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Naoko Tsuruki  : 

La figure féminine dans les romans « exotiques » : vision stéréotypée ou réelle découverte ? Madame Chrysanthème de Pierre Loti et Maihime (La Danseuse) de Mori Ôgai

Résumé

Pierre Loti, académicien en 1892, et Mori Ôgai, l’un des écrivains pionniers de la littérature japonaise moderne, ont tous deux puisé l’inspiration créative dans leur expérience respective d’un pays étranger, à l’époque où la distance avec celui-ci était, autant dans la pratique que dans l’imaginaire, bien plus importante qu’aujourd’hui : Madame Chrysanthème (1887) décrit le Japon vu par un Français et Maihime (La Danseuse) (1890) l’Allemagne vue par un Japonais, au travers, comme l’indiquent les titres, d’une liaison amoureuse avec une femme autochtone. Pourquoi la représentation de celle-ci a-t-elle détenu la clef de la réussite de ces romans ? Comment incarne-t-elle la rencontre d’une altérité dans ces romans dits « exotiques » ? Et jusqu’où ces derniers illustraient-ils un monde vraisemblablement inconnu des lecteurs d’alors ? Plutôt que d’essayer d’élucider l’exactitude entre le récit et le vécu, nous nous intéresserons ici à la représentation de la figure féminine d’où découle le rapport à l’Autre, à l’image de la réalisation d’une esquisse et en considération des spécificités historiques et culturelles.

Abstract

Pierre Loti, French academician in 1892, and Mori Ôgai, one of the great pioneer writers of modern Japanese literature, both drew creative inspiration from their respective experiences of a foreign country, at a time when distance was, as much in practice as in the imagination, much more important than it is today: Madame Chrysanthème (1887) describes Japan seen by a Frenchman and Maihime (La Danseuse) (1890) Germany as seen by a Japanese, by means of a love affair with a native woman, as the respective titles indicate. Why should the representation of a native woman hold the key to the success of both these novels? How does it embody the meeting of the Other in these novels known as « exotic »? And, to what extent did they illustrate an unknown world for their contemporary readers? And was this indeed really one? Rather than try to clarify the accuracy between the narrative and the real experience, we shall be interested here in the representation of the female figure and the resulting relationship to the Other, in the manner of the execution of a sketch and in consideration of the historical and cultural specificities.

Index

Mots-clés : Europe , exotisme, femme, Japon, roman de voyage

Plan

Texte intégral

1Le désir de connaître l’Inconnu est-il illimité ? Et la découverte de celui-ci est-il toujours source de plaisir, d’agrément ou d’émerveillement ? Ou peut-elle aussi être ou devenir cause d’agacement, de froissement ou d’angoisse ? Dans ce cas, regrette-t-on d’être allé vers l’Inconnu, fait-on demi-tour pour revenir vers chez Soi, le Connu, celui-ci étant intrinsèquement plus confortable ? Autrement dit, comment découvrir un Autre pleinement et, en même temps, continuer à en rêver ? À la lisière de Soi et à l’orée de l’Autre, où se trouve la rencontre authentique ? C’est une question qui traverse toute relation au moment où deux éléments se rencontrent, autant sur le plan individuel que sociétal et/ou civilisationnel1.

2Le Japon, depuis qu’il a ré-ouvert sa porte au monde – d’abord ses ports pour le commerce international avec les puissances occidentales (1854) et, plus progressivement, son territoire intérieur aux étrangers2 –, commence à tisser des rapports économiques, politiques et culturels avec certains des pays occidentaux. À travers ces échanges réciproques devenus officiels mais encore seulement pratiqués par certaines catégories minoritaires – diplomates, marins, aristocrates…etc. –, le témoignage d’une civilisation japonaise arrive peu à peu à l’œil candide de l’Occidental comme, inversement, les échos du monde dans l’archipel encore isolé, à travers des rapports de diplomates, des objets d’art, ou encore, des récits de voyageurs. Mais pour ces derniers, la question se pose : que raconter pour la masse de lecteurs ingénus devant le sujet ? Quelle expérience ? Comment l’extraordinaire de l’expérience de l’autre culture peut-il être apprécié par des lecteurs du monde ordinaire ? C’est autour de cette question, et spécifiquement sur les deux romans de voyage, Madame Chrysanthème (1887) de Pierre Loti et de Maihime (La Danseuse) (1890) de Mori Ôgai, que porte le présent article.

3Celui-ci a en effet pour but de s’interroger sur le procédé de la représentation d’une culture à travers une figure féminine dans les œuvres respectives. Celles-ci se rapprochent, d’une part, par le succès qu’elles ont rencontré à la parution, et, d’autre part, par une trame commune née des expériences respectives de l’étranger faites par les auteurs – celle de Loti pour le Japon et celle de Mori pour l’Allemagne : un homme en voyage rencontre une jeune femme autochtone avec laquelle il se met à vivre, puis progressivement leur vie de couple s’oriente vers l’ennui, le malheur ou le désintérêt éprouvés par l’homme vis-à-vis de sa partenaire. Et le départ de celui-ci signifie la fin de leur relation ainsi que celle du récit.

4Partant de la corrélation aisément supposable entre la représentation et l’imaginaire3, notre but est de comprendre comment les personnages féminins prennent des formes représentatives de l’autre culture dans ces romans de voyage, parus à un moment historique spécifique. L’analyse du contexte et de l’imaginaire d’alors nous conduira à étudier ensuite les préparatifs de l’écrivain ainsi que la disposition de celui-ci dans la perception de l’autre culture. Cela s’imposera comme prérequis pour l’étape suivante où l’on tentera d’analyser, à l’instar de la chronologie narrative et de celle de la réalisation d’une esquisse, comment la figure féminine se façonne et se transforme.

I. Le contexte 

La soif d’un nouveau souffle, de légèreté, d’« exotique »

Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre, et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu4.

5De cette nostalgie anticipée, fût-elle intimement liée à ce que constitue le fond nostalgique général du passé de Loti5, peuvent néanmoins être saisis certains éléments caractérisant l’atmosphère des dernières décennies du XIXe siècle en Europe, vivant la fin de sa grandeur et traversant un moment transitoire et mouvementé6 : la modernité en pleine croissance engendrant à la fois l’avancée technologique et de nouveaux modes de vie liés à celle-ci ; la politique colonialiste justifiée par la valeur du Progrès et des Lumières ; la découverte des mœurs extrême-orientales dont celles du Japon ; la vogue du » tourisme » – un nouveau loisir d’excellence chez des milieux privilégiés en recherche de « divertissement7 » et d’un peu de légèreté, surtout après la guerre de 1870, au sein d’une civilisation apparemment « tentée […] par le suicide8 ». S’associent donc la fuite d’une certaine lourdeur atmosphérique de la société européenne et la recherche d’un nouveau souffle, du charme, de l’étonnement, de quelque chose d’autre… d’exotique.

6Au sens grec antique du terme « exotique » (« exôtikos » < exô : hors, extérieur) ayant conservé le sens d’« étranger », le sens de « lointain » s’ajoute au fur et à mesure des découvertes des autres civilisations à l’époque moderne par les Européens. Vers la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, s’opère le basculement du mot d’une valeur objective (étranger) à une valeur subjective (étrange). Les deux noyaux de signification demeurent présents et fusionnent, pour passer « d’une signification centrée sur la différence (naturelle ou culturelle) à un jugement sur cette différence9 ». En effet, la différence étant observée et prise en compte en référence à une norme culturelle européenne voire occidentale, sont désignés comme tels l’Orient, les tropiques ou/et le Sud, avec leurs cultures et mœurs singulières, « surprenantes », voire « choquantes ». D’ailleurs, dans la phrase de Loti citée plus haut, le point de vue est manifeste derrière l’expression « rendre pareille »… – pareille à quoi ? Enfin, le mot d’« exotique » s’installe ainsi progressivement en amorçant « une évolution qui le mène à désigner non plus un simple éloignement mais le caractère étrange, bizarre, séduisant ou répugnant, bref, spectaculaire, né de cet éloignement10 ».

7Le Japon, contrée lointaine à peine découverte, semble parfaitement y correspondre ; il devient un objet curieux et populaire lors de sa première participation à l’Exposition Universelle en 1867 à Paris avec, entre autres, trois geisha en démonstration de leur métier ; les objets d’art et les bibelots, signes de raffinement pour la bourgeoisie parisienne ; aussi, une source d’inspiration dans les arts en particulier chez des peintres de la nouvelle génération en discordance avec l’art académique et en recherche d’une esthétique qui leur convienne11. Celle de l’ukiyo-e ou des estampes – pourtant démodées dans leur pays d’origine –, représentant le monde comme éphémère, capte, dans les années 1860-1880, une grande attention des artistes que l’on appellera plus tard impressionnistes. En outre, l’esprit hédoniste ainsi que la liberté des mœurs qui émanent de ces « images du monde flottant12 », observables autant chez les Japonais que chez les Japonaises qui y sont représentés, ont considérablement nourri l’imaginaire européen sur le caractère « exotique » du pays, en l’associant à la femme et aux plaisirs. Ainsi, ce dernier paraît charmant car « exotique et dépaysant13 », et intriguant par son aspect encore « enveloppé de mystère14 », et déploie notablement l’attrait de ce qu’Aristote appelait le possible extraordinaire15.

La soif de force, de sérieux, de supérieur

[…] je me retrouvai soudain plongé en plein cœur de cette nouvelle métropole européenne. Que de splendeurs virent frapper mon regard ! Que d’éblouissements virent troubler mon esprit !16

8Cette fascination qu’exerçait la ville de Berlin sur le protagoniste de Maihime traduit le sentiment emblématique des Japonais face à la technicité de l’Occident ressentie comme supérieure et au physique des Occidentaux qui leur semble admirable. Si la politique isolationniste et conservatrice de plus de deux siècles a engendré la paix sociale et politique à l’intérieur du pays et, de ce fait, a conduit à son apogée ce que l’on appelle aujourd’hui la culture traditionnelle japonaise, les valeurs de la modernité, telles que l’invention technologique, l’économie industrielle, l’autonomie individuelle etc., leur sont quasi-totalement inconnues17. Constatant aisément la suprématie économique et militaire de la civilisation occidentale, le gouvernement féodal, sentant en plus son autorité souveraine s’affaiblir depuis quelques décennies, juge inévitable de s’ouvrir pour sauver l’indépendance politique du pays18 en répondant positivement à la demande des Occidentaux concernant les échanges commerciaux. S’ensuivent le changement et les réformes politiques radicaux avec le nouvel empereur, celui-ci accédant au trône en 1867 et devenant désormais le gouverneur officiel du pays : l’industrialisation, la création d’agglomérations urbaines et de chemins de fer, la construction de bâtiments publics de « style occidental », les réformes dans la politique intérieure, l’organisation sociale, le système éducatif et celui de l’écriture19…pour ne citer que les grandes lignes. Le désir excessif de s’aligner rapidement sur le modèle de l’Occident, lié initialement à la fascination pour ce dernier, conduit même les dirigeants à juger les mœurs du pays – pourtant ancrées dans la tradition et le quotidien – comme « mauvaises20 », et à les abolir. Les sujets sont désormais invités à agir de manière « sensée et non sauvage21 », à prendre connaissance du monde – des savoirs occidentaux –, et, ce faisant, à se transformer, dans le but ultime de rendre le pays capable d’égaler l’Occident. Ainsi, durant les deux premières décennies de l’ère Meiji, l’état court à perdre haleine pour pouvoir « rattraper l’Occident22 », inaccessible pour le moment et pour, peut-être un jour, le dépasser. Fortes sont la pression et l’attente envers les élites étatiques – dont fait partie le protagoniste de Maihime – devant se dévouer à cet ouvrage national afin de hisser leur pays au niveau de l’Occident, c’est-à-dire, atteindre l’inaccessible.

II. Imaginer l’Autre

9Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, si la fréquentation de l’autre culture – indirecte car réalisée au travers de produits importés – demeure réservée aux classes sociales avantagées, encore plus rares sont ceux qui s’embarquent pour aller la découvrir de leurs propres yeux, et qui en ramènent, par l’écriture, leur « souvenir ». Celui-ci, fût-il inévitablement lié à la perception subjective, est doué du pouvoir d’informer, d’instruire le lecteur sur les lieux et les coutumes ou d’alimenter ou non son imaginaire, car il est aussi « un texte d’actualité, dont le but est de décrire le visage qu’offre tel endroit à un moment précis, et qui intéresse avant tout ses contemporains23 ». Pour ces derniers, il semble alors cohérent que la crédibilité du discours évolue corrélativement avec la véracité du vécu24 et la sincérité perceptible de l’auteur.

La fabrique de l’authenticité

10Loti, marin et écrivain de notoriété croissante, ayant vécu un mois environ à Nagasaki en 1885, avait relaté son séjour dans son journal intime dont les extraits sont publiés25. Un an et demi après, soit en 1887, le roman Madame Chrysanthème paraît avec, comme protagoniste, l’officier de marine en embarquement pour l’Extrême-Orient dont le Japon. Cet officier narre son séjour sous forme d’un journal intime, ne fût-il daté que partiellement. Loti, en tant qu’écrivain, entreprend ainsi de « recréer l’illusion du Journal26 » : créer une fiction, en faisant de son vécu une assise, tout en lui donnant l’air d’un journal intime authentique et réel, comme il l’affirme :

C’est le journal d’un été de ma vie, auquel je n’ai rien changé, pas même les dates, je trouve que, quand on arrange les choses, on les dérange toujours beaucoup27.

11Alors que « tout est changé, ou presque28 », comme l’a efficacement montré Bruno Vercier.

12Quant à Mori, après avoir vécu de 1885 à 1888 en Allemagne comme médecin en mission de l’armée, il se met à écrire en 1889 un court roman qu’il publiera en 1890. Celui-ci prend, à la première personne du singulier, la forme d’une narration par un haut fonctionnaire ministériel qui, sur le navire du retour de Berlin, constate que 

[l]’approvisionnement en charbon est déjà terminé. Autour des tables du salon de seconde classe, un grand calme règne […] en effet, même les joueurs de cartes qui chaque soir se retrouvent ici sont descendus à l’hôtel et je suis le seul à être resté à bord. […] Au moment de m’embarquer pour ce voyage de retour, j’ai acheté un cahier pour y tenir un journal intime […]. Ah ! plus de vingt jours ont déjà passé depuis que nous avons quitté le port de Brindisi29.

13Outre cette ponctualité temporaire, l’indication géographique évoquant un lieu – pourtant inconnu de la plupart des lecteurs d’alors –, leur laisse supposer, quoique paradoxalement, la connaissance réelle de l’auteur en la matière, en assurant la vraisemblance de son vécu.

Dépeindre l’Autre pour raconter le Moi

14 L’écrivain fait s’interroger le protagoniste, durant les quatre premières pages, sur la raison de son mal-être qui l’empêche d’écrire son journal intime, celui-ci pourtant prévu pour le voyage du retour. L’écriture sur soi-même et sur son vécu indigeste en pays étranger se justifie ainsi habilement :

[…] un remord indicible me taraude […] et détournait mon esprit des ruines antiques de l’Italie […] comment échapper à ce sentiment ? […] comme ce soir il n’y a personne autour de moi et qu’il reste encore un moment avant que le garçon de cabine ne vienne éteindre les lumières, alors, bon, je vais essayer de retracer par écrit les grandes lignes de mon histoire ! 30

15Cette préoccupation du Moi et de sa « tache sombre31 » du cœur suggère d’emblée l’importance que prendra sa perception sur sa propre intériorité, en mêlant le sujet et l’objet : le protagoniste qui semble être le double de l’auteur est à la fois observateur qu’observé.

16Il importe alors de noter que, dans les deux romans, le titre est dédié à la future partenaire du protagoniste – dont l’existence fut vraisemblablement réelle32 –, mais qu’elle n’y occupe qu’une place subsidiaire : le projecteur s’oriente principalement sur le protagoniste et la scène environnante, et le personnage féminin incarne pour ainsi dire un miroir en reflétant la lumière, autrement dit, elle donne un corps à la singularité atmosphérique du pays étranger vécue par l’homme. L’intention, explicite, a le mérite d’être claire chez Loti :

Bien que le rôle le plus long soit en apparence à madame Chrysanthème, il est bien certain que les trois principaux personnages sont Moi, le Japon et l’Effet que ce pays m’a produit33.

III. Appréhender l’Autre / Préparer l’esquisse

Choisir le décor

17L’homme, le Moi du roman, arrive à l’étranger avec un statut et une assurance certaine en raison de sa profession. Dans Madame Chrysanthème, Yves, le seul collègue présenté, semble avoir plus d’obligations et moins de liberté que le protagoniste pendant le séjour au Japon. Le protagoniste japonais décrit, quant à lui, son propre parcours d’études poursuivies « sans faillir », « toujours […] en tête de liste », à la fin desquelles » un tel honneur était décerné » à son université, par son obtention fort précoce d’un diplôme. « Étant particulièrement bien noté de [s]es supérieurs », il se met alors « en tête une idée confuse de grands accomplissements 34 ».

18En terre étrangère, suit la rencontre avec une femme du pays, qui se déroule de manière à renforcer nettement la prépondérance du protagoniste sur la femme ; ce dernier, dans Madame Chrysanthème, part à la quête d’une épouse temporaire autochtone, projet que l’homme entreprend « par ennui […], par solitude » et par l’envie de « vivre un peu à terre35 ». Parmi les potentielles candidates, une femme d’environ dix-huit ans est repérée, bien que celle-ci, » confuse », « essaie de reculer, moitié maussade, moitié souriante », et choisie comme épouse du protagoniste contre « vingt piastres par mois36 ». Cette forme de mariage, à cette époque au Japon, fut pratiquée assez couramment par les anciennes familles de guerriers ruinées après la fin du gouvernement shôgunal. La jeune épouse temporaire n’est donc ni une geisha ni une prostituée fondamentalement. Néanmoins cette pratique est, pour elle et pour sa famille, une solution de circonstances, un mariage d’intérêt. L’homme – pourtant bénéficiaire du marché –, venant d’un monde où un tel contrat n’existe pas37, relève l’inconscience du mal de la part « des femmes qui en somme viennent vendre une enfant » : « elles ont un air que je n’attendais pas ; je n’ose pas dire un air d’honnêteté (c’est un mot de chez nous qui, au Japon n’a pas de sens), mais un air d’inconscience, de grande bonhomie38 ». Néanmoins – l’éthique ne devant pas entraver l’accomplissement du but –, il gagne, par ce mariage avec une autochtone, à habiter avec celle-ci dans le décor qui « ressemble à une image japonaise », dans une maison « telle qu[’il] l’avai[t] entrevue dans [s]es projets de Japon, avant l’arrivée, durant les nuits de quart39 ».

19Les traits caractéristiques évoquant l’Occident aux yeux des Japonais résident non seulement dans la technicité et dans le type physique très différent du leur, mais aussi dans la solidité des constructions en pierres, la massivité tant architecturale qu’humaine, donnant l’impression de la force, de la résistance et de la pérennité – les notions antithétiques de celles que peuvent évoquer leurs constructions traditionnelles en bois : la précarité, l’éphémère, l’incertitude. Le protagoniste de Maihime en promenade à Berlin ne peut cacher sa fascination devant la grandeur que respire l’autre culture : « les trottoirs pavés », « les officiers […] marchant les épaules avantageuses et le torse bombé », « les belles jeunes femmes maquillées à la dernière mode de Paris », « des fiacres et des voitures de tout genre courant sans bruit sur l’asphalte de la chaussée », « l’alignement des grands immeubles qui s’él[èvent] au-dessus des nuages40 ».

[…] devant le vieux temple de Klosterstrasse. […] comme chaque fois – et cela c’était déjà produit à maintes reprises – que je me retrouvais devant cet édifice tricentenaire qui se dressait là, […] j’étais resté là, immobile, en proie à une sorte d’extase41.

20Ainsi transporté, le protagoniste entrevoit « une jeune fille en train de sangloter […] appuyée contre le portail clos de l’église42 ». « Il lui suffit – je ne sais pourquoi – d’un seul regard de ses yeux bleus, limpides, […] sous de longs cils embrumés de larmes, pour pénétrer au plus profond de mon cœur43. » Là, une fascination semble se superposer à une autre. Il s’avère que la jeune fille se trouve dans une grande précarité matérielle et la scène se conclut par le don d’une aumône et de la propre montre du protagoniste.

21Il importe d’observer que les genèses des relations respectives entre l’homme étranger et la femme autochtone se trouvent dans l’antagonisme financier, conférant à l’homme une possibilité d’être l’acteur de la situation, en ce sens que c’est lui qui choisit et qui donne du mouvement, en ayant un rôle salvateur. Avec l’intérêt principalement porté au Moi dans l’écriture, comme signalé plus haut, le rapport du Moi à l’Autre se profile en filigrane, prenant la forme de l’antagonisme sur plusieurs plans : l’homme arrive de l’océan / la femme se trouve dans les terres ; l’homme est dans la marche / la femme est en posture statique ; l’homme repère / la femme est perçue ; l’homme choisit / la femme accepte ou suit… etc.

Saisir le motif et donner le ton

22Avec « rien que des petits paravents ; des petits tabourets bizarres […], un grand Bouddha doré44 » ou tant d’autres « échappés de paravent45 », il n’y a pas ou peu de place à l’inconnu, mais plutôt au reconnu. L’auteur éparpille répétitivement des adjectifs comme « bizarre », « étrange », « invraisemblable », « amusant » ou « incompréhensible », et, ce faisant, le caractère de ce qui est « exotique » – notion en vogue depuis une petite vingtaine d’années – se précise chez Loti en prenant une tournure particulière : celui-ci l’associe au « petit », d’ailleurs consciemment, pour qualifier « le Japon physique et moral46 » : « J’abuse vraiment de l’adjectif petit, […] mais comment faire ? – En décrivant les choses de ce pays, on est tenté de l’employer dix fois par ligne47. » Le pays évoque donc désormais l’image d’une culture spectaculaire, surprenante, mais sans qu’elle ne soit un danger majeur s’il en est, ni un mystère menaçant pour le Moi. Est alors promue et confortée l’idée utopique de l’Autre que, par exemple, Flaubert décelait auparavant dans son Dictionnaire des idées reçues : « JAPON : Tout y est en porcelaine48. ». Ainsi, le récit d’« un pays d’enchantement et de féérie49 » livre un univers reconnaissable par le trait « exotique », autrement dit, le monde inconnu est contrôlé, maîtrisé par le déjà connu et le reconnu.

23La jeune Berlinoise est dépeinte comme quintessence d’une beauté malheureuse porteuse d’une tragédie sous-jacente : « Aidez-moi à échapper au déshonneur ! […] Mon père vient de mourir et nous devons l’enterrer demain alors que nous n’avons pas un sou vaillant à la maison ! Elle sanglotait à nouveau. Tête baissée, la jeune fille n’offrait que sa nuque frémissante à mes regards50. » Si l’on confère à Élise à peine plus de paroles qu’à son homologue japonaise, la focalisation interne y est observable : « Déconcertée par l’acuité d’un chagrin inattendu, inconsciente de ce qui se passait alentour, elle restait là, debout, abîmée dans ses pleurs51. » À sa tristesse sans bornes et à sa modeste condition de vie s’ajoute sa « douteuse carrière », « fragile et pitoyable » : les danseuses sont selon lui « les esclaves de notre époque […]. Enchaînées par un misérable salaire, […] durement exploitées […], mal nourries et mal vêtues, elles tirent le plus souvent le diable par la queue…52 ». Ainsi, la beauté de l’autre culture, perçue d’abord comme inaccessible et lointaine – la solidité, la hauteur des constructions en pierres et l’ancienneté de l’édifice – est, semble-t-il, rendue sensible, fragile et humaine par la situation précaire d’une jeune fille.

IV. Inventer l’Autre / Brosser le tableau

Choisir les « bons » éléments…

24Le portrait des femmes autochtones respectives s’esquisse peu à peu sous la perception du Moi. Si Chrysanthème a « des bras gracieux [qui] ont le poli de l’ambre […] qui en rappellent un peu la couleur », comme sa « teinte de cuivre sur des joues rondes », attirant le protagoniste français qui « désirai[t] une jaune pour changer », elle a « des yeux […] un peu bridés », mais non trop, « qui seraient trouvés bien dans tous les pays du monde ». Et en même temps, elle a « le nez droit » et « la bouche légèrement charnue, mais bien modelée, avec des coins très jolis53 ». En effet, sur le plan d’apparence physique, elle satisfait l’homme, en possédant les traits locaux, tout en répondant aussi à son attente esthétique générale. En effet, esquissée d’un coup d’œil, la réalité est bien ajustée à l’image :

Cette petite Chrysanthème… comme silhouette, tout le monde a vu cela partout. Quiconque a regardé une de ces peintures sur porcelaine ou sur soie […] sait par cœur cette jolie coiffure apprêtée, cette taille toujours penchée en avant pour esquisser quelque nouvelle révérence gracieuse, cette ceinture nouée derrière en un pouf énorme, ces manches larges et retombantes…54

25Inversement, Maihime livre une esquisse d’Élise, avec « une chevelure d’or pâle », « [l]es yeux bleus, limpides » et « [l]a blancheur laiteuse de son teint » – qu’il compare d’ailleurs plusieurs fois à son visage « au teint jaune55 » –, possédant ainsi les trois éléments emblématiques caractérisant, dans l’imaginaire japonais, le physique » étranger », c’est-à-dire, occidental. En effet, parmi les maintes possibilités de variation des types physiques occidentaux, Élise incarne celui qui est le plus différent – blanc, blond aux yeux bleus – du type Japonais, en donnant à ces derniers une forte impression d’altérité. Bien que l’originalité expressive de la femme laisse à désirer puisque la description objective est limitée aux trois éléments, le protagoniste, troublé, perçoit Élise « merveilleusement belle », au point que son « regard […] était empreint d’une séduction à laquelle [il] ne pouvai[t] résister56 ». Force est de constater que sa fascination pour Élise attribue à celle-ci un pouvoir presque hypnotisant et magique tel qu’il succombe : « la beauté de son visage encadré des mèches d’une chevelure en désordre, vinrent transpercer un esprit […] et me plongèrent dans le ravissement. Comment donc aurais-je pu ne pas en arriver là !57 »

.… et ignorer les autres moins « bons »…

26Aussitôt le protagoniste s’avance dans l’observation de l’expression personnelle de la femme, qu’apparaissent les premiers éléments inattendus : « Mais sa figure, non, tout le monde ne l’a pas vue ; c’est quelque chose d’assez à part » ; « Vraiment son regard a une expression, elle a presque un air de penser, celle-ci58 ». Cette singularité de Chrysanthème, résistant à l’image préconçue, aurait pu être un élément d’intrigue, une possibilité d’exotisme dans le sens que défend Victor Segalen – la tension qui naît de l’irréductibilité des éléments rencontrés59. Cependant elle est, par le protagoniste, rapidement qualifiée de « triste » et incompatible avec ce qu’il pensait de « toutes ces petites poupées nipponnes » « si rieuses, si joyeuses60 », et aussitôt repoussée en dehors de l’intérêt : « Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cette petite tête ? […] il y a cent à parier qu’il ne s’y passe rien du tout. – Et quand même, cela me serait si égal !61 ». Restant ainsi dans ce dédain pour ce qu’elle est en tant que personne, il ne tente ni de la connaître ni de lui communiquer quelque chose : « […] depuis que j’habite avec elle, au lieu de pousser plus loin l’étude de cette langue japonaise, je l’ai négligée, tant j’ai senti l’impossibilité de m’y intéresser jamais…62 ». Plutôt que d’avoir des échanges, il préfère en effet regarder « Chrysanthème […] dormir : elle est très décorative, présentée de cette manière », puis « au moins, elle ne [l]’ennuie pas63 ». Rares sont d’ailleurs les paroles prononcées par celle-ci. Si, vers la fin du roman, la perspective du départ du Japon lui fait dire que « [s]es yeux s’ouvrent […] pour le bien voir » et qu’elle provoque soudain en lui le désir d’appeler sa partenaire par son prénom d’origine64 et non en traduction française, toutefois subsiste, dans l’ensemble du roman, l’image de la femme autochtone modelée à force de répétitions, comme « petite créature pour rire, mièvre de formes et de pensées65 », « assez mignonne », « gentille » et « d’une extrême étrangeté ».

… ou s’en éloigner ?

27Quant à Maihime, vers la fin de la première partie idyllique de l’œuvre, propulsée et mystifiée par la forte attirance de l’homme pour Élise, apparaissent peu à peu le « léger accent » et des lacunes culturelles de celle-ci, sous-tendant une nouvelle configuration relationnelle, autrement dit, un renversement de forces entre les deux personnages :

Depuis son enfance, […] elle n’avait certes lu […] que ces mauvais romans […], mais à mon contact elle s’était instruite en lisant les ouvrages que je lui prêtais et avait peu à peu formé son goût ; […] elle avait également corrigé sa façon de parler et rapidement amélioré l’orthographe des lettres qu’elle m’écrivait. Ainsi s’était établi entre nous un rapport qui était avant tout de maître à élève66.

28Outre ses signes de docilité et d’infériorité culturelle, son attachement affectif – « quoi qu’il se passe, ne m’abandonne pas67 » – se manifeste dès le fondement de leur relation amoureuse et s’accroît tout au long de la seconde partie jusqu’à la fin du roman, tandis que le protagoniste déclare atteindre un niveau culturel et linguistique exceptionnel : 

mes connaissances […] prirent tout naturellement un caractère global et une ampleur qui m’ouvraient des territoires que la plupart de mes camarades boursiers ne pouvaient envisager d’atteindre, fût-ce en rêve68.

29Parallèlement l’attention du protagoniste se tourne de plus en plus vers son « miroir intérieur […] voil[é] de brumes69 » : s’opèrent dans l’esprit de l’homme des vacillements permanents entre, d’un côté, le désir de liberté individuelle, caractéristique occidentale – qui s’exprime ici par l’affirmation du sentiment amoureux –, et de l’autre, l’« espoir d’ascension sociale », « les rêves de réussite et la nostalgie du pays natal70 ». En effet, son monologue et ses déplacements professionnels incessants se substituent, comme motif de la narration, à l’admiration pour la femme, dont la santé se dégrade et qui perd son travail et son éclat du début : « elle avait terriblement maigri et ses yeux, injectés de sang, s’étaient enfoncés, perdus dans la grisaille de ses joues ». Certes « difficile de renoncer à l’amour d’Élise », dit le protagoniste ; cependant, les « vicissitudes de [s]on existence », sa carrière qualifiée par lui-même de « chaotique, pleine d’aléas et de malheurs71 » et le manque d’assurance générale ainsi que la perspective du départ irrévocable brouillent en conséquence chez le héros l’image éblouissante – au sens propre comme au figuré – de sa compagne autochtone.

… ou les noircir

30Les histoires s’étant ouvertes avec l’arrivée des hommes-protagonistes-narrateurs respectifs, il est temps, avec le retour au pays de ceux-ci, qu’elles se referment. Mais, comment ? Le protagoniste marin, le jour de son départ, prend au dépourvu Chrysanthème en train de chanter gaiement en jouant avec « les belles piastres […] que, suivant [leurs] conventions, [il] lui [a] données » : « Avec la compétence et la dextérité d’un vieux changeur, elle les palpe, les retourne, les jette sur le plancher et […] les fait tinter vigoureusement à son oreille, – tout en chantant je ne sais quelle petite romance d’oiseau pensif72 ».

31« [D]érouté et refroidi » par cette attitude de la femme, il a « presque un regret d’avoir pris la peine de venir » la voir pour une dernière fois. « [R]ien ne s’est jamais passé dans cette petite cervelle, dans ce petit cœur73 », mais cela fait aussi partie de l’«  exotique » : « Eh bien, il est encore plus japonais que je n’aurais su l’imaginer, le dernier tableau de mon mariage ! Une envie de rire me vient… […] Allons, petite mousmé, […] Je t’avais prise pour m’amuser ; tu n’y as peut-être pas très bien réussi, mais tu as donné ce que tu pouvais, ta petite personne, tes révérences et ta petite musique…74 »

32Repartant avec le cœur faussement léger, il englobe dans son amertume le pays entier en le dépeignant plus sombre : « jamais ce Nagasaki ne m’avait paru si vieux, si vermoulu, si caduc […]. Et, plus que de coutume encore, je le trouve petit, vieillot, à bout de sang et à bout de sève75 ». Si Chrysanthème « chante gaiement » en cette fin d’histoire, Loti, morne, en sort silencieusement. Enfin, à bord il jette « dans l’étendue indéfinie » les lotus, rapportés de la maison et auxquels « [il] ne tien[t] point », et c’est cette mise en « sépulture » de la dernière présence florale, évocatrice de la femme autochtone, qui clôt le roman.

33Quant au Japonais, après une longue oscillation entre le sentiment individuel et celui d’appartenance culturelle et nationale, le premier le saisit à un instant précis : » toutes mes irrésolutions, toutes mes hésitations furent balayées : je la pris dans mes bras alors que, la tête blottie contre mon épaule, elle versait des larmes de joie76 ». Néanmoins, le vacillement recommence en lui à l’instant suivant, au vu « de dentelles blanches et de tissus de coton blanc », et le rend muet aux questions d’Élise : « […] tu vois mes préparatifs, qu’est-ce que tu en dis ? […] comme je suis heureuse ! Tu crois que notre enfant aura des yeux noirs comme les tiens ? […] Tu ne le laisseras pas porter un autre nom ?77 » Avec cette nouvelle foudroyante et une opportunité professionnelle dans le pays natal qui se propose, la balance bascule : « […] si je ne saisissais pas cette offre, je perdais mon pays, je fermais la voie qui devait me permettre de retrouver mon honneur, et soudain, la perspective de finir ma vie noyé dans la marée humaine de cette immense métropole européenne me frappa brusquement78 ». Ne pouvant toutefois supporter son « cœur déloyal », il tombe dans le coma pendant plusieurs semaines, durant lesquelles Élise apprend son départ par l’ami de son amant. Dès lors, celle-ci est « spirituellement tuée », comme l’évoque le protagoniste dans les dernières lignes du roman, laissant une image déroutante de la femme autochtone devenue une « pauvre pitoyable folle » ainsi qu’un « cadavre vivant » :

[…] elle avait regardé fixement devant elle, sans reconnaître ceux qui l’entouraient, […] s’était arraché les cheveux, avait mordu son duvet […] avait presque totalement perdu l’usage de ses facultés et restait là, hébétée, comme un nouveau-né. […] atteinte d’une affection appelée paranoïa, […] il n’y avait aucun espoir de guérison. On songea à l’hospitaliser à l’asile d’aliénés […], mais pleurant et criant, elle ne voulut rien entendre, et dès lors, elle resta ainsi, la layette serrée contre sa poitrine…79

34Cette mise à mort, certes mentale, d’Élise par Mori peut nous rappeler Le Mariage de Loti (1882), inspiré du séjour de l’auteur français à Tahiti, roman antérieur à Madame Chrysanthème, se terminant par la mort de l’héroïne Rarahu. On ne sait pour le moment s’il y a un lien d’influence concernant cette similitude. Serait-ce, dans les deux cas, une façon de tirer les rideaux sur un mauvais souvenir, ou par contraste d’en cristalliser un beau, antérieur à la déchéance de l’héroïne ? Ou bien un moyen d’ancrer l’histoire dans une situation irréversible et irrémédiable, ainsi que de placer le personnage féminin sur un terrain défavorable, et dont l’évocation sera délicate pour les tiers ? Quoi qu’il en soit, les deux récits se terminent par l’usage d’un procédé commun consistant à rendre le personnage féminin déroutant, insensible, insensé, ou carrément fou, somme toute, dans les deux cas, indigne et, ce faisant, à légitimer pleinement, si tant est qu’il le faille, le retour du protagoniste à son propre monde.

Conclusion

35Victor Segalen, contemporain de Loti et de Mori, écrivait sur la nécessité de toute la préparation du/au voyage – « art du voyage80 » : se débarrasser et s’éloigner de tous les préjugés basés sur l’ethnocentrisme, de tout jugement, de toute opinion. C’est en effet un travail de purification, de remise à neuf de sa propre constitution personnelle, dans le seul et haut dessein de connaître l’Autre pour atteindre l’essence d’un peuple. À notre sens, seule cette attitude d’appréhender l’Autre tel qu’il est permettrait un rapport de considération mutuelle interculturelle.

36Si Loti s’agace à percevoir certains traits de Chrysanthème et de l’autre culture et cherche continuellement dans le réel ce qui lui fait défaut – « [t]out cela est presque joli à dire ; écrit, tout cela fait presque bien. – En réalité, pourtant, non ; il y manque je ne sais quoi, et c’est assez pitoyable81 » –, c’est que l’image préalablement acquise garde le primat sur le réel. S’il se plaît à sentir l’« exotique », encore faut-il que celui-ci corresponde à son goût. Dès lors, cet exotisme à sa convenance – nous proposons de l’appeler ainsi – enferme d’une part le Moi dans sa propre vision et, de l’autre, l’Autre dans l’imaginaire, espaces étroits quoique confortables, entre le réel laborieux et l’image trompeuse. En cette Europe, notamment cette France, déployant sa culture parvenue en son point culminant, traversant en même temps une époque transitoire et incertaine, et marquée par la soif d’« exotique », la représentation du personnage féminin suffisamment surprenant et dépaysant mais non menaçant, contribuant à conforter l’ethnocentrisme européen teinté d’un sentiment de supériorité, semble avoir trouvé de l’écho.

37Quant à Maihime, la gravité de la fin du récit est corrélative à l’ampleur de la fascination et de la projection du départ chez le protagoniste. Toutefois, aux confins de cette fascination pour l’Autre, commence un conflit intérieur où se côtoient la négation de sa propre valeur et le désir d’estimer toutefois celle-ci. Si l’auteur fait constater, quoique amèrement, au protagoniste qu’il n’est qu’un « oiseau captif » avec « les attaches qui retiennent ses pattes » – la carrière, la famille, le pays – et qu’il n’y a « pas de moyen de les couper82 », le dénouement brutal et pour ainsi dire invraisemblable qu’il choisit concernant la figure féminine, semble évoquer le rognage des ailes de l’Autre qu’il réduit à l’impuissance. Serait-ce une rhétorique provocatrice et contestataire ? Ou une flatterie pour l’orgueil national miné par le conflit intérieur, après vingt ans de course derrière l’Occident ? Bien que l’œuvre ait mis en valeur un aspect de la culture occidentale par l’importance donnée à la conscience individuelle – cette dernière étant encore perçue comme subversive par la majorité du pays–, ce dernier, au seuil de la montée du nationalisme, va se tourner vers l’expansion colonialiste et la domination de l’Autre quelques années plus tard.

Notes de bas de page numériques

1 Cf. Voir à propos de l’Entre interpersonnel, あいだ (Aida), Bin Kimura, Tokyo, Kôbundô, 1988.

2 Ce n’est qu’en 1899 que se sont accomplies l’ouverture de tout le territoire et l’abolition de la restriction spatiale dans le déplacement, l’habitation et le voyage des étrangers. Pour cette question ayant engendré beaucoup de débats au Japon, voir : Hartmut Rotemund, Images des Occidentaux dans le Japon de l’ère Meiji, Éd. Maisonneuve & Larose, 2005.

3 Ourania Polycandrioti, « Lectures comparées de la littérature à la première personne (autobiographies, mémoires, récits de voyage) », Institut de Recherches Néohelléniques, Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, Vol. 29, Athènes, 2006, pp. 181-188.

4 Pierre Loti, Madame Chrysanthème [1887], Paris, Flammarion, 1990, p. 50.

5 Nicolas Serban, Pierre Loti. Sa vie et son œuvre, Les Presses Françaises, 1924, p. 6.

6 Negin Daneshvar-Malevergne, Narcisse et le mal du siècle, Paris, Édition Dervy, 2009, p. 7.

7 C’est la motivation explicitée par, par exemple, Emile D’Audiffret lors de son départ au tour du monde dans Paris Tokyo Paris. Notes d’un globe-trotter, La course autour du monde d’un aristocrate, Jean-Claude Gawsewitch, 1878.

8 Préface de Paris-Tokyo-Paris, p. 7.

9 Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré champion, 1998, pp. 23-24.

10 Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, pp. 23-24.

11 F. Yamada Chisaburoh, Japon et Occident. Deux siècles d’échanges artistiques, traduit par Diana de Rham, Paris, Bibliothèque des Arts, 1977, p. 28.

12 Traduction littérale de l’ukiyo-e.

13 Olivier Gabet (dir.), Japonismes, Flammarion, 2014, p. 43.

14 Olivier Gabet (dir.), Japonismes, Flammarion, 2014, p. 43.

15 Marie-Claude Hubert, Les grandes théories du théâtre, Paris, A. Colin, 2008.

16 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime) [1890], traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin, Éditions du Rocher, 2006, p. 13.

17 Sous le règne de la politique isolationniste, l’état shôgunal autorisait les Hollandais et les Chinois à avoir des échanges avec lui, exceptionnellement à l’intérieur de Dejima, l’île artificielle construite en 1634 à Nagasaki dans le but du commerce extérieur et dont la seule porte était rigoureusement contrôlée. Il tentait, par le biais des commerçants hollandais, d’avoir un minimum d’informations sur les évènements importants du monde et sur des sciences occidentales telles que la médecine.

18 Paul Akamatsu, Meiji-1868 : Révolution et contre-révolution au Japon, Paris, Calmann-Lévy, 1968.

19 Anne-Marie Christin (dir.), Histoire de l’écriture. De l’idéogramme au multimédia, Flammarion, 2012.

20 Gokajô-no-goseimon ou la Charte du Serment promulguée en 1868 par l’Empereur a explicité les objectifs à atteindre et montré les lignes de conduite pour cette entreprise.

21 Ce propos revient souvent à la bouche des dirigeants et des élites japonais de l’époque et illustre bien le jugement général de ces derniers à l’égard de leur propre culture – fait que constate, par exemple, Erwin Bälz, le médecin allemand, dans son journal entretenu durant tout son séjour au Japon de 1876-1905 : ベルツの日記Erwin Bälz, Das Leben eines deutschen Arztes im erwachenden Japan, Hrsg. von Toku Bälz. J. Engelhorns Nachf., Stuttgart, 1930.

22 Ceci fut l’un des slogans annoncés par le gouvernement de l’époque.

23 Odile Gannier, La Littérature de voyage, Ellipses, p. 59.

24 Sur cette question, voir pour plus de détails : Odile Gannier, La Littérature de voyage, pp. 51-59.

25 Alin Quella-Villéger, Bruno Vercier, Cette éternelle nostalgie. Journal intime 1878-1911, Paris, Edition Table Ronde, 1997.

26 Préface de Madame Chrysanthème, p. 21.

27 La dédicace de Madame Chrysanthème, p. 43.

28 Préface de Madame Chrysanthème, p. 18. Voir aussi à la page 250 le tableau des correspondances de dates entre le Journal et le roman.

29 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 7-9.

30 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 10-11.

31 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 10.

32 L’identité exacte du modèle de Chrysanthème n’est plus vérifiable à cause de la perte des documents publics, néanmoins il existe une photo de Loti avec Chrysanthème et Yves, prise lors de son séjour. Quant à La Danseuse, une femme allemande, arrivée au Japon en 1889 en suivant le retour de l’auteur, aurait été contrainte de rentrer aussitôt en Allemagne. Il existe encore aujourd’hui des controverses sur son identité.

33 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 43.

34 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 11-12.

35 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 46.

36 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p. 72-75.

37 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 74 : « […] elles accomplissent un acte qui sans doute est admis dans leur monde ».

38 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p.  74.

39 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p. 80.

40 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 13-14.

41 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 22.

42 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 23.

43 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 23.

44 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p. 80.

45 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p. 101.

46 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 182.

47 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 108.

48 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet [1881], Paris, Gallimard, 2012, p. 533.

49 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 52.

50 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 24.

51 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 23.

52 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 32-33.

53 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p. 73, 93.

54 Pierre Loti, Madame Chrysanthème p. 81.

55 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 23-24.

56 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 27, p. 29.

57 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 34-35.

58 Pierre Loti, Madame Chrysanthème pp. 75-81.

59 Victor Segalen, Essai sur l’Exotisme. Esthétique du Divers, Fata morgana, coll. Bibliothèque artistique et littéraire, 1978.

60 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, pp. 81-82.

61 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 82.

62 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 81.

63 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 81.

64 Kiku, la traduction de « chrysanthème », n’est pas le vrai prénom de la femme que Loti a connue en réalité. Voir le tableau des correspondances entre les noms propres du roman et ceux du Journal, établi par S. Funaoka, à la page 251.

65 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 178.

66 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 28, p. 33.

67 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 56.

68 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 40-41.

69 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 57.

70 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 35, p. 60.

71 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 47, p. 67.

72 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 224.

73 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 224.

74 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, pp. 227-230.

75 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, pp. 227-228.

76 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 60.

77 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 61-62.

78 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 63.

79 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), pp. 67-70.

80 Pierre-Richard Feray, « Victor Segalen et la Chine », Question coloniale et écriture, Poitiers, Le Torii Éditions, 1995, pp. 47-63.

81 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, p. 83.

82 Mori Ôgai, La Danseuse (Maihime), p. 59.

Bibliographie

Corpus

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Études et autres textes de voyage

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Articles

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Notes de la rédaction

Cet article est le développement d’une communication donnée dans le cadre du séminaire de la Société Française des Études Japonaises (Paris, EHESS, 8 déc. 2017).

Pour citer cet article

Naoko Tsuruki, « La figure féminine dans les romans « exotiques » : vision stéréotypée ou réelle découverte ? Madame Chrysanthème de Pierre Loti et Maihime (La Danseuse) de Mori Ôgai », paru dans Loxias, 62., mis en ligne le 31 octobre 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9041.


Auteurs

Naoko Tsuruki

Naoko Tsuruki est une doctorante contractuelle en littérature comparée, rattachée au CTEL (Centre transdisciplinaire d'épistémologie de la littérature et des arts vivants) à l’Université Côte d’Azur (Nice Sophia Antipolis), sous la direction du Professeur Odile Gannier. Sa thèse s’intitule : « Fascination/Désillusion réciproques des Japonais et des Occidentaux –voyageurs, écrivains et photographe de l’ouverture du Japon à la fin de l’ère Taishô– »