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Arnaud Beaujeu  : 

Michel Tournier ou l’écriture déployée de la métamorphose : une lecture des Météores et de La Goutte d’or

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Mots-clés : Tournier (Michel)

Texte intégral

« L’écriture est une, le discontinu qui la fonde partout fait de tout ce que nous écrivons, peignons, traçons, un seul texte.1 »

1Paul, le jumeau des Météores, semblable au « prince des nuées » baudelairien, à la fin du roman de Michel Tournier, refuse la finitude de l’homme, son immobilité. Après avoir éliminé le dire de son frère, Jean, le voici face à la mise en crise de son propre discours : il lui faut dépasser une écriture en rupture de construction, afin de pouvoir en extraire la fonction de célébration : élever l’objet réel à une puissance nouvelle, la puissance de l’imaginaire. Or, c’est le pouvoir des mots que de permettre le déploiement d’un espace, le plus vaste possible, et ce, sans rompre pour autant le lien entre l’image et le signe à sa ressemblance. L’œil et l’esprit parcourent ainsi, dans l’instant d’une page, les plus grands intervalles, les pires éloignements qui séparent le Tabor du Sinaï…

2Dans La Goutte d’Or, le conte de « La Reine blonde » nous apprend qu’« il n’est que de savoir lire2 », c’est-à-dire, selon le maître calligraphe du même conte, Ibn Al Houdaïda, de maîtriser les figures de construction, de dictions, de mots et de pensée, afin de déployer les rapports que l’Esprit vivifie. Ce qui ne veut pas dire que la Lettre, elle, tue. « En Orient, dans cette civilisation idéographique, c’est ce qui est entre l’écriture et la peinture qui est tracé, sans que l’on puisse référer l’une à l’autre3 », écrit R. Barthes dans L’Obvie et l’Obtus. C’est ainsi davantage dans l’entre-deux du signe et de l’image, que dans leur ségrégation, que se situe l’ouverture du sens.

3La calligraphie est cet art qui pour le peintre consiste à écrire des images et pour le poète à peindre des mots. « La lettrine […], c’est le signe abstrait épanoui comme une fleur, comme une rosace 4», note Michel Tournier dans Le Tabor et le Sinaï. De même, dans l’écriture romanesque, l’immensité des contraires peut en effet fleurir, entre un être et un devenir. Il s’agit de décrire des trajets infinis...

4Les œuvres métamorphiques ou biologiques de Michel Tournier, semblables aux édifices baroques ou à l’arbre de vie, plongent leurs racines dans l’intertextualité diachronique la plus hétéroclite (d’Aristote à L’Astrée, du Petit Prince à Goethe : « Méfiez-vous des rêves de jeunesse, ils finissent toujours par se réaliser5 ») et déploient leurs branches stylistiques du conte à l’épopée. Ainsi, la vocation centrifuge des Météores, l’aspect initiatique de La Goutte d’Or s’inscrivent-ils dans un dessein réfléchissant à la fois l’image du passé et celle de l’avenir. « Pour l’écrivain, chaque livre est la cause d’une métamorphose6 », confirme l’auteur dans Le Vagabond immobile.

5Paul, à la fin des Météores, se fabrique un nouveau corps textuel, lui donnant une forme poreuse, non hermétique mais réceptive, sensible et extensible au monde qui l’entoure. « Par l’arabesque, l’infini se déploie dans le fini7 », les contraires se réconcilient avec davantage d’envergure. C’est ainsi que dans le chapitre intitulé « L’âme déployée », linéarité et circularité se rejoignent, en même temps que la parole de Paul se fait plus limpide et plus transparente, en accord avec l’univers, ou plus simplement avec le vouloir-dire de Michel Tournier.

6Car chaque roman tournérien n’est-il, à chaque fois, autoportrait codé, exploration renouvelée entre l’intime et l’extime ? Sans doute convient-il pour cela, de rechercher derrière l’image ou le mythe romanesques, le « rire du calembour8 », le signe dans la ligne. Selon Agnès Gramond, Michel Tournier n’a de cesse de signer « son propre bon d’absence9 » : La Goutte d’Or est en quelque sorte écrite sur le même parchemin que les Météores, palimpseste gratté, lavé puis réutilisé, sur lequel on peut encore lire, avec un peu d’attention, les motifs qui préludent à la métamorphose.

7Tel un Narcisse ouvert, tantôt fleur, homme ou mythe, l’imaginaire tournérien, sans terme et sans limites, se fait tantôt le centre ou l’âme de toute chose, à la croisée cosmologique « du mutisme des bêtes et du silence de Dieu10 ». Foyer de correspondances, aux profondeurs autant internes que célestes, l’œuvre de Michel Tournier semble faire écho à cette formule de Novalis : « C’est en nous sinon nulle part qu’est l’éternité avec ses mondes11 ». Ainsi la « goutte d’or » est-elle à la fois un bijou, un quartier, un livre, une théorie, le signe universel où tout est réuni… Ainsi les « météores » sont-ils en même temps troubles atmosphériques, livre d’Aristote ou jumeaux d’un récit…

8C’est qu’à travers chaque ouvrage, Michel Tournier métamorphose une fatalité romanesque en sa libération.

Notes de bas de page numériques

1 R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus, Paris, Le Seuil, coll. « Tel quel », 1982, p. 98.

2 M. Tournier, La Goutte d’Or, Paris, Gallimard, 1986, p. 243.

3 R. Barthes, L’Obvie et l’Obtus, Paris, Le Seuil, coll. « Tel quel », 1982, p. 98.

4 M. Tournier, Le Tabor et le Sinaï, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 145.

5 M. Tournier, La Goutte d’Or, Paris, Gallimard, 1986, p. 246.

6 M. Tournier, Le Vagabond immobile, Paris, Gallimard, 1984, p. 77.

7 M. Tournier, Le Miroir des idées, Paris, Mercure de France, 1994, p. 70.

8 M. Tournier, « Le peintre et son modèle », dans Petites proses, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 164.

9 A. Gramond, « Les romans de Michel Tournier ou les ruses de Narcisse », Revue Sud, n° hors-série, Marseille, 1980, p. 104.

10 M. Tournier, Le Miroir des idées, Paris, Mercure de France, 1994, p. 152.

11 Novalis / Gustave Roud, Fragment traduit dans Aujourd’hui, n° 34, 1930.

Pour citer cet article

Arnaud Beaujeu, « Michel Tournier ou l’écriture déployée de la métamorphose : une lecture des Météores et de La Goutte d’or », paru dans Loxias, 51, mis en ligne le 08 février 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=8224.


Auteurs

Arnaud Beaujeu