dans les cycles qui permet souvent au héros de revivre l’histoire d’un ancêtre racontée dans un volume précédent, et présente comme passé ancestral et mythologique ce qui s’est passé dans ces volumes (Anne Besson, D’Asimov à Tolkien. Cycles et séries dans la littérature de genre, CNRS éditions, Paris, 2004) : héros comme cycles deviendraient alors en science-fiction auto-référents et fonctionneraient en autarcie, se prenant eux-mêmes comme images du sacré.
14 Mise à l’honneur dans The Shining (aux dires d’un médecin consulté, Danny a la capacité de s’auto-hypnotiser ; il rentre en transe, et rencontre Tony) et dans The Wonder Worker (où elle sert cependant à l’abus de pouvoir du héros sur sa femme qui veut le quitter, et non à l’auto-guérison).

Bibliographie

Littérature de jeunesse

Frances Hodgson Burnett, The Secret Garden, Puffin Books, Londres, 1994

Hector Malot, Sans Famille, 2 vol., Flammarion, Paris, 1934

Johanna Spyri, Heidi kann brauchen, was es gelernt hat, Gebundene Ausgabe, 2004

 Fantastique et science-fiction

Stephen King, The Shining, pp. 7-317 dans Stephen King, Octopus Heinemann, New York, 1985

J. K. Rowling, Harry Potter and the Prisoner of Azkaban (Harry Potter III), Scholastic Ink, New York, 2001

Orson Scott Card, Xenocide (Ender III), Tor Book, New York, 1991

Dan Simmons, The Fall of Hyperion (Hyperion II), Bantam Books, New York, 1995

Thrillers ou autres, incluant des phénomènes paranormaux

Eric Giacometti et Jacques Ravenne, Le Rituel de l’ombre, Fleuve Noir, Paris, 2005

Susan Howatch, The Wonder Worker, Fawcett, New York, 1998

Robert Mawson, The Lazarus Child, Bantam Books, Londres, 1999

Guillaume Musso, Et après…, XO, Paris, 2004

Jacques Neirynck, Le Manuscrit du Saint-Sépulcre (Un pape suisse I), Cerf, Paris, 2006

Pour citer cet article

Isabelle Cani, « Comment émergent les stéréotypes : le cas de l’auto-guérison à travers trois genres littéraires », paru dans Loxias, Loxias 17, mis en ligne le 07 juin 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1698.


Auteurs

Isabelle Cani

Agrégée de Lettres Modernes, docteur en littérature comparée de l’Université François Rabelais de Tours, elle enseigne en classes préparatoires scientifiques à Clermont-Ferrand et est chargée de cours en littérature de jeunesse (Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand), intervenante en master de littérature de jeunesse (Université Virtuelle des Pays de Loire). Elle est rattachée au CRLMC (Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand). Elle est l’auteur de Le Graal en question. Un mythe pour sortir de la modernité, Dervy, Paris, 2005, et co-dirige, avec Nelly Chabrol Gagne et Catherine d’Humières, Devenir adulte et rester enfant ? Relire les productions pour la jeunesse, PU Blaise Pascal, Clermont-Ferrand (sous presse).