Loxias | 65. Jean Rolin : une démarche littéraire ambulatoire | I. Jean Rolin : une démarche littéraire ambulatoire 

Antoine Jurga  : 

Jean Rolin ou la dilution géo-graphique du soi

Résumé

La recherche des marques et des traces constitue un détour proprement littéraire aux confins de lieux fermés ou ouverts, apparaît comme un nécessaire truchement pour investir des espaces résonant avec soi, confirmant la présence au monde de l’individu. La littérature de Jean Rolin privilégie la dilution de soi dans un territoire que l’Histoire a modelé, permettant, dans un second temps, d’y lire les traces d’une présence auctoriale prenant en charge un récit dans lequel les pans biographique et géographique articulent un mouvement commun vers une plus grande vérité. Comment l’œuvre de Rolin façonne-t-elle en retour l’univers dans lequel elle est projetée ?

Index

Mots-clés : biographie , espace, géographie, lieux, Rolin (Jean)

Texte intégral

1Dans Terminal frigo1, Jean Rolin évoque, au milieu de l’ouvrage, un fait divers dramatique qui survient le 15 novembre 2003. Une passerelle d’accès au navire le Queen Mary 2, en cale sèche pour sa construction, cède sous le poids des visiteurs. Quinze personnes, qui étaient venues pour le visiter lors de sa construction, sont tuées et vingt-huit autres sont blessées. Ce fait divers occupe trois pages dans l’ouvrage de Jean Rolin. Il en évoque un autre, tout aussi rapidement, dans les dernières pages : « À 20 heures, tandis qu’au fond de la salle, sur un écran de grande taille, la chaîne Euronews présente des images horrifiantes de l’attentat de Madrid, au premier plan les Indiens menacés de licenciement jouent au billard sans leur accorder ne serait-ce qu’un regard » (TF, 251). Les faits divers sont enregistrés, s’additionnent aux faits sociaux, historiques et personnels. Ils ne constituent pas la matière première du récit dans la mesure où celui-ci s’élabore avant tout comme un tissu où se cumulent des strates mises à jour dans une géographie circonscrite aux lieux d’échanges, aux plateformes de liaisons, endroits qui marquent un entre-deux entre le hic et l’illac, le nunc et l’olim. Le port est un lieu ouvert sur un autre monde pas forcément lointain. Jean Rolin opte pour la superposition des strates de l’histoire et des faits pour dire le réel de la vie échappant à l’expression. Cette manière de convoquer dans un même lieu des temporalités accumulées permet d’éprouver l’existence de l’homme dans un continuum. Il fait se frotter l’individu à l’Individu conditionné par sa pérennité et sa géographie. L’intimité des hommes se lit alors dans leur engagement, celui des capitaines des navires, du syndicaliste Roger Gouvart, de l’ingénieur indien Sunny Paul, dont les traces demeurent visibles pour qui se donne la peine de fouiller le temps et l’espace dans ses moindres surgissements.

2L’individu est aussi écrivain et la part personnelle se lit alors en filigrane dans l’œuvre, comme point repère parmi de nombreux autres. Les ouvrages2 de son abondante et régulière publication proposent une expression du soi diluée à travers des parcours et des lieux. Par exemple, le début de Terminal frigo concerne des faits remontants à la Seconde Guerre mondiale sans articulation immédiate mais certaine avec le récit de soi. L’empilement événementiel se poursuit à travers le travail des dockers, les luttes syndicales, les chantiers navals, les déplacements erratiques, les rencontres et découvertes de l’auteur dont il se fait le témoin. Comment l’ancrage incertain et la déambulation assumée, dans une géographie qui livre des traces fugitives des marqueurs du présent et du passé aux observateurs attentifs, permettent-ils de penser sa propre présence au monde ?

3Jean Rolin choisit d’inventer une topographie signifiante qui donne à lire les traces de l’homme, des vies dont les engagements ont marqué le territoire. Il fait se croiser dans un lieu circonscrit aux zones portuaires l’histoire majeure et mineure – des faits divers, des faits de guerre, des faits sociaux –, à la fois dans leur verticalité et leur horizontalité. En effet, il invite le lecteur à concevoir la place de l’individu dans le temps et l’espace et la manière de conceptualiser ces aspects pour pouvoir les vivre en conscience. L’auteur propose de parcourir les lieux dans une perspective historique (verticale) mais également dans sa dimension cosmopolite (horizontale) de conjonction des vies. Cette volonté littéraire occupe largement l’écrivain qui a déjà usé de ce procédé dans d’autres ouvrages3. Dans La Clôture par exemple, il circonscrit son propos à une zone géographique délimitée aux portes de Paris et convoque dans ce lieu les figures de l’Histoire, notamment celle du maréchal Ney qu’il mêle au récit de l’agitation actuelle sur les boulevards portant des noms célèbres. Il élabore une perméabilité du temps et de l’espace pour penser la place de l’individu et sa résistance à la compréhension des traces fugitives de nos mémoires collectives et individuelles. Plus simplement, Jean Rolin pose les questions : Où voit-on l’Histoire, celle produite par les hommes ? D’où peut-on la percevoir ? Où voit-on les traces de vies humaines ? Et la mienne ? En quoi je suis constitutif de cette Histoire ?

4Le fait divers, concernant la passerelle d’accès au Queen Mary 2, assure la liaison avec les autres faits disséminés dans l’œuvre. Il est une émergence du présent de l’écriture dont la strate s’établit sur d’autres appartenant à l’Histoire. Le lecteur « voyage » de Saint-Nazaire à Marseille-Fos en passant par Calais, Dunkerque, Le Havre, lieux marqués par la guerre et le transit, mais également dans « l’épaisseur » du temps lié à l’Histoire de ces sites. Le port est ainsi considéré comme une ouverture, un lieu de faille, au même titre que le livre. La passerelle assure, par la métaphore, le moyen de connecter les éléments divers des états successifs du monde. L’accident rappelle un passé sombre lié à l’endroit. Par conséquent, Jean Rolin donne à lire un travail de chercheur sur une archéologie récente qui s’ancrerait à la période troublée de la Seconde Guerre mondiale. Sa littérature interroge donc l’Histoire du XXe siècle, et en particulier la « déchirure » du siècle entérinant la fin de l’illusion du progrès, qui dessine une trajectoire rectiligne, à laquelle l’errance proprement rolinienne s’oppose. Pour circonscrire les fouilles, l’auteur choisit les zones portuaires dans lesquelles il considère le cosmopolitisme (Kurdes, Indiens, Français, Philippins, Egyptiens, Birmans, Grecs, Sri-lankais, Ghanéens, Turcs…) dans un rétrécissement de la terre à une géographie que constitue la zone d’observation. Il y mêle recherches historiques et généalogie personnelle.

5Ainsi, l’écrivain organise des strates temporelles dans une volonté palimpsestique. Si l’histoire empile les époques, le livre les déplie pour le parcours du lecteur qui, de même, déambule par les matières scripturale et littéraire. Le lecteur passe brutalement du bassin de Saint-Nazaire de l’époque contemporaine à celle de la Seconde Guerre mondiale : « Beaucoup de soldats britanniques sont morts lors de l’assaut donné à cette jetée, dans la nuit du 27 au 28 mars 1942. » / « Le bassin de l’avant-port et le sas de l’entrée sud, était alors hérissé d’ouvrages défensifs. Il est bâti aujourd’hui de petits immeubles […] » (TF, 11). Jean Rolin use d’un biais particulier permettant de lire les « formations » de l’Histoire empilées dont on peut examiner une tranche, où se mêlent les « dépôts » de l’histoire personnelle. Le port de Saint-Nazaire renvoie au navire le Jean-Bart durant la Seconde Guerre mondiale, qui lui-même en appelle à l’épisode de Casablanca au cours duquel l’oncle de Jean Rolin se distingua. L’auteur compile les archives, les articles de presse, les extraits de carnets de bords des capitaines concernés et les témoignages. À son retour en septembre 2003, Jean Rolin retrouve le Queen Mary 2 dont le prestige se substitue à celui du Jean-Bart au lieu même du quai d’armement d’une autre époque : « la façade blanche du Queen Mary 2, amarré au quai d’armement dans la forme C des Chantiers » (TF, 56). La maison du pendu, présente à deux reprises dans le récit, constitue un repère, une liaison entres les strates de l’archéologie récente. Jean Rolin s’appesantit sur les ruines pour leur qualité de traces indéniables d’un passé qu’il fait ressurgir. Le récit s’élabore alors à travers une progression en retour augmenté, comme les paysages et architectures, sur les ruines desquelles se reconstruisent de nouveaux espaces, immeubles ou zones industrielles.

Quelques centaines de mètres avant l’embranchement, sur la droite, de la route menant à la jetée du Clipon, se dressent au milieu des dunes les ruines d’une maison dont il semble qu’elle n’ait jamais été achevée, et qui est connue localement sous le nom de « maison de la folle » ou de « maison du pendu ». Les recherches que j’ai entreprises à son sujet, tant auprès du Port autonome, sur le territoire duquel elle est bâtie, que de la mairie de Loon-Plage, dont elle dépend administrativement, ne m’ont pas permis d’en apprendre davantage. Tout au plus en ressort-il qu’avant les travaux d’agrandissement du port de Dunkerque entrepris à la fin des années soixante, et le percement concomitant du canal des Dunes, il existait entre Loon-Plage et le Clipon une continuité territoriale qui, avait entraîné dès le début du XXe siècle le développement, sur le littoral, d’une station balnéaire, y compris un casino, dont toute trace a aujourd’hui disparu, à l’exception peut-être de ces ruines qui en constitueraient le dernier vestige. En ce samedi 9 août, la maison du pendu, perchée au sommet d’une petite butte, se détache sur un environnement d’autant plus désolé qu’il vient d’être consumé par un feu de broussailles, et que sur le sol ainsi mis à nu et noirci apparaissent des restes de blockhaus débités en menus morceaux. (TF, 71-72)

Il y a trente ans, dit le pilote du port de Dunkerque à la retraite, dans le cours de pilotage, la maison des Dunes, à Loon-Plage, était désignée comme la maison de la folle. On disait que c’était une Anglaise qui avait commencé à la construire, avant la guerre, et qu’elle n’avait pas eu le temps de la terminer. » « Moi, dit l’ancien pâtissier, j’ai toujours entendu appeler ça la maison du pendu. C’est un mec qui s’est pendu là, pendant la guerre, il y a même des gens qui ont vu son fantôme... » Puis le pilote, pour en avoir le cœur net, téléphone à un ami originaire de Loon-Plage, un médecin, donc a priori un type fiable, au courant de tout ce qui se dit dans le village, et assez âgé pour connaître les origines de la maison et de la légende qui l’entoure. Mais le médecin, s’il se souvient du temps où l’on allait à pied de Loon-Plage à la mer, peut seulement confirmer que, dans son entourage, cette ruine a toujours été connue sous le nom de maison du pendu. (TF, 97-98)

6L’écrivain observe une archéologie dont la plus lointaine strate remonterait au premier tiers du XXe siècle. L’errance liée au principe de la littérature ambulatoire » en longeant ce chantier », amène Rolin à découvrir des vestiges mais surtout autorise un accès à un réel qui s’impose par sa rencontre inopinée. Les premières ruines remarquées sont celles « monumentales d’une jetée qui jusqu’à la Seconde guerre mondiale avait accueilli des paquebots ». À ce premier repère, il faut ajouter les années 1940 : « les ruines d’un édifice unique en son genre, inachevé, vraisemblablement destiné au ravitaillement en combustible des sous-marins allemands ». Plus proche de notre époque, Jean Rolin évoque les années 1970 puis 1980 à travers la disparition des industries portuaires, auxquelles strates il faut additionner l’époque contemporaine de l’écriture, c’est-à-dire le début du troisième millénaire. L’écrivain choisit une forme littéraire conditionnée par sa propre errance ou déambulation physique, qui après une observation surplombante des lieux, considère le monde à hauteur d’homme dans un processus inchoatif, et dont l’impression est celle d’une notation en avançant qui ne saurait distinguer une hiérarchie des choses.

En longeant ce chantier, puis ce qui restait de la plage, j’atteignis les ruines monumentales d’une jetée qui jusqu’à la Seconde Guerre mondiale avait accueilli des paquebots, et par la suite des pétroliers. Avec la fermeture des raffineries de Pauillac et du bec d’Ambès, au milieu des années quatre-vingts, le port pétrolier a disparu, la jetée, désaffectée, a commencé à se désagréger, et son unique accès terrestre est désormais condamné par une grille. Depuis 1976, le Verdon, apparemment sans grand succès s’efforce d’attirer les porte-conteneurs – d’où les autruches mésozoïques –, auxquels il épargne la remontée du fleuve jusqu’aux quais de Bassens. Le jour où je l’atteignis, le terminal ne connaissait aucune activité, même si, un peu en retrait, des ouvriers étaient occupés à dresser de grands bûchers de traverses de chemin de fer.
À côté de ce terminal, au pied du bâtiment de la capitainerie, se voient les ruines d’un édifice unique en son genre, inachevé, vraisemblablement destiné au ravitaillement en combustible des sous-marins allemands, et constitué d’une demi-douzaine de cuves cylindriques, de dimensions monumentales, enchâssées dans une gangue de béton. Également en béton, la paroi de chacune de ces cuves fait près d’un mètre d’épaisseur. Certaines sont couvertes et d’autres non. À la base des premières, un gros trou rond permet de passer la tête à l’intérieur, où règne un éclairage sépulcral dispensé par une ouverture carrée pratiquée au sommet de la voûte. De celle-ci, l’eau de pluie tombe goutte à goutte avec des sonorités caverneuses. Quant aux secondes, baignées par la lumière du jour, leur fond est recouvert d’une pièce d’eau qui en épouse les contours, et d’où jaillissent quatre piliers, évasés à la base et au sommet, sur lesquels leur couvercle aurait dû reposer.
Entre le port et le village du Verdon, la route, qui tout d’abord longe une voie ferrée, puis s’en détache à angle droit pour devenir une chaussée pavée, est bordée du côté gauche par une lande qu’occupaient autrefois les citernes du port pétrolier. Le site est dominé par un château d’eau, désormais complètement isolé, sur lequel se distinguent encore quelques traces des peintures de camouflage dont il était revêtu pendant la guerre. Puis la chaussée pavée, avant d’entrer dans le village du Verdon, franchit un petit canal : lorsque je l’ai traversé pour la première fois, ses berges envasées étaient découvertes par la marée basse, et deux oies domestiques vaquaient à la recherche de leur nourriture. (TF, 214 et sqq.)

7Jean Rolin, dans son examen des fouilles portuaires, découvre les ruines d’un édifice destiné au ravitaillement en combustible des sous-marins allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. La description proposée s’apparente à une notation scientifique des lieux qui se borne à un discours objectif et descriptif. Les cuves cylindriques qui accueillaient les sous-marins allemands s’apparentent à des grottes naturelles où ruisselle l’eau de ravinement : « l’eau de pluie tombe goutte à goutte avec des sonorités caverneuses ». Les cuves finalisées constituent de véritables tombeaux de la mémoire collective : « règne un éclairage sépulcral ». L’édifice est demeuré inachevé en raison sans doute des aléas de la guerre. Il représente une coque vide sur un passé douloureux pour métaphore de la mémoire. Les contours, que l’eau épouse, disent ce qui fut par l’expression de l’absence et ce que le temps a soustrait de notre vision. L’auteur et le lecteur observent depuis les bords : « À la base des premières, un gros trou rond permet de passer la tête à l’intérieur », la béance d’un réel qui appartient à l’Histoire de ces lieux. Il oppose la découverte personnelle des lieux, comme possible surgissement d’un passé que l’individu tente d’assimiler pour vivre aujourd’hui, au discours préétabli qui explicite l’époque. Il précise à l’ouverture d’un chapitre : « Dans la version que l’Histoire a validée » (TF, 39) pour souligner la falsification du monde que le discours déjà formulé élabore. Thierry Guichard précise dans son article consacré à l’écrivain : « Et il se trouve souvent que le cœur d’une époque, pour Jean Rolin, se découvre quand on en arpente les marges. Du coup, le réel semble plus fort que toutes les fictions4. » L’auteur fait une autre proposition que celle du discours général de l’Histoire dont il a montré les failles. Il invente une écriture pour combler les espaces demeurés vides, entre les strates des états du monde. Il place la part de vérité propre au récit autobiographique dans la rencontre des choses pour lesquelles le lecteur n’oppose aucun doute. L’ouvrage est assurément élaboré avec minutie, composé avec pertinence. Cependant le lecteur reçoit une œuvre qui semble s’élaborer sous ses yeux et dont l’économie dépendrait davantage du hasard. Jean Rolin propose une littérature du vagabondage qui confirme, par sa déambulation erratique, l’invention littéraire consistant à observer le monde depuis soi à travers un discours en œuvre plutôt que par celui recomposé de l’Histoire qui comme dans la littérature réaliste assure une intelligibilité univoque du monde.

8Terminal frigo peut se lire comme une autobiographie liminale en raison d’un dispositif narratif qui ne se contente pas de demeurer au seuil d’une zone de l’ineffable constituée par l’histoire intime de Rolin. Elle s’articule avec une filiation dont les résurgences prennent ancrage dans les zones portuaires. L’auteur a directement à voir avec une navigation, qui, ici paradoxalement, ne s’éloigne pas des zones frontières – tampon entre le terrestre et le maritime. Rolin investit la charnière des deux espaces pour y expérimenter un déplacement avant tout littéraire dans des eaux scripturales. Ainsi, Terminal frigo souligne le goût de l’écrivain pour le voyage entre des courants marins, des strates « liquides » en raison de leur évanescence propre, même s’il s’agit de se rendre, par la terre, d’un port à l’autre afin de tisser une histoire commune entre ces lieux – Saint-Nazaire, Calais, Dunkerque, Le Havre, Marseille. Jean Rolin propose au lecteur un embarquement littéraire, une navigation dans les méandres d’une autobiographie aménagée aux littoraux des matières qui échappent au dire.

9L’écrivain évoque, comme pour les autres motifs de son texte, les liaisons entre l’ici maintenant et l’ici avant. Au cœur de la guerre 1939-1945, la figure de l’oncle surgit à l’ouverture et à la clôture de l’ouvrage. L’activité de journaliste exercée par Jean Rolin le conduit à des recherches sur le terrain mais le goût pour les ports, la navigation et les voyages provient en partie des parentés. Le lecteur parcourt une généalogie du fils à l’oncle en passant par le père dont le cheminement explique en partie la destinée de Jean Rolin écrivain.

Au fond, en dépit de la vaine bravoure déployée dans cette circonstance par la Marine, et du grand nombre de morts inutiles qui en résulta, ces combats de Casablanca ne m’intéressent que dans la mesure où un de mes oncles maternels y prit part. Jusqu’à ce que j’entreprenne des recherches concernant le Jean-Bart, cette part ne m’était connue qu’à travers le récit de la vie de son frère composé par ma mère après la mort de celui-ci, survenue en 1948 en Indochine. […] Quant à mon oncle maternel, l’enseigne de vaisseau Monnier, son nom apparaît dans une proposition de citation adressée à l’amirauté par l’enseigne de vaisseau Guillou, datée du 15 novembre 1942 et ainsi libellée : « Blessé tout au début de l’action, a évacué le commandant grièvement blessé. » (TF, 42-44)

10En outre, l’auteur invite à observer la liaison possible entre l’individu et l’Histoire. Ici, l’intime connaît une élucidation par le biais de l’extime. L’épisode de Casablanca est décliné objectivement dans un premier temps pour être repris sous l’angle autobiographique à travers l’évocation de l’oncle qui a servi sur le Jean-Bart lors d’une phase malheureuse de l’Histoire de France engageant les forces maritimes françaises sous l’autorité de Vichy contre celles des Américains. Dans les dernières pages de l’œuvre, l’auteur évoque à nouveau son oncle à travers le déroulement d’un exercice de tir sur le croiseur Colbert. Le plan intime concernant l’oncle de Jean Rolin croise le plan extime de l’Histoire par son inscription dans les mémoires comme l’opération Torch5.

Dînant avec Damien sur la plage avant, aménagée en restaurant, du croiseur Colbert muséifié, il me revint qu’au tout début des années soixante, au large de Dakar, j’avais assisté à bord de ce navire – magnifique, quoi qu’en pensent les antimilitaristes bordelais – à un exercice antiaérien très bruyant, sinon très concluant, et qui consistait, au moins dans mon souvenir, à tirer de prodigieuses quantités d’obus de 57 et de 127 mm sur une sorte de saucisse volante que remorquait à distance un avion embarqué de type Avenger, proche parent de ce Helldiver qui avait manqué de peu mon oncle maternel lors de l’opération Torch à Casablanca. (TF, 226)

11L’évocation du plan autobiographique se poursuit à travers les déplacements nombreux de l’écrivain qui nous livre son parcours comme délimitation d’un espace de recherche – Saint-Nazaire / Calais / Dunkerque / Le Havre / Marseille-Fos. Il convoque la figure du père pour nous avouer une certaine méconnaissance de sa vie, mise à part le goût paternel pour la littérature de Chateaubriand qui signale à sa façon alors une autre filiation :

Puis j’ai dormi dans un hôtel proche de la gare Saint-Jean, et le lendemain, en chemin vers celle-ci, j’ai fait un détour pour passer sur le cours de la Marne devant la grille de l’École de santé navale (aujourd’hui École de santé des armées) où mon père, dans la seconde moitié des années trente, avait achevé ses études. Finalement, je ne sais pas tant de choses de mon père, et je m’en voudrais de l’évoquer à travers ses années de guerre, dont lui-même ne parlait que très rarement, et toujours en termes dérisoires ou burlesques, un peu à la manière d’un Evelyn Waugh (bien qu’en littérature, sinon en politique, il fût plutôt un adepte de Chateaubriand). En 1991, à l’occasion d’un reportage dans l’adrar des Iforas, au nord du Mali, ayant lié conversation avec le chef en second d’un camp de dissidents touaregs, et évoqué devant lui les années de jeunesse de mon père, lorsqu’il débutait à Gao dans ce métier de médecin militaire auquel il devait renoncer aussitôt après la guerre, il s’avéra presque sans aucun doute, par la coïncidence exacte des dates et des lieux, que son propre père était le sous-officier qui avait accompagné le mien dans ses méharées. Par la suite, et sans me consulter, le chef en second avait improvisé à la belle étoile un petit discours dans lequel il brodait sur cette circonstance, et, en retour, l’ensemble des guérilleros touaregs – à l’exception de ceux, parmi les plus jeunes, qui avaient reçu en Libye leur formation militaire – avait fait une ovation à nos deux pères, ou à la mémoire de ceux-ci. Pour ce qui concerne le mien, si peu que je sache de lui, je suis sûr que rien au monde n’aurait pu lui faire plus de plaisir et plus d’honneur, à titre posthume, que cette ovation désertique. (TF, 226-228)

12La conversation avec le chef en second d’un camp de dissidents touaregs amène l’écrivain à faire surgir une coïncidence. Leurs pères auraient travaillé ensemble. Une ovation à leur mémoire est organisée, que Jean Rolin qualifie de « désertique ». Que dit l’auteur de lui-même dans Terminal frigo ? De même que le père « ne parlait que très rarement, et toujours en termes dérisoires ou burlesques », il en reste à une évocation minimale inscrite dans les traces d’une généalogie et une archéologie des régions portuaires. Jean Rolin demeure au seuil de l’intime, préférant se dire dans une perspective générale ou historique, dans laquelle le sujet occupe une place mineure. La dilution de l’écrivain dans les paysages répond à la dispersion de la matière autobiographique. Le principe du double parcourt l’œuvre ; il permet l’existence, par le biais d’alter ego, d’interstices révélateurs. Le hasard de la vie réunit deux fils, Olivier et Jean, dont les pères s’étaient un jour croisés au Mali. À l’ouverture du roman, l’auteur raconte l’épisode des deux remorqueurs Ursus et Titan sur un estuaire constituant une frontière entre deux rives. Jean Rolin oppose deux leaders syndicalistes Sylvain Ravetta et Bernard Gouvart qui luttent pour conserver leurs autorités sur les dockers. Au sein de cette part autobiographique liminaire, la dualité au cœur d’une littérature déambulatoire est une figuration des deux frères Olivier et Jean Rolin, écrivains tous deux, qui auraient « remorqué » le Jean-Bart, figure du père, jusque dans leurs écrits qui constituent une mémoire renouvelée.

13Le titre de Terminal frigo, au-delà d’une référence mortifère, connotée à un lieu austère et glacial, évoque précisément l’endroit de stockage situé dans les ports mais également la congélation des marchandises. L’animé connait alors une phase de cristallisation nécessaire à l’inscription de son existence dans des strates pérennes : « les eaux jaune paille […] apparaissaient aussi figées qu’une banquise. ». Jean Rolin préfère les zones portuaires aux voyages sur mer. Il désigne ainsi un lieu où l’on entrepose la mémoire. Celle-ci est conservée grâce au froid des zones réfrigérées. Mémoire qui résiste à l’effacement mais qui demeure fragile dans sa conservation. L’auteur figure ainsi un passé dont le surgissement est « froid », c’est-à-dire pour lequel l’émotion est réduite à sa plus simple expression, demeurant perceptible dans une moindre occurrence. Il propose une métaphore livresque de la mémoire. Elle recourt au froid ; il extrait alors une « carotte littéraire » de la « banquise » signalé dans l’incipit6 du récit. Cette image s’articule avec la dilution de l’individu se fondant à un paysage avec lequel il s’accorde. Les gouttes d’eau, résonant dans les cuves construites pour les sous-marins allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, permettent ainsi de saisir cette mémoire. Le glacé retrouve l’état liquide par une lente opération de distillation anamnésique. Les ruines perceptibles ici ou là pour le « voyageur » attentif donnent la mesure d’un espace vide que les gouttes d’eau autorisent à percevoir.

14En réalité, la lecture de Terminal frigo donne l’impression de la présence d’un monde qui se tient dans des interstices du paysage. La fonction du récit est de traverser les différents états successifs du monde. Le lecteur est en quête d’une rencontre puissante, d’un événement de grande intensité mais en réalité la part événementielle est très réduite. Elle marque avant tout le déplacement, la navigation, mais nulle trouvaille. Les choses sont sans relief particulier, plutôt vides, voire absentes, elles deviennent équivalentes dans un flux temporel continu, à l’instar du score du match de football que regardent ensemble les hommes d’équipage venus des pays les plus divers. Leur diversité nationale s’estompe dans l’observation d’une rencontre sportive qui n’engage pas leurs pays respectifs. L’issue du match est alors indifférente. Le livre se finit par la phrase : « le score était toujours de 0 à 0 » pour métaphore globale de l’œuvre. Cette précision renvoie au début du texte lorsque les deux remorqueurs l’Ursus et le Titan – comme deux équipes – sortent de l’estuaire, sous les bombardements de l’aviation allemande, le navire Jean-Bart. Sous le feu de l’ennemi et sans ordre, un des deux abandonne le remorquage. L’un aurait gagné la gloire que l’autre aurait perdue. L’enquête ne permet pas de savoir lequel : « au moment où se termine l’histoire de l’Ursus et du Titan, elle en est pratiquement au même point que si elle venait de commencer. » (TF, 31) Les temporalités se confondent. Jean Rolin nous alerte sur l’absorption des faits par le temps que les « couches » de l’Histoire conservent et qui expriment une indicible présence d’autres humains aux mêmes endroits à des époques différentes. Aujourd’hui, quelle importance peut-on accorder à cet épisode – et aux autres – de la guerre concernant un navire spécifique, à un moment donné ? Qui s’en inquiète ? Quelles conséquences ont pour nous le fait que l’un des capitaines soit passé pour un héros et l’autre pour un couard ? Jean Rolin ne propose ni récit spectaculaire, ni résolution mais plutôt une manière d’apprendre à observer autrement les failles contenues en ces lieux qui portent l’Histoire des hommes. Il met en parallèle les vastes paquebots de notre Histoire comme le Jean-Bart, le Queen Mary 2, le Colbert, le Bismarck sur lesquels les soldats ont combattu, que les marins ont sauvé des bombardements, que les équipages ont conduit en pleine mer ou que les ouvriers ont fabriqué en cale sèche... avec les trajectoires de vie d’individus illustres ou anonymes. Les luttes contre l’occupant se sont métamorphosées en luttes syndicales. L’homme est toujours aux prises avec des nécessités vitales. L’auteur crée alors une collusion entre deux perceptions ; la micro qui s’intéresse aux individus au ras des infrastructures et la macro surplombante qui enregistre l’Histoire de ces mêmes individus et que le dispositif littéraire souligne. L’œuvre participe alors du discours de l’Histoire en en proposant une autre version.

15Peut-on affirmer que Terminal frigo est une autobiographie non identifiée comme telle ? Le récit se tient entre la neutralité propre à la narration de faits divers, historiques, sociaux depuis une vision aérienne et lointaine répondant à un souci de « cartographe » visant à l’objectivité et un lyrisme froid propre à certains récits intimes. La subjectivité existe cependant mais est jumelée à une volonté d’exactitude, d’observation objective de la réalité qui paradoxalement augmente, difracte l’acuité du sujet plongé dans le monde.

Maintenant si l’on se rapproche du Building, tout le paysage, au pied de celui-ci, s’organise autour de l’axe, perpendiculaire à celui des bassins, défini par l’avenue de la Vieille-Ville. Passé le pont mobile, celle-ci, bordée des deux côtés de lampadaires diffusant une lumière jaune, s’élance si impétueusement vers les eaux de l’estuaire […]. (TF, 9-10)

16Le principe, adopté par Jean Rolin, et qui doit demeurer visible, est celui d’un rapprochement – que pourrait produire le zoom d’une caméra – « si l’on se rapproche du Building », qui engage le sujet à observer le monde dans un rapport de proximité et d’intimité. À la fin du chapitre, discrètement la parole devient personnelle. Dans la continuité du récit, à partir d’archives de l’épisode du Jean-Bart pris sous les bombes allemandes, Jean Rolin assume le propos (pronom sujet « je ») : « Je ne puis fournir aucun autre renseignement sur la conduite de ces deux remorqueurs. ». Le narrateur accepte l’identification pour avouer qu’il ne sait pas grand-chose sur l’épisode du Jean-Bart. L’identité de celui qui prend en charge le récit n’apparait qu’au détour d’un chapitre pour le lecteur attentif. L’auteur énonce alors sa relation avec le monde et plus particulièrement avec les régions portuaires, en veillant à se tenir au bord de ce qui est proprement intime. Lors d’un entretien, il avoue cette position aux marges de la « zone » personnelle, sans doute attachée à une forme de pudeur : « Dans Terminal frigo, j’ai dû rajouter des passages autobiographiques pour redonner un peu de consistance au narrateur. C’est vrai, le “je” s’amenuise. Mais je ne peux pas en dire plus7. ». Jean Rolin use d’une formule surprenante grâce à laquelle il donne « consistance » au narrateur qui aurait tendance à en perdre en raison de sa dilution dans l’espace géographique et narratif. Il signale une borne nécessaire à la narration de soi qui exclue l’évanescence totale du narrateur. En revanche, l’inscription du soi narrant selon un ancrage géographique, propre à l’observation et au récit, est essentielle au projet littéraire de Jean Rolin.

17En dehors de la culture livresque récente, l’individu, de manière calculée ou involontaire, appréhende un territoire partagé, qui s’avère être également le sien. Jean Rolin prend appui sur les faits divers, sur les faits historiques, sur des grandes et petites histoires, sur des trajectoires diverses et sur des « sédimentations » recensées afin de produire une littérature qui articule le domaine du factuel à la transcendance littéraire, l’écriture du soi à une géographie personnelle ou collective. La quête de cet assemblage subtil qui entérine une unité littéraire est renouvelée dans d’autres ouvrages de Jean Rolin afin d’étendre les résonances esthétiques de Terminal frigo. Ainsi, par exemple, L’Explosion de la durite réunit des strates confondues qui font « naviguer » le lecteur entre deux fleuves : la Seine et le Congo, (un fleuve modeste / un fleuve immense8), mêlant Histoire tragique d’une nation africaine à celle du projet personnel, entrelaçant incident mécanique et chaos social ou politique. En outre, le déplacement physique du narrateur, qui lit À la recherche du temps perdu de Marcel Proust durant son voyage, se conjugue avec ceux plus lointains de Joseph Conrad ou de W. G. Sebald, que l’auteur cite abondamment et dont les parcours se superposent9 au sien : « cela fait cent quinze ans, jour pour jour, que Joseph Conrad a lui-même appareillé de Kinshasa, à bord du vapeur Roi des Belges, pour cette remontée du fleuve dont il devait s’inspirer dans Au Cœur des ténèbres. » Ainsi, une strate littéraire vient étayer le parcours du narrateur, octroyant au récit une justesse liée à la réitération d’une voie empruntée pour mieux la creuser, pour mieux cerner ce qui échappe à la plume, d’écrivain en écrivain. Enfin, comme dans Terminal frigo, la figure du père10 surgit, au détour d’un paragraphe, pour souligner la signification du voyage incessant du narrateur. Les filiations sont ainsi diverses et puissantes, littéraire et familiales.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Rolin, Terminal frigo, Paris, Éditions P.O.L, 2005. Ce récit sera désormais mentionné dans le corps du texte de la façon suivante : (TF, 00).

2 Jean Rolin, Journal de Gand aux Aléoutiennes, Paris, Jean-Claude Lattès, 1982, La Ligne de front, Paris, Quai Voltaire, 1988, Traverses, Paris, NIL, 1999, L’Homme qui a vu l’ours, Paris, P.O.L, 2006, L’Explosion de la durite, Paris, P.O.L, 2007, Un Chien mort après lui, Paris, P.O.L, 2009 et Ormuz, Paris, P.O.L, 2013.

3 Jean Rolin, Zones, Paris, Gallimard, 1995 et La Clôture, Paris, P.O.L, 2002.

4 Le Matricule des anges, n° 62, avril 2005, p. 33.

5 L’opération Torch est le débarquement des Alliés le 8 novembre 1942 en Afrique du Nord. Ce débarquement marque le tournant de la Seconde Guerre mondiale sur le front occidental. Les Alliés veulent déplacer les navires de guerre français vers l’Angleterre pour éviter qu’Hitler s’en empare. Les généraux de Vichy accueillent les Alliés à coups de canon.

6 « Les eaux […] apparaissaient aussi figées qu’une banquise, » (TF, 07).

7 Propos recueillis par Thierry Guichard, Le Matricule des anges, op. cit., p. 34.

8 L’Explosion de la durite, op. cit., p. 73-74.

9 L’Explosion de la durite, op. cit., p. 100-101.

10 L’Explosion de la durite, op. cit., p. 207 : « je crus reconnaître le bureau que mon père avait occupé dans les années soixante ».

Pour citer cet article

Antoine Jurga, « Jean Rolin ou la dilution géo-graphique du soi », paru dans Loxias, 65., mis en ligne le 09 juin 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9191.


Auteurs

Antoine Jurga

Jurga Antoine, agrégé de lettres modernes et docteur ès lettres, enseigne la littérature à Valenciennes, s’intéresse à l’œuvre de Michel Houellebecq et a notamment co-dirigé l’ouvrage Lectures croisées de l’œuvre de Michel Houellebecq, Classiques Garnier en 2017 ainsi que le numéro spécial 66 de la revue Roman 20-50 sur deux romans de Michel Houellebecq, décembre 2018. Il a publié en 2014 aux éditions Classiques Garnier La Possibilité d’une œuvre ? Il s’intéresse en particulier aux relations entre texte et image dans la littérature contemporaine et a publié aux éditions ATUT de Wrocław, De l’Usage de l’image, en 2015, ainsi que La Dentellerie du réel sur le roman Les Bienveillantes de Jonathan Littell, en 2010.

Université de Valenciennes