Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Quêtes initiatiques 

Georges Bertin  : 

Lancelot du Lac, héros multifonctionnel, récurrences d’une figure indo-européenne du prêtre gardien du bocage sacré au médiateur post moderne.

Résumé

Lancelot du Lac, archétype de la Chevalerie française au Moyen-Age, héros de la cour du roi Arthur, meilleur chevalier du Monde, n'a pas fini de nous fasciner. Le destin hors mesure de ce héros romanesque plus réel que le réel, devenu moine chantant messe, n’est pas sans interroger notre modernité qui s’évertue à retrouver les équilibres d’une tripartition interrogeant et notre devenir social et les structures anthropologiques issant de nos imaginaires contemporains.

Index

Mots-clés : christianisation du mythe , héros des passages, héros polyfonctionnel, Lancelot du Lac, médiateur, mythe

Plan

Texte intégral

1Lancelot du Lac, archétype de la Chevalerie française au Moyen-Age, héros de la cour du roi Arthur, meilleur chevalier du Monde, n'a pas fini de nous fasciner comme nous séduit encore aujourd'hui la Quête entreprise par ses pairs à l'instigation de Merlin l'inspiré.

2Nous nous y reconnaissons, d'une part parce qu'il incarne à nos yeux les grandeurs et les petitesses de l'éternel masculin et sans doute aussi parce que sa figure mythique, toujours active, où viennent coïncider des images héroïques, solaires et ascensionnelles que viennent corriger et euphémiser celles des eaux de ses enfances n'a pas fini de hanter notre Imaginaire comme nous provoquent à la rêverie les rapports qu'il entretient au monde des fées et à celui de l’éternel féminin.

3Enfin, le destin hors mesure de ce héros romanesque plus réel que le réel, devenu moine chantant messe, n’est pas sans interroger notre modernité qui s’évertue à retrouver les équilibres d’une tripartition interrogeant et notre devenir social et les structures anthropologiques issant de nos imaginaires contemporains.

4Le mythe de Lancelot, tel que nous l’avons étudié, s’inscrit d’abord dans un espace et dans un temps mythiques qui participent de sa fondation en tant que héros des passages.

5Nous nous trouvons sans doute, à propos de cette fresque gigantesque d’aventures humaines que sont les Romans de la Table Ronde, devant une mythologie humaine, tissée d’aventures comparables, parfois superposables à celles des grands récits fondateurs des indo-européens.

6Né en Marche de Gaule et de Petite Bretagne, à Banvou, au Passais, fils de Ban de Banoïc et de la reine Héléne, Lancelot a reçu en baptême le nom de Galaad, il est issu d'une lignée prestigieuse, celle de Joseph d'Arimathie, « le gentil chevalier qui descendit Jésus de la Croix avec ses deux mains et le coucha dans le Sépulchre1 » lequel conserve cette relique, précieuse entre toutes : le Graal qu’il convoie en Occident dans un lieu connu de rares initiés et où règnent la lignée des rois pêcheurs qu’il a fondée. « C’est grâce à ce fameux chevalier dont descendit le grand lignage par qui la Grande Bretagne devait être illuminée car ils y portèrent le Graal et conquirent cette terre païenne à Notre Seigneur2 ».

7Lancelot descend donc d’une lignée de personnages sacrés parmi les plus prestigieuses, celle des gardiens du Graal. Sa figure rencontre ici celle d’un personnage hermétique des Marches Armoricaines, saint Fraimbault, dont le nom signifie le lancier du lac, né vers 500, de parents « les plus riches et les plus considérés de l'Auvergne » et qui fut introduit très jeune à la cour de Childebert. On voit alors, dans la légende du saint, celui-ci être tiraillé entre le service divin et le service du roi et s'adresser à l'abbaye de Mici où il reçoit la prêtrise avant de s'enfoncer dans les solitudes boisées du Passais.

8Dans les enfances de Fraimbault se rencontrent deux filiations : royale et monacale avec celle de deux territoires, l'Auvergne, province d'Aquitaine bien notée par les chroniques lequel comme espace mythique vient entrer en résonance avec ceux que le héros habitera dans les romans : l’espace des Marches de Gaule et de Petite Bretagne puis la Domnonée, à la cour d’Arthur. Il fera l'objet d'une dévotion particulière de la reine Adélaïde, femme d'Hugues Capet encouragée en cela par Gerbert d'Aurillac, devenu pape en l’an 1000 sous le nom de Sylvestre II, puis, au XIIème siècle, d’Aliénor d’Aquitaine, reine de France puis d’Angleterre. Il est vénéré dans 12 sites dont 10 aux Marches de l’Ouest.

9Premier âge mouvementé que celui du jeune Lancelot qui entre dans la vie au sein d'une histoire pleine de bruits et de fureurs, et qui le voit fuir, au début de son âge, le pays natal, celui qui porte le nom de son père. Plusieurs scenarii viennent souligner et rendre patente (limpide) la structure du récit, renforçant son statut de héros charnière, de celui qui se tient au gué, voué à la rencontre. Cette rencontre entre héros chevaleresque et personnage sacré intéresse le mythologue. Comme Drona, dans le Mahabharata3, il reviendra à sa première vocation. Comme lui, il ne pense dans son enfance qu’à s’adonner à l’étude et à l’ascèse avant que le sort n’en décide autrement.

10Le lieu de la naissance de Lancelot se trouve décrit et identifié, il s'agit de « la marche de la Gaule et de la Petite Bretaigne ». Géographiquement, cela correspond à la position de Banvou (banoïc vicum) dans la réalité socio-historique. La forteresse principale en est Trébe d'accès difficile4 « une petite rivière courait au pied du château, […] sur la rivière, on ne pouvait mettre le siège, car il y avait un marais large et profond et, pour tout chemin, une chaussée étroite qui s'étendait sur plus de deux bonnes lieues ». On se souvient que le traître Banin livra à Claudas de la Déserte le secret de la chaussée des marais, ce qui déterminera Lancelot en fuite à son premier passage des eaux. C'est au bord d'un lac, le lac de Diane que se tient Viviane qui confisque l'enfant Lancelot à l'affection des siens et se jette à pieds joints dans le lac, au moment même où meurt le roi Ban (chapitre 3). « Lac qui n'est que d'enchantement » car à l'endroit où il semblait qu'il y eut un grand lac profond, la dame avait des maisons fort belles et fort riches et au dessous d'elles coulait une rivière, petite, très plantureuse en poissons. Lancelot y passera ses enfances. C’est son second passage, doublet significatif – de la terre vers le royaume aquatique de l’en-deçà – de l’enfance à la jeunesse chevaleresque.

11Viviane, comme les Néréides, est nourricière et éducatrice, dans son palais au fond des mers, du jeune mâle princier, le Couros qui n'est pas élevé par sa mère, mais par la fille des eaux hantant les grottes et les rivages. L'investiture du prince viendra de la mer.

12Concernant Lancelot5, cette similitude est encore renforcée par l'hagiographie locale de son doublet religieux, saint Fraimbault, lequel, refusant une existence de patricien contre l'avis de ses parents, se retire à Ivry sur Seine où une grotte et une cascade s'enflant soudainement le dérobent à la recherche de ses proches. De nombreux autres épisodes parallèles à l'histoire littéraire de Lancelot plaident en faveur d'une contamination du roman par ce personnage dont le corps est vénéré à Saint Frambourg de Senlis, première capitale des rois de France. C'est devant son tombeau qu'Hugues Capet sera élu par ses pairs. Détail curieux, les clés de voûte de la collégiale sont ornées de fleurs de lys surmontées de crapauds ou « raines », premier emblème de la royauté franque6. Ils symbolisent le caractère ondin du saint patron du lieu. Aux Marches du Maine et de Normandie, deux paroisses portent ce nom : Rennes en Grenouille, ce qui est parfaitement redondant, près de Lassay, et Rânes, aux portes de la forêt d'Andaines, connue pour sa légende de la fée à la Fontaine et qui met en scène une fée serpente de la tradition mélusinienne7. A Saint Fraimbault de Lassay, lieu de processions circulaires le Lundi de Pentecôte, on montre à l'angle NW de l'église du lieu, une pierre tombale enchâssée dans le mur de l'édifice. De l'époque mérovingienne, elle est marquée du double signe du calice ou Graal et du trèfle (symbole alchimique des ondins). Lancelot en héritera sa place dans les jeux de cartes : le valet de Trèfle. Notre équipe a établi les relations étroites existant entre tous les lieux de culte de saint Fraimbault et l'eau8. Nous sommes ici en régime nocturne, comme si la figure hagiographique venait euphémiser le doublet chevaleresque9.

13Lancelot, ayant reçu son éducation de la Dame du Lac ambitionne d'être fait chevalier par Arthur. Il a dix huit ans. Son troisième passage, celui de l’accès au monde adulte, va être parfaitement ritualisé. La présentation aura lieu pour le médiateur de la Saint Jean « l'homme le plus éminent de gloire et de mérite qui eut jadis été conçu par assemblement charnel10 ».

14« Ils ont tant chevauché qu'ils sont arrivés sur le rivage de la mer. Ils embarquent et abordent en Grande Bretagne, le dimanche soir, dans le port de Floudehueg11. »

15De là, ils vont à la recherche du Roi Arthur qui est à Camaalot, pour la Saint Jean d'été, rappel de celui qui garantissait le passage en baptisant dans les eaux du Jourdain. Avant de le quitter, entretenant le mystère de ses origines, la Dame du Lac ne lui révèle pas son nom mais qu'il est fils de roi. De la Marche de Petite Bretaigne à la Cour d'Arthur, l'itinéraire de Lancelot accédant à la chevalerie s'effectue ici sur la base d'un double passage de l'eau – d'abord, pour sortir du palais de la Dame du Lac, où il a été élevé, ce dont le conte curieusement ne dit rien à ce moment du récit, situation symbolique de la rupture avec l'univers féminin, celui des eaux primordiales, de la mère – ensuite pour accéder à Logres où se tient Arthur. Notons que Viviane l'y accompagne, véritable « courotrophe », fidèle à sa mission jusqu'au bout. Là, il devra confirmer son aptitude à la chevalerie en accomplissant trois exploits tous situés sur des gués et associés à des figures féminines (chapitre XII). Leur attribution « le gué portait son nom parce que la reine avait été la première à le découvrir12 » montre à quel point la participation de Lancelot à la souveraineté d'Arthur dépend de la femme. La souveraine (ou ses doublets) prennent ici le relais de la fée dans la conduite du jeune chevalier au travers des passages clés de son existence et l’on se souvient que Viviane reviendra manifester sa solidarité à Guenièvre dans un moment crucial.

16Ce thème du gué est également présent dans le cycle de Cuchulainn qui défend seul la frontière de sa province et impose à la reine Medb un contrat au terme duquel chaque matin un guerrier sera envoyé « au gué qui sert de frontière » (cf Guyonvarc'h).

17Enfin, Lancelot va conquérir le château de la Douloureuse Garde, (chapitre XXII) qui « occupe une position haute et belle entre l'Humbre et un torrent fait de plus de quarante sources ». Ayant défait les chevaliers qui gardent le château, il découvre son nom sous une dalle. Les Enfances sont terminées, ce passage de l'eau a été le dernier de la période juvénile, celui de l'accès à la maturité. D’autres passages viendront alors conforter sa figure héroïque dans l’Imaginaire de l’Occident qui revêtent plusieurs formes : courtoises et héroïques, courtois et spirituels lors de la quête du Graal.

18Amoureux, son passage prend la figure de la transgression. C’est avec la reine Guenièvre, la propre épouse de son souverain qu’il connaît l’amour absolu et dont la révélation précipitera le basculement de l’histoire arthurienne, initiant la fin des chevaleries terrestres. Cet amour s’inscrit en contrepoint de celui, tout filial, qu’il éprouve au début du roman pour la fée Viviane, sa mère adoptive. La reine prenant en quelque sorte le relais après un épisode où Lancelot vit la question du double et l’expérience de l’individuation en se confrontant au personnage de Galehaut, leur amitié comportant incontestablement une composante homosexuelle.

19Comme Aliénor, sa mère dont la cour passait pour un modèle du genre13, Marie de Champagne est connue pour avoir dirigé une cour d'Amour occitane. Celles-ci instituaient un code de conduite appelé « Chevalerie d‘Amour », comme le fit la Table Ronde d'Arthur en matière de vertus chevaleresques14, code qui fonctionne à rebours des impératifs moraux du temps. La dame du Lac le résume ainsi en s’adressant à Guenièvre à propos de ses amours illégitimes avec Lancelot. « Je vous prie de retenir, de garder et d’aimer par dessus tout celui qui vous aime par dessus tout… les pêchés du monde ne peuvent être faits sans folie, mais il a bien raison d’être fou celui qui trouve dans sa folie sa justification et son honneur. Et, si vous pouvez trouver folle votre passion, cette folie est honorable entre toutes, car vous aimez le Seigneur et la fleur de tous les mortels15. »

20Pour Jean-Charles Payen, jamais la « dévotion à la dame » n’a été poussée aussi loin que dans les romans de Chrétien de Troyes. Elle culmine dans le Chevalier à la Charrette et apparaît déjà, dans le Conte du Graal de Chrétien, en rivalité avec la quête spirituelle. C’est bien entendu encore plus manifeste dans les romans en prose du XIIIème siècle. Il culmine lorsque le chevalier accepte de se laisser porter en charrette : « Amour le veut et il y monte ». Passage obligé pour Lancelot, cette mort sociale qu’il y rencontre l’incite à changer de registre ou de fonction au nom et pour l’amour de sa dame.

21Les injonctions courtoises sont aussi le signe d’un autre passage, celui du roman d’exploits au roman psychologique. Le groupe social et ses équilibres s’effacent ici devant le libre arbitre, déjà individuel. La quête de la dame, (il s’agit de libérer Guenièvre captive de Méléagant dans Le Chevalier à la Charrette de Chrétien et dans Le Lancelot en prose), loin de mettre en échec la propension du héros à la vaillance, le voit se confronter à de nouveaux types d’épreuves qui ont toutes trois trait au franchissement d’une eau félonesse – le passage des pierres, défendu par des chevaliers qui portent des haches et au milieu desquels Lancelot passe sans encombre comme s’il annulait magiquement leur pouvoir – le passage du Pont de l’Epée, « plus tranchante qu’une faux » au dessus d’un gouffre sans fond est défendu par des lions. Lancelot « après avoir regardé son anneau », annule là encore l’enchantement et parvient sur l’autre rive au prix de nombreuses souffrances – le passage du Pont sous l’Eau, où Gauvain manque de se noyer et dont Lancelot le sauve en lui tendant un bras secourable.

22Si ces passages sont désormais accomplis, et c’est un des nœuds du récit, il faut l’attribuer, sans doute, moins au caractère héroïque des chevaliers (même si leur capacité de transcender les éléments est encore présente) qu’à la réalisation ainsi permise d’une des dimensions de leur Quête.

23La dame est ici souveraine et l’emporte sur les prouesses par l’attirance qu’elle provoque, comme amante, mais encore comme initiatrice, comme celle qui confère aux chevaliers leur souveraineté. Elle initie pour Lancelot un chemin désormais inéluctable, celui des chevaleries célestes.

24Cette figure voit concrétiser en la parachevant la quête héroïque de Lancelot en même temps qu’elle apporte de précieuses informations sur la fonction qu’il occupe dans le roman. Arrivés à l’heure de basse vêpres, devant un château très puissant, Lancelot (toujours en charrette) et ses compagnons (Gauvain et un nain) rencontrent la plus belle demoiselle de la contrée, une pucelle (troisième figure de la femme) qui les invite. Elle leur fait préparer deux lits et jette un interdit sur le troisième « où ne saurait prendre de repos que celui qui l’a mérité, sauf à le payer très cher ». Lancelot ne tient pas compte de l’interdit. A minuit, une lance au pennon enflammé jaillit comme foudre « qui faillit le clouer au lit où il gisait ». Lancelot l’esquive, éteint le feu et prend la lance puis se recouche. Au matin, les chevaliers voient passer un cortège de deuil mené par la reine. Ils se lancent à sa poursuite. Parvenus à un carrefour, ils rencontrent une demoiselle qui leur apprend que ce cortège est celui de Méléagant, fils de Baudemagu, roi de Gorre, qui emmène la reine prisonnière. Lancelot « oublie qui il est » et entre dans une profonde songerie dont il ne sortira que pour combattre un chevalier gardien d’un gué qu’il défait. Cette nouvelle aventure s’achèvera en un moutier où le chevalier Lancelot trouve un moine qui le conduit dans un cimetière renfermant des tombes, sur celles-ci, les noms de nombreux chevaliers d’Arthur. Une grande tombe est au centre, dont la dalle ne fut jamais soulevée par force humaine. Lancelot s’en saisit et la lève facilement, délivrant ainsi les prisonniers de ce royaume « d’où nul n’échappe ». Il a vaincu le signe même de la mort, effort symbolique qui montre les capacités du héros à passer d’un monde à l’autre, et encore des chevaleries terrestres aux chevaleries célestes marquées par le moine. Ses nouveaux passages seront dés lors spirituels.

25Pour ce qui est de ses chevaleries terrestres, elles sont bien terminées puisque Lancelot finira dans une tour, prisonnier sur parole. Sa prison qu’il regagne paré d’ultimes combats où il triomphe anonyme, ne préfigure-t-elle pas son abandon du monde terrestre ? Dans le roman en prose, postérieur au texte de Chrétien, il embrassera la vie religieuse en se retirant dans un moutier après l’écroulement des chevaleries arthuriennes. La Tour, chez Chrétien, n’est-elle pas située au royaume de Gorre (ou de Voire, Ile de Verre d’où nul n’échappe ?). Cet épisode, préparé par celui du château/fée, est introduit par celui où Lancelot triomphe des enchantements.

26Deux images du chevalier s’imposent dans ces passages – celle du champion, du guerrier combattant, vainqueur des éléments, des chevaliers félons et des animaux monstrueux, mais on remarquera que ces actions héroïques ne sont ni gratuites ni aveugles, qu’elles participent sans doute encore de la première fonction, car justicières lorsqu’il s’agit de défendre l’honneur Arthur et de punir des outrances – celles du magicien, capable de se jouer des enchantements du lit de la Merveille, qui reçoit des signes du ciel (le nom sur la pierre tombale, le bouclier ressoudé) lesquels marquent bien son statut d’intermédiaire, de passeur, d’exécutant du plan divin.

27Première et deuxième fonction sont ici indissolublement liées et l’on voit que les romanciers n’entendent pas priver les représentants de la première fonction des valeurs de la deuxième.

28Après ses aventures, Lancelot affrontera désormais le plus périlleux des passages, celui de l’Autre-Monde, passage spirituel préfiguré tout au long du roman par ses rencontres spirituelles de saints personnages et qui culminera dans la contemplation (pour lui incomplète) du cortège du Graal.

29L’ermite occupe une position charnière dans le roman arthurien. Il se trouve toujours là au moment où le héros, après combat ou épreuves, doit passer par une période de marge, de solitude et solliciter son conseil. Sa figure est elle-même une figure du passage puisque ceux qui nous sont décrits comme prud’hommes le sont de par leur origine (ils furent autrefois de braves chevaliers qui ont choisi de fuir le monde, parfois même proches parents des chevaliers de la Table Ronde). Ils donnent des conseils éclairés au chevalier avant de lui faire partager leur retraite sise au creux d’une nature protectrice et joignent d’ailleurs à l’accueil spirituel celui des soins physiques et médicaux. Lancelot lui-même connaîtra cette mutation puisqu’il finit ses jours comme moine chantant messe. En témoigne, nous l’avons vu, sa gemellisation avec les traits de l’ermite Fraimbault où se rencontrent les deux piliers de toute société indo-européenne, le guerrier et le clerc.

30L’autre rencontre spirituelle, déjà plus élaborée, a lieu dans une île, c’est celle de Pellés le riche roi pêcheur. Avec lui, il peut aborder, même si sa contemplation lui est interdite, le mystère du Graal qui ne lui apparaîtra que voilé au milieu d’un cortège d’anges et d’une étrange procession dont on célébrait encore la mémoire au diocèse du Mans au 12ème siècle16. A sa vue Lancelot « sent ses yeux le brûler comme un brasier ardent et tombe comme mort17 ».

31Trois structures de l’Imaginaire semblent permettre d’analyser ici les rapports de Lancelot avec la notion de passage – une dominante posturale ordonnée au régime héroïque et largement diurne des images, entre idéalisation et antithèse, lorsque la rencontre qui le laisse parfois pantois et cruellement blessé, lui apporte gloire et réputation soulignées par son armure étincelante, le choc des armes, l’usage immodéré de la lance et de l’épée qui tranche. Sa figure de héros solaire y apparaît ici nettement soulignée par l’iconographie (le blanc chevalier) et la chronologie du récit (il combat de l’aube au coucher du soleil), il est fait chevalier à la saint Jean d’été. L’héraldique vient encore le souligner puisque Lancelot porte « d’argent à bandes de gueules ».

32- une dominante copulative et dramatique, marquée par la dialectique des antagonismes développés au cours du roman et qui aboutit à la mise en scène, par le jeu des amours de Lancelot du Lac, du temps régressif, d’un temps hors du temps mais qui est parfaitement récurrent. « La porte ouverte, il se trouve soudain en présence de la reine et le voilà qui tombe en extase : les yeux fixés sur elle, il fait reculer son cheval jusque sous la voûte sans même s’en apercevoir18 ».

33- une dominante mystique, un ensemble de rencontres avec des personnages sacrés au cœur de Nature, au château aventureux au milieu des eaux, domaine du riche roi pêcheur nous semblent analyser un régime d'images nocturnes marqué par le réalisme sensoriel, prolongeant le temps de la grotte aquatique. Il est repris par celui de la coupe, dans lequel les principes d'analogie et de confusion jouent à plein. Les origines aquatiques de Lancelot sont ici redoublées par divers épisodes des passages de l’eau.

34Le château du Riche Roi Pêcheur lui-même est sis au milieu d’une île et l’on n’y accède que par mer. On y retourne et on en revient comme le flux y porte les héros et comme il finit par les emporter en l’Ile d’Avalon. La figure du temps s’ordonne ici au cycle, elle est soulignée par les généalogies qui conduisent Lancelot et, après lui, Galaad, à réaliser la Quête. Trois exigences accompagnent dés lors ces rencontres :

35- au combattant, au guerrier héroïque, est donné de vivre un temps historique qui sera aussi celui des grands exploits. Lancelot est là un héros solaire qui se met en marche avec le jour et voyage en été, il combat jusqu’au coucher du soleil. Cette réalisation nécessite un rôle féminin protecteur pour être complémentaire et l'on sait bien que les héros fatigués ont besoin de repos et de soins. On pourrait encore assimiler cette période du roman à la conquête progressive, par le jeune homme, de son image masculine, confortée dans le roman de Lancelot, par la figure de Galehaut, son alter ego, sire des îles lointaines.

36- au parfait amant totalement asservi à sa dame, la reine Guenièvre, vivant l'Amour Passion sur le mode de la régression au cœur de Nature, dans des lieux aquatiques ou champêtres. A cette matrice universelle correspond un visage du temps suspensif, marqué par la prise des philtres, annulant magiquement son cours dans la consommation et la consumation du désir charnel. La femme y joue un rôle adjuvant, partenaire à part entière d'une inclination devenue passion qu'elle nourrit et dont le merveilleux est totalement aboli. Là, le héros fait véritablement l'apprentissage de la transgression des règles du fonctionnement social comme de ses propres valeurs, ce faisant, il participe de la souveraineté de la Reine et devient ainsi un quasi Arthur. On verra d’abord la puissance de celui-ci décroître lorsqu’il sera devenu l’ennemi de Lancelot.

37- au Lancelot dramatique qui conjugue les forces de la raison pour assumer la fatalité, correspond un rapport au temps qui fait alterner les cycles de l'espoir et du désespoir, de la satisfaction et de la frustration. Période indispensable à la résolution de la crise, préfigurée par l’évanouissement devant le Graal, elle débouche sur la mort dans l'ermitage qui réintroduit le héros dans le cycle spirituel en le faisant accéder à l'immortalité. En effet, si Lancelot meurt « moine chantant messe », c’est que son initiation est achevée, il est véritablement devenu un roi-prêtre. Mais, sans Guenièvre, le serait-il devenu ?

38Cette interrogation semble assigner à Lancelot des attributs et des fonctions qui échappent normalement à son statut. Le thème mythologique du Roi des Poissons est présent incontestablement dans l’épisode du riche roi pêcheur, il rappelle la capacité du héros à garantir la fécondité, la fertilité et la prospérité du groupe social. Tirant argument du caractère chtonien et aquatique de Lancelot, d’être de l’au-delà de chevalier vert, que nous soulignons, Henri Fromage pense que ce thème a été christianisé depuis la figure héroïque et chevaleresque du personnage par le génie courtois, voyant se profiler, derrière le chevalier un personnage mythique, de la troisième fonction. Notre réflexion sur le passage éclaire ce débat. A la lumière des épisodes précédemment décrits, il nous paraît en effet que nous assistons à un triple passage – des enfance aquatiques aux exploits chevaleresques – de l’héroïsme à l’amour courtois – de l’amour courtois au monde spirituel. Tout semble donc bien indiquer un glissement progressif d’une fonction à l’autre.

39D’abord, le personnage de Lancelot est inséparable de la première fonction, il participe de la royauté d’Arthur dont il garantit la souveraineté, l’un et l’autre sont complémentaires et solidaires, ils partagent même la reine. A eux deux, ils marquent le dédoublement de la souveraineté19.

40Si Arthur, figure mithraïque20, assume incontestablement la prospérité et la paix du royaume, ne combat pas lui-même (il laisse ses chevaliers s’engager à la poursuite de Méléagant), détient le pouvoir spirituel que lui confère son alliance avec Merlin, Lancelot « justicier rigoureux et redoutable » semble bien hériter de traits Varunesques ou Oddhinesques, lui qui « signe avec la pointe de sa lance », lance « contre laquelle se brise l’épée du guerrier ». Comme Varuna, il agit non comme un combattant mais comme une sorte de destin ou de magicien renversant l’âme du combat et les chances de victoire (il passe au milieu des lions, consulte son anneau pour transfigurer le combat). Loin d’être proprement un dieu guerrier Varuna n’intervient que pour fausser le jeu du guerrier21 et l’on voit Lancelot ainsi combattre au pire ou anonymement. Comme Oddhin, Lancelot par ses interventions paralyse ses adversaires, ouvre rochers et montagnes (la dalle du cimetière), comme lui il dispose du javelot. Passant d’un état à un autre, (des royaumes des fées à la cour d’Arthur), le mythe de Lancelot ne vise-t-il pas à articuler, dans le passage dont il est la figure, les deux portes de l’univers ?

41D’autres traits nous paraissent le rattacher à la première fonction – le fait qu’il n’apparaisse que rarement sous ses propres armes, ce qui le rend invisible à ses ennemis et comme doué d’ubiquité mystérieuse ; ainsi dans le Roman en Prose, lors du combat des Cent Chevaliers, il prend les armes de Galehaut, le fils de la Belle Géante – son attribut est la lance liée à l’idée de souveraineté – ses aventures lui font connaître de nombreux simulacres de mort, il reste parfois absent à lui-même, sauvage et forcené – il met fin aux enchantements de la Douloureuse Garde – ses interventions sont souveraines, il tranche par les armes, s’en remet à leur sort pour décider du droit, il est « immédiat, universel, multiface ». Enfin, il est lié par le sang aux Gardiens du Graal et l’issue de sa vie appartient encore à la première fonction.

42Par ailleurs, les aspects héroïques du personnage ne sont pas négligeables, à la cour d’Arthur, il passe pour le meilleur chevalier du Monde et sa vaillance est à nulle autre pareille quand il combat les armes à la main, chevalier étincelant.

43Pourtant, il reste le lointain, l’extérieur, l’étranger (il n’est pas celte de Domnonée mais de Gaule) et ses origines aquatiques le rattachent à la fonction nourricière et fécondante quand il conçoit Galaad dans le sein de la fille du riche roi pêcheur.

44Cette énumération montre le caractère insaisissable du personnage, tellement que, pour reprendre l’expression de Michel Pastoureau, on peut « tenter de le saisir de tous les côtés ». Tout se passe en fait comme si, au fil de ses aventures, son caractère s’euphémisait vers la protection, la fécondité. Il semble que d’une figure de prêtre-roi, païenne et souveraine, on passe insensiblement au fil des aventures et des éditions successives du roman, à une christianisation du mythe.

45La Quête du Graal, chaudron d’abondance des celtes, révélateur des exploits chez les Nartes, vase d’immortalité, qui apparaît dans les récits arthuriens sous influence cistercienne, est sans doute le lieu où s’opère ce passage.

46Au Sid se substitue alors le paradis chrétien, aux voyages et gestes symboliques par lesquels les héros tentent de purifier le cosmos et la force impersonnelle qui l’agite fait place une religion du salut aux fins universelles.

47Ceci nous est confirmé par les travaux d’hagiographie locale sur saint Fraimbault, le doublet chrétien de Lancelot, lequel chassait les démons, rendait aux aveugles l’usage de la vue et rendait les femmes stériles capables d’engendrer, dont les cultes évoluent eux-mêmes de l’image de souveraineté du prêtre roi qui a trait à la magie vers celle qui a trait à la fécondité. Ainsi les processions circulaires du Lundi de Pentecôte l’invoquent, au bocage du Bas Maine, comme protecteur des moissons. Phénomène assez répandu. De ce point de vue, Lancelot est vraiment un héros celtique dont la fonction, comme l’a bien vu Christian Guyonvarch22, à propos des héros irlandais, se fragmente, s’émiette en une trinité ou une infinité de personnages.

48Les couleurs de Lancelot seraient à analyser dans ce sens, du chevalier lumineux (1ère fonction) qui désarçonne Hélain et porte sur ses armes trois bandes de gueules (2ème fonction), ou à l’écu vermeil, au chevalier vert qui rend vie à la Terre Gaste. Il porte alors la couleur de la classe productrice. Ceci renforcerait notre hypothèse d’une attraction tardive de la fonction productrice sur le personnage dans la mesure où le roman Sir Gawain and the Green Knight date de la fin du 14ème siècle, sorte de légitimation culturelle. Comme Lug, au moins tel que nous le restitue le roman médiéval, Lancelot apparaît bien, in fine, transcendant toutes les classes et assumant toutes les fonctions (héros polyfonctionnel).

49Assumant la mise en contact d’aspects parfaitement antagonistes, Lancelot est donc voué au vocable de la Trinité (il est le valet de Trèfle), il est bien le Médiateur. Deux arguments appuient cette hypothèse – la cohérence, la société médiévale connaissant un passage important aux 12ème 13ème siècles, celui de l’héroïsme à la sainteté, dont témoigne l’essor des croisades. La sublimation du héros vers une position hors normes et hors classes est en cohérence avec le projet des donneurs d’ordres, fonder un ordre nouveau, synthèses de trois civilisations, l’occidentale, la celte, l’orientale – le second argument est le contrôle qui entend subséquemment, exercer en même temps un contrôle social dans le passage à la sainteté et réconcilier les deux types de l’idéal médiéval en formant une société meilleure « associant pour toujours les spécialistes de la politique, du droit et de la plus haute religion et ceux de la guerre avec les maîtres de la richesse et de la fécondité »23. Galaad peut alors exister et le cycle se renouveler.

50Figure surgie de l'imaginaire indo-européen, Lancelot est un objet/sujet intermédiaire, une réalité qui n'est pas donnée au sens, qui ne l'a pas été, ou encore le sera peut-être. Sa triplicité ontologique en fait pour nous au sens propre et figuré donc symbolique, une figure sans cesse réactivée de nos jours en ce temps que Rémy Hess nommait jadis « Le temps des médiateurs ».

51Gilbert Durand définit la fonction imaginaire, on le sait, en terme de trajet, donc de relation, et la médiation n'étant que du domaine de la relation aura donc à voir avec les figures de l'imaginaire comme celle de Lancelot, chevalier triplice ayant pour fonction de mettre en relation trois ordres sociaux qui sans lui s'ignoreraient.

52La dialectique qui veut qu'on s'oppose à tout prix ne vaut donc pas tant que la dialogique qui fait tenir en tension des figures adverses, comme en Lancelot culminent les trois figures fondatrices des ordres indo-européens.

53Les médiateurs post-modernes24, éducateurs, thérapeutes, animateurs, favorisent, dans une même tension, la communication avec leurs partenaires, et pour chacun avec lui-même tant au niveau des comportements qu'à celui des structures. Porteurs de l'intention dramatique du monde, ils sont en effet sans cesse pris dans une injonction paradoxale :

54- celle de leur commande le plus souvent publique, qui définit leur mission de manière injonctive en déterminant leur statut (service public directement ou par délégation), comme Lancelot est, à la cour arthurienne, le garant de la souveraineté du roi, il en est le héros et le hérault, il en magnifie les positions,

55- celle de la demande des publics rencontrés, des propositions auxquelles ils doivent accéder en se référant au terrain, à l'horizontalité des pratiques, leur rôle consiste alors à interpréter les signes circulant tout en accompagnant les publics, les initiatives etc. la figure du clerc est ici plus présente comme adjuvant, lecteur des volontés de l'au delà, guide sur les chemin des aventures arthuriennes, attentifs aux récurrences des figures archaïques.

56Entre ces deux positions, nos modernes médiateurs doivent mobiliser leur capacité à jouer des paradoxes pour revisiter archaïsme et modernité et les coudre ensemble, cordonniers des habits du profane avec la poix du sacré.

57Comme le héros des passages, ils favorisent les transitions, les relations, plus occupés à promouvoir le libre jeu des rôles sociaux qu'à garantir des statuts. Il est d'ailleurs probable que c'est du fait des investissements imaginaires que sous-tend cette activité, qu'elle continue à fonctionner en toute ambiguïté19 connaissant même de nos jours un développement quasi exponentiel si l'on considère la demande sociale.

58Si c'est à partir du réel que l'homme, souvent, crée d'autres mondes, si cette création témoigne de sa liberté, il doit beaucoup au corps, aux instincts, dans son existence comme dans sa capacité. Il est situé socialement, à la croisée des influences internes et externes, du dit et du non-dit : l'Imaginaire parle, agit nos comportements d'autant plus sûrement que nous l'ignorons. Pour le Médiateur, ceci est en tout cas exercice quotidien (à la fois référence et outil) dans la mesure où l'exercice de cette activité requiert en principe constamment mobilisation de l'imagination créatrice mais encore où nous mettons justement l'accent, dans les pratiques culturelles, sur les différents niveaux de lecture et d'interprétation du monde symbolique.

59Comme l'a montré Jean Chevalier22 les symboles sont le cœur de la vie imaginaire, de la nôtre et de celles des publics que nous rencontrons. Toute médiation est ainsi nécessairement vécue, pour être opératoire, comme révélation et exercice de l'instance symbolique, médiation entre des données imaginaires et réelles, aussi parce que les symboles révèlent, qu'ils utilisent des vecteurs artistiques, socioculturels, éducatifs… Si les secrets de l'inconscient, conduisent aux ressorts les plus cachés de l'action, ouvrent l'esprit sur l'inconnu et l'infini, la médiation et de ses niveaux d'intervention, d'élucidation, de conscientisation ne saurait y échapper.

60A l'opposé d'une logique qui se bornerait aux limites étroites et provinciales d'un temps et d'un espace ethnocentriques, l'usage du symbole permet de manier ensemble les réalités de l'existence et les composantes imaginaires du désir, du phantasme, de la fantaisie. Au fond, l'exercice de la médiation est actualisation de la reconnaissance du trajet anthropologique.

61Car, on voit bien dès lors que la puissance imaginante a affaire à plusieurs niveaux de lecture et de compréhension : individuel, social et culturel comme lieu communautaire et source, le médiateur assumant la tension entre les pôles de l'Imaginaire et du Réel, permet une structuration individuelle et sociale, dans un monde autre que le monde diurne habituel, il donne occasion à chacun de transgresser les limites de la quotidienneté. Exercice qui n'est pas sans risques ni sans dangers en même temps qu'il leur fournit l'ouverture vers des zones insoupçonnées de leur être individuel et du corps social en devenir.

62Utilisant concomitamment culturanalyse (Edgar Morin), analyse multiréférentielle (Jacques Ardoino), anthropologie symbolologique (Gilbert Durand) et sociologie du quotidien (Michel Maffesoli)), nous travaillons, depuis un quart de siècle, en croisant ces différentes approches dans une perspective complémentariste, à tenter une synthèse que nous pensons constructive entre les diverses approches de l'Imaginaire, dans nos pratiques de la médiation en relation avec nos terrains d'enquête et d'action. Car, c'est par le jeu symbolique que le sujet se construit dans la tension, dans le dynamisme nécessaire, le contact (Eliade) entre le miracle et les événements qui tissent notre vie.

63Aucune des trois instances Réel/Symbolique/Imaginaire ne pouvant fonctionner de façon autonome, il est nécessaire d'user d'une approche transversale pour confronter, dialectiquement, rationnel et inconscient, irrationnel et conscient. Le courant de l'anthropologie symbolique concourt ainsi, à l'élaboration d'une véritable philosophie du mythe et du symbole tendant à révéler une logique générale dépassant les aventures individuelles et les ethnocentrismes. La symbolique nous restitue l'ordre du langage en nous permettant de mieux communiquer, par les contenus de l'Imaginaire ainsi mis à jour, entre diverses instances et leurs niveaux d'élaboration et de compréhension. Le symbole n'est jamais donné une fois pour toutes, il s'éprouve « divers, multiforme, polymorphe ». Il informe et donne forme aux pratiques sociales.

64La médiation est ainsi, comme instance symbolique et parce qu'elle l'est, un temps privilégié pour l'exercice de l'imagination chez l'individu dans la mesure où les situations qu'elle développe exigent une participation d'acteur. L'élaboration imaginaire s'y opère d'autant plus concrètement qu'il se trouve confronté à des situations profondément ambivalentes, ce qui est toujours dans la nature même de la médiation, conduisant les individus et les groupes à effectuer rencontres et interactions simultanément et à plusieurs niveaux.

65De fait, le médiateur (qu'il soit éducateur, enseignant, animateur, manager), ne saurait jamais être séparé du contexte social où il évolue avec ses partenaires. Il est situé au sein d'un rapport de forces, d'un cortège de représentations, mais encore dans le jeu des mythes et utopies qu'il véhicule et qui l'agissent. Il prend ainsi en considération la complexité du jeu des significations sociales au sein desquelles il s'exerce dans la reconnaissance de l'Imaginaire Social comme magma, ensemble dynamique et chaotique, d'où émergent des significations, des images ou des figures supports de la création, qui sont ouverture au sens, au monde et sont le matériau même de son intervention, dans la théâtralisation de la vie quotidienne dont il participe. Nous avons ainsi appliqué ces analyses aux stratégies du développement local revisité dans le sens d'une ouverture au sens25.

66Le médiateur, dans la mesure où il est souvent conduit à questionner statuts et hiérarchie, à interrompre parfois brutalement les efforts d'ordre et d'organisation, à s'étayer sur le donné naturel institué qui s'offre à lui, la société, tente son institution au travers de deux figures fondamentales que Castoriadis appelle le « legein » (travail sur les représentations) et le « teukhein » : (travail sur le faire social visant le changement social : dans une intervention sociale qui provoque des changements.

67A l'inverse d'une logique dualiste et déterministe figeant irrémédiablement les choses et les êtres en les réduisant à leurs fonctions sociales, la voie symbolique conduit singulièrement le médiateur comme porteur de cette voie, notamment dans l'accomplissement des rituels26, à réintroduire le tiers que la raison positiviste nous avait fait exclure, y compris de l'analyse de ces pratiques sociales dont nous constatons qu'elles sont loin d'obéir à des logiques mono-dimensionnelles.

68Car le médiateur dans son rôle de mise en relations, du fait même de ses multiples polarités, est en effet condamné, par exigence professionnelle et éthique, à la rencontre des opposés. Il facilite l'interpénétration. Puisque interface et dynamique, il provoque des bouleversements dans les significations sociales liées aux rapports entre les êtres. Toujours positionné entre les réalités et l'imaginaire ambiant, pluridimensionnel, il exprime, même et surtout s'il n'y a pas intentionnalité des acteurs, des relations, réalise des synthèses, pose des analogies. De là découle forcément une complémentarité possible entre les êtres, la projection dans la réalité concrète de solidarités, d'un nombre infini de dimensions à leur coopération, leur situation dans le cosmos.

69La médiation nous semble être le lieu où se révèlent les tensions et les conflits entre les communautés humaines, l'interpénétration des groupes sociaux, où se font jour les expériences d'altération, les solidarités humaines et la multidimensionnalité des pratiques culturelles, dans un double mouvement que Maffesoli décrit dans le même temps, entre sacré et profane, comme manifeste et dissimulé27. D'où la nécessité, sauf à manquer l'humain, de prendre en compte la polysémie des symboles, la richesse des référentiels proposés par nos partenaires, et encore les rapports dialectiques que le médiateur entretient toujours avec les pouvoirs et qui resurgissent au moment où l'on s'y attend le moins, lors même que la rationalité marchande et la modernité technique mondialisée pensent en avoir capté le dynamisme, réglementé les pratiques et aseptisé le sens. La médiation peut encore être temps de la révolte, analyseur de l'institué social et culturel, lieu d'expression des cultures minoritaires, étouffées, honteuses ou demeurées, marginales et instituantes.

70Pontife post-moderne, le médiateur est soumis ainsi à trois usages de sa praxis – idéologique quand il s'agit de dire le projet et de mobiliser ses partenaires – co-constructeur de messages dans le partage des significations proposées – pratique et opératoire quand il construit, dans l'interaction, un espace déterminé par l'interrelation. Ce faisant il se transforme tout en transformant le monde.

71C'est dire, au passage, que l'exercice de la médiation comme position heuristique et opératoire s'inscrit dans une sociologie et une psychosociologie de l'intervention sociale et de l'implication. Nous retrouvons là la figure « en carrefour » du héros des passages et des rencontres.

72Si pour Michel Maffesoli28, la reconnaissance d'une ambivalence structurelle du donné social débouche sur l'acceptation du monde tel qu'il est, la figure pérenne du prêtre roi gardien des marches, héros des rencontres et des passages, habite la figure post-moderne du médiateur, lequel ne cesse de mettre en rapport, comme l'a vu Jean Caune29 : il réalise des rapports longs, ceux qui, à partir d'un point de vue transcendant, donnent du sens à l'action, c'est la référence à la problématique de la Quête omniprésent dans le roman de Lancelot, des relations interpersonnelles et l'on retrouve ici les images de La Rencontre30, lorsque le héros, en ses trois figures assume celle, transversale de la transgression des formes sociales héritées, de l'espace et du temps vécu.

73Lancelot Saint Fraimbault, figure mythique, nous présente une structure de médiation à la fois historique et anhistorique.

74Sa prégnance provient sans doute de ce qu'il suscite « une adhésion motrice de réflexion et d'engagement car il est et demeure lieu de passage entre le visible et l'invisible. »

Notes de bas de page numériques

1 Lancelot I, Livre de Poche, Bibliothèque médiévale, 1994, p. 409.
2 Ibid. , p. 493.
3 G. Dumézil, Mythe et Epopée I, Paris, Gallimard, 5ème édition, 1986, p. 197, Drona est l’incarnation de Bhraspati, le précepteur des dieux. Dumézil le qualifie de « dieu chapelain ».
4 Cf G. Bertin, Gaignebet Cl. et L., Promenades en Normandie avec un guide nommé Lancelot du Lac, Corlet, 1992.
5 Georges Bertin, La quête du saint Graal et l'imaginaire, Condé, Corlet, 1997.
6 Réjane Molina, « La chapelle royale Saint Frambourg de Senlis et le Graal », in La Légende Arthurienne et la Normandie, collectif dirigé par J.C. Payen, 1983.
7 Cf Colloque « Le Conte de Fée en Normandie », dir. J.C. Payen, Rânes, 1984, éd. de l'Orne en Français et Corlet.
8 Collectif La Légende arthurienne et la Normandie, Condé, Corlet, 1983 (dir. J.C. Payen).
9 C’est encore un trait commun avec Drona que cette association du héros à l’eau : puits, citernes, passages de gués, Pont sous l’Eau.
10 Lancelot, Roman du 13ème siècle, Paris, UGE, 10/18, 1983, p. 96.
11 Ibid. , p. 97.
12 Lancelot du Lac, Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1991, p. 457.
13 J. Laffitte Houssat, Troubadours et cours d’Amour, Paris, PUF, 1966, p. 79.
14 E. Jung et M.L. Von Franz, La Légende du Graal, Paris, 1988. p. 19.
15 Lancelot, op.cit., p. 547.
16 G. Bertin, La fête des lances dans l’ancien diocèse du Mans, in Les Romans de la Table Ronde, la Normandie et au delà, Condé, Corlet, 1987.
17 J. Boulenger, Les Romans de la Table Ronde, t. 3, Paris, UGE, 1971, p. 83.
18 Ibid. , p. 267.
19 G. Dumézil, Les dieux souverains des indo-européens, Gallimard, 1977, p. 59.
20 G. Dumézil, Mythe et Epopée, op. cit., p. 145.
21 G. Dumézil, Les dieux souverains des indo-européens, op .cit., p. 27.
22 C. Guyonvarch et F. Leroux, La civilisation celtique, Ouest France U. 1990, p. 143.
23 G. Dumézil, Mythe et Epopée, op.cit., p. 299.
24 Remi Hess, Le temps des médiateurs, Paris, Anthropos, 1969.
25 Georges Bertin, Du mythe et de l'imaginaire à l'intelligence du social, thèse d'HDR, Université Paris 5 Sorbonne, 1999, direction Michel Maffesoli.
26 Jean-François Gomez, Le Temps des rites, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
27 Michel Maffesoli, La conquête du Présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
28 Michel Maffesoli, La conquête du présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 41.
29 Jean Caune, La médiation culturelle, une construction du lien social, article inédit mis en ligne le 22-11-1999, U. Grenoble III.
30 Voir collectif, La Rencontre, chemin qui se fait en marchant, Strasbourg, Arcanes, éd. Apertura, 2000.

Pour citer cet article

Georges Bertin, « Lancelot du Lac, héros multifonctionnel, récurrences d’une figure indo-européenne du prêtre gardien du bocage sacré au médiateur post moderne. », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1022.


Auteurs

Georges Bertin

Groupe de Recherche sur l’Imaginaire de l’Ouest, GRIOT, Université Catholique d’Angers