Loxias | Loxias 12 Le récit au théâtre (1): de l'Antiquité à la modernité | I. Le récit au théâtre 

Anne Baretaud  : 

Le récit comme acte dans les tragédies bibliques du XVIe siècle

Résumé

A travers un corpus de tragédies d’inspiration biblique (notamment : Jephté de Claude de Vesel, Les Juifves de Garnier, La Famine de La Taille, Pharaon de Chantelouve et La tragédie du sac de Cabrières, restée anonyme), il s’agit d’envisager la double singularité du récit de catastrophe : d’une part, situant hors scène le dénouement, il produit le paradoxe d’un discours qui prend le relais du spectacle, mais impose une rhétorique de l’évidence qui est un véritable substitut de l’action : plus que la scène, ce sont les effets presque hallucinatoires des images vives qui instaurent une terreur et une fascination médiates (quelqu’un parle) et immédiates (cette parole fait voir). D’autre part, ces récits finaux tendent à modifier la place du spectateur qui devient alors, à l’instar des personnages, le témoin direct de la scène évoquée. Alors la scène et le public se rassemblent en un cérémonial quasi-religieux autour de l’acte présent et absent du récit.

Index

Mots-clés : catastrophe , cérémonial, récit de théâtre, théâtre, tragédie humaniste

Chronologique : XVIe siècle

Texte intégral

1La tragédie humaniste est un objet singulier qui reprend le modèle formel des tragédies grecques et latines ; aux sources mythologiques et parfois contemporaines s’ajoute le texte biblique, notamment les épisodes de l’Ancien Testament susceptibles de fournir un écho aux conflits religieux qui se développent avec violence durant la seconde moitié du siècle. Participant au mouvement d’illustration de la langue française, ces tragédies religieuses empruntent elles aussi aux modèles antiques des thèmes, des procédés et une structure dramaturgique. Le récit de théâtre, plus particulièrement, est le lieu de reprise d’un certain nombre de topoï propres au genre, mais aussi le moment d’une invention ou d’une variation singulière ; elliptique dans le traitement de l’action tout comme dans sa « leçon » religieuse, le texte biblique suppose un effort d’amplification qui justifie souvent le recours aux modèles antiques. La tragédie humaniste comporte trois grands types de récits : en début de pièce tout d’abord, un récit mémoriel ancre la fiction dans l’histoire d’un individu, d’un peuple, d’une collectivité religieuse. Ainsi le Prophète, à l’ouverture des Juifves1 de Garnier, inscrit les infortunes présentes d’un peuple élu, puis « cent fois maudit », dans l’histoire des premiers pères Isaac et Jacob, et dans l’enchaînement des « calamitez » subies. Au cours de la tragédie, d’autres récits relatent un événement important ou l’annoncent : Judith, dans la pièce d’Adrien d’Amboise intitulée Holopherne2, décrit elle-même la vision du crime qu’elle commettra. Enfin le récit de dénouement constitue l’aboutissement d’une angoisse créée, tout au long de la tragédie, par une multitude de signes annonciateurs : si la tragédie humaniste ne joue que très rarement des effets de surprise, elle sait instaurer en revanche un climat d’appréhension tel que l’effet d’attente conduit directement à ce récit de catastrophe.

2C’est cette dernière catégorie que nous souhaiterions ici analyser, en considérant la double particularité de ces récits de dénouement : d’une part, situant hors-scène l’acte tragique par excellence, ils produisent le paradoxe d’un discours qui prend le relais du spectacle en imposant précisément une rhétorique de l’évidence comme véritable substitut à l’action : plus que la scène, ce sont les effets presque hallucinatoires des images vives qui instaurent une terreur et une fascination médiates (quelqu’un parle). D’autre part, cette parole fait voir : dans ce dernier cas, ces récits tendent à modifier la place du spectateur qui devient alors, à l’instar des personnages auditeurs présents sur scène, le témoin direct de la scène évoquée. Dans le cadre des tragédies d’inspiration religieuse, ce phénomène acquiert d’autant plus de valeur que la « cérémonie » théâtrale est un miroir offert aux collectivités catholiques ou protestantes. L’acte du récit, tout à la fois présent et absent, passé et actuel, scelle le rassemblement entre la scène et le public : il tend à devenir un acte mémorable qui justifie la fin de la tragédie.

3Le corpus principal est constitué de quatre tragédies d’inspiration vétéro-testamentaire : Jephté3, de Claude de Vesel, relate l’histoire tragique du chef militaire Jephté ayant commis l’imprudence de faire un vœu avant la bataille par lequel il s’engageait à sacrifier la première personne qui irait à ses devants en cas de victoire. Or il s’agira de sa propre fille Iphis. La tragédie de Chantelouve intitulée Pharaon4 (1576) est l’un des plus anciens exemples de tragédie biblique écrite par un catholique ; elle met en scène un roi intransigeant et montre la fin sinistre qui l’attend. Moïse est représenté comme un héros rebelle qui s’oppose légitimement aux injustices du tyran. La tragédie de La Taille, La Famine ou les Gabéonites5, représentée en 1573, fait suite au récit des malheurs de Saül, roi déchu dont la destinée est illustrée dans Saül le furieux. David, son successeur, est contraint de mettre à mort la descendance de Saül afin de ramener la prospérité dans le pays. Enfin Les Juifves6 de Garnier constitueront notre dernier exemple. A cet ensemble de tragédies d’inspiration strictement biblique s’ajoute une tragédie religieuse et militante, La Tragédie du sac de Cabrières7, une des rares pièces du XVIe siècle traitant d’un événement récent de l’histoire française, à savoir en 1545 le siège de cinq mille hommes devant Cabrières d’Avignon que les Vaudois avaient soustrait au contrôle de la Légation Pontificale et transformé en château fort hérétique.

4Le récit final constitue donc le moment-clé de l’économie tragique par sa double fonction de consommation d’un malheur jusqu’alors seulement appréhendé, et de clôture du texte par l’exposé détaillé d’un événement irréversible. Moment attendu, il est l’ultime discours ample et construit, auquel seules les lamentations des personnages restant sur scène ou quelques commentaires prophétiques peuvent succéder. L’intrusion du mode narratif dans le texte théâtral est tout d’abord opérée grâce aux tournures visant à attiser l’attente des spectateurs, attente incarnée par le ou les personnages auditeurs sur scène, qui réclament alors avec insistance un récit circonstancié du drame dont ils n’ont pas été témoins. Ainsi Mérobe, fille de Saül, supplie-t-elle le messager de La Famine : « Je te pry, conte-moy tout leur supplice entier » (v. 1164). De la même façon, dans le Jephté de Vesel, c’est Storge, mère de la jeune sacrifiée, qui encourage le messager à se révéler : « Déclare tous les maux que tu portes couverts » (v. 1597). Ce désir d’être renseigné s’adresse souvent à un messager qui n’est jamais intervenu au cours de la tragédie. Son seul statut de témoin anonyme garantit la précision des renseignements donnés ; le messager répond ainsi à Storge qu’il se propose d’offrir « l’histoire toute nue » (v. 1603), précaution tout oratoire puisque l’intrusion du narratif va justement autoriser, en quelque sorte, un phénomène d’amplification et de plaisir dans l’évocation du détail réaliste. Toutefois le narrateur n’est pas toujours la figure traditionnelle du messager ; le statut du personnage autorise alors plus fortement l’expression, dès le début, d’une réelle prise de position face au spectacle auquel il a assisté. Dans Les Juifves, c’est significativement le Prophète qui ouvre et clôt la tragédie, incarnant la singularité de ce temps biblique qui excède les limites de l’épisode : le récit mémoriel initial déplorait les malheurs historiques d’un peuple et invoquait la Providence, tandis que le récit final puise confirmation de cette malédiction en relatant ce nouvel exemple. La colère du Prophète est dirigée contre celui qui a été l’ « exécrable instrument de la rancœur céleste »8 (v. 1840), c’est-à-dire Nabuchodonosor, et qu’il apostrophe en premier lieu avant son récit : « O Barbare cruel, homme avide de sang ! » (v. 1837). Parce qu’il s’agit d’un prophète, la requête juridique adressée à Dieu se substitue à la captatio traditionnelle :

Je t’atteste, Eternel, Eternel je t’appelle,
Spectateur des forfaits de ce Prince infidelle (v. 1847-48)

5Cette prise de position du narrateur avant même le début du récit est d’autant plus intéressante quand la tragédie se veut un acte de foi militante : c’est le cas dans la Tragédie du Sac de Cabrières, où le récit final est assumé par Polin, capitaine général de l’armée et converti au cours de la pièce à la cause protestante. Sa voix repentante prouve le miracle de la foi :

Amis, oyez : oyez la barbare fureur […]
Je suis cause du sac : ma langue au moins confesse
Que tout ce sang par toi est épandu, traîtresse ! (v. 1537-40)

6Développant les procédés oratoires susceptibles d’entraîner l’émotion de l’assistance, par le recours à une poétique de l’évidence, Quintilien conseille d’ailleurs à celui qui veut émouvoir de provoquer en lui-même un état émotionnel artificiel. Les effets de compassion ou de colère exprimés par les différents narrateurs s’inscrivent donc dans le recours aux procédés rhétoriques traditionnels du movere. En l’occurrence, le messager est une sorte de porte-parole de la communauté qui l’écoute, puisque les auditeurs sont tous Vaudois : le Syndic, représentant et chef de la communauté, le Maire et le chœur incarnant les prisonniers du village de Mérindol encouragent le conteur nouveau converti à leur cause : « Reprenez votre haleine et nous dites. »

7Ainsi les procédés caractéristiques du Prologue pour éveiller l’attention des auditeurs sont ici repris pour signifier l’intrusion d’un moment fondamental dans l’économie tragique, et singulier du point de vue générique. L’attente ainsi créée va être comblée par un récit qui se substitue à l’action, tout en offrant un tableau, une image susceptible de se fixer dans l’imagination du spectateur : entre cette nécessité de construire un récit élaboré, qui restituerait le rythme des événements grâce à un style vif et rapide, et une description richement ornementée, fondée sur le recours aux hypotyposes, se situe tout le paradoxe du récit de catastrophe. En effet, sous l’apparence d’un simple récit des faits, le narrateur, qui s’est présenté comme un individu troublé et ému au point de ne plus pouvoir parler, propose cependant un discours très organisé. La Tragédie du sac de Cabrières nous en offre un exemple tout à fait frappant : le récit de Polin est en effet structuré en quatre parties bien délimitées : la mort du fils du Syndic (auditeur du récit), la mort des mères et de leurs enfants, la mort des maris et enfin l’annonce de la mort de Catderousse, l’un des militaires. Cet enchaînement des drames suit les déplacements du narrateur témoin : « Après, où j’entendis les plus grands hurlements / J’y cours » (v. 1597). Les déplacements de Polin sont donc une garantie du respect de la succession temporelle des événements, mais les effets d’attente crées entre chaque micro-récit laissent penser à une forme de mise en scène plus élaborée. Ainsi le narrateur prépare-t-il ses auditeurs entre chaque épisode, comme autant d’avertissements ponctuant ce long discours d’horreur : « La mort de leurs maris à la leur ne ressemble » (v. 1648). Ce vers de transition souligne bien la volonté de fasciner l’auditoire, quand bien même ce serait par un effet d’attente morbide : l’originalité des différentes morts ici soulignée traduit le souci d’offrir un récit non seulement construit mais varié, inédit. Il est fréquent, de la même façon, que le narrateur commence son récit par une description des lieux, ce qui lui permet de créer un décor dans lequel pourront évoluer les différents protagonistes du drame. Dans La Famine ou les Gabéonites, les enfants sont sacrifiés sur un mont où ont été placées sept croix pour leur supplice. Le messager explique alors l’installation des « spectateurs » :

L’un s’esbranche à un pin, les autres à un chesne,
Cestuy à un laurier, cest autre à quelque fresne,
Les uns montent dessus des murailles brisees (v. 1175-1177).

8Cette précision permet de situer le récit et, par cet effet de réel, de lui offrir davantage d’efficacité. Car le but est bien de se substituer à l’action hors-scène, comme en témoigne le recours aux procédés de l’evidentia, qui permettront de faire voir l’acte absent de la scène : comme le rappelle Marc Fumaroli, « le vœu profond de la rhétorique, c’est de s’accomplir en dramaturgie. Celle-ci réduit et rend presque invisible la médiation entre la chose évoquée et le destinataire de l’évocation – elle accomplit l’idéal de l’orateur9 ». Le récit de catastrophe est précisément ce moment rhétorique inscrit au cœur même d’une fiction représentée, et qui va en reproduire les caractéristiques par le développement d’images vives. L’emploi du présent de narration et d’une multitude de verbes d’action en sont les premiers signes. Relatant le premier assaut de Cabrières par le chef militaire, Polin affirme :

Il entre et à couvert, suivi par ses pendarts
Se saisit de la porte (v. 1550)

9De même, les protagonistes du drame relaté s’expriment généralement au style direct, comme la fille de Jephté qui dans une prière demande à Dieu le pardon pour son peuple :

[…] mets la punition
Sur moi de mes parents et de ma nation (v. 1655)

10Mais le recours à ces procédés est tout à fait traditionnel dans un récit qui cherche à faire voir l’action sur scène. Le traitement du rythme narratif, en revanche, permet au narrateur d’alterner l’action et la description : or ces temps de pause dans le récit constituent de véritables tableaux fascinants, et l’image vive construite par leur description réaliste est d’autant plus efficace qu’elle appartient au domaine de l’horrible. Plus la description est précise, plus l’horreur imaginée est censée provoquer un véritable état de stupeur chez le spectateur. Ainsi cette description initiale de Sédécie et ses compagnons, dans le début du récit de catastrophe des Juifves, semble avoir pour finalité d’opérer un véritable rapt du spectateur par son pouvoir d’évocation :

Le Roy que la fureur embrasoit au dedans,
Comme un bucher farci de gros charbons ardans,
Y entre forcené, monstrant à son visage,
Et à ses yeux affreux, l’horreur de son courage.
Fait venir nostre Roy, pale, maigre, hideux,
Et les princes du peuple attachez deux à deux :
Le poil long et meslé leur tomboit sur la face,
Leur barbe mal pignee espoississoit de crace,
Leur dos courbé plioit sous le servile poix
Des chaisnes qui serroyent leurs bras couchez en croix,
Les jambes leur enfloyent sous les fers escorchees,
Et leur sein degoutoit de larmes espanchees. (v. 1897 et suite)

11Amital elle-même qualifie cette première description de « spectacle funebre », mettant ainsi l’accent sur le caractère très théâtral d’un discours qui se complaît dans le détail horrible, et décrit finalement la transfiguration des protagonistes en acteurs d’une scène terrifiante : la dégradation de leur physionomie, ce « poil long et meslé » et cette « barbe mal pignee », mais aussi la douleur physique symbolisée par ces « bras couchez en croix » sont autant de préparatifs à la mise en scène de l’acte final. La rhétorique de l’évidence requiert en effet des points d’ancrage dans l’imagination, et ce n’est pas tant l’intégralité d’un récit qui provoque la stupeur, mais l’arrêt sur un élément extrêmement précis, et qui dès lors focalise l’attention par sa crudité même. La peinture du tout par les parties constitue d’ailleurs l’un des procédés descriptifs propres à l’enargeia. Dans La Famine, le récit de la crucifixion des enfants est particulièrement éprouvant pour les auditeurs, notamment en raison d’une insistance sur des détails du supplice qui sont comme mis en exergue du discours10. Ainsi le fer entre dans les chairs « si fort, que les bourreaux / Faisoyent sur les gros clous rebondir les marteaux » (v. 1235). L’image saisissante de cet objet, et de son rebondissement presque grotesque, mêle l’horreur à la fascination. Le Messager poursuit d’ailleurs sa description en insistant sur le bruit de ces marteaux, et par un effet d’amplification ce détail morbide emplit l’espace de la montagne tout comme l’espace de la scène :

Le bois geint sous l’acier : tout autour la montaigne
Double le son des cous, et toute la croix saigne,
Et par force le fer d’entrer dedans persiste. (v. 1237-39)

12L’acharnement à sacrifier devient un acharnement à raconter l’indicible : le spectacle terrifiant que les spectateurs ont eu besoin de voir est le lieu d’une fascination, tout comme Médée jouit du spectacle de sa vengeance à travers la mort de ses enfants. Dans le récit de catastrophe, horreur et beauté se côtoient, comme si le déploiement d’effets stylistiques riches, par le plaisir narratif qu’ils produisent, et les images vives qu’ils engendrent, substituait à un certain degré l’émotion esthétique aux sentiments de crainte et de pitié. Tel est bien l’effet surprenant de l’intrusion d’une fiction narrée dans un système de fiction représentée : l’acte absent devient un artefact poétique, quand bien même il suscite des émotions fortes. Si le récit se donne comme artefact par opposition à la scène, il pose alors la question développée par Aristote de l’acte d’imitation à l’origine de l’art poétique, qui suppose un écart par rapport à l’objet représenté : « nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité » 11. En effet l’esthétisation du récit, notamment les jeux de mise en scène cités précédemment, produisent une sorte de cadre dont les riches enluminures médiatisent l’horreur de la peinture elle-même. En effet l’enargeia, participant autant de l’ornatus que du récit est un art de la description détaillée qui se rapproche fortement de l’ekphrasis. Alors l’effet cathartique, sans disparaître, se divise ; petite œuvre au sens de la grande œuvre qu’est la tragédie, le récit vient rappeler que la transfiguration artistique est la condition même de l’émergence des sentiments chez le spectateur. Fiction narrée et fiction représentée ne cherchent pas à donner l’illusion mimétique du réel : elles en offrent au contraire une médiatisation subtile, capable de susciter les émotions pérennes et mémorables des œuvres d’art. Perrine Galland-Hallyn souligne ainsi, dans son étude sur les poétiques humanistes de l’évidence, que la « théorie même de la représentation vive prévoit sa propre dénonciation en tant qu’artifice, puisque l’auteur doit intervenir dans son texte, établir un lien personnel avec le sujet traité […]. Ce procédé ambigu a pour double effet d’accentuer et de dénoncer simultanément l’illusion de présence, tout en privilégiant finalement la phantasia au détriment de la mimésis12 ».

13Il en est ainsi du récit du messager dans Jephté : le sacrifice de la jeune vierge, « la pucelle aux beaux yeux », occasionne un portrait aux accents pétrarquistes :

Devant le triste autel la vierge étant venue,
Offrande destinée et prête à immoler,
Comme brésil venant la blancheur violer
D’ivoire, un teint vermeil comme roses, de honte
Des gens qui l’enceignaient, à la face lui monte.
[…] Et ses cheveux qui font à l’or pur déshonneur
[…] Nature à sa façon et grâce accoutumée
Une splendeur nouvelle avait lors allumée
Pour à sa chaste mort faire un dernier présent
Comme est en se couchant le soleil plus plaisant. (v. 1604 et suite)13

14Ce « soleil plus plaisant », nul doute qu’il s’agisse du plaisir du spectateur assistant dans l’effroi à une scène qui, transfigurée par le mode narratif et la création d’images vives, est une petite tragédie en soi, comportant ses rites d’ouverture ainsi que son acte mémorable, et surtout demeurant un spectacle attirant. Si la description se substitue à l’action, c’est surtout par cette capacité à figer des images stupéfiantes, à se constituer en tableau, tout comme le réel a placé le témoin en situation de spectateur immobile, frappé d’étonnement, mais aussi de témoin susceptible de se remémorer. Le portrait de la jeune vierge met l’accent sur la clarté, en accord avec l’origine même de l’enargeia, qui se concentre sur l’aspect particulièrement net et brillant d’un objet mis en lumière. Le public est en train d’assister, en finale de tragédie, à l’acte mémorable qui prend la forme d’un tableau scintillant, et qui retient autant par le plaisir que sa vision suppose, que par l’horreur du sujet traité. Le portrait possède ici, en outre, l’intérêt d’offrir un modèle moral : or le caractère édifiant de la tragédie humaniste dépend de l’élaboration d’exemples de vertu, d’où l’abondance des héros de type stoïciens. L’association du portrait et de l’image est la garantie au théâtre de son efficacité didactique14.

15Plus l’élément dans la description est concret, petit, plus il attire l’attention. Ainsi dans la Tragédie du sac de Cabrières, Polin relate les efforts des mères pour sauver leurs enfants du massacre auquel elles assistent finalement impuissantes :

Ce petit peuple, hélas !, petit peuple de lait,
Par glaive et feu est mort, chacun sur les mamelles
Qui l’avaient allaité : un petit pouls en elles,
Dans la flamme aperçu, montrait leurs grandes douleurs
Non point pour leur mort propre, ains pour celle des leurs. (v. 1634-38)

16 L’attention de Polin a été captivée par un élément singulier, infime, qui devient le signe paroxystique de la souffrance au sein de ce récit topique du massacre des Innocents : ce « petit pouls » désigné par le témoin lui-même comme une manifestation de la douleur des mères, traverse l’espace de la représentation pour retenir l’imaginaire des spectateurs. Aimanté par l’horreur d’un acte absent, mais si bien décrit qu’il en devient présent, le spectateur subit en effet la même pétrification que Rézefe, mère des enfants crucifiés dans la tragédie de La Taille. Sa course folle pour arriver à temps au supplice, au spectacle d’horreur, s’interrompt brutalement devant l’acte perpétré :

Elle s’arresta là, comme un rocher Alpin,
Que ny foudres, ny vens, ny les pluyes qui roullent
Journellement du ciel aucunement ne croullent,
Immuable, chenu, horrible et plein de neige. (v. 1268-71)

17A nouveau la beauté brillante côtoie l’horreur, et le récit de catastrophe arrête en quelque sorte la course de la crainte et de la pitié, pour y substituer l’hébétude et le mutisme. C’est que le spectateur des tragédies, suspendu à la parole d’un locuteur et à ce qu’elle fait voir, est devenu lui-même un témoin direct. Tendant au réalisme, le procédé de l’ekphrasis, dont nous avons souligné la proximité avec la description détaillée d’une fiction comme une œuvre d’art à part entière, par sa pratique du morcellement, offre finalement un tableau presque onirique et souvent cauchemardesque. Happé par ces gouffres de l’imagination que sont les détails vrais, le spectateur joue le jeu tragique que lui a réservé le narrateur : sa place en est sensiblement modifiée, et son rôle prévu par le texte lui-même.

18Les personnages présents sur scène au moment du récit de catastrophe sont souvent les victimes secondes du drame relaté ; mères, maris, épouses, filles attendent un discours circonstancié qui comblera leur curiosité tout en mettant fin à leurs espoirs. Ces auditeurs internes à la fiction constituent le miroir d’un public susceptible, dans un second degré, de compatir à leurs souffrances. A cet effet d’écho traditionnel s’ajoutent les spectateurs directs du drame : le narrateur témoin, certes, qui est un intermédiaire puisqu’il est présent sur scène, et tous les protagonistes qui interviennent à l’intérieur du récit. Or leurs réactions, accentuées par les mises en valeur lyriques du narrateur, constituent le modèle à partir duquel s’enchaînent les attitudes des auditeurs sur scène, et enfin celles des spectateurs dans le théâtre. Cette double mise en abyme fonde la singularité du récit final dans la tragédie humaniste, car elle va autoriser une communion qui tend à confondre la place et le rôle des différents auditeurs.

19Dans le récit final de la Famine, le narrateur est très explicite sur l’attitude des témoins directs de la crucifixion des enfants. Ainsi, après le discours particulièrement émouvant du Seigneur de Gabéon qui offre les enfants en sacrifice à Dieu, le messager précise : « A ces mots un chacun pleure piteusement » (v. 1219) et revient plus loin sur ces lamentations collectives : « Tant que le peuple esmeu de pitié se contriste » (v. 1240). En guise de précaution oratoire et afin d’accroître l’émotion suscitée chez les auditeurs sur scène et hors-scène, le messager prétend ne pouvoir poursuivre un tel récit : « Car qui seroit celuy qui sans s’évanouir, / Voire mourir de deuil, pourrait le reste ouir ? » (v. 1225). La suite du discours s’adressera donc à ceux qui ont été prévenus de son caractère insoutenable, et comme pour mieux souligner l’écart entre une communauté effondrée et les victimes sacrifiées, le stoïcisme des enfants est rappelé :

[…] les sept fils, qui d’un regard serein
Temoignent leur grand cueur : car la tache de crainte
N’estoit aucunement en leur visage peinte. (v. 1182-84)

20La glorification des victimes passe par l’insistance sur leur dignité, leur constance et leur fermeté face au supplice et à la mort. Comme le souligne le messager, « ceux que l’on plouroit ne pleurent nullement » (v. 1220), et seule cette différence de comportement permet à la communauté des auditeurs de s’unir autour d’un acte incroyable. Le stoïcisme des enfants relève de l’inouï, voire du miraculeux ; c’est ce moment d’exception que se propose de relater le récit de catastrophe, afin que sa singularité demeure gravée dans les esprits comme le moment d’une illumination par la foi. Or, à ce moment précis, les pleurs en cascade des trois niveaux d’auditeurs se confondent parce qu’ils ont été les seuls capables d’entendre, et de voir, médiatement ou immédiatement, ce que nul sans « mourir de deuil » ne pourrait tolérer. Tel est le sens des paroles du messager à la fin de Pharaon : si le narrateur insiste moins sur les morts que sur les prouesses de Moïse, il demeure conscient d’avoir assisté à un événement unique :

Deçà l’eau voyant tout, je m’en tournai soudain
Annoncer, seul témoin, cet exploit inhumain. (v. 1410)

21Seul témoin du miracle, le messager est parvenu, grâce à sa description vive et réaliste du passage des eaux, à faire de Térinisse présente sur scène, et des spectateurs, des témoins directs de la scène : leur adhésion à ce miracle a déplacé les frontières de la fiction présente et absente. Le rassemblement des auditeurs pluriels autour d’une parole fondatrice constitue la première étape d’un cérémonial quasi-religieux15 qui a lieu pendant ce moment singulier du récit de catastrophe où l’éloquence de l’orateur et sa capacité illusionniste ont ouvert la voie à l’enthousiasme.

22 Le deuxième élément caractéristique d’un rituel religieux est l’inscription dans le récit d’un ensemble de références à la gestuelle et plus généralement aux manifestations physiques des témoins directs. La constance des protagonistes de l’épisode relaté provoque ainsi la même stupéfaction que celles des hypotyposes évoquées précédemment. Ayant accepté le sens de son sacrifice, la fille de Jephté, par exemple, est bien la seule de la troupe « sans jeter larme » tandis que « chacun du peuple est lamentant » sa mort (v. 1610). Le caractère prodigieux du récit, à son paroxysme lorsqu’il décrit le sacrifice, provoque l’étonnement au sens littéral, c’est-à-dire chez les témoins directs, mais aussi sur scène et dans l’assistance un « merveilleux silence » (v. 1638). Il s’agit bien d’une merveille, d’un événement inédit, qui clôt l’épisode relaté, puis la tragédie, puis la représentation théâtrale. Après la crainte et la pitié, le mutisme s’impose, ce que retranscrit bien la traduction de Florent Chrestien : « une admiration et un muet silence » (v. 1678). Chez Garnier également, à la fin des Juifves, le caractère insoutenable de la mort des enfants sacrifiés devant leur père, premier spectateur impuissant, provoque chez les protagonistes témoins directs une émotion que le narrateur décrit très précisément :

Les uns se retiroyent, ou destournoyent les yeux,
Les autres, gemissans, detestoyent terre et cieux,
Se battoyent l’estomac, se couvroyent le visage (v. 1933)

23Ces attitudes très théâtrales apparaissent comme autant de didascalies qui autoriseraient les spectateurs sur scène et dans la salle à laisser transparaître, eux aussi, les manifestations de leur compassion. L’horreur de ces morts provoquera, comme dans Jephté, un mutisme, « un silence, un effroy » (v. 1951) qui seront les signes de la fin de la tragédie.

24Figés dans une attitude qui mime la douleur ressentie grâce au pouvoir évocateur de la parole, les différents auditeurs imitent enfin l’union supposée par l’acte de remémoration autour duquel se réunit la communauté religieuse. Il ne leur reste plus qu’à prier, et le texte à nouveau autorise l’apparition de cette voix collective. Dans la Tragédie du sac de Cabrières, les personnages présents sur scène sont tous concernés par les morts relatées. Ainsi le Syndic est apostrophé par Polin :

[…] D’Oppède voit de loin
Votre femme, Syndic, qui cachait en un coin
Votre petit enfant (v. 1553-56)

25L’émotion est ainsi redoublée par la présence sur scène du père comme auditeur. Les paroles de la mère retranscrites au style direct dans la fiction, provoquent déjà à un premier degré le pathétique de la scène, l’enfant supplicié devenant un « petit témoin de Christ » (v. 1587). Le narrateur lui-même intervient pour faire de ces premiers morts des martyrs : « Ainsi tous deux, brûlant, sont morts pour Jésus-Christ » (v. 1589). A ce commentaire répondent des vers proférés par les assistants comme autant de prières. Le Maire déclare ainsi que « le Seigneur au ciel a reçu leur esprit » (v. 1590), avant que le Syndic ne déplore : « Mon fils tu as souffert, petit, la mort bien dure » (v. 1592). Orchestrée par le narrateur, cette prière collective unit la communauté autour d’une horreur mémorable qui constitue une première étape dans le processus de célébration élaboré par le récit. Tragédie à la gloire des martyrs protestants de la cité de Cabrières, cette pièce doit se conclure en effet sur un sens à donner à toutes ces victimes innocentes ; ce premier épisode se conclut sur la belle mort du martyr, avant que le narrateur reprenne son récit. La tragédie devient ici acte de mémoire qui appelle un acte de foi. Telle est bien la portée de l’avertissement du Maire, qui prédit la mort prochaine de Catderousse, l’un des « bourreaux » : « Que sa mort toujours soit aux plus grands en mémoire » (v. 1687). Ce récit de catastrophe, exemplaire des souffrances subies par une communauté protestante majoritairement représentée dans le public, ne peut devenir mémorable que s’il intègre le récit sans fin des malheurs bibliques. Ainsi le chœur prendra le relai du récit de catastrophe en retraçant les massacres de Jézabel, Antioche et Hérode. Intégré à l’histoire commune de la souffrance d’un peuple, l’épisode de Cabrières puise une légitimité nouvelle, et acquiert un sens dans l’histoire du Salut. Le récit final du narrateur a permis à un épisode tragique de devenir une histoire mémorable digne d’un martyrologe. Alors le récit de catastrophe, tout en délimitant l’espace de la tragédie, ouvre l’espace de l’adhésion religieuse, en un cérémonial susceptible d’unir les trois mondes d’auditeurs.

26L’événement prédit et annoncé par une multitude de signes au cours de la tragédie, cet acte dont l’éventualité engendrait l’appréhension, et dont l’accomplissement fait naître la stupeur, est absent de la scène. Le recours au procédé du récit de théâtre offre à la tragédie une somptueuse glorification de son sens : représentant malheurs et souffrances, la tragédie, tout comme le récit, médiatise le réel et nous en fait le spectateur actif, par l’adhésion au drame relaté, par la compassion et par le désir de recueillement que la peinture saisissante d’un acte tragique a éveillé. Dans les tragédies de source biblique, et à vocation souvent militante, le récit de catastrophe a le mérite d’unir une communauté autour de la conscience de ses meurtrissures : l’élaboration d’un rituel aux accents religieux associe l’immédiateté de l’acte (cette présence d’images rendues évidentes), à la réitération du souvenir devenu pérenne grâce à la célébration de tous. Alors l’enthousiasme poétique est inséparable de l’enthousiasme religieux, venant témoigner d’un « miracle moral16 » susceptible d’être contemplé par tous comme un modèle, et une œuvre d’art.

Notes de bas de page numériques

1 Représentée en 1583, la tragédie des Juifves relate le supplice de Sédecie, roi de Jérusalem et coupable de rébellion contre le roi d’Assyrie, Nabuchodonosor ; ce dernier met à mort la descendance de Sédecie avant de le rendre aveugle. Il s’agit de la dernière tragédie de Garnier, dramaturge catholique.
2 Pièce de jeunesse, mais publiée à Paris en 1580 par A. D’Amboise, auteur catholique : exemple de foi et de soutien moral, Judith incarne la victoire du peuple juif, faible et peu nombreux, face à l’armée puissante de Nabuchodonosor.
3 En 1566, Claude de Vesel, protestant, traduit la tragédie latine de Buchanan intitulée Jephte sive votum (1554) ; Florent Chrestien traduira à son tour la tragédie en 1567. Les deux traductions sont présentes dans l’édition du Théâtre français de la Renaissance, La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, 1566-1567, vol. 3, textes édités et présentés par Régine Reynolds Cornell, Rosanna Gris, Daniela Boccassini et al., L.S. Olschki, Florence, P.U.F, Paris, 1998.
4 La Tragédie à l’époque de Henri III, 1574-1579, vol. 1, textes édités et présentés par Christiane Lauvergnat-Gagnières, Lisa Wollfe, Marian Meijer, et al., Olschki, Florence, PUF, Paris, 1999.
5 Tragédies de Jean de La Taille, STFM, Paris, 1998.
6 Les Juifves, Les Belles Lettres, Paris, 2000.
7 La Tragédie à l’époque de Henri II et de Charles IX, 1566-1567, op.cit. Probablement composée vers 1566 et représentée à Genève, cette tragédie relatant le martyr des protestants est restée anonyme.
8 Lieutenant de Dieu, Nabuchodonosor, malgré son caractère tyrannique, est effectivement celui par lequel s’accomplit la vengeance divine. Comme le souligne Elliott Forsyth, « presque toujours le rôle du Tyran est subordonné à celui de la vengeance divine, qui frappe ou menace l’agresseur, ou qui fait servir sa tyrannie même au châtiment d’un peuple qui s’est livré au péché » (La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640) : le thème de la vengeance, Champion, Paris, 1994, p. 168).
9 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, Droz, Genève, 1996, p. 271.
10 Concernant cet aspect, voir Franck Lestringant, « On tue des enfants. La mort des fils de Saül dans La Famine ou les Gabéonites de Jean de la Taille », édité par S. Bellenger, Le théâtre biblique de Jean de la Taille, Champion, Paris, 1998, p. 167-187.
11 Aristote, Poétique, 1448b, Le Livre de Poche, Paris, 1990.
12 Perrine Galland-Hallyn, Les yeux de l’éloquence, Poétiques humanistes de l’évidence, Paradigme, Orléans, 1999, p. 101.
13 On trouve un portrait comparable dans Les Tragiques, où l’auteur reprend le topos de la beauté du martyr : « Nature s'emploiant sur cette extremité / En ce jour vous para d'angelicque beauté : / Et pource qu'elle avoit en son sein preparées / Des graces pour vous rendre en voz jours honorees, / Prodigue, elle versa en un pour ses enfans / Ce qu'elle reservoit pour le cours de voz ans : / Ainsy le beau soleil monstre un plus beau visage, / Faisant un soutre clair soubs l'espaiz du nuage, / Et se faict par regrets, et par desirs aimer, / Quand les raions du soir se plongent en la mer. » (IV, v. 1263-1272)
14 Comme le souligne Peter Burke, la vertu morale des images à la Renaissance est fondamentale, et justifie le développement des portraits, et des exemples moraux gravés ou peints. Que le discours rejoigne la rhétorique de l’évidence lors du récit de catastrophe est en ce sens intéressant : le moment final de l’élaboration d’une figure exemplaire est lié à la construction d’une image (La Renaissance européenne, Seuil, Paris, 2000).
15 Voir Olivier Millet, « La tragédie humaniste de la Renaissance (1550-1580) et le sacré », in Le Théâtre et le sacré, édition A. Bouvier-Cavaret, Klincksieck, 1996.
16 Marc Fumaroli, op.cit. p. 10. L’auteur emploie l’expression au sujet des tragédies de Corneille, où il voit « un principe divin à l’œuvre, autour duquel la convergence des admirations peut se faire ».

Pour citer cet article

Anne Baretaud, « Le récit comme acte dans les tragédies bibliques du XVIe siècle », paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 28 février 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=935.


Auteurs

Anne Baretaud

Professeure agrégée et doctorante à l’université d’Aix-Marseille (Directeur de recherches : Jean-Raymond Fanlo). Intitulé de thèse : Représentation, cérémonie, rite : la tragédie humaniste (1550-1583)