Loxias | 57. Le boulevard, un théâtre à sortir du placard ? | I. Le boulevard, un théâtre à sortir du placard ? 

Benoît Barut et Élisabeth Le Corre  : 

La valse des étiquettes : références, clichés, stéréotypes et dramaturgie boulevardière chez Françoise Dorin

Résumé

Dans son Dictionnaire du théâtre, Michel Corvin affirme que « L’ambition – réalisée – de Dorin est de donner un second souffle au théâtre de Boulevard ». L’un des moyens privilégiés de cette refondation est la métathéâtralité. La dramaturgie de Françoise Dorin est en effet puissamment réflexive, à la fois brillante et consciente, même si le premier terme tend à l’emporter largement sur le second. Maîtrisant toutes les subtilités de la pièce bien faite, l’auteur exhibe et commente les ficelles et recettes du répertoire dans un dédoublement jouissif. Elle présente le genre à travers une collection de clichés – dramaturgiques et/ou critiques – et de stéréotypes qui contribuent à figer son image : au mieux, un genre clair, brillant, virtuose, qui requiert tout le savoir-faire de son auteur ; au pire, un théâtre digestif, convenu, périmé. Ce faisant, elle joue sur les deux tableaux de l’héritage et de l’ironie ; elle fait jouer les étiquettes autant qu’elle interroge leur pertinence. Elle embrasse le boulevard mais c’est pour le rafraîchir.

Index

Mots-clés : théâtre de boulevard

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Thématique : théâtre

Plan

Texte intégral

1Dans son Dictionnaire du théâtre, Michel Corvin affirme que « L’ambition – réalisée – de Dorin est de donner un second souffle au théâtre de Boulevard1 ». L’un des moyens privilégiés de cette refondation est la métathéâtralité. La dramaturgie de Françoise Dorin est en effet puissamment réflexive, à la fois brillante et consciente, même si le premier terme tend à l’emporter largement sur le second. Maîtrisant toutes les subtilités de la pièce bien faite, l’auteur exhibe et commente les ficelles et recettes du répertoire dans un dédoublement jouissif. Elle présente le genre à travers une collection de clichés – dramaturgiques et/ou critiques – et de stéréotypes qui contribuent à figer son image : au mieux, un genre clair, brillant, virtuose, qui requiert tout le savoir-faire de son auteur ; au pire, un théâtre digestif, convenu, périmé. Ce faisant, elle joue sur les deux tableaux de l’héritage et de l’ironie ; elle fait jouer les étiquettes autant qu’elle interroge leur pertinence. Elle embrasse le boulevard mais c’est pour le rafraîchir.

2Dans cette démarche réflexive et lustrale, trois pièces se détachent comme autant d’étapes privilégiées. Dans Comme au théâtre (1967), Françoise ne connaît pas François mais lui semble tout savoir sur elle. Maître du jeu et apparemment du destin, il l’invite à improviser leur scène de rencontre et de séduction, à jouer finement son rôle d’héroïne. Dans les actes suivants, l’ex-mari de l’une et la maîtresse en titre de l’autre viennent perturber l’idylle et complexifier la métathéâtralité : dans un jeu de dupes généralisé et qui n’arrête pas de rebondir, chaque personnage essaie de reprendre le jeu à son compte et d’arroser l’arroseur. Comme au théâtre est donc une démonstration virtuose sur les attendus de la comédie d’amour et pose un regard amusé et distancié sur le système dramatique de la pièce bien faite. Dans Le Tournant (1973), le boulevard est confronté au Nouveau Théâtre à travers la rivalité amoureuse et littéraire de deux auteurs : Philippe Rousseau, le boulevardier rétrograde, et Romain Vancovitz, le champion de l’avant-garde, à la fois moderniste et progressiste. Dans L’Étiquette (1983), enfin, c’est la société que peint traditionnellement le théâtre de boulevard qui fait l’objet d’une remise en cause. Un recensement opéré par le biais d’un ordinateur contraint toute la population à arborer l’étiquette de son clan : aux yeux de tous, on est un (Brave, Jeune, Vieux ou Sale) Con ou, au contraire, un Intellectuel. Dans cet univers fixiste et binaire se glisse évidemment un grain de sable en la personne de Georges, l’« intellicontuel ». D’une pièce à l’autre, Dorin affine donc sa définition du boulevard en faisant varier la lentille. La réflexivité est toujours de mise mais l’ancrage sociohistorique se précise : boulevard au miroir de lui-même, au miroir de l’avant-garde, au miroir du monde.

Tous ensemble au bout du jeu

3Comme au théâtre se donne comme un jeu métadramatique magistral sur les attendus d’un certain type de pièce sentimentale qui a fait les beaux jours du boulevard : Guitry via Pirandello. Tout un système dramatique est posé et, en même temps, ironisé par le fameux sourire qui caractérise les deux personnages2, par « l’emploi au second degré des ficelles3 » selon l’heureuse formule de Jean-Jacques Gautier. La mise au jour/mise à jour4 des lieux communs dramatiques et littéraires est une mise à profit autant qu’une mise à distance. Développer ce système dramatique permettra de pointer les prises d’appui et les prises d’air, sinon les prises d’envol, à l’égard de la pièce « bien faite ».

4Le boulevard se caractérise d’abord par un primat de la construction. La pièce-cadre et la pièce dans la pièce se doivent de respecter les règles de l’architecture dramatique, ce que les personnages soulignent copieusement : ils exhibent métathéâtralement la structure, depuis l’exposition (CT, 14-15 et 29) jusqu’au dénouement (CT, 155-156) en passant par les fins d’acte (CT, 48-49 et 104-105), certaines scènes à faire (ou à refaire) (CT, 147) et telle ou telle réapparition de personnages (CT, 102 et 109). La construction est non seulement maîtrisée mais affichée dans sa maîtrise. Tout effet de symétrie – à commencer par la prénomination en miroir Françoise/François5 – sert alors à attester le théâtralisme de la situation et, par là même, son efficacité :

RENAUD. Moi je serai parti et toi tu seras derrière les rideaux.
FRANÇOIS. Pourquoi ?
RENAUD. Parce que tu y étais il y a un mois, et qu’elle espère bien que tu y seras de nouveau aujourd’hui, pour retrouver la même situation qu’au départ.
FRANÇOIS. C’est idiot !
RENAUD. Non, c’est théâtre. (CT, 110)

5« Logique » est le maître-mot – il revient souvent à l’acte III (CT, 118, 120, 122, 131, 141-142) jusqu’à constituer un gag : la logique est invoquée alors même que la situation rebondit de manière inattendue – mais il s’agit moins d’une logique psycho- ou sociologique que d’une logique abstraite ou, pour mieux dire, architecturale. Prévaut donc une manière d’harmonie, autre vertu cardinale de la pièce bien faite, notion d’ailleurs déclinable. Pour les personnages de la comédie, on parlera d’unité (CT, 44) – ce qu’on appelait jadis les bienséances internes ; pour le ton, on parlera de justesse :

FRANÇOIS. […] C’est pour vous donner le ton exact, pour que vous preniez bien le « la ». C’est si désagréable les fausses notes ! La moindre peccadille peut tout gâcher.
FRANÇOISE (spontanément). Oh oui ! rompre l’harmonie.
FRANÇOIS. C’est parfait ! N’ajoutez rien ! Pour votre première réplique, vous avez trouvé le ton juste. (CT, 16)

6Du point de vue de la construction globale, l’harmonie fait contrepoids au goût de l’imbroglio, permet de le balancer. Constatant le point ultime de confusion auquel les ont menés les stratagèmes de Renaud – « Il a tellement embrouillé les cartes que je ne m’y reconnais plus » (CT, 149) – les deux amants envisagent une solution marquée du sceau de l’équilibre :

FRANÇOIS. […] nous pouvons faire un échange de confiance : je te croirai maintenant, si tu me pardonnes d’avoir fait semblant de te croire tout à l’heure.
FRANÇOISE. Marché conclu ! (CT, 149)

7« Échange », « marché » : le vocabulaire de la transaction implique (ou réclame) une assiette égale, un balancier rétabli, une stabilité retrouvée, un accord6. Voilà qui met fin à la succession de péripéties qui a prévalu jusque-là, conformément aux codes du boulevard et du vaudeville, c’est-à-dire une dramaturgie de l’intérêt soutenu par des révélations – ce sont le briquet, la photo et le poème sortis des poches du héros : « trois surprises d’un seul coup » (CT, 45) – et des rebondissements. Comme il le dit lui-même, Renaud vient « jouer la scène du rebondissement » : « Au point où vous en étiez, si je n’arrivais pas, il n’y avait plus de comédie » (CT, 88), ajoute-t-il.

8En poussant encore un plus loin, le boulevardier peut rechercher l’effet – c’est ce qui conduit François à « voler » la voiture de Françoise pour l’empêcher de quitter la comédie (CT, 29) – qui est en soi exagération dramatique. La pièce parie sur l’habileté voire la virtuosité – « brillante démonstration » (CT, 19) – lesquelles s’exercent parfois au détriment de la créativité – « Bien joué, Françoise. C’est classique mais bien joué. » (CT, 88) – et avec une tendance à la surenchère. Non seulement on redouble les effets et on démultiplie les rebondissements mais on tire les situations (CT, 85), on charge les rôles (CT, 92), on met le paquet (CT, 121), bref : on en fait un peu trop (CT, 26 et 92). Le boulevard s’appuie sur une dramaturgie dispendieuse comme l’indique la métaphore récurrente des « moyens » (CT, 45, 57 et 129-130). In fine, la pièce se donne comme un cadre solide et bien affiché à l’intérieur duquel s’enchaînent des surprises en bon nombre et judicieusement disséminées à intervalles rapprochés. Françoise souligne l’impératif : « Eh bien ! ça fait un quart d’heure au moins que vous ne m’avez pas étonnée. » (CT, 44) Labiche le disait : une pièce est « une bête à mille pattes qui doit toujours être en route7 ». Ce principe de progression est évidemment central chez Dorin : « Et l’action va commencer quand ? […] il ne faudrait pas que cela s’éternise. » (CT, 29-30) C’est là souscrire à une véritable drama-turgie – « même avec deux personnages, il peut y avoir de l’action, du mouvement » (CT, 30) ; « toi qui voulais de l’action » (CT, 64) – quand bien même tout se tient dans les mots.

9Lointaine héritière du théâtre classique8, la pièce de boulevard illustre parfaitement une dramaturgie non seulement verbale mais verbaliste. Comme au théâtre souligne l’importance de la réplique comme unité – « Allons, ne cherchez pas obstinément la phrase que vous allez devoir me répondre » ; « vous vous battez les flancs pour trouver la phrase astucieuse […] » (CT, 16 et 31 ; nous soulignons) – et pouvant culminer dans le bon mot ou le mot d’auteur, énoncé qui joue dangereusement avec les frontières de l’illusion dramatique9. Dès lors, le dispositif métathéâtral offre l’avantage de désamorcer le risque de rupture qui peut naître de ces énoncés si visiblement au-dessus et/ou au-delà :

FRANÇOIS. […] Il n’y a rien de plus risqué, que de ne pas prendre de risques.
FRANÇOISE. Et en plus vous vous réservez des mots d’auteur.
FRANÇOIS. Vous êtes contre ?
FRANÇOISE. Pas contre les bons.
FRANÇOIS. Oh ! Vous savez vous, la différence qu’il y a entre un bon mot d’auteur et un mauvais ?
FRANÇOISE. Oui, l’auteur.
FRANÇOIS. C’est un mot aussi. (CT, 20-21)

10L’artificialité mais aussi le brio de l’énoncé sont astucieusement pointés du doigt. Fi du camouflage et de ses maladresses : en choisissant l’ostentation, on met paradoxalement à l’abri l’illusion dramatique en la faisant trembler deux fois. Moins par moins égale plus…

11Bien que situées bien plus bas sur l’échelle des registres, les répliques gaillardes ne fonctionnent pas autrement que les mots d’auteurs :

FRANÇOISE. Ça en gros, on a compris que tu t’étais payé notre tête.
BRIGITTE. Et le reste par-dessus le marché. C’est ça qui me fait râler.
FRANÇOISE (choquée). Oh… Brigitte !
FRANÇOIS. Ça, on ne peut pas dire qu’elle joue en demi-teinte : je ne suis pas responsable de son texte. (CT, 67-68)

12L’escapade sous la ceinture a beau être mise à distance, elle est bel et bien là, noir sur blanc. C’est une manière de chleuasme qui permet de jouer sur deux tableaux. Anouilh – que Dorin considère comme « un père spirituel10 » – en use beaucoup à partir des années 1960 et le procédé caractérise aussi le Philippe du Tournant. La différence se situe dans le mobile. Pour Philippe, il ne s’agit que d’une pulsion interne : « voilà typiquement le genre de mauvaise plaisanterie qui me vient à l’esprit […] et que je ne peux m’empêcher de dire » (TO, 80) ; « Ça part, avant que j’aie le temps de réfléchir » (TO, 85). On retrouve la même pulsion chez Anouilh – « Pardonnez-moi mes mauvaises plaisanteries, je ne résiste jamais au plaisir d’en faire11. » – mais elle se double de raisons dramatiques plus substantielles. Le bas mot est un expédient qu’on regrette mais il reste un moyen pour une fin :

L’AUTEUR – Mon ami, il va falloir comprendre une fois pour toutes que vos plaisanteries de garçons de bains ne sont plus de saison. Je les ai tolérées au début parce qu’il fallait amadouer le public, coûte que coûte […] Mon vieux, vous êtes drôle comme cela, dans un début pour dégeler l’atmosphère, mais ce n’est pas avec quelqu’un comme vous que je ferai enfin du grand théâtre. […] une raclure du vieux boulevard, voilà ce que vous êtes12 !…

13Mutatis mutandis, c’est le même but que sert Brigitte dans Comme au théâtre. Sa manière très imagée de parler confère un peu de truculence à la pièce : « Tu sursautes comme une crêpe à la chandeleur » (CT, 62) ; « Je renifle les confidences de loin, comme le cochon la truffe » (CT, 62) ; « je barbote dans le sentiment comme un chat dans une forêt de poissons » (CT, 70)… Anouilh – mais non Dorin – se sert enfin de ces bas mots comme d’un paratonnerre : « C’est pour cela, aussi, que toutes les douze répliques je fais un jeu de mots de garçon de bains, pipi en scène, n’importe quoi – ils me l’ont assez reproché ! – pour que la vérité qui approche ne soit pas dite13. »

14Toujours unitaire mais moins lapidaire, la réplique peut s’étendre jusqu’aux dimensions de la tirade, expédient fréquent de la dramaturgie du boulevard en général14 et de celle de Dorin en particulier. François concentre cette tendance au développement monodique, qu’on l’appelle « couplet » (CT, 41), « solo » (CT, 42) ou bien – abusivement – « monologue » (CT, 16). En prenant en compte cette tendance voire en la soulignant – « mais je suis là, je bavarde, je bavarde » (CT, 16) ; « c’est l’écueil des comédies à deux personnages ça bavarde, ça bavarde ! » (CT, 30) – on l’excuse.

15Si la réplique vaut parfois unitairement, elle est aussi et surtout maille dans une chaîne, servant l’idéal du dialogue lié, c’est-à-dire continu, logique, « naturel » : « vous vous battez les flancs pour trouver la phrase astucieuse qui va vous permettre d’enchaîner le plus naturellement du monde […] » (CT, 31 ; nous soulignons). Le dialogue de boulevard illustre l’idéal d’une conversation policée voire élégante, expurgée de ses habituelles fissures et suffisamment tendue pour soutenir l’intérêt et faire avancer l’intrigue. Du reste, on y joue son rôle, pas sa vie : le dialogue n’est évidemment pas sans conséquences – le jeu ne va/vaut pas sans enjeu – mais les discours peinent à se faire actes ; débat, non combat. C’est un échange virevoltant, largement ludique, une partie où l’on compte les points et où l’on « jou[e] serré » (CT, 18) comme le souligne François : le duel agonistique est devenu match éristique.

16Dès lors, le verbe ne prend sa vraie dimension que joué, au sens plein du terme. Les pièces de boulevard sont aussi – surtout ? – des pièces pour acteurs. Jacqueline Maillan réclame un rôle à Dorin qui compose pour elle La Facture ; Le Tournant est une « pièce écrite sur mesure pour Jean Piat15 ». La relation bivalente entre l’auteur et les acteurs se fait au détriment d’autres intervenants et tout particulièrement du metteur en scène. De fait, la mise en scène est très peu évoquée dans Comme au théâtre et paraît purement ornementale. Les quelques détails de placement et de lumière sont littéralement décoratifs. Quant au décor lui-même, à quelques détails près révélant la personnalité de l’habitant, il n’est qu’un cadre « réaliste ». L’essentiel se situe dans le dialogue et son interprétation. D’où l’accent porté sur la collaboration accrue entre des partenaires à la hauteur : « je suis le héros, d’accord ! j’ai un rôle important soit ! mais je ne peux pas jouer la pièce tout seul : il me faut une partenaire. Si l’héroïne n’envoie pas la réplique, ou me l’envoie mal : ça ne m’intéresse pas. » (CT, 15) L’interprétation donne lieu à quelques réflexions bien senties :

FRANÇOIS. […] Je pense qu’avec vous ça ira. À condition que vous n’ayez pas le trac. (Françoise est contractée.) Que la peur de déplaire ne vous paralyse pas. (Françoise vexée se détend et prend une attitude de vamp, très sûre de soi.) Mais il ne faut pas non plus que le désir de plaire vous force à jouer gros ! (Françoise esquisse un sourire, redevient naturelle.) (CT, 15)

17François souligne le danger du grossissement et plaide en faveur d’un jeu « naturel », c’est-à-dire illusionniste, conditionné par la logique psychologique et la situation dramatique. Mais ce naturalisme est évidemment faussé par certaines conventions du genre.

18D’abord, la comédie d’amour est largement coupée des realia. La profession, la question d’argent, la temporalité socio-professionnelle n’y ont presque pas de place :

Nous ne jouons pas une comédie réaliste, ni à tendance sociale. Nous jouons une comédie d’amour. Et dans les comédies d’amour, le métier n’a aucun rôle à jouer. En général, les personnages ont de l’argent, parce que c’est plus gai, plus facile, mais on ne nous montre jamais comment ils le gagnent. Si on nous le montrait on verrait bien qu’ils n’ont vraiment pas le temps en plus de s’occuper de l’amour. (CT, 23)

19Comme dans Faisons un rêve et avec la même désinvolture16, la question de la profession est réglée en quelques phrases au début de la pièce. Françoise a beau rétorquer qu’elle travaille beaucoup au contraire17 et qu’elle n’a donc pas le temps de jouer des comédies d’amour, la riposte du séducteur clôt pour ainsi dire le débat :

FRANÇOIS. […] Beaucoup de mes collègues de la scène et de l’écran entrent en action le samedi soir. C’est pratique ! Vous comprenez ça nous laisse tout un jour de liberté devant nous.
FRANÇOISE. Vous, vous avez même choisi un samedi de Pentecôte, vous faites bien les choses.
FRANÇOIS. N’est-ce pas ? Ainsi, nous n’avons rien à faire, ni l’un ni l’autre pendant deux jours. Deux jours ! c’est plus qu’il n’en faut pour jouer une comédie. (CT, 23-24)

20Ce laps de temps consonne étonnamment avec celui laissé aux amants de Guitry :

Elle. – […] Alors, alors… nous avons toute la vie devant nous ?
Lui. – […] Nous avons mieux que ça, mieux que toute la vie ! …
Elle. – Mieux que toute la vie ?
Lui. – Oui, nous avons deux jours18 !

21Dans la pièce de Guitry comme dans celle de Dorin, le défaut de réel fait peu ou prou boiter le naturalisme. Mais ce qui est rêve ici s’approche du conte là. Le désancrage global de la comédie d’amour permet, de facto, de manipuler plus facilement ce réel à trous. Moins contingent, le monde se plie plus facilement à la volonté de l’auteur-acteur démiurge ; François peut aisément « remplace[r] la Providence par trop souvent défaillante » (CT, 28) et placer sa partenaire aux portes du surnaturel. C’est le sens de la litanie de Françoise : « Ce n’est pas possible ! C’est trop beau ! », « Ça n’arrive jamais des choses comme ça ! », « Je crois rêver ! », « une coïncidence pareille comme ça, ça ne se trouve pas deux fois » (CT, 27). L’inouï peut aisément conduire au magique, mais c’est une magie récupérable par la raison, une magie de ce monde, c’est-à-dire la magie du théâtre –

FRANÇOISE. Magicien ! Oui ! J’ai vraiment l’impression d’assister à un tour d’illusion.
FRANÇOIS. C’est ça la comédie ! (CT, 46)

22– et/ou celle de l’amant attentionné, informé et bien préparé : Françoise redoute la fin de « cette espèce de sortilège » selon lequel François devine le mot qu’elle cherche et prononce la phrase qu’elle attend, si bien que « les événements extérieurs ont l’air d’être [ses] complices pour ne [lui] offrir que des moments parfaits » (CT, 55). De fait, le naturalisme est surtout faussé par la métathéâtralité : « C’est très difficile de jouer ce genre de comédie. Ça tient sur des pointes d’épingles : il faut être naturelle, et pourtant il faut montrer qu’on joue. » (CT, 15-16) C’est exactement ce point d’hybridation qu’illustrent les deux scènes de sortie de François et Françoise :

FRANÇOIS. Ah ça ! c’est très délicat la sortie. C’est la dernière impression, il faut qu’elle soit bonne. Mes collègues en savent quelque chose. Je crois que j’adopterai le style brève rencontre : pathétique, mais sobre. Vous voyez, sans un mot, comme ça (il va faire tout ce qu’il dit.) Les mains dans les poches, toute la tristesse doit passer dans les épaules. En arrivant près de la porte, on se retourne lentement, tout est dans l’intensité du regard, on ébauche un geste comme si on allait parler, et puis non, on fait comprendre – avec l’œil toujours – que tout ce qu’on pourrait dire est inutile ; alors on bondit vers la porte. On ouvre… (CT, 48)

23La sortie est jouée selon les codes du naturel théâtral, oxymore à plus d’un titre. C’est en effet un naturel déjà artificiel 1) parce qu’il s’appuie sur un jeu physique bien visible, un corps sémiotisé ; 2) parce qu’il rentre dans une nomenclature bien établie (« le style brève rencontre »), ce qui met la scène dans une perspective de perpétuel redoublement/dédoublement entre le modèle et la copie (d’où la réduplication de la tirade à la fin du II ; CT, 104-105) ; 3) Dorin ajoute encore le procédé de narration parallèle qui empêche toute errance du sens (le boulevard reste un théâtre de consommation), falsifie la scène censée être muette (« sans un mot », « toute parole est inutile ») et dédouble la situation et son plaisir : « Ah ! en se le racontant, on a l’impression de le vivre deux fois19. » (CT, 43)

24La mise au jour du système dramatique se double, chez Françoise Dorin, d’un recours permanent et virtuose à des références littéraires, sous forme d’allusions ou de citations. Leur fonction est parfois légitimante mais le plus souvent ludique20. Ce sont d’abord des références à ce point inscrites dans la culture commune qu’elles servent à nommer des chats : Alceste et Célimène pour Françoise, Andromaque et Pyrrhus pour François (CT, 38). Même s’il y a loin d’un couple à l’autre, ces deux duos empruntés au théâtre classique trahissent une communauté de pensée et de culture qui renforce la connivence des amants. C’est ainsi du moins que le présente François : « L’auteur est différent, mais l’idée est la même. » (CT, 38)

25Molière est convoqué une seconde fois – « Pour être un héros, je n’en suis pas moins homme » (CT, 43) – de même que Racine à travers trois vers (réécrits) de la tirade de Pyrrhus à Hermione (CT, 136) partagés entre Renaud et Françoise. Renaud explique d’ailleurs que « c’est une de [leurs] plaisanteries traditionnelles » (CT, 136), nouvel exemple d’une culture classique, commune (ou supposée l’être), celle avec laquelle on peut jouer sans risque. C’est encore le cas lorsqu’est sollicité Perrault :

FRANÇOIS. Tu vois quelque chose ?
RENAUD. Une dame qui se poudroie et un petit chien qui…
FRANÇOIS. Ah ! je t’en prie, tes plaisanteries, ce n’est pas le moment. (CT, 111)

26La référence à Barbe-Bleue vaut surtout par l’ingénieuse interruption qui laisse le spectateur-lecteur chercher la rime en [wa] : « aboie » ? « pissoie » ? « merdoie » ? Au public de trancher.

27Outre le fond de prédilection que constitue le XVIIe siècle, il est dans la pièce des références plus récentes mais tout aussi « classiques » c’est-à-dire étudiées dans les classes. Le stratagème de Renaud reprend Cyrano de Bergerac21, ce que Françoise suggère (CT, 120) et que François explicite peu après :

FRANÇOISE. […] Il avait escompté – à juste titre d’ailleurs – que je ne pourrais rester insensible à ses efforts ; que logiquement, je devais tomber amoureuse de l’auteur de toute cette comédie, c’est-à-dire, lui et non de son interprète.
FRANÇOIS. C’est-à-dire moi.
FRANÇOISE. Voilà !
FRANÇOIS. Oui, oui, oui. Tel Cyrano, il a prêté son esprit à un autre… (CT, 122)

28Le public du boulevard est traité comme un enfant et on lui explique tout, plutôt deux fois qu’une22. Pas de demi-mot en dépit de cette affirmation liminaire : « Mais s’il faut tout expliquer, cela manque de charme. » (CT, 16) Le charme de l’allusion laisse place à un autre plaisir : la jubilation pédagogique de « démontrer le système » (CT, 17). C’est d’ailleurs mettre ingénieusement à profit la tendance démonstrative du boulevard (et en désamorcer la lourdeur) que de l’appliquer à un objet aussi léger et versatile qu’un imbroglio dramatique.

29La hantise de l’incompréhension est parfois justifiée et l’explicitation nécessaire. Prudemment, Dorin fait prononcer par François l’auteur de la citation affichée dans l’appartement de Françoise : « "On ne trouve jamais aussi hauts qu’on l’avait espéré, une cathédrale, une vague dans la tempête, le bond d’un danseur." (Proust). » (CT, 12) Dans tous les cas, le boulevard s’emploie à réactiver un fond culturel composé d’auteurs classiques (i.e. « étudiés dans les classes »), quitte à faire parfois preuve de pédagogie pour s’assurer que la référence ne reste pas lettre morte. Michel Corvin note judicieusement que le boulevard est

apprécié parce qu’il est rassurant ; il permet d’accéder à l’art mais sans se mettre en danger ; il permet à des adultes, dont le métier n’a pas grand rapport, le plus souvent, avec les choses de l’esprit, de renouer avec leur passé d’élèves studieux. En un sens le boulevard est comme la culture : c’est ce qui reste quand on a tout oublié23.

30Pour pimenter le jeu, Dorin pose néanmoins des pièges, comme ce méta-mot d’auteur d’un dénommé Laurence Clyton, « humoriste américain de la fin du XIXe siècle. » S’ensuit ce dialogue :

FRANÇOISE. Mais personne ne le connaît.
FRANÇOIS. Quelle chance !
FRANÇOISE. Pour lui ?
FRANÇOIS. Non pour nous ! (CT, 21)

31Clyton est un auteur inventé pour l’occasion : littéralement personne ne le connaît… Les références ne sont donc pas toujours à prendre pour argent comptant. Aussi faut-il faire la part des clichés, ceux que l’on repousse et ceux que l’on conserve (afin de garder le contact communautaire), ceux que l’on feint d’éconduire pour les reconduire ou inversement. À la figure caricaturale du « héros sportif » en « voiture de sport décapotable » qu’imagine Françoise – non seulement le jock mais le dumb jock : « Tout dans les muscles, rien dans la tête » –, François oppose le « héros romantique » mais retravaillé pour coller à la situation et au goût du jour : « d’un romantisme très adapté au siècle, c’est-à-dire, qui ne se prend pas au sérieux » (CT, 39-40). Désinvolture et ironie font désormais partie de son attirail (CT, 40). Il est caractérisé par « un doigt de cynisme » (CT, 33) et sait être « un peu mufle » à l’occasion (CT, 17). Le but n’est pas toujours de détruire les poncifs mais le plus souvent de jouer avec. La plaisanterie sert à « démontrer le système » (CT, 17), non le démonter24. La reprise des clichés dramatiques est la bienvenue à condition de souligner le procédé – François note que Brigitte « s’est embarquée tête baissée dans la scène du quiproquo classique » (CT, 76) – et de le faire fructifier :

FRANÇOIS. […] C’est une immense cheminée avec des bûches qui crépitent gaiement sur de lourds chenets de cuivre.
FRANÇOISE. Eh là ! Eh là ! Vous faites de la littérature, en ce moment. Les bûches ne crépitent pas gaiement.
FRANÇOIS. C’est vrai ! Pardon ! Vous n’êtes pas là, alors, elles se consument d’ennui.
FRANÇOISE. C’est peut-être quand même un peu beaucoup ça, non ?
FRANÇOIS. C’est que je l’ai mal fait ! Normalement, ça aurait dû passer. (CT, 36)

32Françoise dénonce la personnification ; François feint d’accepter la remontrance mais il ne corrige que la tonalité de l’impertinente figure. Loin de la supprimer, il renchérit et développe galamment son compliment en tournant l’euphorie en dysphorie. Mis en jeu puis remis en question, remis sur le métier avant d’être à nouveau mis à mal, le trope est finalement mis hors de cause : c’est l’acteur qui ne lui rend pas justice. En déplaçant la critique vers le locuteur, François montre que ce badinage, aussi suranné soit-il, n’est nullement répréhensible. Bien plus, en jouant, rejouant et méjouant le cliché, il le déjoue et lui donne un nouveau lustre.

33Dans cette succession de reflets stéréotypiques, Françoise a apparemment le mauvais rôle. C’est elle qui convoque les clichés – le héros sportif, l’homme qui conduit trop vite (CT, 39) – ou, au contraire, les récuse trop brutalement (les bûches). Dans certains cas extrêmes, elle les incarne devenant pour un instant la « vamp » (CT, 15) ou « la femme aux réactions classiques » (CT, 31). François à l’inverse les révoque adroitement ou, plus souvent, les repolit. Françoise tranche (« Vous êtes cynique ») alors que François modère (« un doigt de cynisme ») puis module : « On n’a que plus de goût à lui faire perdre ce cynisme : on n’apprécie que mieux les moments où il l’abandonne, ou semble l’abandonner. » (CT, 33) La situation s’inverse au dernier acte et Françoise se montre à son tour capable de modeler à vue son partenaire :

Tu dates mon cher. Tu retardes d’un acte ! (François qui a cru réussir, dans un mouvement de déception et de rage boit une grande rasade.) Oh ! je t’en prie ! Épargne-moi la scène de soulographie du héros déchu, c’est d’un conventionnel rebutant ! (François repose le verre sous l’œil satisfait de Françoise, qui reprend en pleine fausse désinvolture.) (CT, 119)

34La figure de la prétérition illustre bien ce geste simultané de convocation et de mise à distance d’un compliment flatteur, mais éculé :

FRANÇOIS. […] Tenez, si ce n’était pas une expression galvaudée par des séducteurs au petit pied, une expression que vous haïssez, je vous dirais que : « vous n’êtes pas une femme comme les autres ».
FRANÇOISE. Effectivement, je hais cette expression. […]
FRANÇOIS. […] c’est pourquoi je ne vous le dis pas. (CT, 31-32)

35La même prétérition peut, un instant, nourrir l’imagination romanesque de Françoise et son sentimentalisme avant de la faire retomber dans un réel plus prosaïque :

FRANÇOIS. Je partirai sans doute comme je suis venu.
FRANÇOISE. Par où, justement ?
FRANÇOIS. Vous n’auriez pas dû me poser cette question-là. […] Parce que je vais vous décevoir. […] Je devrais pouvoir vous dire que je suis venu par la cheminée, comme le Père Noël, pour vous faire cadeau…
FRANÇOISE. D’un rêve !
FRANÇOIS. Par exemple ! Ou par la fenêtre, comme un voleur qui voudrait vous voler…
FRANÇOISE. Un espoir !
FRANÇOIS. Entre autres. Ou en passant à travers les murs, comme un fantôme pour vous faire croire…
FRANÇOISE. À l’incroyable !
FRANÇOISE. Merci. Eh bien ! non ! Je suis entré tout bêtement par la porte. (CT, 47)

36Enfin – nouvel hommage à Cyrano ? – la prétérition montre en un même mouvement les potentialités de l’acteur capable d’improviser sur tous les tons, et son refus de reconduire les poncifs. Il pourrait « jouer la grande scène des adieux pathétiques », il pourrait « entonner sur le mode plus léger l’air bien connu de "l’adieu en copains" », il pourrait la « quitter dans un bel accès de colère », autant de scènes dont il sait l’efficacité (« ça marche ça en général »), qu’il ébauche pour prouver sa maîtrise mais auxquelles il renonce pour faire valoir le sens de son sacrifice : « Mais non, je te l’ai dit, j’y renonce, je veux rater ma sortie… pour toi. Pour que la dernière image que tu garderas de moi ne soit pas celle d’un comédien […] » (CT, 130).

37L’importance du jeu avec les codes, traditions et matériau connus se marque enfin dans les légères déflexions des stéréotypes. L’un des meilleurs exemples est constitué par la relecture du triangle amoureux :

FRANÇOIS. On n’était pas bien tous les trois ?
FRANÇOISE. Tous les trois ?
FRANÇOIS. Toi, moi et le sortilège.
FRANÇOISE. Curieux triangle pour une comédie d’amour. (CT, 59)

38Contrairement à la tradition vaudevillesque, le troisième angle du triangle amoureux n’est pas un opposant mais un adjuvant (fût-il hautement volatile…). Le principe qui donne du prix à la comédie d’amour n’est pas un quelconque mari, incarnation piètre de la réalité (« Faisons un rêve », préconisait Guitry) mais bien le spectre même du réel, la fin du sortilège. Là est la vraie menace, comme le notait déjà Anouilh : « Il y a l’amour, bien sûr. Et puis il y a la vie, son ennemie25. » La pièce s’ouvre en effet sur l’idée que la réalité n’est pas la sœur du rêve, qu’elle n’est pas à la hauteur de l’imagination. En témoignent la phrase de Proust déjà citée, puis l’appel téléphonique à Brigitte où Françoise signale le manque de fantaisie de Renaud : « Oui, il en avait. Il en a encore sûrement, mais j’y suis trop habituée, ça devient de la routine » (CT, 12). Contre cette usure, elle pose la valeur de la surprise et de l’inattendu ; elle envisage un partenaire dont l’« imagination » (CT, 13) ou la « fantaisie » (CT, 14) serait capable de rivaliser avec ses rêves et ses espoirs. Renaud a certainement encore de la fantaisie mais Françoise « y [est] trop habituée » (CT, 14). De là le stratagème cyranien de l’ex-mari : séduire via un tiers. Le connu/convenu (Renaud) se renouvelle du simple fait d’être proféré par une autre bouche (François). Le but est bien de faire trembler l’habituelle conjonction énonciateur/énoncé, pour révéler l’un ou relever l’autre. Cela semble fonctionner dans la mesure où, vers la fin de la pièce, Françoise fait cet aveu à Renaud : « J’avoue que dans ta bouche le conventionnel devient insolite. » Et Renaud répond : « tu as su trouver le seul compliment qui puisse me toucher. » (CT, 140). Celui qui était jugé routinier a suffisamment brouillé les cartes pour que fantaisie et banalité cessent d’être d’absolus antonymes26. Quand on sait que Françoise Dorin a présenté cette pièce sous le pseudonyme (vite éventé) de Frédéric Renaud, il y a là un compliment de soi à soi qui pèse son poids. À cet égard, parmi toutes les références de la pièce, il en est une qui mérite une place à part parce qu’elle est crânement autocentrée. À l’acte II, François siffle « N’avoue jamais » (CT, 63), chanson interprétée par Guy Mardel mais écrite par Françoise Dorin, dans laquelle on trouve l’idée suivante : « il faut semer le doute pour récolter l’amour ». Il s’agit moins de condamner le stéréotype que de lui redonner son lustre en l’assumant avec une part sensible d’ironie : comme le dit François, « rabaisser pour s’élever, c’est l’enfance de l’art » (CT, 17). N’empêche que chaque goujaterie est contrebalancée par une galanterie : « Vous voyez la tactique ? Mufle, mais galant aussitôt après. » (CT, 30) Cette tactique du va-et-vient renvoie finalement au paradoxe du boulevard (tout particulièrement comique) exprimé par Roussin : « La pièce qui surprend le plus en ne déconcertant jamais est des meilleures27. » Quel meilleur moyen que de jouer sur les codes du genre ?

Rideau rouge vs rideau noir

39Dans Comme au théâtre, la métathéâtralité vaut surtout par la jubilation ludique qu’elle met en œuvre. Moins abstraite dans Le Tournant, elle véhicule une vision de l’art et, au-delà, une vision du monde qui ne dédaigne pas la polémique car le boulevard n’est plus le seul modèle théâtral mis en abyme et commenté. Ignorée ou quasiment jusque-là28, l’avant-garde a désormais voix au chapitre. Face au boulevardier Philippe Rousseau, un certain Romain Vancovitz incarne le théâtre nouveau. La confrontation de ces deux paradigmes opposés oblige d’ailleurs à mettre en perspective la culture légitime et patrimoniale, prise dans le feu croisé de cette disputatio esthético-culturelle : la lutte des classes est aussi une lutte des classiques. Dans tous les cas, l’autodéfinition théâtrale se complexifie. Au fil de la pièce, chacun s’exprime sur sa propre pratique et sur celle du camp adverse, créant une sorte de tableau à double entrée auquel il faut encore rajouter les définitions offertes çà et là par les personnages secondaires. Enfin, il convient de prendre en compte l’archi-énonciation de ces discours, c’est-à-dire la fiction qui les englobe, et les effets d’emboîtement ou de déboitement liés à la mise en abyme. Dès lors, ce qui paraît de prime abord être une mise en procès du boulevard, théâtre périmé, n’est qu’une forme d’antiparastase. Le théâtre nouveau est également mis à mal et, sur la longueur, la pièce fournit en sous-main une réhabilitation du boulevard. D’autant que Le Tournant se déploie comme un miroir du monde contemporain, miroir déformant certes mais autrement plus précis que celui, dépoli, de la comédie d’amour. Le conflit ne se joue plus uniquement sur le plan de la dramaturgie mais prend en compte le théâtre comme transaction (le public)29 et comme institution (les salles, la critique).

40Mis sur la sellette par le succès du théâtre d’avant-garde, Philippe veut opérer un tournant et changer de manière dramatique. Aussi ce champion du boulevard fait-il son autocritique. Après sept pages centrées sur le dialogue de ses deux femmes de chambre, il fait une entrée tonitruante, les expédie hors de scène et explique les raisons de sa rage :

J’ai cru assister au début d’une de mes pièces. […] C’était horrible ! Tout y était : le décor… qui annonce tout de suite la couleur : la chambre des patrons. Et allez donc ! Et dans ce décor, conventionnel jusqu’à l’écœurement, autour de l’inévitable lit, symbole des turpitudes boulevardières, qui parlaient ? qui s’agitaient ? Deux personnages pas vrais à force de l’être trop : deux bonnes, pardon, deux employées de maison […] Et que faisaient-elles, ces deux braves auxiliaires de l’art dramatique, fatiguées par des siècles de bons et loyaux services sur les scènes du monde entier ? Que faisaient-elles, je te le donne en mille ! Elles jouaient le prototype de la scène d’exposition tirée à des millions d’exemplaires, celles où l’on explique, astucieusement, à ceux qui n’ont pas lu le programme, quels personnages ils vont voir, ce qu’ils font et dans quelle situation ils se trouvent. C’était hallucinant : on aurait juré que le rideau venait de se lever, que le public était là, et qu’il fallait, vite, vite, le mettre au courant. (TO, 19)

41Est ici dressé le portrait-charge d’un théâtre stéréotypé dans son décor et sa thématique (chambre et lit), dans son personnel (gens de maison) et dans son fonctionnement : primat de la situation et des personnages (comme autant de fictions de personnes). Il suffit d’ajouter la réplique30 – évoquée dès le lever du rideau à travers les mots drôles entendus et consignés sur des blocs-notes par Philippe (TO, 12)31 – et l’on obtient une triade qui adapte de manière boulevardière et bourgeoise le « drame pur » de Szondi. C’est dire s’il s’agit d’un théâtre usé (« fatiguées par des siècles de bons et loyaux services ») jusqu’à provoquer la nausée (« conventionnel jusqu’à l’écœurement ») mais aussi d’un théâtre industriel (« le prototype de la scène d’exposition tirée à des millions d’exemplaires ») fondé sur l’ingéniosité (« astucieusement ») et l’efficacité (« vite, vite, le mettre au courant »). Ce pragmatisme dramaturgique est poussé si loin que l’exposition n’apparaît plus que comme un doublon du programme32. L’auteur boulevardier sert la soupe, démonstrativement et plutôt deux fois qu’une. De fait, Philippe dédouble l’exposition faite par les bonnes en résumant l’essentiel des informations dispensées jusque-là : « Dans un minimum de temps, elles ont réussi à dire que j’étais un auteur dramatique prétendu à succès, que ma dernière pièce marchait moins bien, que je devais avoir des problèmes parce que j’étais spécialement nerveux, que j’avais de l’argent, des blocs-notes, et un fils. » (TO, 20) On est bien face à un théâtre digestif qui redoute de perdre son public car c’est la deuxième fois – la troisième, si l’on inclut effectivement le programme – que l’on épelle au public ce qu’il doit absolument savoir et retenir pour comprendre la suite.

42La réflexivité dont Dorin est friande permet cependant d’aller un pas plus loin. Philippe (et Dorin derrière lui) a beau souligner l’efficacité de l’exposition proposée par les domestiques, il (et elle) en ruine le bénéfice dans la mesure où il se fend d’une nouvelle présentation des mêmes éléments. Mais ce qu’on perd en efficacité d’un côté (redite), on le gagne de l’autre (rebond). Grâce à une prétérition adroite, Philippe rajoute quelques informations inédites :

Et si je ne les avais pas interrompues, je te parie à dix contre un qu’elles auraient trouvé le moyen de dire que j’avais divorcé de la mère d’Olivier quand le petit avait trois ans, que je t’avais épousée quand il en avait sept, qu’il en a maintenant dix-sept, que ça faisait donc dix ans qu’on était mariés [sic], et que, pour un ménage de cet âge, on avait encore de beaux restes. Je te jure qu’elles auraient dit ça. Je le sais. C’est ce que je leur fais dire, moi, depuis vingt ans, à ces putains de domestiques dans mes scènes d’exposition à la con ! (TO, 20)

43Pédagogie dramatique ? Assurément et la leçon d’arithmétique (17 – 7 = 10) le prouve. On goûtera cependant l’ingéniosité de la greffe, qui permet une nouvelle salve informative et de manière autrement plus astucieuse que de faire dialoguer deux utilités, l’une qui sait, l’autre qui doit apprendre. La répétition permet en somme de se détacher du dit pour aller vers le dire et d’opposer le discours en soi et le discours en acte : la mise à distance du boulevard (de/par Philippe) profite au boulevard (de/par Dorin).

44Le même principe s’applique à la question des domestiques. Marie-France souligne le talent de Philippe à composer des gens de maison. Et d’évoquer les pièces où ils ont emporté le morceau : « Rappelle-toi ta souillon espagnole dans "Jamais trois sans quatre"… Et ton majordome anglais dans "Les Bas de Hurlebise"… et ta mamma martiniquaise dans "Nous n’irons pas aux Caraïbes"… » (TO, 21) Tous ces domestiques renvoient à un exotisme de pacotille que Françoise Dorin n’exploite guère. Contrairement à Philippe, elle emploie peu de gens de maison dans ses pièces et ils ne sont jamais aussi caricaturaux. Bien au contraire, elle opère généralement une forme de falsification de la fonction de domestique. Dans La Facture, il y a ainsi deux employés de maison : Alice et Franck. Lorsque la première se présente comme la gouvernante/intendante voire cuisinière de Noëlle, Franck conclut : « je vois le genre : vous êtes la vieille Nounou de famille. Mauvais caractère et cœur tendre, dévouée jusqu’à la mort à la patronne dont elle a talqué les fesses et sucré les biberons. » « Vous, vous allez trop au théâtre33 », rétorque Alice avant de préciser qu’elle était en réalité la maîtresse du père et la meilleure amie de la mère ; plaisante mise à distance du lieu commun. Quant à Franck, il n’a de domestique que le costume ; il est en réalité un monte-en-l’air en repérage. Dans Un Sale Égoïste, il y a une cuisinière que l’on ne verra jamais et surtout Victor, valet de chambre et ancien comédien « spécialisé dans les rôles de valets de chambre stylés mais non dépourvus d’humour ». C’est d’ailleurs sur les planches qu’il a découvert « le goût de [ses] fonctions actuelles34 », nouvelle manière de tirer théâtralement parti de l’anachronisme de sa fonction.

45Autre différence entre l’auteur fictif et l’auteure réelle, les pièces de Philippe présentent volontiers des titres grossièrement référentiels : tantôt une expression courante dérivée (abâtardissement de la comédie-proverbe), tantôt un grand roman parodié, tantôt une chanson (« Nous n’irons plus au bois » ou « Nous n’irons pas à Calcutta ») ou peut-être une pièce (Nous irons à Valparaiso d’Achard ?). Dans tous les cas, ce n’est pas du tout la titrologie dramatique de Dorin, plus carrée par la base, surtout dans son premier théâtre. Elle se contente généralement d’un groupe nominal minimaliste (La Facture, Le Tournant, Les Bonshommes, Le Tube, L’Intoxe, L’Étiquette) ou expansé (Un Sale Égoïste, L’Autre Valse, Les Cahiers tango, Le Retour en Touraine, Soins intensifs) même si l’on trouve parfois une locution comparante (Comme au théâtre), une expression figée (Le Tout pour le tout), une question (Vous avez quel âge ?) voire un nom qui pique l’attention (Monsieur Pompadour, Monsieur de Saint-Futile). À l’exception notable de Si t’es beau… t’es con, les titres des pièces de Dorin sont donc très sages et évitent les gros effets de référence, aux antipodes de ce que propose Philippe. Les deux auteurs n’arpentent pas exactement le même boulevard.

46Philippe exprime son ras le bol à l’égard de ce/son théâtre et de ses figures stéréotypées, bourgeois-types et domestiques rétrogrades. Florence est « un personnage du théâtre conventionnel que [Philippe] veu[t] fuir » (TO, 29). Coupée du réel, confondant « tiers monde » et « tiers état » (TO, 37), sa patrie est celle de l’adultère bourgeois : « Il me prend que les histoires de fesses des petites bourgeoises dans ton genre appartiennent à un monde en voie de disparition et qui n’existe déjà plus pour le théâtre d’aujourd’hui, et qu’en tant qu’auteur dramatique elles ne doivent plus m’intéresser. » (TO, 35-36) Même éviction de Gérard Berthier, le chirurgien mondain : « Même quand ça vote à gauche, que ça s’intéresse aux problèmes des jeunes, aux idées nouvelles et au nouveau Théâtre […] ça reste un bourgeois et ça n’existe plus. » (TO, 39-40). La question des domestiques est plus intéressante parce que plus intriquée :

Deux personnages pas vrais à force de l’être trop : deux bonnes, pardon, deux employées de maison, mais attention ! pas des opprimées de la société, pas des « qui ont des problèmes », pas des « qui suivent des cours du soir » en rêvant de se recycler, pas des « qui ont lu Genet ». Ce serait trop beau ! Non ! Du personnel trié sur le volet – qui ne lit que les annonces du Figaro et Point de vue, Images du Monde, le journal des rois et des princes, l’hebdomadaire de l’actualité heureuse, du personnel sans complexe, content de son sort. (TO, 19)

47Les deux premières paires de guillemets signalent les stéréotypes à tendance gauchiste selon lesquels un emploi subalterne est un résultat néfaste – selon un scénario hésitant entre mélodrame et drame social – et/ou un point de départ optimiste (cours du soir, recyclage). La référence à Genet est piégée. Ces bonnes contentes de leur sort sont évidemment loin des Bonnes, d’où le pas de côté : « pas des "qui ont lu Genet" ». C’est sans doute moins le Genet-dramaturge qui est ici convoqué que le Genet-activiste, de plus en plus investi dans le champ politique depuis 1968 (Viêt-Nam, Black Panthers, Palestine…). L’avantage de convoquer Genet, et non Marcuse ou Clavel cités un peu plus tard par Marie-France (TO, 24), est dans l’écho thématique et dramatique (bonnes/Bonnes) qui ne peut échapper au public de 1973 – la pièce est montée à sept reprises entre 1970 et 197435… – et le court-circuit comique qui en découle.

48Dès lors, les bonnes de Philippe sont paradoxales parce qu’elles ne sont pas paratopiques. Elles vivent paisiblement leur condition et forment un personnel de droite, ce qui surprend Vancovitz (TO, 100). Et Philippe de rétorquer que cela n’a justement rien d’exceptionnel. Voire : on frise même le lieu commun dans la mesure où les domestiques comme garants de la tradition – de manière farouche ou désabusée – pullulent dans le théâtre et l’audiovisuel, depuis Firs (La Cerisaie) ou les majordomes de Bourdet et d’Anouilh jusqu’à ceux des Vestiges du jour et du Grand Budapest Hotel. Entièrement dominées par le syndrome du casier, les bonnes du Tournant refusent le tutoiement et préfèrent des patrons « qui savent garder leurs distances » (TO, 98-99). Par ce hiérarchisme hors de saison, par leurs lectures et parce qu’elles sont « trié[es] sur le volet », elles reconduisent et valident une forme d’aristocratie anachronique. Théâtralement, elles représentent logiquement une convention d’un autre temps, ce que soulignent d’emblée les didascalies initiales : « Mathilde, la dévouée servante » et « Brigitte, l’accorte femme de chambre » (TO, 11). L’antéposition des adjectifs et l’archaïsme lexical (« accorte ») accusent la discordance entre ces types dramatiques et la réalité contemporaine. C’est ce qui les condamne aux yeux de Philippe. C’est en effet parce que le monde change que le boulevardier se met en tête de changer de manière :

Parce que si le domestique est déjà mort pour le théâtre, c’est qu’il va disparaître de la vie, et que le monde auquel il appartient va disparaître aussi. […] Les personnages usés par les feux de la rampe meurent avant les personnages qu’ils représentent. Un peu avant. (TO, 22)36

49Philippe a beau dire qu’il n’est pas un auteur de science-fiction (TO, 27), il pose l’aptitude du théâtre à se faire miroir non de concentration mais d’anticipation37. Et de faire la litanie des choses qui n’existent plus à la scène parce qu’en voie de disparition dans la vie : les week-ends à Deauville, les propriétés à côté du golf, les écuries de course, les Lusigny-Fontange, les filatures du Nord, les Rothschild (TO, 49-50).

50Inéluctablement, le modus scribendi de Philippe est conditionné par son modus vivendi :

Philippe. […] Je retrouve toujours mon petit monde habituel, dans un living ou dans une chambre… entre trois portes et une fenêtre… comme ici… comme partout où je vais… […] Hélas, moi, je ne fais que reproduire, en l’arrangeant, en l’adaptant, ce que je vois et ce que j’entends. Manque de pot ! Ce que je vois est toujours joli, ce que j’entends est souvent amusant. Je vis dans le luxe et la mousse de champagne. Évidemment, ce n’est pas une bonne base pour faire de l’avant-garde. Le rideau noir et l’échafaudage, on a beau dire, ça aide.
MARIE-FRANCE. Écoute, Philippe, ne sois pas bête, les auteurs d’avant-garde ne vivent pas chez eux dans des rideaux noirs et des échafaudages.
Philippe. Alors, comment font-ils pour y faire vivre leurs personnages ? (TO, 27)

51Le théâtre de Philippe fonctionne donc sur l’alliance d’un processus (retranscrire le réel) et d’un cadre (bourgeois). Mais il bâcle son diagnostic : de manière univoque, il attribue ses récents revers dramatiques à une malédiction du cadre et n’interroge nullement sa méthode d’écriture. Il pense que tous les auteurs, y compris ceux de l’avant-garde, travaillent comme lui, c’est-à-dire en transposant le réel sur la scène. C’est là le point aveugle de sa réflexion. Alors que la translation artistique implique des déformations, voire des transmutations, l’écriture du boulevardier colle au monde ; il reproduit, arrange, adapte ce qui l’environne. In fine, ses pièces « sont miroirs publics » (Molière). Romain, quant à lui, prend plus de champ par rapport au processus mimétique comme le suggère sa titrologie – « Vous prendrez bien un peu d’infini dans votre café, monsieur Karsoff ! », « Fenêtre ouverte sur une porte fermée », « On habite toujours le premier nuage au-dessus de l’entresol » (TO, 47 et 94) – et comme le souligne Marie-France. Au processus et au cadre, cette dernière ajoute la notion de vision du monde – « c’est sûrement beaucoup plus une question d’état d’esprit, de façon de penser qu’une question de décor » (TO, 27) – et propose même d’intéressantes pistes sur la bande passante des auteurs pour expliquer la fréquence des dialogues de sourds dans le théâtre nouveau : l’oreille de Vancovitz entend ce que celle de Philippe ne perçoit pas (TO, 71). De là, elle passe de la musique à la peinture : « comme l’œil du peintre voit des choses que tu ne vois pas et les déforme au point qu’une femme aux traits réguliers, il va la peindre avec deux yeux au front, un nez sur la joue… » (TO, 71-72) Le parallèle pictural est ambitieux – « Alors si je te comprends bien, Vancovitz fait du cubisme verbal ! » (TO, 72) – mais il n’est pas développé. Il constitue une conclusion – « Eh bien, au moins, grâce à cette explication, je n’aurai pas perdu ma soirée. (Il se lève.) » (TO, 72) – et non le point de départ d’une réflexion. Marie-France propose l’idée, Philippe l’étiquette ; une fois cette formule trouvée, le sujet est clos. Philippe fige tout ce qu’il touche et le fonctionnement de sa pensée trahit une hantise du mouvement : quand ce n’est pas le primat du cadre ou la méthode du décalque, c’est l’imaginaire de la photo. Le premier acte culmine dans une scène où Philippe saisit chaque membre de sa gens dans sa représentativité, c’est-à-dire comme autant d’emplois dramatiques et de stéréotypes du monde bourgeois :

Je vous ai seulement appelées pour prendre une photo de famille. Surtout prenez des poses naturelles… que je vous fixe bien tels que vous êtes, tous, tels que je vous vois tous les jours. Vous Brigitte, la soubrette plus vraie que nature […] Parfait Mathilde, ne changez rien : le coin du tablier blanc impeccable, essuyant la larme à l’œil. Le raccourci est saisissant : du labeur obscur à l’affection refoulée, de la main usée au cœur sensible, des ragots d’office aux confidences de la patronne. […] (Florence sort son poudrier et s’apprête à se repoudrer. Philippe s’adresse à elle :) […] Image symbolique, image éternelle : la Femme à la houpette [sic]. La femme qui ressemble aux caricatures que l’on fait d’elle. La femme-esclave. La femme-maîtresse. La femme-objet. Beauté, mon seul souci. Amour ma seule pensée ; une âme de pucelle dans un corps de putain. […] Bravo, Marie-France. Plus un mot ! Plus un geste ! Dieu que tu es ressemblante : l’épouse dans toute sa splendeur. L’épouse comme il faut, habillée, coiffée, maquillée comme il faut, disant ce qu’il faut, au moment où il faut. […] Laissez-moi vous regarder, figés dans votre attitude la plus représentative, vous qui vous identifiez à vos personnages au point de porter les noms de vos emplois. Vous Brigitte, comme Bardot, vous madame Mathilde comme autrefois, toi, docteur Gérard Berthier, comme 50 000 autres, toi, Florence dite Flo-Flo, toi Marie-France, vierge et patrie. (TO, 51-52)

52Les clichés culturels nourrissent le cliché photographique. À travers ce portrait de famille, on sent déjà poindre un autre démon de Philippe : celui de la typologie.

53Comme l’a noté Bourdieu, l’opposition Goya/Renoir qu’utilise Philippe donne « une idée de la puissance et de la prégnance [des] taxinomies »38 dans la constitution du champ culturel, particulièrement dans le pôle bourgeois ; mais c’est le vaudeville et sa thématique de l’adultère qui constituent le meilleur exemple du figement typologique. Selon Philippe, il y aurait trois traitements dramatiques possibles suite à un flagrant délit d’adultère : une comédie douce-amère, une comédie féroce, un drame passionnel (TO, 74-75). Or, et ce n’est pas la première fois, Philippe est pris en défaut par Dorin qui propose un quatrième scénario. La découverte de Romain dans le placard est pour Philippe « un moment divin, un moment rare, exceptionnel » Il s’en explique : « la situation est si merveilleuse que l’auteur prend le pas sur l’homme : deux fois cocu par l’avant-garde et dans la même soirée ! Mais c’est le rêve, Monsieur, le rêve ! » (TO, 78) Aucune trace d’amertume ni de férocité et, évidemment, pas une once de drame chez le mari trompé ; la réaction de Philippe comme personnage montre la limite des scénarios envisagés par Philippe comme auteur. En d’autres termes, le boulevardier apparaît comme un réservoir de situations convenues que Dorin se fait fort de surpasser. Mais le vrai repoussoir, c’est évidemment le théâtre nouveau.

54À quelques exceptions près, l’avant-garde que peint Philippe (et Dorin derrière lui) est une collection de poncifs critiques. L’un des moins attaquables – même s’il manque clairement de nuance et laisse dans l’ombre la diversité de l’avant-garde théâtrale des années 1970 – est celui qui détaille la tabula rasa dramaturgique :

PHILIPPE. Chez lui, y a pas de sonnette, y a pas de porte. On n’annonce pas les gens en disant : « Tiens, justement les voilà ! » On ne sait pas d’où ils viennent, ni où ils vont, ni comment ils s’appellent, ni ce qu’ils viennent faire. Ils sont là et ils se mettent à parler. Qu’est-ce qu’ils disent ? N’importe quoi, mais surtout pas : « Bonjour, comment ça va ? »
FLORENCE, entrant. Bonjour, comment ça va ? (TO, 30)

55L’« autre » théâtre se caractérise par la négative et le manque : manque d’ancrage chronotopique, manque de fond « diégétique » (origine, but), manque de solidité identitaire. Les personnages n’en sont pas vraiment : ce sont des figures se résumant à une présence et une parole. Dit comme cela, la définition fait non seulement penser aux modernistes qui s’emploient depuis 1950 à raboter le superflu dramatique – qu’ils aient nom Beckett, Tardieu, Duras, Sarraute, etc. – mais aussi à des formes théâtrales réellement contemporaines du Tournant comme le théâtre du quotidien, par exemple.

56De manière moins évidente mais tout aussi négative, Philippe insiste sur le rideau noir et l’échafaudage (TO, 27). C’est tout l’imaginaire d’un théâtre pauvre, désillusionné, sérieux voire sinistre qui est convoqué. Retenons la réduction à deux symboles : le rideau noir (et non rouge…) et un étonnant ustensile de travaux publics : c’est Bouygues et Borniol à la fois, c’est-à-dire l’opposé du goût certain de Marie-France pour les tissus d’ameublement (TO, 102-103) et des travaux invisibles qui se déroulent dans l’appartement de Philippe (TO, 90-91 ; 95-97). L’idée d’un théâtre de l’ennui est développée un plus tard mais le noir représente d’ores et déjà le deuil de la gaieté. Pour reprendre une image anouilhienne, l’avant-garde transforme la fête en messe39 : « il n’y a pas de rideau, pas de décor, pas de rampe qui s’éclaire… Il ne faudrait quand même pas croire qu’on va au théâtre comme à une fête. » (TO, 48) Cette vision éminemment négative de l’avant-garde consonne à celle que déploient les critiques dramatiques traditionnalistes à longueur de colonnes, celle de Jean-Jacques Gautier ou de Jean Dutourd :

Chercher en janvier, à huit heures du soir, à travers les venelles enneigées, la Maison de la Culture de Nanterre, de la Courneuve, d’Aubervilliers, de Boulogne, cela est d’une tristesse sans nom. D’autant que l’on sait d’avance ce qui nous attend : non point une fête, un spectacle charmant donné par des gens d’esprit, mais tout le contraire, à savoir quelque lugubre patronage laïc, une pièce niaisement progressiste ânonnée par des amateurs, un public de petits bourgeois et de communistes du cru, écoutant avec bonne volonté, mais peu distrayant à l’entracte40.

57Dans Le Tournant, l’une des rares approches positives de l’avant-garde est liée au titre de la pièce de Vancovitz : « Vous prendrez bien un peu d’infini dans votre café, monsieur Karsoff ! » Philippe parle d’insolite (TO, 47), notion centrale dans le Nouveau Théâtre ; si certains auteurs continuent de la pratiquer, elle n’est plus à proprement parler d’avant-garde en 1973. Surtout, Philippe réduit le principe à une déliaison fondamentale :

[…] je me demande si je n’aurais pas préféré : « Vous prendrez bien un peu de café dans votre infini, Monsieur Karsoff », ou encore : « Vous prendrez bien un peu de Karsoff dans votre, monsieur le café », ou bien alors : « Karsoff, vous prendrez bien un peu de monsieur dans votre infini au café. » Ça n’aurait pas été plus mal. (TO, 47)

58L’ordre des mots n’a aucun impact qualitatif. Via Molière, le boulevardier raille l’absence de nécessité voire l’inanité du titre. En paraphrasant le maître de philosophie, Philippe fait la leçon à Romain-Jourdain. Ce n’est que le début. À partir de l’acte II, le ton du boulevardier se durcit. Suivant à la lettre le conseil de Marie-France – « Il faut […] que tu t’imprègnes de ce genre de théâtre et tu finiras par en démonter le mécanisme » (TO, 27) – il assiste à la pièce de Romain pendant l’entracte et son analyse gagne en précision et en agressivité parodique :

PHILIPPE. Mais enfin, Marie-France, qu’est-ce que tu as pu trouver en entendant un dialogue du genre de celui-ci dont tu vas certainement te souvenir : Elle : « Est-ce que tu aimais les courgettes quand tu étais petit ? » Silence de dix secondes. Lui : « Qu’est-ce que tu dis ? » Silence de vingt secondes. Elle : « Je te demande si tu aimais les courgettes quand tu étais petit. » Silence de quarante-cinq secondes. La salle est haletante. La réponse vient enfin, fulgurante : Lui : « Je ne sais pas ! » Eh bien, merde ! Trente secondes de texte et une minute quinze de silence pour ne pas même savoir si un type aimait les courgettes quand il était petit, ça fait beaucoup. (TO, 68)

59Cette scène de « théâtre nouveau » paraît bien anachronique, loin de ce que l’avant-garde véritable propose au début des années 1970. Mais c’est tout le problème de la parodie : pour fonctionner, elle requiert un hypotexte connu. Dorin ne peut convoquer une avant-garde réellement contemporaine car elle ne dirait rien au public qui vient voir ses pièces ; elle se contente donc de fournir un sous-produit du Nouveau Théâtre des années cinquante – comme l’avait fait Anouilh, de manière moins anachronique et mieux sentie41 – et fonde sa caricature sur le prosaïsme (et ses connotations sexuelles) et l’hégémonie des silences. Comme la nature, le boulevard a horreur du vide. Celui-ci est toujours pris en mauvaise part, comme a-mécanique, anti-organique, etc. Marie-France essaie de défendre le procédé en convoquant l’un des totems modernistes, à savoir l’ouverture herméneutique : « Mais ce sont justement les silences qui sont importants dans ce théâtre. Ils laissent la place à l’imagination du spectateur. Ils lui permettent de participer. » (TO, 69) Philippe peut dès lors jouer la carte – classique pour ne pas dire réactionnaire – d’une auctorialité pleine, entièrement à rebours de ce théâtre « en forme d’auberge espagnole » : « On y trouve ce qu’on y apporte. Quand je vais au restaurant, je n’apporte pas mon manger. Quand je vais au théâtre, j’estime que je n’ai pas à apporter mon texte et mes idées. Il y a un auteur en principe qui est là pour m’en donner. » (TO, 69) En posant ce modèle rigide de répartition des fonctions (l’auteur est l’auteur, le spectateur le spectateur…), l’argumentation flirte avec le poujadisme : tautologies, primat du bon sens, comparaisons triviales et lexique rassis (« mon manger »).

60C’est encore le manque qui est critiqué à travers les dialogues de sourds de Vancovitz où s’alignent « des phrases qui ne se répondent pas du tout ». Marie-France tente à nouveau de repousser l’attaque mais convoque maladroitement un poncif critique : « Forcément ! c’est pour traduire l’incommunicabilité entre les êtres. » (TO, 70) Placée effectivement au fondement du renouveau dramatique des années 195042, la notion d’incommunicabilité fut ensuite reprise jusqu’à l’écœurement par les épigones du Nouveau Théâtre et surtout par ses commentateurs. Plus que « l’alpha et l’oméga de la scène contemporaine »43, elle est devenue l’alpha et l’oméga de la critique, sorte de sésame commode censé couper court à tout reproche sur le manque de cohérence/cohésion. C’est ce que souligne Philippe : « L’incommunicabilité… Ah ! c’est encore une belle invention, ça !… Et tellement pratique pour un auteur. On ne trouve pas la réponse logique qu’un personnage doit faire à une question précise. Aucune importance. Pof ! on change de sujet. » (TO, 70) Encore une fois, Philippe incarne une dramaturgie traditionnelle fondée sur la logique, l’harmonie, la progression dialogale.

61Tous les manques pointés par le boulevardier se résolvent dans une attaque globale digne de Jean-Jacques Gautier :

J’ai tellement eu de mal à me contenir toute la soirée en voyant cette pièce, et surtout en entendant les gens se pâmer devant tant de vide maquillé en profondeur par des silences pesants, tant de lieux communs noyés dans les rideaux noirs et les intonations étranges, tant de prétention camouflée sous un dépouillement ostentatoire… (TO, 67)

62Sont à la fois fustigés l’excès et le vide, le trop et le rien comme le résume l’oxymore final. Ce déséquilibre entre la substance et la mise en œuvre est nommément mis en cause à travers le mot « prétention ». L’avant-garde serait à la fois moins profonde et moins originale qu’elle ne le croit : « je n’ai pas réussi à trouver l’ombre d’une idée nouvelle, ni même une seule phrase qui pourrait donner nature [sic] à réflexion. » (TO, 68) Au défaut de substrat intellectuel répondent des lieux communs esthétiques. Philippe décrit un théâtre nouveau pétri de ficelles, quand bien même celles-ci sont modernistes : c’est la multiplication des silences et l’usage de rideaux noirs déjà évoqués ; c’est aussi le dépouillement scénique et le jeu décalé (les « intonations étranges »). Ces procédés effectivement chers à une certaine avant-garde ont tôt fait de passer pour des boursouflures formalistes s’ils sont utilisés comme une simple ornementation. Mais c’est ici le portrait du portraitiste qui est fait. Philippe pense le théâtre selon un modèle littérariste : la mise en scène n’est rien d’autre qu’une pure (re)présentation du texte, élément premier et principal. En d’autres termes, la mise en scène est secondaire, accessoire pour ne pas dire insignifiante ; elle lui paraît un supplément ornemental et non une partie intégrante de l’œuvre théâtrale. Philippe évolue donc dans un monde pré-antonien ignorant la dialectique de création qu’implique une vraie mise en scène et l’unité transcendante du spectacle comme nouvel item artistique. Marqué par cette pensée d’un mariage d’apparence entre le texte et la scène, Philippe peut tout à fait considérer la mise en scène comme un masque pompeux posé sur un vide :

Fais-leur entendre le même texte, exactement, entre des murs bien éclairés, bien décorés, joué par des comédiens bien propres, bien habillés, qui ne mettent pas un kilo de message dans chaque mot et une plombe de silence entre chaque réplique, et tu verras s’ils vont aimer. Enlève-leur le bluff de la présentation, et là, ils verront qu’il n’y a rien dans le texte. (TO, 68)

63Penser, pour Philippe, c’est peser (« un kilo de message »). De là une esthétique ajourée – les points de suspension, « et Dieu sait s’il y en a !… » (TO, 68), marquent la dilution de la tension et de l’intérêt dramatiques – et paradoxalement lourde : « une plombe de silence » allie opportunément la durée (plombe) et le métal lourd (plomb). Cette gravité, aux deux sens du terme, se joue aussi dans la fragmentation : l’interstice (« entre chaque réplique ») menace de se transformer en gouffre. En creux, Philippe fait la promotion d’une dramaturgie qui croit au verbe et déploie une esthétique du lié. Reste un dernier coup à porter : le bluff. À la prétention (auto-aveuglement) s’ajoute en effet le charlatanisme (mystification du public). Comme vision de l’art, on ne fait pas plus d’arrière-garde, surtout si on croise l’idée avec la joliesse des décors et des costumes (quatre occurrences de « bien »), qui dit « ornementation » et non « signification ». Au théâtre nouveau caractérisé par l’indigence sur laquelle on s’aveugle (vide non perçu) voire sur laquelle on cherche à aveugler le public (vide camouflé), Philippe préfère une dramaturgie de la légèreté, c’est-à-dire du vide assumé.

64L’idée selon laquelle le boulevard est un théâtre sans substance n’est d’ailleurs qu’une illusion d’optique. Dans Le Tournant, le vide est plutôt présenté comme l’apanage de l’avant-garde. Par ricochet, cela laisse espérer un rire moins creux que prévu du côté du boulevard. Il n’est certes pas anodin que l’exemplaire du Rire de Bergson que possède Philippe lui vienne de Sacha Guitry. D’ailleurs, le boulevardier porte paradoxalement un nom de philosophe – Rousseau – et réactive à lui seul le tandem Bergson-Guitry. On retrouve ici la défense traditionnelle (clichéique ?) avancée pour réintégrer au canon les auteurs légers : les vrais comiques déploient un rire noir, ils sont les seuls à pousser la tragédie jusqu’à sa logique conclusion, c’est-à-dire jusque dans ses retranchements comiques (ou inversement). Évoquant le flagrant délit d’adultère, Philippe théorise : « Bien sûr que la situation reste ridicule, mais elle n’est plus grave ; elle n’engendre plus une vraie menace, un vrai danger pour le couple ; elle ne fournirait plus matière à une tragédie, donc à un vaudeville. » (TO, 74)

65L’opposition des deux théâtres dépasse la simple question de la dramaturgie. Le Tournant a le mérite de placer sous la loupe le système socioculturel dans lequel s’inscrit le théâtre. De fait, la confrontation des deux dramaturgies prend place à l’intérieur d’une opposition institutionnelle et socio-politique dans laquelle les préconceptions sont essentielles comme le résume Philippe :

Moi je me permets une allusion un peu gaillarde, je suis vulgaire. M. Vancovitz lui, se permet de dire tout cru des mots qu’on éviterait dans une chambrée, il n’est pas vulgaire, il est truculent. Je dénuderais un sein, qu’à Dieu ne plaise, je serais un cochon, il montre un sexe, c’est un génie ! (TO, 69)

66C’est toute la problématique du préjugé (autre forme d’étiquette), de sa fabrication et de sa circulation qui est ici posée. Selon Philippe, la stratégie de communication de l’avant-garde relève de la méthode Coué à grande échelle – quand on se prend au sérieux, on vous prend au sérieux (TO, 46) – et d’une subtile compréhension de l’institution théâtrale, à commencer par le lieu où l’on se fait représenter. La question est posée dès la troisième page de la pièce par la vieille Mathilde lorsqu’elle compulse les recettes des théâtres : « L’Opéra, l’Opéra-Comique, le T.N.P. On s’en fout, l’Antoine… […] … l’Atelier… » (TO, 13-14) Passant sur les légers accrocs spatiotemporels44 et le fait que les trois premières salles ne sont pas homogènes du point de la « perception culturelle » (clivage politique/esthétique, confusion des modes de spectacles), on retient qu’elles ont en commun d’être des salles subventionnées : elles sont mises dans le même sac par la servante comme n’étant pas du ressort de « Monsieur », contrairement aux salles privées. Les mentions du Théâtre Antoine et du Théâtre de l’Atelier qui suivent ont beau rester floues, sans commentaires (on ne sait pas si ce sont des théâtres qui intéressent la bonne parce que Philippe y est joué ou parce qu’ils représentent une forme de concurrence), cela ne change rien au fait que, dès le début, le théâtre se définit par la recette, par son inscription dans un circuit économique.

67Au-delà du clivage privé/public, il y a une séparation entre les grandes salles « centrales » et les petites salles de la périphérie. Développant les propos de Marie-France sur les théâtres de la périphérie et les Maisons de la culture (TO, 24), Philippe note avec perfidie mais non sans sagacité que la pièce de Romain se joue dans « un hangar du sud-ouest parisien. Ce qui ne doit pas être sa moindre qualité. » (TO, 27) La culture a sa géographie propre, fondamentalement inversée : l’essentiel ne se joue pas au centre mais dans les marges. Il en va de même de son économie, évidemment déficitaire : « Maintenant, pour réussir, il faut avoir des échecs. L’échec inspire confiance. Le succès paraît suspect. » (TO, 46) Philippe expose là le système de proportionnalité inverse valeur/succès qui est au fondement de l’évaluation esthétique depuis le début de la dynamique des avant-gardes, par réaction devant l’industrialisation de l’art. Mais il tronque et biaise le raisonnement en taisant tout ce qui relève du qualitatif ; reste un pur scandale logique exprimé par une paradoxale équation : « réussite = échec ». En somme, le monde théâtral marche sur la tête : cette faillite de la logique et du sens conduit à se rabattre sur une logique du son (la paronomase « succès »/ » suspect »). Philippe est moins un logicien45 qu’un sophiste prêchant pour sa paroisse, épinglant de manière caricaturale (mais non complètement fausse) un des paradoxes fondamentaux dans la construction d’une image d’auteur depuis le romantisme : le clivage entre art et commerce et la figure du poète maudit. Cette conception néo-romantique de la machine théâtrale est aux antipodes de celle de Philippe. Sans fausse pudeur, le boulevardier évoque les « soucis de rentabilité » (TO, 135) des auteurs du privé et particulièrement de boulevard, soucis qu’ignore(raie)nt complètement les auteurs d’avant-garde. À l’âge de la subvention, « rentabilité » est évidemment un bien vilain mot. Mais il a son intérêt car il module la question du courage. Ce mot est prononcé par Marie-France lorsqu’elle rappelle que Romain « a été le premier à oser dire et montrer sur une scène des choses que, jusqu’ici, on n’avait jamais osé dire ou montrer. » (TO, 69) Philippe s’insurge :

Mais où il est le courage ? D’aller dans le sens où souffle le vent ? D’être soutenu par les intellectuels, et par ceux qui ont peur de passer pour des imbéciles, par les gens de gauche et ceux qui ont peur d’être de droite, par les jeunes et ceux qui ont peur de paraître vieux, et même par le gouvernement qui, par un masochisme curieux, ne distribue l’argent de la société de consommation qu’à des entreprises qui rêvent de la détruire ! (TO, 70)

68L’idée est claire : l’avant-garde a la partie belle parce qu’elle tient symboliquement le haut du pavé grâce à un soutien total de la critique – ce qui ne correspond pas à la réalité des faits – et au système étatique de la subvention. Les derniers mots de Philippe doublent de manière troublante les propos de Maurice Druon parus dans Le Monde du 4 mai 1973 : « Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir. » Qu’on y voie le résultat d’une influence directe (dans un sens ou dans l’autre), l’indice d’une convergence de pensée ou une simple coïncidence, le parallèle reste indéniable : Philippe et l’éphémère mais crispant ministre des Affaire culturelles de Pompidou chantent la même chanson passéiste où sont inextricablement liées esthétique et politique, comme rime appelante et rime appelée. Pour le misonéisme bourgeois, modernisme et progressisme sont les deux faces honnies d’une même pièce ; de là, on glisse rapidement vers la xénophobie et le racisme. Plus que la mamma martiniquaise (TO, 21) et les relents de doudouisme qui accompagnent cette figure, il faut ici évoquer plus généralement la méfiance à l’égard de l’étranger, particulièrement la méfiance que peut déployer la culture légitime (de droite) face à un « péril » esthético-politique de gauche/de l’est (le cocktail Molotov…).

69Le personnage de Vancovitz réactive en effet une hantise bien connue au théâtre : le barbare d’outre-Rhin mettant en danger la belle harmonie française. Exemplairement, c’est le Putsch de Lenormand dans Crépuscule du théâtre mais ce Croquemitaine de l’entre-deux guerres hante encore les esprits d’après-guerre. C’est finalement ce qui est suggéré dans Si t’es beau… :

PIERRE : Ce n’est pas une pièce d’électriciens, c’est une pièce d’auteur. […] Qu’est-ce qu’il vous avait suggéré à propos des éclairages ?
RABAUD : D’une façon générale, d’en baisser l’intensité.
PIERRE : C’est ça ! Tout le monde dans le Schwartz [sic] pour que le public se demande qui parle et n’écoute pas ce qui se dit46.

70En d’autres termes, le théâtre est un texte, ce qui implique avant tout un auteur et des acteurs. Le metteur en scène paraît superflu voire gênant. « Les acteurs, c’est fait pour être vus. La pénombre cela ne fait plaisir qu’au metteur en scène »47, disait déjà l’auteur de La Grotte. Surtout, en dépit de la faute d’orthographe, le mot « Schwartz » fait allemand (« schwarz » : noir), d’autant qu’il est majusculé. Dorin réactive ici tout l’imaginaire du régisseur germano-soviétique – en l’occurrence Guillaume, prénommé d’après le Kaiser… – inventant le spectacle au détriment du texte comme le suggère cette autre invention :

RABAUD : […] isoler certains personnages, sur certaines répliques, dans des halos de projecteur, pour accentuer le côté un peu mystérieux, un peu étrange de la pièce.
PIERRE : Mais ce n’est pas une pièce étrange et mystérieuse. C’est une pièce qui colle à la vie, avec de vrais personnages et non des ectoplasmes, et qui se passe dans une vraie loge, d’un vrai théâtre48.

71La distorsion pièce/mise en scène au détriment du premier terme ne fait ici aucun doute. Dans cette perspective, le bien nommé Romain (comme Weingarten ? ou, plus simplement, comme Roumain ?) Vancovitz (comme Gombrowicz ?) est une réminiscence de ces Attilas modernistes et marxistes originaires de l’au-delà des Vosges voire de l’Oural. Tout ce qui touche le néo-dramaturge ne lorgne-t-il pas vers la Russie ? Le titre de sa pièce évoque un certain Karsoff ; sa militante compagne se nomme Tatiana et l’amie de cette dernière, Olga. Cet exotisme soviéto-russe est aux antipodes de Philippe comme il le souligne lui-même : « Elle s’appelle Tatiana ! Ah ! ce n’est pas à moi que ça arriverait des choses comme ça ! » (TO, 103)

72Dans tous les cas, Philippe – comme, dans une certaine mesure, Dorin… – met dans le même sac l’originalité esthétique et l’altérité politique de son rival ; il entend les réduire l’une et l’autre. Le Tournant est bel et bien une pièce sur la puissance invasive du boulevard (et du paradigme de droite en général). « Tout ce que le chien mange fait de la viande de chien » (TO, 94), annonce sans ambages Romain en citant Alain. Tout ce que Philippe touche devient bourgeois/boulevard et tout ce que Romain aborde portera la marque du modernisme et du progressisme. La sentence d’Alain pose l’impossibilité de transferts a priori. Il y a pourtant des transferts mais ils sont globalement à sens unique. Dès le premier face à face des deux auteurs, Philippe profite de la situation d’infériorité de Romain surpris dans le placard. Il lui propose alors une mise en abyme théâtrale dans laquelle les rôles sont inversés. Après avoir été un instant sur la défensive, Romain accepte de rentrer dans le jeu de Philippe. En prenant littéralement la place de Romain et lui cédant la sienne, Philippe remporte deux voire trois victoires d’un coup. La première est liée à la symbolique du trio : mieux vaut être l’amant de cœur que le mari, garant légal et moral de l’ordre bourgeois. La seconde est statutaire : il se fait maître du jeu, s’établit auteur face à un auteur. On pourrait considérer qu’il y a une troisième victoire d’ordre générique : Philippe contraint Romain à jouer (de son plein gré cette fois) un vaudeville. Pour une seconde, le boulevardier paraît gagner sur tous les tableaux d’autant que son adversaire se plie lexicalement à son modèle dramaturgique : « Une seconde ! que j’ai bien la situation dans la tête. » (TO, 83) Mais Philippe est allé un peu vite en besogne et a oublié que Romain est aussi un auteur et pas seulement un acteur. De fait, le néo-dramaturge hausse d’emblée le ton et transforme à vue le vaudeville en quelque chose d’autre :

ROMAIN. Je vous aurais dit : « Partez ! Ma femme n’est pas faite pour vous, pas plus que vous n’êtes fait pour elle. Aujourd’hui, vos blue-jeans, votre anticonformisme et vos idées révolutionnaires l’excitent et l’amusent. Demain, elle essaiera de vous mettre une cravate, de vous entraîner à un vernissage, de vous éloigner de vos amis. Aujourd’hui, son corps, son charme et sa facilité vous attirent. Demain, vous les lui reprocherez. Partez… Elle est votre erreur… vous êtes son accident. Moi, je suis sa vraie route. Nous marchons du même pas. Partez… vous avez l’âge de l’oubli. Moi, j’ai celui des souvenirs. » (TO, 86)

73Vu les paramètres du jeu (situation et personnages), Romain n’improvise pas une scène de théâtre nouveau : il choisit plutôt d’offrir une version bernsteinienne du Philippe qu’il incarne, d’où cette éloquence élégante mais un peu surannée. L’acte s’échappe dans le noble et le grave. Il flirte même un instant avec le frénétique lorsque « Marie-France sort comme un folle de la salle de bains, un tube de barbiturique [sic] à la main » (TO, 87). Dans tous les cas, la situation met en défaut l’auteur léger : Philippe finit l’acte en tiers exclus, spectateur du couple d’amants enlacés (TO, 87). Il ne suffit pas de faire jouer un vaudeville à Romain pour en venir à bout, il faut le lui faire vivre, c’est-à-dire le transplanter hors de son milieu éthique et esthétique, l’inscrire plus étroitement dans le monde boulevardo-bourgeois. Suite à la crise de Marie-France, Philippe invite donc Romain sous son toit (TO, 91) et entame une guerre d’usure. Il remporte bataille sur bataille. Romain se met par exemple à faire des bons mots en coupant parfois l’herbe sous le pied de Philippe (TO, 128-129), voire des mots moins bons et qui n’ont rien à envier aux piètres et incontrôlables saillies du boulevardier (TO, 153). Il finit même par proférer les répliques éculées qui ont « traîné partout, dans toutes les pièces de boulevard » (TO, 30), notamment « tiens ! justement, la voilà ! » (TO, 116). « Ça s’attrape », dit Philippe (TO, 116) usant d’une métaphore convenue mais claire : la contamination. Le boulevard est infectieux.

74Inversement, chaque tentative de Romain pour faire évoluer Philippe et son monde se solde par échec : les domestiques refusent le tutoiement (TO, 97-99) ; Marie-France n’envisage plus de quitter le luxueux appartement conjugal du moment que Philippe le lui abandonne et elle prévoit même de s’y installer avec Romain, loin du désembourgeoisement que ce dernier avait imaginé pour elle (TO, 137-139) ; Philippe lui-même ne fait aucun progrès dans son tournant esthétique, sinon par miettes et justement pour en ruiner le principe :

ROMAIN. Vous n’avez jamais eu l’intention de vivre avec elle. Et je pense même que vous n’avez jamais été son amant. (Silence.) N’est-ce pas ? (Silence.) Pourquoi ne répondez-vous pas ?
PHILIPPE. J’essaye d’imiter votre théâtre : je me tais. Mettez dans mes silences ce que vous voulez y trouver. (TO, 159)

75La volonté de changer professée au premier acte par Philippe est de fait contrecarrée par une pensée de la perpétuation. Le tendre rapport qui lie le boulevardier à son anachronique fils (TO, 38), le fait qu’il « continue à sourire de tout » et « à ne rien prendre au sérieux » (TO, 45), son angoisse même de ne pas s’angoisser autant qu’il devrait (TO, 45) montrent que son désir de changer est moins profondément enraciné qu’il n’y paraît. Il l’avoue lui-même : il « pren[d] les attitudes, la façon d’être de gens qui se prennent au sérieux, en espérant que le geste va entraîner la pensée, un peu comme les gens se mettent à genoux, en espérant que la foi va venir » (TO, 46). Via Pascal, Philippe dévoile dès le début qu’il est un piètre croyant. Romain parlera carrément de « mauvaise foi » :

Vous ne cherchez pas honnêtement à changer, pour l’excellente raison qu’au plus profond de vous-même vous êtes persuadé que, seule votre attitude désinvolte, et joyeusement désabusée, est valable. Vous prétendez envier mon esprit de sérieux, mais depuis douze jours que je suis là, vous ne perdez pas une occasion de le tourner en ridicule […] (TO, 101)

76Si le tournant voulu par Philippe manque d’emblée de conviction réelle, ce n’est que lorsqu’il découvre Vancovitz dans son placard qu’il cesse définitivement de vouloir changer. Ainsi vaudevillisé, Romain ne paraît plus aussi inaccessible que cela ; sa posture de compas socio-moral et son magistère esthétique se désagrègent de facto. Constatant que son rival avant-gardiste appartient à « la grande fraternité du pan de chemise » (TO, 78), Philippe embrasse de nouveau son statut de tireur de ficelles boulevardières : pas besoin de changer de manière (TO, 37) puisque un nouveau personnage (une nouvelle matière…) s’offre à lui et de façon si vaudevillesque. Dès que Romain surgit dans son monde, Philippe fait donc tout pour le garder, pour le figer dans un cadre boulevardier où il constitue l’anomalie. L’intrus se sent à bon droit manipulé : « Pour le plaisir de me mettre une fois de plus dans une de ces situations typiques de son cher théâtre et de me regarder comme un voyeur en train de m’y débattre. » (TO, 143) Romain ne mâche pas ses mots et repère chez Philippe une sorte de naturalisme dégénéré où le machiavélisme dramatique rencontre la perversion scopique. Sans aller aussi loin, il est certain que Philippe retrouve l’inspiration grâce à Romain. Il compose et met en scène une comédie (boulevardière) de la jalousie – celle que Florence envisageait d’offrir à son amant avec Vancovitz comme complice (TO, 119-120) – pour remettre les choses exactement à la place qu’elles occupaient avant l’irruption de Romain :

ROMAIN. Et voilà ! Le tour est joué : le mari indulgent et astucieux récupère sa femme et réconcilie les deux amants égarés qui n’avaient jamais vraiment cessé de s’aimer. Tout ça est prévu, attendu, bien ordonné. Les entrées, les sorties, les bons mots. Rien ne manquai [sic]. Ça vous amuse, hein, d’avoir réussi à me plonger dans ce bain de guimauve et de conformisme ? Ça vous amuse, faute de pouvoir écrire de l’Avant-garde, de m’avoir fait jouer, à moi, du boulevard ! (TO, 158)

77Grâce à Romain, Philippe renoue avec le boulevard et renchérit même sur sa traditionnelle géométrie en prétendant être l’amant de la maîtresse de l’amant de sa femme ( !). Vancovitz voit clair dans le procédé : « Après le triangle classique, le carré parfait49. Les deux couples qui changent de partenaire et qui, finalement, repartent chez eux, dans le bon ordre : c’est ça que vous avez imaginé, hein ? » (TO, 143) On peut dès lors s’interroger sur la pertinence du titre. S’il y a un tournant dans cette pièce, il est à 360 degrés comme en témoigne Philippe : « Non, je n’ai pas changé. Le seul changement, c’est que je ne chercherai plus à changer. Je continuerai à aimer ce que j’ai toujours aimé, à détester ce que j’ai toujours détesté. Je continuerai à vivre comme j’en ai envie, et à être un auteur courageusement léger. » (TO, 163) Ce petit tour sur soi et vers soi n’est pas aussi stérile qu’il en a l’air. Même si rien n’a fondamentalement changé, le trouble, le doute, la crise semblent résolus. C’est une acceptation. La confrontation avec l’altérité esthétique se solde par une confirmation que la mutation ou l’hybridation ne sont que des chimères. Au mieux, on n’aurait que le geai paré des plumes du paon. De manière implicite mais particulièrement symptomatique, Philippe n’envisageait changer de manière dramatique qu’afin de retrouver le succès qui commençait à le fuir ; dans cette perspective, il n’aurait été qu’un charlatan de plus, un hypocrite professionnel troquant les ficelles du boulevard pour celles de l’avant-garde ; il aurait rejoint ceux qu’il a dénigrés, c’est-à-dire ceux vivent paisiblement et avec une bonne dose de tartufferie le clivage tête/cœur, « ceux qui pensent à gauche et qui vivent à droite » (TO, 25). Son refus de changer illustre finalement une des maximes lafontainiennes : « Quiconque est loup agisse en loup »50. En langage dorinien, cela donne : « Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre51 ! » Certes, c’est une vision cloisonnée, complaisamment satisfaite de soi, mais elle a au moins le mérite de la clarté et de la franchise.

78Reste que l’auteur fictif n’est qu’un reflet partiel et biaisé de l’auteur réel. La profession de foi de l’un ne vaut pas pour l’autre. On a déjà remarqué que la boulevardière Dorin était plus fine que le boulevardier Philippe. Les références culturelles convoquées au cours de la pièce en fournissent une preuve supplémentaire. Premièrement, on constate une inégalité évidente – et logique – dans leur distribution. Parce qu’il est auteur et auteur de boulevard, Philippe est naturellement celui qui brasse le plus de références. Ce peut être pour les pasticher/parodier : « je suis né trop vieux dans un monde trop jeune » réécrit « Rolla » (TO, 126) ; « La fesse se meurt, la fesse est morte » carnavalise Bossuet52 (TO, 36). Le plus souvent, cependant, c’est pour faire preuve de révérence. Ainsi Philippe convoque-t-il des monuments de la culture et de la pensée – Montesquieu (TO, 13), Bergson (TO, 17), Proust (TO, 38), Kafka (TO, 45), Renoir et Goya (TO, 115), Beethoven et Mozart (TO, 124), « Les Djinns » d’Hugo et « Ballade à la lune » de Musset (TO, 124) – dans le but de créer une connivence avec son public. Évidemment, l’humoriste ne saurait oublier le versant souriant de la culture. Tandis que Bergson est d’emblée associé à Guitry (TO, 17), Molière est convoqué deux fois (TO, 47 et 125) et Feydeau littéralement érigé en saint patron : « Saint Feydeau, priez pour moi ! » (TO, 77) Toutes ces références sont cohérentes avec l’ethos du personnage et ne surprennent nullement : « léger, mais pas forcément analphabète » (TO, 94), résume Philippe.

79Ce qui étonne davantage, c’est que Vancovitz convoque lui aussi de ces références classiques. Il y en a moins – l’ambition de l’avant-gardiste est a priori « en avant » – mais elles prennent presque toute la place. En témoigne sa puissante diatribe contre le rire53 :

Vous êtes l’héritier satisfait de ces générations auxquelles on a répété qu’il fallait se presser de rire de tout, de peur de mourir sans avoir ri. Alors, vite, vite, vous riez de tout. Des scandales, des injustices, de la pagaye, des incuries, des efforts tentés par ceux qui voudraient en sortir et surtout, surtout, de ceux qui ne rient pas parce qu’ils savent que le rire désarme, détruit, dissout la révolte, désamorce les idées les plus fortes, brise les élans les plus purs. Rien de grand, rien de neuf, n’a jamais été enfanté dans le rire, mais au contraire dans la douleur, dans la colère et dans les larmes. Le rire est un poison pour les peuples. Contrairement à ce qu’on dit, il ne guérit pas leurs plaies ; il les endort dangereusement. Et c’est pourquoi je considère ceux qui le répandent, comme vous, dans leurs propos et leurs écrits, comme des malfaiteurs de l’humanité. (TO, 101-102)

80L’influence la plus reconnaissable est celle des Caractères de La Bruyère (« Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri »54), laquelle raccroche en passant le Figaro de Beaumarchais. La référence est stratégique : référence d’un autre temps pour critiquer cet autre temps, elle sert à figer Philippe dans l’âge classique. Il reste que le fond globalement rousseauiste d’opposition au rire (moliéresque) et à la comédie55 est bien celui de Romain lui-même. Dans tous les cas, ce qui frappe n’est pas la culture classique de ce dernier – il a évidemment fait ses humanités – mais le fait qu’il ne mobilise pas de référence réellement contemporaine. Quand il s’attache au XXe siècle, il cite Alain (TO, 94), référence un peu anachronique et passablement superficielle pour un jeune intellectuel de gauche des années 70. Même la citation d’Aragon tombe à côté : l’auteur est du bon « bord » mais Romain convoque Les Yeux d’Elsa (TO, 124), l’une de ses œuvres les moins en prise avec le monde.

81Si le souvenir d’Hegel (« Rien de grand, rien de neuf, n’a jamais été enfanté dans le rire » (TO, 101) imite « Rien de grand dans ce monde ne s’est fait sans passion ») et de Marx (le rire comme poison endormant les peuples rappelle la fameuse métaphore de l’opium) trahissent l’intellectuel de gauche, l’auteur sérieux cite volontiers des références à l’opposé de son champ. Si l’on peut douter de la référence à Pierre Dac56, il est certain que sa première citation dans la pièce vient de Flers et Croisset : « Et si je n’y prends pas garde, un jour où j’aurais bu un verre de trop, je vous jouerai la scène des "Vignes du Seigneur" et je vous dirai : "Philippe, moralement, je vous aime bien, mais physiquement, je préfère votre femme !" » (TO, 94) Après douze jours sous le toit de Philippe, la contamination du boulevard – qu’il redoute – est bel et bien en train d’opérer. D’où la référence à Bernstein (TO, 152), la dernière de la pièce : c’est Philippe qui parle mais il commente la situation à l’œuvre telle que la décrit Romain. Or, Bernstein est au purgatoire dans les années 1970 ; ni l’avant-garde ni le boulevard contemporain ne se réclament de lui. Loin d’annoncer un compromis entre le sérieux de Romain et le boulevard de Philippe ou une boiteuse tentative de conjonction, le nom de Bernstein semble consommer le divorce esthétique : que le boulevard soit léger et que l’avant-garde soit sérieuse…

82In fine, les seules références vraiment modernistes/progressistes sont dispensées par les trois bourgeois qui ont le niveau culturel suffisant : Philippe, Marie-France et/ou Gérard citent les noms de Genet (TO, 19), de Marcuse et Clavel (TO, 24), d’Arrabal (TO, 25) et de Duras (TO, 111). À cette liste, on greffera encore le nom de Jane Fonda vue comme une militante (TO, 114) et celui, plus étonnant car le personnage n’est ni moderniste ni progressiste, du père Bruckberger (TO, 111). Pour être à la pointe de l’actualité, ces deux références convoquées par Philippe et Gérard respectivement sont pour le moins disparates. Elles témoignent d’une vision fourre-tout du contemporain de la part du complexe boulevardo-bourgeois, ce que prouve encore le fait que Vancovitz soit à la fois moderniste et progressiste, ce qui est déjà en soi de l’ordre de la prouesse57. Dans Le Tournant, l’arrière-garde façonne une avant-garde à sa main, facilitant d’autant la satire.

83Loin d’adopter l’avant-garde ou même de la représenter consciencieusement, le boulevard l’annexe et l’adapte à ses besoins, non sans la réduire voire le dégrader. Au moment où Romain évoque mai 68 comme un éveil, Philippe rebondit : « mai 68 quoique je le déplore profondément ; c’est pour moi, avant tout, mon opération de l’appendicite à Besançon. » (TO, 126) La réplique a quelque chose de brechtien et rappelle ironiquement Mère Courage :

L’AUMÔNIER : Maintenant ils enterrent le grand capitaine. C’est un moment historique.
MÈRE COURAGE : Ils ont cogné sur l’œil de ma fille, pour moi c’est ça un moment historique58.

84Philippe est évidemment loin du « défi empreint d’ironie et de pathétique que les personnages de [Brecht] ne laissent d’adresser à l’Histoire majusculée, officielle »59, mais il en offre une version simplifiée, tranquillement égoïste, adaptée au boulevard et à sa philosophie. La toute fin de la pièce confirme cette idée. La dernière tirade présente Philippe prêt à retrouver Tatiana dans la garçonnière aménagée par Florence pour l’adultère de Marie-France et Romain. Le « tournant » devient à la fois pirouette ou volte-face dramatique, retournement – la démarche de Philippe contredit nettement sa promesse d’être un meilleur mari – et mouvement rotatif, tourniquet puisque tout pourrait recommencer : Philippe est en chemin vers un adultère symétrique de celui qui liait Romain et Marie-France, avec la même transgression sociale et la même disparité idéologique. On ne sait pas pourquoi Philippe envisage cet adultère (attrait pour la plastique de Tatiana ? revanche sur Romain ?), jusqu’où il le consommera, ni pour quel résultat (Tatiana tentera-t-elle de convertir Philippe au progressisme ?). Seul demeure ce rebondissement final, ce redémarrage projeté qui, de manière piquante, adapte boulevardièrement les constructions cycliques chères au Nouveau Théâtre (La Cantatrice chauve, La Leçon, Comédie…).

Théâtre pour « C », théâtre pour « I »

85L’Étiquette est construit sur le principe de la mise en abyme, décrit à l’ouverture du rideau par un meneur de jeu : « L’HOMME. Nous sommes une petite troupe d’amateurs… et nous répétons une pièce que l’un de nous a écrite… Moi, en plus, je fais la mise en scène60. » La structure joue sur deux niveaux : celui de la répétition, avec son metteur en scène, ses comédiens et son machiniste, et celui de la pièce, relecture modernisée de Roméo et Juliette provisoirement appelée « Arthur et Georgette ». Il existe, en réalité, un troisième niveau : au sein la pièce enchâssée, Georgette mentionne une « pièce de théâtre que Patricia doit jouer avec une troupe d’amateurs » (ET, 24), « Roméo et Juliette dans une version modernisée. » (ET, 25). Symétriquement, Arthur parle de « la pièce de théâtre qu’[il] va jouer avec Christian et d’autres amateurs » (ET, 27) qu’il définit comme une « parodie » de Roméo et Juliette plus qu’une « relecture », terme proposé par Gabrielle. Mais ce troisième niveau n’a d’autre fonction que de décupler le dispositif de mise en abyme, comme le fait par exemple Anouilh dans Cher Antoine.

86Clairement et longuement posé au début de l’acte I, le cadre est plus discrètement rappelé aux grandes articulations : au début de l’acte II, « l’homme » fait un bref résumé de l’intrigue – réembrayage après la pause de l’entracte – et présente le nouveau décor (la salle de recensement) ; à la fin de l’acte III, il propose à l’auteur (Arthur) une alternative pour finir sa pièce. Nouvel hommage à Anouilh et Pirandello, la mise en abyme favorise les échanges, les retours critiques sur la pièce enchâssée et justifie ses retouches éventuelles ; elle autorise le meneur de jeu à expliquer l’histoire aux acteurs et, partant, au public dans un souci d’économie et de clarté :

MATHILDE. Eh ben dites donc, il faudra expliquer ça dans le programme, parce que vos subtilités décoratives… (Elle fait un geste de la main signifiant que ces subtilités vont passer au-dessus de la tête du public.)
GEORGES. Ne vous inquiétez pas ! On se débrouillera d’une façon ou d’une autre pour les faire comprendre. (ET, 113-114)

87Le moyen est tout trouvé : un dispositif métadramatique où la double adresse pédagogique joue à plein.

88Qu’il s’agisse de théâtre amateur peut encore servir à justifier les maladresses61 et à faire preuve d’autodérision. Ainsi, au début du deuxième acte, le meneur de jeu explique la dualité du décor à l’actrice qui joue Mathilde (ET, 113) et lui prodigue également un conseil de jeu basique – « S’il vous plaît, composez quand même un numéro avant de dire : "Allô". Ça fera plus vrai. » (ET, 115) – avant de sortir de scène en s’adressant « au public, pour excuser Mathilde » : « Ce ne sont que des amateurs. » (ET, 115) Georges fait même la leçon à l’auteur : « Tout de suite après [l’entracte], il y avait une scène entre Georgette et Arthur. Une scène d’amour. Gentillette, mais un peu platouillarde. Alors, finalement, Arthur l’a coupée et la pièce recommence directement par la deuxième scène. » (ET, 111) À la scène, après « Arthur l’a coupée », Georges-Jean Piat ajoutait « et il a bien fait »62. La même posture de commentateur-correcteur se repère à la fin du troisième acte. À Arthur qui avoue ne pas aimer la fin de sa pièce, Georges répond : « Confidence pour confidence, moi non plus. La réunion de famille, le côté "tout le monde il est gentil, tout le monde il est indulgent", je trouve ça un peu bêbête, un peu guimauve… » (ET, 223) Et de proposer une fin alternative montrant le caractère in progress du jeu.

89Le recours à la fiction d’une pièce d’amateurs donne surtout l’illusion d’un plus grand continuum entre la vie et l’œuvre. Les comédiens ne « jouent » par un rôle, ils semblent rester fidèles à eux-mêmes. Et pour cause : Arthur a peint ses personnages d’après nature et a choisi comme modèles des Montardu, des Caporet et de Georges les acteurs qui jouent les Montardu, les Caporet et Georges. Mais, paille et poutre ou encore besace lafontainienne, chaque clan reconnaît l’autre mais ne se reconnaît pas lui-même : la même réplique – « Ah ! les cons ! Ils ne se sont pas reconnus ! » – revient, à quelques secondes d’intervalle, dans la bouche de Gabrielle et Roger (ET, 221). Seul Georges repère sans mal l’effet-miroir :

GEORGES. […] Je suis toujours là quand vous avez besoin de moi. À la scène comme à la ville, c’est mon rôle, non ?
ARTHUR. Vous au moins, vous vous êtes reconnu ! (ET, 222)

90L’allégement du dispositif métathéâtral – par rapport à Comme au théâtre et au Tournant – permet à Dorin de mettre l’accent sur la vision du monde. L’histoire d’amour sert de prétexte à une comédie de mœurs – autre genre prisé du boulevard – et plus largement encore, à une réflexion psycho-sociétale :

L’homme. […] c’est une querelle bien vivante, bien moderne, qui a pour base un problème de société. Je dis bien de société… Pas un problème social, parce les Montardu et les Caporet, question situation, c’est quasiment pareil : ils sont tous fonctionnaires : les Montardu dans un ministère ; les Caporet dans l’Enseignement. Ils ont le même standing ; malheureusement ils ne sont pas du même clan. Les Montardu appartiennent à la famille universelle des Roulons-Bouffons, et les Caporet, eux, à celle, non moins universelle, des Pensons-Causons. Sur le blason des Montardu, une voiture et une casserole. Sur le blason des Caporet : un livre et une plume. Tout le drame est là ! (ET, 6-7).

91Les personnages sont certes les miroirs d’une classe – la bourgeoisie moyenne63 – mais surtout des échantillons de deux clans. Au moyen d’un ordinateur, le Ministère du Recensement segmente en effet la population en deux catégories, chacun devant porter sur la poitrine l’insigne de son groupe : d’une part les intellectuels (ou « I »), de l’autre les cons (ou « C »), ces derniers se déclinant en plusieurs catégories : « B.C. : Brave Con ; S.C. : Sale Con ; J.C. : Jeune Con ; V.C. : Vieux Con », énumère fièrement Roger Montardu (ET, 57). Si les Caporet et surtout les Montardu se complaisent dans ce système, l’arrivée de Georges le remet en cause et finit par le dynamiter. Dorin prend cette fois le contre-pied du boulevard : alors que le genre tend à simplifier et grossir les traits – en bref, à caricaturer – elle refuse de réduire l’homme à une étiquette ou à un stéréotype. C’est déjà le sens de l’épigraphe présente dans l’édition de L’Avant-Scène :

Étiquette., s.f. (ét. flam., stikke, tige pointue, ou celtiqu., stic, bâton). Petit écriteau qu’on met à des sacs d’argent, des liasses de papier, des hardes, des marchandises de toute espèce, pour indiquer ce qu’ils contiennent, la qualité, le prix de la marchandise. Les étiquettes d’apothicaires sont moins longues que leurs mémoires (Sallentin).
– Fig. Tout homme dont le nom devient, à tort ou à bon droit, l’étiquette d’un système, cesse de s’appartenir. (E. Renan).
– Prov. et fig. Juger, condamner sur l’étiquette du sac, Ou absol. sur l’étiquette. Porter son jugement sur quelque affaire, sur quelque personne, sans rien connaître de la nature de cette affaire ou du caractère de la personne.
(Nouveau Dictionnaire National de la langue française. Bescherelle Aîné. 1887)64.

92Par son didactisme et son accessibilité, la définition semble souscrire à la tendance explicative qui anime le boulevard. Elle pose différents niveaux de signification qui seront déployés au cours de la pièce et oriente déjà la lecture de la pièce : sans perdre de vue le ludique (la saillie de Sallentin), elle met en exergue le pouvoir aliénant de l’étiquette par l’intermédiaire de la citation de Renan et de l’expression « Juger, condamner sur l’étiquette ».

93L’étiquette pousse à l’extrême les clivages et scinde donc la société. La dramaturgie exprime bien cette binarité. L’espace scénique de l’acte I, puis de la fin de l’acte III est compartimenté entre l’appartement des Montardu et celui des Caporet, séparés par une « cloison mitoyenne » (ET, 217). La porosité est d’emblée présentée comme une menace :

Paul, reniflant l’air. Ah ! c’est effrayant ! Le mur sent la sardine.
Gabrielle. Tu sens d’aussi loin ?
Paul. Mais non ! « Le Mur » de Sartre. Je suis en train de le relire65. (ET, 8)

94La confusion entre la cloison et le livre de Sartre est révélatrice : c’est finalement le symbole sartrien d’enfermement, de solitude qui est atteint par les odeurs insistantes. Afin d’éviter tout contact avec Arthur, Georgette est enfermée à clé dans sa chambre. De manière moins radicale, mais tout aussi nette, l’acte II est également marqué par la séparation : le côté cour est « le côté réservé au public, avec chaise, table, et magazine » ; le côté jardin « réservé à l’administration » (ET, 112) ; l’ordinateur est coupé en deux avec une partie visible et « une partie cachée » (ET, 112) ; le décor, selon Mathilde, a « un côté vieillot et un côté futuriste » (ET, 113). La structure de l’acte I renforce encore cette binarité. La lumière éclaire alternativement les deux appartements et se succèdent de petits sketches opposant les deux familles à travers leurs centres d’intérêt : loisirs, vacances, amis66. Montardu et Caporet sont les deux faces d’une même pièce, animés par le même sectarisme, le même attachement à la classification. Ils n’existent d’ailleurs que les uns par rapport aux autres, selon un système d’antithèses et de parallélismes. À quelques répliques d’écart, Roger et Gabrielle dévoilent à leur famille leur projet de vacances estivales et tâchent de les convaincre par un ultime argument :

Roger. Et puis j’oubliais, Beauchard m’a passé toute une liste de petites auberges entre l’Aubrac et le Gévaudan, où l’on mange de la cuisine d’autrefois, à des prix qui ne sont pas encore ceux d’aujourd’hui.
MATHILDE. Ça, c’est intéressant.
ROGER. Tellement que ça ne va pas durer, et qu’il vaudrait mieux en profiter pendant qu’il est temps. Tu comprends ?
MATHILDE. Oui, oui, je comprends. C’est une occasion à saisir.
ROGER. Voilà ! Alors je dis : saisissons-la. (ET, 17)

Gabrielle. Ils [les Antinos] m’ont fourni toute une liste de musées à visiter, entre Tempico et Aguascalientes, avec des monolithes du XIIe siècle, des merveilles, mais qui commencent à s’effriter.
PAUL. Ah.
GABRIELLE. Eh oui. C’est pourquoi je crois qu’on n’a pas intérêt à trop tarder pour les voir, tu comprends ?
PAUL. Oui, oui, je comprends : c’est une occasion à saisir.
GABRIELLE. Voilà ! Alors je dis : saisissons-la ! (ET, 22)

95L’identité du scénario est mise en valeur par la duplication de la structure syntaxique et les répétitions : radicalement opposés par leurs choix, les uns tournés vers la France des régions et sa gastronomie, les autres vers la culture lointaine et les joies de l’intellect, Caporet et Montardu n’en sont pas moins identiques, se réjouissant d’être les derniers privilégiés à profiter de vestiges sur le point de disparaître.

96Les Caporet et les Montardu voient l’étiquette sous un jour positif : elle leur permet de se reconnaître mutuellement et participe à la cohésion d’un groupe, d’une classe67. Car les membres d’un même clan se fréquentent, se marient, se reproduisent entre eux. Georgette devra épouser l’un des fils Beauchard, et Arthur, la fille Antinos :

Gabrielle. Enfin, tu ne vois pas que tout vous rapproche : vos familles, votre culture, votre éducation, vos goûts, jusqu’à vos prénoms.
Arthur. Nos prénoms ?
Gabrielle. Mais oui ! Toi, tu t’appelles Arthur, à cause de Rimbaud ; elle, Stéphane, à cause de Mallarmé. Ce sont des choses qui comptent, ça68. (ET, 33)

97Revers de la médaille, l’étiquette renforce le racisme. Les « I » n’éprouvent que de la condescendance pour les « C » : Gabrielle voit Georgette comme une « minus habens qui sent la friture et qui prend Miró pour un peintre myope » (ET, 29) ; elle dit n’avoir pas élevé son fils « pour qu’il passe sa vie […] à bichonner sa voiture, se remplir la panse, ne lire que "L’Équipe", et sentir la sardine » (ET, 106). Les « C » expriment aussi ce mépris – « ces pignoufs qui ne mangent que des surgelés et des sandwiches, et qui arrosent le tout avec du vin en boîte qu’ils boivent avec des pailles ! » (ET, 10) – mais de façon moins insistante : le complexe de supériorité est clairement du côté des « I ». Comme le notent les Montardu eux-mêmes, « on les respecte », « on les envie », « on les craint », « ils peuvent regarder les gens de haut » ; « sur n’importe quoi, ils peuvent décréter : c’est bien ou c’est mal, et jamais on ne discute leurs jugements » (ET, 180-181). Leur magistère est tel que Roger – qui redoutait « des airs condescendants, des réflexions vexantes, des sourires méprisants » des Caporet envers sa « B.C. » de fille (ET, 82) – se transforme à vue dès que Georgette devient « I » : il se dit « ravi » (ET, 136) et « fier » (ET, 137) et fait immédiatement preuve d’ostracisme envers son propre camp : « Non, mais vous n’imaginez pas qu’à présent que ma fille est une Intellectuelle je vais la donner à vos deux Braves Cons de fils. […] si vous n’êtes pas complètement gâteux, vous devez bien comprendre que le père d’une I n’a pas à tenir les promesses du père d’une C. » (ET, 138-139) Changer de bord ne joue en rien sur la vision binaire du monde : quitte à opérer un virage à 180 degrés, l’autre est toujours l’ennemi car on est au pays des insignes et des fantasmes, non du réel, synonyme de complexité et de nuance. Ainsi Roger dénonce-t-il les méthodes des « I » qui cherchent à injecter leur culture à dose homéopathique et procèdent par « osmose » (ET, 85). Il souscrit pleinement à la théorie rétrograde de l’invasion : « C’est tout ce qu’ils souhaitent : nous récupérer ! » (ET, 84) Il n’est plus question, comme le suggérait Marie-France dans Le Tournant, d’adapter « l’autre » système de valeurs. Pour les sectaires de L’Étiquette, toute imprégnation se résoudrait en dénaturation : au bout, la hantise d’une altération radicale et, pour ainsi dire, monstrueuse. Si Roger veut que Mathilde épouse l’un des fils Beauchard, c’est parce qu’« Ils lui feront des enfants normaux, comme elle, et pas des monstres à lunettes qui liront Marcuse dans leur you-pa-la. » (ET, 88) L’image est plaisante mais suggère malgré tout une déshumanisation par hypertrophie cérébrale. Le « mariage mixte » d’Arthur et Georgette n’aboutirait qu’à une mise à l’écart de la souche « C » dans leur progéniture : « Roger. Les bébés grandiront. Ils porteront des barbes, des lunettes et des écharpes. Ils penseront comme on respire. Ils n’aimeront ni la voiture, ni la bonne table. Ils ne seront pas mes petits-fils. Ni ceux de Mathilde. » (ET, 83) Le portrait ramasse les marqueurs stéréotypiques de l’intellectuel comme la barbe et les lunettes. Faire de l’écharpe un attribut de « I » paraît d’abord exagéré mais le trait s’explique lorsque l’on se souvient qu’Arthur porte lunettes mais aussi écharpe (ET, 5 et 58) : derrière le monstre hypothétique décrit par Roger se profile le portrait du jeune amoureux. Gabrielle Caporet refuse de son côté que ses petits-enfants ressemblent à des « monstres joufflus qui liront "Tintin" jusqu’en terminale » (ET, 107). Là encore, il n’y a aucun moyen terme : tout « métissage » aboutit littéralement à une aliénation. Le délire du grand remplacement s’énonce en termes génétiques. De là l’insistance sur le motif du double. La duplication rassurante fait contrepoint à l’hybridation menaçante. Cette duplication est une constante du boulevard, comme l’explique Brigitte Brunet :

Le procédé de duplication se décline à l’infini dans les pièces de Boulevard ; il est l’une de ses caractéristiques. Son effet comique, issu de la lointaine tradition de la farce, est indéniable. Mais la répétition connote également le fort déterminisme qui pèse sur les personnages, déterminisme non seulement esthétique (puisqu’ils remplissent avant tout des fonctions types) mais aussi d’ordre psychosociologique : ils sont pris au piège de leurs origines familiales, de leur sexe et de l’organisation sociale)69.

98Cette duplication est poussée à l’extrême dans l’univers des Montardu. Leurs amis Beauchard ont deux fils ; « un qui […] va entrer comme chef cuisinier dans un "2 étoiles", et l’autre […] qui a doublé en un an le chiffre d’affaires du garage paternel » (ET, 35). Roger ajoute que « des occasions comme celle-là, ça ne se trouve pas sous les roues d’une deux-chevaux » (ET, 36). Le procédé est plus discret chez les Caporet, quoique bien présent. Il n’y a qu’une fille Antinos, Stéphane, âgée, comme Arthur, de 22 ans. Peu avant sa présentation, il a été question des « deux sœurs » dans Cris et chuchotements de Bergman (ET, 27). Quant à Paul Caporet, sa quête intellectuelle n’exclut pas la recherche du profit : « je me demande si on ne pourrait pas doubler notre mise en s’enrichissant chacun de son côté, toi ici avec Monsieur, moi dans la chambre avec Karsoff. » (ET, 96) Redoublement signifie perpétuation ; soulignement de la normalité. Pour les Caporet et les Montardu, toute évocation de la mixité est donc placée sous le signe du monstre. Or, le mot « monstre » utilisé par Roger et Gabrielle est repris par Georges mais judicieusement déplacé :

ROGER. […] Le père du recensement [le député Antoine Blandichon] méritait d’assister au moins aux premiers pas de son enfant.
GEORGES. Son enfant ? Dis plutôt son monstre. (ET, 67)

99Le vrai monstre n’est pas l’autre, « C » ou « I », mais le fait même de réduire l’autre à une étiquette, de promouvoir le sectarisme. Le monstre, c’est l’étiquette, cet insigne visible qui « renseigne », « éclaircit », en un mot avertit (monere) à qui l’on a affaire.

100L’identité de chaque famille et de chaque groupe se crée par l’affichage ou, au contraire, le refus de références livresques et artistiques. Celles-ci sont plus systématiquement caricaturales et parodiques que dans Comme au théâtre et Le Tournant, mais elles ont également une fonction tactique. On est ce que l’on montre, on n’est que ce que l’on affiche. La partition entre culture légitime et culture populaire ne se fait pas entre classe dominante et classe dominée – « les Montardu et les Caporet, question situation, c’est quasiment pareil : ils sont tous fonctionnaires » (ET, 6) – mais entre les « C » et les « I ». Les Montardu se caractérisent d’abord par une absence de culture. Mathilde écorche le nom d’un auteur célèbre (« 33, rue Guillaume-Apollinoire ») et reste sceptique quand on la corrige (« Il y a marqué noire » ; ET, 126). Quand Georges demande à Roger d’éviter « le récit de Théramène », la réponse ne surprend pas : « De qui ? » (ET, 171) À la représentation, la réplique de Roger-Jacques Fabbri était plus savoureuse : « Le Méramène quoi ? »

101Les Montardu cultivent d’ailleurs leur inculture. Sentant une menace pour ne pas dire un complot prosélyte des « I » pour imposer la (leur) culture (« Tu ouvres la télé, la radio, les journaux, paf ! À chaque fois, mine de rien, tu en prends une petite giclée »), Roger décide de boycotter les médias : « Oh ! mais moi, j’ai cessé de regarder tout ça. Après le boulot, maintenant c’est la belote ou la partie de pétanque avec les copains. » (ET, 86) Dès lors, les seules références des Montardu sont des produits qui s’affichent dès l’abord comme des purs divertissements. Ainsi se délectent-ils au cinéma avec Les Fêlés ont du pot, film fictionnel potache dont la seule scène racontée révèle le comique élémentaire :

MathildeAh ! ça c’est du cinéma ! Je riais tellement que j’en pleurais.
Roger. À un moment, il y a le comique qui est caché dans une basse-cour, et pour passer inaperçu, il imite les poules…. Cot cot cot, il fait.
Georgette, sans conviction. C’est amusant.
Roger. Attends ! Tout d’un coup, le commissaire qui le poursuivait le trouve et se met à crier : Codec ! parce que dans le film, le type s’appelle Codec… C’est impayable ! il faut absolument que tu voies ça ! (ET, 25)

102Les Montardu sont aussi des spectateurs assidus des opérettes de Lopez, qui connotent, par contraste avec les rêves de voyage de Georgette, un exotisme à portée de main, factice et passé de mode70 : « on a déjà vu tout cela au Châtelet », affirme Roger (ET, 16).

103Évidemment plus nombreuses et variées, les références des Caporet relèvent d’une culture savante, légitime et sérieuse, d’abord tournée vers la philosophie et l’anthropologie. Ce sont de fervents admirateurs de Karsoff, auteur fictionnel qui leur offre la primeur de ses manuscrits et dont le nom évoque, comme celui de Vancovitz, l’Europe de l’est. Le titre de son opus, La Transcendance de l’en-moi, sur le surmoi (ET, 13), a des résonnances sartriennes – on pense à la première œuvre de Sartre, La Transcendance de l’ego (1936), et à la notion d’en-soi développée dans L’Être et le Néant (1943) – mais le « surmoi » renvoie à Freud, ce qui aboutit à un amalgame sans queue ni tête. Les Caporet lisent également Dupont-Strauss, auteur de « Les infrastructures de la civilisation thibétaine [sic] du XIIe siècle à nos jours » (ET, 14). Le nom de l’auteur évoque évidemment Lévi-Strauss, mais il vaut surtout pour le calembour (Dupont/Lévi : du pont-levis) qui réduit la référence à un gag, un écran de fumée. Dorin renforce encore la caricature par le décalage comique entre le titre de Karsoff et le jugement des Caporet qui le trouvent « un peu commercial » (ET, 13). Par ailleurs, Gabrielle rassemble tous les stéréotypes de la féministe : elle fait partie d’un club, « Le Féminoir » (ET, 31), en hommage évident à Simone de Beauvoir, où sont données des conférences dont les titres prétentieux, caricaturés par un humour facile, rebattent toujours le même sujet : « Féminité, Féminisme et Féminitude », « Féminerie, Féministère, Feminitatum » (ET, 30)71.

104Les Caporet portent aux nues Bergman, et analysent avec enthousiasme les silences de Cris et chuchotements vu à la cinémathèque : « C’est le triomphe du non-formulé », « la stridence du non-dit » (ET, 27). Contrastant évidemment avec les onomatopées des Fêlés ont du pot, les silences de Bergman rappellent – et précisent – ceux de Vancovitz dans Le Tournant. Ceux-ci sont présentés par Marie-France comme des invitations à la participation du public (TO, 69) ; ils sont donc à remplir et valent essentiellement en tant que vides. Les silences de Bergman, selon les Caporet du moins, valent en eux-mêmes ; inscrits dans une tension dramatique extrême, ils sont signifiants par le sous-texte qu’ils convoquent et font résonner. Paradoxalement, ils sont une sorte de plein. Dans tous les cas, le cinéma d’art se caractérise par une faillite de l’échange dialogal apprécié seulement par quelques happy few qui, non sans ridicule, pérorent sur le silence au moyen de formules bien ronflantes. Comme Vancovitz d’ailleurs, Gabrielle exprime une méfiance instinctive pour le comique. Arthur l’informe qu’il met en spectacle une parodie de Roméo et Juliette :

Gabrielle. Ah ! Bon ! Mais une parodie dérangeante, pas une parodie distrayante ?
Arthur. Pas vraiment triste non plus.
Gabrielle. On n’y rit pas, quand même ? (ET, 28)

105Dans cet univers scindé, binaire, Georges fait figure d’outsider. Il est à la fois l’homme du « ni », qui résiste à tous les marquages, et l’homme du « et », de la totalité et du rassemblement. Son portrait inaugural juxtapose ainsi négations et coordinations : « L’homme n’est donc ni vieux ni jeune. Ni gros ni maigre. Il porte un complet-veston et un col roulé, un attaché-case et un sac de marin sur le dos. Le genre inclassable. » (ET, 38) Même indéfinition par cumul lorsque Georges doit donner sa profession : « Aucune et toutes », commence-t-il par affirmer, associant, par une pirouette, le zéro et l’infini. La seconde réponse propose une alliance plus incongrue car davantage en prise avec le réel même si c’est pour le distordre : « écrivain et pêcheur » (ET, 157). Ce dédoublement n’est guère acceptable pour Roger qui propose une alternative : « Mets "chômeur" ça fait plus sérieux. » (ET, 158) Cette « drôle d’idée » selon Georges est parfaitement logique pour Roger : mieux vaut une absence – surtout si cette absence correspond à une catégorie socio-professionnelle reconnue, à un item repérable sur une nomenclature72 – qu’une monstrueuse bicéphalie. Georges comprend surtout quel parti on peut tirer du cumul, double obèse de l’ablation : deux étiquettes (« une B.C. de ce côté-là et une I de l’autre » ; ET, 164) ou aucune (« Alors, je ne vais en mettre du tout » ; ET, 164) sont l’avers et le revers de la même ambition de se dégager des factions : « Ni con, ni intellectuel. Juste Quelqu’un. Un être humain, un individu. » (ET, 177) Il veut fonder « un parti qui regroupera tous les sans-parti et les sans-parti pris. Les sans-opinion. Les "ne se prononcent pas" de tous les sondages. Ceux qui ne savent jamais s’ils préfèrent la guerre ou la paix, la mer ou la montagne, être cocus en l’ignorant, ou ne pas l’être en se le croyant » (ET, 207) ou encore « réunir tous ceux de droite qui font des complexes culturels de gauche… et tous ceux de gauche qui font des complexes économiques de droite. Le rassemblement des non-rassemblés. » (ET, 208)

106Enfin, Georges est l’homme du « mi », de la moitié, de l’intermédiaire, du juste milieu :

L’homme. Je suis le frère de Roger Montardu.
Arthur. Le frère ?
L’homme. Enfin, le demi-frère.
Arthur. Ah ! il n’y a que demi-mal. […] Excusez-moi. Ça m’a échappé.
L’homme. Ça ne me surprend… qu’à moitié. (ET, 39)

107Incarnation du bâtard biologique et surtout culturel – « Tu es mâtiné ! », lui reproche Roger (ET, 179) – il veut abolir les étiquettes et concilier les contraires. Déclaré « Intellicontuel » (ET, 162) par l’ordinateur, il décide de fonder le mouvement « gaudroiche » (ET, 207). La somme des refus mène à l’équilibre : Georges propose à Arthur une autre fin à sa pièce, une fin qui ne soit « ni » trop heureuse « ni » trop tragique : une fin « entre les deux » (ET, 223). Metteur en scène de la pièce fictive (« Arthur et Georgette »), il fait le pont entre la brochure et la scène, entre l’auteur, les acteurs et le régisseur. Monsieur Loyal de la pièce encadrée, il sert aussi d’interface entre la scène et la salle. Placé sous le signe astrologique de la « Balance » (ET, 41), il passe facilement d’un milieu à l’autre et joue le rôle du « médiateur » : il tente de persuader Roger Montardu puis Gabrielle Caporet de laisser leurs enfants s’aimer. Son emploi de raisonneur s’exprime à travers des maximes qui prônent la tolérance, l’ouverture, la relativité : « Tolérer, c’est admettre le droit à la différence » (ET, 108) ; « L’intelligence est une notion relative : on est toujours malin par rapport à certains, et idiot par rapport à d’autres. » (ET, 55)

108Tout en étant stratégiques, les références mobilisées par Georges participent à la construction de son ethos de médiateur. Lors de sa visite chez les Caporet, Kant lui sert de carte de visite – il cite Le Fondement de la métaphysique des mœurs – quitte à relativiser un peu plus tard sa connaissance du philosophe : « Je l’ai rencontré jadis au collège… Mais nous ne nous fréquentions plus depuis longtemps. » (ET, 94) Il sait repérer le masque japonais et le dater du début de l’époque Edo, prouvant ainsi son ouverture et sa curiosité73 : « je m’intéresse à tout » (ET, 93). Alors que l’échange avec Gabrielle stagne, il paraphrase en dernière instance le Misanthrope :

Georges. […] demain je serai parti.
GABRIELLE. Pour où ?
GEORGES. » Un endroit écarté, / Où d’être tolérant, on ait la liberté. »
Gabrielle, rectifiant. » Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté ». 
Georges. C’était une relecture. « Le Misanthrope ». Acte V. Scène finale.
Gabrielle. Merci. Je connais Molière, monsieur ! Sortez !
Georges. Volontiers, madame, mais en guise d’adieu, j’aimerais vous fournir un sujet de réflexion.
Gabrielle. Vraiment ?
Georges. Oui, vraiment… S’il revenait, Molière, selon vous, ce serait un C ou un I ? (ET, 110)

109Le choix de la grande comédie de caractère, qui est aussi la plus sombre de Molière, est tactique : Georges espère se faire entendre sous le masque d’un nouvel Alceste, qui serait l’apôtre de la tolérance. Le retour de Gabrielle au texte-source vaut à la fois comme une fin de non-recevoir et un rappel à l’ordre. Elle refuse la transformation – dénaturation ? – du héros de Molière et justifie son intransigeance par une valeur démodée, mais héroïque : l’honneur. Georges essaie de remporter la mise en faisant de Molière un auteur inclassable74, preuve que le système des étiquettes n’est pas valable.

110Aux actes II et III, Georges confirme qu’il est homme du milieu, puis du rassemblement. Il rapproche son double métier – « Écrivain et pêcheur » – d’une opérette de Franz von Suppé, « Poète et paysan » (ET, 157). De ce compositeur un peu oublié, il retient l’une des œuvres les plus populaires, que l’on pourrait situer à mi-chemin entre l’opérette de Lopez et L’Opéra de Quat’sous de Brecht – auteur mentionné par Gabrielle (ET, 220). Plus loin, il renforce sa connivence avec Georgette en lui adressant quelques mots de latin, preuve de sa formation classique. Ce sont cependant deux formules stéréotypées et la seule originalité se situe dans leur appariement inattendu : « Vale atque vale75 et age quod agis. » (ET, 133) Inversement, il prend bien soin d’entourer ses références de précautions pédagogiques minimales quand il s’adresse à son demi-frère :

Georges. » Le moyen d’avoir raison est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. »
Roger. Ce n’est pas bête non plus, ça !
Georges. C’est d’Ernest Renan – un écrivain qui avait perdu la foi – justement. (ET, 210)

111Bien qu’elle ne soit pas mentionnée, la source de la citation, Qu’est-ce qu’une nation76, est intéressante puisque Renan y démontre qu’une nation n’est pas un agrégat de races ni de langues, mais une âme commune et une volonté de se tourner ensemble vers l’avenir. La citation fait un pont entre L’Étiquette et l’essai de Renan ; elle agrège le boulevard à une réflexion sérieuse sur les dangers du nationalisme et du sectarisme. La métaphore de l’étiquette déployée dans la pièce s’inspire lointainement de l’étoile jaune, insigne déjà convoqué dans Le Tournant pour condamner l’âgisme : « À partir de 40 ans, 45 dans le meilleur des cas, l’âge est devenu une tare, une maladie honteuse. Du train où vont les choses, bientôt on nous fera porter une étoile, comme les Juifs sous l’occupation. » (TO, 26) Dans L’Étiquette, le parallèle est plus diffus mais aussi plus approprié car il s’agit bien d’une parabole sur le racisme. Quand Georges décide de détruire le fichier central du ministère du recensement et qu’il confie à Mathilde la mission de plastiquage, celle-ci fait opportunément référence à la Deuxième Guerre mondiale : « Il y a des anciennes de la Résistance qui ont gardé la main. […] On mettra des fichus sur nos têtes, une petite bombe dans la boîte de l’aspirateur, et on ira faire le ménage – oouit ! comme sous l’Occup ! » (ET, 197-198)

112Enfin, la maxime de Renan pose une idée essentielle pour Françoise Dorin : la durée d’une action ou d’une pensée n’est pas corrélée à sa modernité ou son immédiate actualité. L’avant-garde fait fausse route car elle est condamnée à devenir vite hors du coup. Au contraire, un certain anachronisme peut assurer la résonance à venir. Les œuvres du passé peuvent certes s’« effriter » comme les « monolithes du XIIe siècle » (ET, 22) ou se muséifier comme le masque japonais des Caporet77. Elles peuvent aussi durer à condition de parler à toutes les générations, à tous les milieux et de s’adapter à toutes les époques. Le sujet choisi par Arthur pour sa pièce n’est « pas neuf, mais très bon. C’est d’ailleurs parce qu’il n’est pas neuf que je peux vous dire qu’il est très bon : il a déjà fait ses preuves. » (ET, 5) A contrario les écrits trop intellectuels échappent à toute tentative de renouvellement. Enfermé dans sa pensée, Karsoff piétine ; il envoie aux Caporet « la nouvelle mouture du même manuscrit », « la onzième », sous l’éternel même titre (ET, 12).

113« Esprit multiple, complexe, ouvert sur tous les horizons » (ET, 180), homme « du jour », Georges se montre ouvert sur l’avenir sans renier le passé. Son retour au pays est aussi un retour au passé : « J’ai besoin de mes racines et j’ai l’âge des retours, l’âge des souvenirs », confie-t-il aux Montardu (ET, 52). Ce ré-ancrage ne l’empêche pas d’œuvrer, au niveau collectif, pour des lendemains meilleurs. À Roger qui l’admire d’avoir fait disparaître le système des étiquettes – « C’est toi, l’homme du jour ! » (ET, 204) – Georges répond que « Ce qui compte, c’est de savoir être l’homme des lendemains » (ET, 205). Face à Gabrielle, Georges défend l’idée d’une jouissance dans la durée et la continuité :

GEORGES. Mais l’amour n’est pas un sandwich, madame, composé d’une petite tranche de « pendant » entre deux grandes tranches d’« avant » et d’« après ».
GABRIELLE. C’est quoi alors ?
GEORGES. Un amalgame du tout ! Les avant et les après bénéficient de la suavité des pendants. Avant, on en rêve. Après, on s’en souvient. Avant, on attend ; après, on espère. Ça prend du temps tout ça. » (ET, 104)

114On ne saurait mieux résumer l’œcuménisme temporel de Georges. De la même manière, il plaide en faveur d’un classicisme hybride et pluriel, qui permettrait de faire le lien entre un théâtre intellectuel et le théâtre de pur divertissement :

Roger. […] Mais pratiquement, les I vont dans les théâtres pour I et les C vont dans des théâtres pour C.
Georges. Parce que les théâtres sont aussi étiquetés ?
Roger. Ce n’est pas la peine : les auteurs et les acteurs le sont, ça suffit.
Georges. Et personne ne pense que, de part et d’autre, on gagnerait à ce qu’il y ait certaines interférences ? (ET, 87)

115Cette ambition pourrait être celle du théâtre de boulevard qui assumerait la vertu d’une comédie qui plaît et la saupoudrerait de pépites culturo-intellectuelles : de théâtre digestif il deviendrait théâtre gastronomique ou théâtre du « Pensons-Bouffons » qui, s’il ne pense pas bien haut ni fort, se pense du moins en profondeur.

116Ce rêve d’une voie mixte ou médiane, porté à la fois par Georges, Arthur et Georgette, ne laisse pas d’être utopique. Si la pièce enchâssée se termine par un double happy end – de l’histoire d’amour (le mariage est accepté) et de la fable sociale (les étiquettes sont supprimées, la cloison médiane tombe) – le retour à la pièce-cadre montre les limites de cette voie, jugée trop mièvre par Georges : lors de la représentation, Georges-Jean Piat concédait que la chute cloison qui tombe faisait bien « tarte » et jugeait la fin trop mièvre. L’issue tragique proposée par Arthur – le double suicide – est à l’inverse jugée trop sombre. D’où la possibilité d’une troisième fin pour Georges : la fuite – fin qui évite le dualisme, mais qui exprime moins le compromis que l’esquive.

117Le boulevard sort renforcé de son traitement dorinien. La réflexivité et la mise à distance des stéréotypes ont une fonction bien plus ludique que polémique. Le démontage jubilatoire du système dans Comme au théâtre redouble le plaisir du spectateur. Le spectre menaçant de l’avant-garde dans Le Tournant est écarté : c’est le boulevard qui adapte, récupère, envahit le Nouveau Théâtre, pas l’inverse. L’abolition des étiquettes, qui a pour conséquence la réconciliation entre les « C » et les « I », entre le théâtre de divertissement et le théâtre intellectuel, est une issue désirée mais éphémère, remise en cause par la fin de L’Étiquette en forme de fuite.

118Reste que, comme son maître Anouilh, Dorin « va plus loin, beaucoup plus loin avec le boulevard78 ». Sa dramaturgie virtuose n’est pas l’unique vecteur de cette prouesse. Via un usage ludique et stratégique des références littéraires, elle confirme que la culture n’est pas l’apanage des intellectuels (Gabrielle ne possède pas son Kant ; ET, 94) et que le fonds classique n’est pas nécessairement le recours des rétrogrades (Vancovitz se meuble en Louis XIII ; TO, 144). Les limites sont arbitraires, difficiles à tracer – nul ne sait si Molière serait un « I » ou un « C » (ET, 110) – et toute répartition pèche par schématisme. En témoigne Proust : cet auteur réputé difficile au point de servir de schibboleth aux élites snobs se voit, dans Le Tournant, annexé par l’arrière-garde boulevardo-bourgeoise (TO, 38).

119Le boulevard selon Dorin devient donc une sorte de palais de miroirs, tantôt grossissants, tantôt déformants. Sans jamais perdre de vue les bénéfices comiques de la caricature, elle invite aussi à dépasser dans une certaine mesure, les clivages esthétiques et les préjugés qui en découlent. Un échange du Tube dénonce clairement cette puissance de la taxinomie :

LANDRIEUX. […] « L’amoureraie », sous la plume d’un écrivain adulte, ça fait recherche littéraire à prétention poétique démodée, mais « L’amoureraie » dans la bouche d’un jeune chanteur, ça fait trouvaille insolite à tendance romantique vachement dans le coup.
VIVIANE. Alors, selon l’âge et la tête, il y a deux poids, deux mesures pour juger.
LANDRIEUX. Évidemment79 !

120Dans cette perspective, l’étiquette de « boulevard » conditionne l’approche du spectateur, souvent en mauvaise part, et l’empêche de percevoir sa variété, sa réflexivité et partant, sa capacité à se remettre en cause et à se renouveler. Pour le meilleur et pour le pire, l’étiquetage est une étape nécessaire de l’approche esthétique. S’en détacher totalement est sans doute illusoire mais on peut au moins interroger les catégories, les creuser, les faire jouer les unes par rapport aux autres. C’est exactement ce que fait Françoise Dorin dans son théâtre : si elle n’envoie pas valser les étiquettes, elle leur accorde un petit tour de valse qui les grise passablement.

Notes de bas de page numériques

1 Michel Corvin, « Françoise Dorin », Dictionnaire encyclopédique du théâtre [1991], éd. Michel Corvin, Paris, Larousse-Bordas, coll. « In extenso », 1998, p. 515.

2 « FRANÇOIS. […] Le mot d’ordre : désinvolture. L’arme : le sourire. Mais attention, pas n’importe quel sourire. Celui-ci exclusivement (il sourit en coin.) Le sourire ironique. Le seul qui permet vraiment de tout dire sans risque. / FRANÇOISE.  Je le connais, je le fabrique en série. » (Françoise Dorin, Comme au théâtre [1967] (désormais CT), dans Théâtre II, Paris, Julliard, 1973, p. 40).

3 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, 12 janvier 1973 ; cité dans Françoise Dorin, Théâtre I, Paris, Julliard, 1973, p. 165.

4 « Très adapté au siècle » (CT, 40), est-il dit du romantisme du héros.

5 « FRANÇOISE.  À propos, comment vous appelez-vous ? / FRANÇOIS.  Voyons Françoise ! je m’appelle François ! » (CT, 43).

6 Le boulevard est ennemi du discord autant que de l’excès. C’est l’empire du juste milieu au risque, parfois, de la tiédeur. Sa morale, partout, est celle de l’équilibre dont le revers négatif est la stérilité ou, au moins, le conventionnel. Jean-Jacques Gautier résume cet idéal de stylus mediocris en parlant de « comédies bien faites où l’on peut réfléchir sans migraine, s’émouvoir sans battements de cœur, et rire sans arrière-pensée » (Le Français dans le monde, mars 1967. Cité par Tatsuo Morimoto, Fonctions du rire dans le théâtre français contemporain, Paris, Nizet, 1984, p. 17.) Le rire paillard ou grivois, la réflexion conceptuelle ou philosophique, les émotions extrêmes sont conjurés comme autant d’excès blâmables. L’académicien loue encore cet art de la mesure dans Le Tournant : « Mme Françoise Dorin va soulager un public équilibré en le ramenant à l’équilibre avec une saine allégresse. » (Le Figaro, 12 janvier 1973 ; TO, 165).

7 Eugène Labiche, Lettre à A. Dreyfus, dans Emmanuel Haymann, Eugène Labiche et l’esprit du Second Empire, Paris, Orban, 1988, p. 100.

8 « Au théâtre, parler c’est agir. […] et si [le poète] fait paraître quelques actions sur son théâtre, c’est pour en tirer occasion de faire quelque agréable discours ; tout ce qu’il invente, c’est afin de le faire dire » (François Hédelin d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2001, IV-2, p. 407-408.)

9 Voir Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2001 [1972], p. 356.

10 Françoise Dorin, Interview, Paris-Match, 15 janvier 1988.

11 Jean Anouilh, « Lettre à une jeune fille qui veut faire du théâtre » [1955], En marge du théâtre, éd. Efrin Knight, Paris, La Table Ronde, 2000, p. 62.

12 Jean Anouilh, La Grotte [1961], dans Théâtre II, éd. Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 141.

13 Jean Anouilh, Les Poissons rouges ou Mon père, ce héros [1970], dans Théâtre II, op. cit., p. 821.

14 Voir Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1989, p. 11.

15 Anonyme, L’Aurore, 23 juin 1972.

16 « […] il a fait son droit, pour faire quelque chose, comme la plupart des hommes du monde qui ne veulent rien faire. D’ailleurs, ça le regarde. Il a un nom, de la fortune… il a bien raison de ne pas se la fouler. » (Sacha Guitry, Faisons un rêve [1916], Œuvres, Paris, Presses de la Cité/Omnibus, 1991-1996, t. I, p. 402.)

17 Des quatre personnages, Françoise est la plus inscrite dans le réel socio-économique : même si sa fonction exacte reste floue, on sait qu’elle travaille dans un journal (CT, 58). Brigitte travaille également mais sa profession est liée à la facticité et à l’intermittence : elle est actrice. En revanche, rien n’est dit du métier de Renaud et François est, selon ses propres termes, « un dilettante en tous genres à ses moments perdus » (CT, 94).

18 Sacha Guitry, Faisons un rêve, op. cit., p. 443.

19 Voir aussi Françoise Dorin, Un Sale égoïste [1970], dans Théâtre II, op. cit., p. 365 : « Alors Victor, racontez-moi ma vie. À partir de maintenant jusqu’à demain soir, que je me la respire, ma vie, avant de la vivre, pour doubler mon plaisir, comme l’amateur de vin double le sien, en humant son verre avant de le boire. »

20 La pièce compte de nombreuses références aux jeux et aux sports : cache-cache (CT, 53), cartes et dés (CT, 150), tennis (CT, 67), rugby (CT, 90). On relève aussi la métaphore appuyée de la partie (CT, 151), le fait que François compte les points (CT, 18-19) ou qu’il s’exclame : « Ce n’est pas possible, vous regardez dans mon jeu » (CT, 36).

21 Cyrano de Bergerac est une référence récurrente chez Dorin : la pièce est citée dans Un Sale égoïste (« Eh oui ! Grâce à lui, une robe a passé dans ma vie » ; op. cit., p. 411) et, via « la goutte à l’imaginative », dans Le Tout pour le tout (L’Avant-Scène, n° 729-730, 1er mai 1983, p. 42). Le cyranisme est surtout un canevas dramatique : dans Si t’es beau… t’es con, Pierre est un auteur qui souhaite le succès pour ses pièces mais pas pour lui. Il refuse donc de découvrir son identité et fait endosser la paternité de ses œuvres à d’autres. L’une de ses pièces s’appelle Bergero de Cyranac.

22 Voir Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit., p. 118.

23 Michel Corvin, Le Théâtre de boulevard, op. cit., p. 118-119.

24 Ce n’est que dans Le Tournant qu’apparaîtra l’idée de « démonter le mécanisme » (TO, 27).

25 Jean Anouilh, Ardèle ou la Marguerite [1948], dans Théâtre I, op. cit., p. 791.

26 En témoigne cet échange : « FRANÇOISE.  Trop heureux de m’entendre parler de l’arroseur arrosé alors qu’en réalité… / FRANÇOIS.  C’était l’arroseur arrosé, arrosant, oui, je sais. / RENAUD.  Je te ferai remarquer que grâce à moi, c’est devenu : l’arroseur arrosé, arrosant, arrosé ! » (CT, 146) Se succèdent la situation comique efficace mais usée (l’arroseur arrosé), un premier dépassement inattendu (arrosant) et un deuxième dépassement (arrosé) qui ramène au schéma comique stéréotypique du « tel est pris qui croyait prendre » ; il reste que l’excès en lui-même, via le polyptote, joue comme un marqueur de fantaisie…

27 André Roussin, Comédies de famille, Paris, Calmann-Lévy, 1960, p. X.

28 Une seule remarque frontale, dans Un Sale Égoïste (op. cit., p. 355) : Victor note que « le nouveau Théâtre […] est nettement plus orienté vers le sexe que vers le valet de chambre stylé mais non dépourvu d’humour », rôle dans lequel Victor était justement spécialisé ; mais, contrairement à Philippe, il « ne juge pas » cette évolution du répertoire et en fait une simple « question de goût ».

29 Acteurs et public ne faisaient qu’un dans Comme au théâtre : on jouait entre soi et pour soi.

30 « Au théâtre, il n’y a que la situation et la réplique. […] Et les caractères, si l’on peut », dit le boulevardier Léon dans Le Nombril (1981) d’Anouilh (dans Pièces farceuses, Paris, La Table Ronde, 1984, p. 335).

31 Par la suite, la pièce revient souvent sur le verbalisme facile qui caractérise Philippe (TO, 29, 39, 45, 85…).

32 De surcroît, évoquer cette plaquette largement publicitaire est l’un des premiers indices que le boulevard (et, globalement, l’ensemble du théâtre) ne se résume pas à de pures questions de dramaturgie mais ne se comprend que replacé au sein de toute une institution. Le ton avait été donné dès la troisième page où l’une des bonnes se penchait sur la liste des recettes des théâtres (TO, 13-14).

33 Françoise Dorin, La Facture, dans Théâtre II, op. cit., p. 171.

34 Françoise Dorin, Un Sale égoïste, op. cit., p. 354.

35 Par Victor Garcia au Jardin-Théâtre de la Cité universitaire ; par Roland Monod à la Comédie de Saint-Étienne ; par Jean-Marie Patte au théâtre de la Cité internationale ; par Raymond Paquet au Capitole de Bordeaux ; par Paul Berger au Théâtre Jules-Jullien de Toulouse ; par Jean-Marie Serreau (reprise) au Théâtre des Amandiers ; par Jacqueline Bœuf dans la Salle Saint-Exupéry à Lyon.

36 L’Autre Valse prouve a contrario que le théâtre est justement l’endroit où ces espèces en voie de disparition peuvent être préservées. La réserve créée par Alexandre matérialise un fantasme de la fixation temporelle mais aussi typologique : « il y a également dans la réserve le père noble, la jeune fille méritante, le jeune homme romantique, le vieux serviteur fidèle, la vieille fille pieuse, le bon abbé jovial, l’enfant obéissant et bien d’autres […] » (Françoise Dorin, L’Autre Valse [1975], Paris, Le Livre de Poche, 1989, p. 16). Ces « spécimens d’humanité » (ibid., p. 17) évoquent des types théâtraux… On notera en passant que cet imaginaire fixiste, très fréquent chez Dorin, est le pendant de l’empire de l’équilibre déjà évoqué. Par son équanimité et son fantasme homéostatique, Lionel (le héros d’Un Sale Égoïste) incarne exemplairement l’une et l’autre tendances.

37 « […] j’ai écrit cette pièce il y a deux ans et, aujourd’hui, je vis et je vois vivre par les autres ce que j’ai inventé il y a deux ans. C’est ni plus ni moins du Jules Verne à court terme ! » (Françoise Dorin, Si t’es beau… t’es con, op. cit., p. 145.) À la création de L’Étiquette, un critique notait : « Les scénarios futuristes de Françoise Dorin ne sont pas moins surprenants, dans leur genre, que ceux d’Yves Boisset. » (Dominique Jamet, Le Quotidien, 2 février 1983 ; propos repris dans Françoise Dorin, L’Étiquette, L’Avant-Scène Théâtre, n° 729-730, 1er mai 1983, p. 39.) Le parallèle avec Boisset est assez acrobatique mais l’idée générale se défend : L’Étiquette a quelque chose de la pièce d’anticipation et n’est pas dépourvue de résonances orwelliennes.

38 Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, février 1977, p. 14. Le passage analysé est le suivant : « Elles étaient deux sœurs ; Florence : un Renoir ! Patricia, d’un an sa cadette : un Goya ! À croire que les parents avaient épuisé toutes leurs ressources avec la première ! » (TO, 115)

39 Voir Jean Anouilh, « Lettre à Jean Vilar » [1953], En marge du théâtre, op. cit., p. 52-53.

40 Jean Dutourd, Le Paradoxe du critique, Paris, Flammarion, 1971, p. 17 ; cité par Pierre Bourdieu, « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », op. cit., p. 15.

41 Voir Jean Anouilh, L’Hurluberlu ou le Réactionnaire amoureux [1959], dans Théâtre II, op. cit., p. 328.

42 Voir par exemple Arthur Adamov, « Note préliminaire » Théâtre II, Paris, Gallimard, 1955 renouvelé en 1983, p. 8.

43 Gilbert Guilleminault, L’Aurore, 12 janvier 1973 (TO, 165).

44 Contrairement à ce que la lecture même de cette liste laisse supposer, le T.N.P. n’est plus une salle parisienne depuis mars 1972. De même, depuis novembre de la même année, l’Opéra-Comique a cessé ses activités. Alors même qu’elle est créée en janvier 1973, la pièce de Dorin n’est déjà plus d’actualité…

45 La logique de Philippe est discutable : si l’absence de succès crée le succès, on ne peut plus vraiment parler d’« absence de succès ». Il y a un paramètre chronologique que le boulevardier semble ignorer. Certes, Romain « a écrit trois pièces infantiles qui n’ont pas marché » (TO, 46) mais cela lui permet d’asseoir son magistère : « il ose parler de son œuvre, de ses conceptions théâtrales et de l’avenir de l’art dramatique, avec l’autorité d’un maître incontesté » (TO, 46). De là une certaine notoriété qui, peu ou prou, se traduit numériquement aux guichets, ce que Philippe lui-même suggère quand il note que la dernière pièce de Vancovitz est « la pièce dont on parle » (TO, 27), celle qu’on va « applaudir » même si elle se joue au fin fond de la banlieue (TO, 39), celle devant laquelle les spectateurs se pâment (TO, 68). On prend finalement Philippe en flagrant délit de contradiction lorsqu’il découvre Romain dans le placard et s’écrie : « Vous me prenez ma femme et mon public » (TO, 82 ; nous soulignons).

46 Françoise Dorin, Si t’es beau… t’es con, op. cit., p. 138.

47 Jean Anouilh, La Grotte, op. cit., p. 553.

48 Françoise Dorin, Si t’es beau… t’es con, op. cit., p. 139.

49 Carré comme dans Quadrille ou encore Le Canard à l’orange (The Secretary Bird, 1967). Signée William Douglas-Home, adaptée en français par Marc-Gilbert Sauvajon, créée en France en 1971 avec Jean Poiret (alors l’époux de Françoise Dorin) dans le rôle principal, cette dernière pièce apparaît comme un des modèles du Tournant. Ayant appris que sa femme le trompait et voulait le quitter, Hugh Preston (humoriste à la BBC) joue d’abord les maris compréhensifs. Il accepte le divorce et entend même qu’il soit prononcé à ses torts. Pour cela, il envisage de se faire pincer en flagrant délit d’adultère dans sa propre maison, au cours du week-end, avec sa jeune et jolie secrétaire. Afin de compléter le stratagème, il convainc sa femme d’inviter son amant sous le toit conjugal sous prétexte de faciliter leur départ. En réalité, Hugh s’emploie pendant deux jours à décrédibiliser l’amant aux yeux de sa femme et à rendre jalouse cette dernière grâce à la secrétaire. Il parvient finalement à récupérer son épouse tandis que l’amant et la secrétaire partent ensemble.

50 Jean de La Fontaine, « Le loup devenu berger », Fables (III-3), 1668.

51 Françoise Dorin, Si t’es beau… t’es con, op. cit., p. 159.

52 On signalera aussi la reprise de la devise (apocryphe) des Rohan, déjà inspirée de celle des seigneurs de Coucy : « Roi ne puis, Duc ne daigne, Rohan suis. » Sur ce modèle, le boulevardier propose : « Profond ne puis. Sérieux ne daigne. Humoriste suis. » (TO, 44)

53 Savamment architecturée et argumentée, nullement ridicule, cette philippique (!) constitue un point de tension majeur dans la pièce – Philippe ne rit pas (TO, 102) – et surtout un point aveugle. C’est peut-être le moment où Dorin est la plus « consciente » des limites de son outil et fait prudemment un pas en dehors de son habituelle manière comique.

54 La Bruyère, Les Caractères, livre IV : « Du cœur ».

55 Voir Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur les spectacles (1758).

56 « Le rire désarme, ne l’oublions pas. » (Pierre Dac, « De l’utilisation du hoquet comme facteur de paix », L’Os à moelle, n° 48, 7 avril 1939.)

57 Voir à ce sujet Jeanyves Guérin, Art nouveau ou homme nouveau, Modernité et progressisme dans la littérature française du XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2002.

58 Bertolt Brecht, Mère Courage et ses enfants (1941), Théâtre 4, Paris, L’Arche, 2005 [1975], p. 198.

59 Jean-Pierre Sarrazac, « Vers un théâtre minimal », Jeu : revue de théâtre, n° 10, 1979, p. 6.

60 Françoise Dorin, L’Étiquette, Paris, Flammarion, 1983 (désormais ET), p. 5.

61 « […] toute cette histoire est censée être la pièce qu’un débutant maladroit fait répéter à une troupe d’amateurs. On ne saurait se moquer de soi-même avec plus de bonne grâce et plus désarmante, mais c’est quand même l’aveu d’un manque de rigueur et de maîtrise. » (Dominique Jamet, Le Quotidien de Paris, 2 mars 1983.)

62 Texte récupéré d’après la captation réalisée par André Flédérick et diffusée en 1984 sur Antenne 2.

63 On connaît les professions des Montardu (employés dans un ministère) et des Caporet (enseignants) ; on connaît également leur adresse : « 6, rue Clotaire, VIe » (ET, 143) corrigé en « Ve » à la création, pour coller à la réalité géographique.

64 Françoise Dorin, L’Étiquette, L’Avant-Scène Théâtre, n° 729-730, 1er mai 1983, p. 8.

65 Ce passage est l’un des rares qui ait été coupé dans la version de L’Avant-scène – qui par ailleurs, ne rend pas compte de toutes les modifications opérées lors des représentations.

66 Cette succession de sketches construits selon une opposition nette, utilitaire, achevés par une pointe renvoie à l’univers du café-théâtre. Peut-être Françoise Dorin se souvient-elle des revues de son père, le chansonnier René Dorin, auxquelles elle a participé au Théâtre des Deux Ânes.

67 Selon certains sociologues, parmi lesquels Joshua Aaron Fishman, le stéréotype favorise l’intégration sociale de l’individu et assure la cohérence du groupe dont les membres adhèrent majoritairement aux stéréotypes dominants. « L’adhésion à une opinion entérinée, une image partagée, permet par ailleurs à l’individu de proclamer indirectement son allégeance au groupe dont il désire faire partie. Il exprime en quelque sorte symboliquement son identification à une collectivité en assumant ses modèles stéréotypés. […] Le stéréotype ne se contente pas de signaler une appartenance, il l’autorise et la garantit. » (Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, Discours, société, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2011, p. 45-46.)

68 L’argument de Gabrielle est spécieux et la référence, bancale : si les liens entre Rimbaud et Mallarmé ne sont pas inexistants – le second a fait l’éloge du premier dans la revue The Chap-Book (vol. V, n° 1, 15 mai 1896, p. 8-17), repris dans Divagations – on aurait pu attendre le prénom « Paule » afin de convoquer la figure plus attendue de Verlaine. Le choix du prénom épicène « Stéphane » sert vraisemblablement la cause féministe incarnée par Mélina Antinos et Gabrielle Caporet : il s’agit de prendre la place de l’homme, en commençant par son nom.

69 Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Paris, Nathan, « Lettres Sup », p. 107-108.

70 En 1983, la gloire de Lopez est derrière lui, après des années de triomphe au Châtelet et à Mogador.

71 Reste que Gabrielle Caporet est une femme de tête, désireuse de s’imposer face aux hommes : à l’acte I, c’est elle qui mène l’échange face à Georges pour refuser l’union entre Arthur et Georgette – alors que c’était à Roger Montardu que s’opposait Georges dans la scène précédente. Si le MLF n’est pas épargné dans L’Étiquette, Dorin est féministe à hauteur de sa classe et de sa génération (elle a quarante ans en 1968 et non vingt), c’est-à-dire sans militantisme ni excès mais avec conviction. Le héros d’Un Sale égoïste s’exclame à propos de sa sœur, femme au foyer : « Mais c’est elle qui l’a choisie cette vie-là. C’est elle qui se l’est fabriquée. […] elle l’a voulu encore son petit dernier, qui l’a replongée à dix ans d’intervalle dans les délices des couches et des biberons […] C’est bien elle qui se l’est coupée volontairement, sa dernière chance de travailler et de vivre mieux. » (Françoise Dorin, Un Sale égoïste, op. cit., p. 377.)

72 D’autant que c’est une catégorie qui prend de l’importance avec la fin des Trente Glorieuses : la France compte 1,8 millions de chômeurs en 1983 contre 700 000 en 1975.

73 On peut en revanche questionner son érudition car le masque est peu utilisé dans les Kyōgen : s’agit-il ici d’un des rares cas contraires ?

74 Par la manière dont il allie le plaisant et le profond, Molière sert régulièrement de justification aux auteurs de comédies, tout particulièrement ceux qui évoluent à la marge du boulevard comme Anouilh, Achard ou Roussin.

75 On attendrait plutôt Ave atque vale : « Salut et porte-toi bien ».

76 Qu’est-ce qu’une nation est une conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne et publiée le 26 mars suivant dans le bulletin de l’Association scientifique de France, avant d’être reprise, en 1887, dans Discours et conférences.

77 « Ah ! Mais vous n’êtes pas antiquaire ? » demande Paul à Georges qui s’intéresse au masque (ET, 93).

78 Robert Kanters, « Cher Antoine de Jean Anouilh », L’Express, 3-12 octobre 1969.

79 Françoise Dorin, Le Tube, Paris, Flammarion, 1975, p. 108.

Pour citer cet article

Benoît Barut et Élisabeth Le Corre , « La valse des étiquettes : références, clichés, stéréotypes et dramaturgie boulevardière chez Françoise Dorin », paru dans Loxias, 57., mis en ligne le 10 juillet 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8702.


Auteurs

Benoît Barut

Université d’Orléans – POLEN

Élisabeth Le Corre

UPEC – LIS