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Arnaud Beaujeu  : 

L’écriture théâtrale beckettienne : entre musique, poésie et résonance métaphysique

Résumé

Théâtralement, Beckett écrit des partitions qui renouvellent le langage, à partir du silence, s’inscrivant en ceci dans une recherche musicale héritière de celles de Schubert et de Beethoven. Le travail sur la distance et la résonance participe de la quête d’un passage spirituel, toujours proche d’un spiritus (un souffle ou un soupir). Matérialisant humblement de la pensée à l’état pur, dans la lignée de Leopardi, de Schopenhauer et de Wittgenstein, Beckett fait fusionner philosophie et poésie.

Index

Mots-clés : Beckett , musique, philosophie, poésie, théâtre

Texte intégral

1Le théâtre beckettien s’inscrit dans l’espace musical de la dé-représentation. Le visible est mis en doute, par la substitution d’une voix au corps dissout de l’acteur. Les mots puis les sons prennent corps, résonnent comme percussions. Beckett écrit des partitions qui renouvellent le langage, à partir du silence. En prenant cette voie non encore empruntée, il se rapproche de compositeurs contemporains, tels que Morton Feldman (qui a pu travailler sur Paroles et musique), tout en rendant hommage aux sonates de Beethoven ou à celles de Schubert, qu’il jouait au piano. Les dissonances, les tensions, la déstructuration chronique de la mélodie de la phrase, certains effets contrapuntiques ou variations d’intensité, ou encore la création de densités rythmiques, sont à l’origine d’une « contre-langue1 » où s’instaurent de nouveaux rapports entre plusieurs forces sonores. À l’égal de Beethoven, Beckett ne cesse de réinventer une langue, à bien des égards musicale, à tout le moins en « mouvement (s)2 ». De Schubert –et notamment de ses Lieder3 –, il se rapproche néanmoins, par sa simplicité étrange ou sa simple étrangeté, le choix, peut-être la nécessité, d’une certaine humilité, « grandissante » de pièce en pièce, et ce jusqu’à l’inachevé. Beckett, comme Schubert, s’adresse, avec distance, à l’horizon intime de nous. Dans le mutisme, voire dans l’autisme, il essaie de rejoindre « l’autre », d’écrire même « pour une voix », de dévoiler la voie de « l’autre », pour atteindre à l’ontologique…

2Le travail sur la distance et la résonance participe de la quête d’un passage spirituel, toujours proche d’un spiritus, un souffle ou un soupir. Mais il y faut auparavant le contrepoint trivial, du cri, de la profération, du délire verbal, pour qu’à force de ridicule et qu’à force de dérision, la voix se décompose en bruits, puis en mystère, jusqu’à sa désincarnation. Les voix enregistrées ou les voix dissociées d’un corps, si présentes à partir de La Dernière bande, accentuent la désécriture, puis la désuétude du mot, qui n’est plus que syllabes, un « corps de sons fondamentaux », sur la voie de « l’étrange ». Le souffle et le silence appartiennent alors à une « outre-phénoménologie4 », à l’ordre même de l’immatière. Dans L’Innommable, Beckett a déjà fait un sort aux dangers de l’énonciation et aux illusions romanesques d’une voix à la première personne, « [...] voix qui coïnciderait avec un lieu, un ici, un langage intérieur, un corps et un sujet5. » « L’imposture » du Je, voire du pronom, dans l’usage littéraire, est dénoncée théâtralement, par la mise en abyme de présences ressassant leur propre vacuité jusqu’au creux de l’absence. Dans la spirale infernale propre au métalangage, le discours va en s’auto-détruisant. À mi-voix, dans une « vacillation ou un vertige6 », Beckett affirme alors la fragilité, « la ténuité, la viduité » mêmes de l’être. Par-delà « une approche fondée sur le ne…pas7 », il s’agit de se situer dans l’équilibre inconfortable d’incessantes incertitudes :

La négation n’est pas possible, pas plus que l’affirmation. Il est absurde de dire que c’est absurde. C’est encore porter un jugement de valeur. On ne peut pas protester et on ne peut pas opiner. […] Il faut se tenir là où il n’y a ni pronom, ni solution, ni réaction, ni prise de position possibles… C’est ce qui rend le travail si diaboliquement difficile8

3En enfer ou au purgatoire, l’art beckettien se moque des interprétations dogmatiques, religieuses ou morales : l’instabilité permanente du langage comme de la matière, comme de la lumière, au bord du vide fondateur, est choisie pour seule posture artistique, peut-être pour éthique – mais peut-être toujours…

4Dès lors, à la suite de Jean-Luc Nancy, nous comprenons qu’« Écrire », « [...] dans son concept moderne, élaboré depuis Proust, Adorno, Benjamin et jusqu’à Blanchot, à Barthes et à « l’archi-écriture » de Derrida, ce n’est pas autre chose que faire résonner le sens au-delà de la signification, ou au-delà de lui-même9. » Le théâtre de Beckett défie donc toute logique et toute dialectique. S’il y a dans son travail une troisième voie possible, elle ne peut être qu’entrevue à travers un silence ou une résonance : de la pensée à l’état pur… Dans la lignée de Leopardi, Schopenhauer et Wittgenstein, Beckett fait fusionner philosophie et poésie. Or, comme l’écrivait déjà Giambattista Vico au XVIIIe siècle, cette refonte ne peut se faire que dans l’humilité : « Quiconque désire exceller en tant que poète doit désapprendre la langue de son pays natal, et retourner à la misère primitive des mots10. »… à la misère de la pensée, pouvons-nous ajouter.

5Dans « L’infini », Leopardi évoquait la mélancolie, l’isolement, le purgatoire, nécessaires à la création d’une forme profonde, vertigineuse en son esprit :

Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo ; ove per poco
Il cor non si spaura.
[...] 11

6Dans cette ascèse silencieuse, seule position possible au dépassement du langage par lui-même, quand les mots ne suffisent plus à dire la souffrance, c’est en faisant appel au vide intérieur de l’esprit que l’écrivain fait œuvre de poète. Par-delà le triple échec ontologique, qui consiste, selon Leopardi, à « ne rien savoir », « n’être rien » et « ne rien avoir à espérer de la mort12 », demeure l’acceptation du néant qu’est la vie – « Rien n’est plus réel que rien13 », disait déjà Berkeley – quand « [l]e seul objet réel de la vie, c’est [justement] la vie14. »

7Sur ce point, Leopardi est proche de Schopenhauer, pour qui « [le] néant est la seule réalité vraie, et c’est notre monde actuel qui est le néant véritable », notamment « pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté15 ». Néanmoins, Beckett se dissocie, en partie, de ces deux philosophes : « Oui, concède-t-il, il y avait peut-être encore chez eux l’espoir d’une réponse, d’une solution. Pas chez moi16. » Autrement dit, Beckett refuse l’idée d’une sagesse ou d’une ataraxie par l’art, la connaissance, ou par l’abnégation, au bout du désespoir. Ce qu’il faut accepter, c’est qu’il n’y a pas de solution, donc ni espoir, ni désespoir, à avoir : accepter l’insatisfaction. Les personnages de Beckett incarnent ainsi l’idée de Schopenhauer, selon laquelle toute vie n’est qu’un « [...] effort continuel, joint à l’impossibilité d’atteindre le but17. » Par suite, l’existence n’est que mouvement et les pièces de Beckett sont travail sur ce mouvement de la matière, du langage et de la lumière, à l’instar des phénomènes cosmiques :

Puisque tout corps peut être considéré comme phénomène d’une volonté, et que la volonté se présente nécessairement comme une tendance, l’état primitif de tout corps céleste condensé en une sphère ne peut être le repos, mais le mouvement, la tendance à progresser, sans arrêt et sans but, dans l’espace infini18.

8Or, c’est l’esprit, comme volonté, qui demeure l’unique sujet de ce rapport à l’infini et au néant. La pensée serait ainsi le principal sujet (et le seul objet de pensée) des pièces de Beckett. Une pensée sur le vide et à partir du vide. Que la poésie puisse ouvrir « des vues profondes sur la nature intime de l’humanité19 », que la musique métaphysique ait le pouvoir de donner à toute scène de la vie ou du monde réel « un sens plus élevé20 », cela suffit-il vraiment, pour Beckett, à arrêter l’oscillation du pendule de la vie entre la souffrance et l’ennui ?

9C’est peut-être, dès lors, auprès de Wittgenstein qu’il faut se diriger, sans perdre de vue l’idée de « l’intuition » chez Schopenhauer : « Enrichir le concept par l’intuition, c’est le but constant de la philosophie et de la poésie21. », « Les concepts et abstractions qui ne finissent point par mener à des intuitions ressemblent à ces chemins qui se perdent dans les forêts, sans aboutir nulle part22. » L’intuition créative, semblable à la « différance » définie par Derrida, est sans doute ce qui a conduit Beckett à la remise en question permanente des formes et langages théâtraux, jusqu’au bout de son œuvre. Pour Wittgenstein, il faut rester dans « l’étonnement », et sans jamais cesser de « croire en la simplicité ». Allant jusqu’à remettre en cause la validité même de tout discours philosophique, il préconise à la fois un retour au trivial et à la spiritualité. Car ce serait une illusion que de chercher, dans un langage abstrait, la profondeur et l’émerveillement. Or, Beckett ne se rapproche-t-il pas d’un langage « quotidien », quand ce n’est du silence ? « […] et au sujet de ce dont on ne peut parler, on doit se taire 23». Mais à la différence de Wittgenstein, pour qui le silence est « le chiffre ultime de la transcendance 24», et pour qui l’ineffable est vécu comme un « sentiment mystique », Beckett vit davantage l’inexprimable sur le mode de l’immanence. Les limites logiques du langage, qui ne peut se dire lui-même et qui ne peut pas dire un irreprésentable, seulement le « montrer », ou encore le « viser » (par l’évocation poétique ou la compréhension d’une phrase en tant que thème musical), ouvrent certes à l’intemporel et à l’étrangeté, mais ne sauraient se détacher entièrement d’une dimension matérielle, dans le théâtre de Beckett. En d’autres mots, le silence même a une épaisseur, chez Beckett. Il pourrait même être générateur de la réalité. S’il convient de situer la mystique de Wittgenstein à l’écart de l’extase ou de la théologie négative, et donc plutôt « dans l’ordre existentiel ou éthique ou esthétique25 », il convient néanmoins de placer l’œuvre de Beckett du côté d’une spiritualité concrète, fabricatrice d’objets, peut-être non-identifiés, peut-être invisibles, impalpables, à tout le moins évocateurs du passage vers l’« autre-là26 ».

Notes de bas de page numériques

1 Valère Novarina, Lumières du corps, Paris, P.O.L., 2006, p.36.

2 Voir Le trio pour piano, violon et violoncelle, Op. 70 n°1, dit « Le fantôme », à l’origine du titre de la pièce télévisuelle, Trio du Fantôme, et dont Beckett utilise le deuxième mouvement, Largo assai ed espressivo, comme élément musical de son œuvre.

3 Voir La Jeune fille et la mort, entendue à la fin de Tous ceux qui tombent, mais aussi Nacht und Traüme, l’un des derniers Lieder (Op. 43 n° 2 en Si majeur) dont le titre a directement donné lieu à celui de la pièce télévisuelle de Beckett, au cours de laquelle reviennent, plusieurs fois, les sept dernières mesures : « Kehre wieder, heilige Nacht ! /Holde Traüme, kehret wieder. »

4 Jean-Luc Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, coll. « la philosophie en effet », 2002, p. 42.

5 Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, Paris, José Corti, 1998, p. 179.

6 Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, Paris, José Corti, 1998, p. 180.

7 Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Paris, P.O.L., 1999, p. 68.

8 Beckett, cité par C. Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Paris, P.O.L., 1999, p. 68.

9 Jean-Luc Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, coll. « la philosophie en effet », 2002, p. 67.

10 Giambattista Vico, cité par N. Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, Paris, Allia, 2006, p. 53.

11 Leopardi, « L’infini », Chants, Flammarion, 2005, p. 103 (« Toujours tendre me fut ce mont solitaire, / Et cette haie qui de tout bord ou presque, / Ferme aux yeux le lointain horizon. / Mais, couché là et regardant, des espaces / Sans limites au-delà d’elle, de surhumains / Silences, un calme on ne peut plus profond / Je forme en mon esprit, ou peu s’en faut / Que le cœur ne défaille. »).

12 Leopardi, Zibaldone, 4525 [septembre 1832], Paris, édition Rivages poche (extraits), 1998, article « Néant » pp. 202-206.

13 Berkeley, cité in Malone meurt, Paris, Minuit, 1951, p. 30.

14 Leopardi, Zibaldone, 1474 [10 août 1821], op. cit., p. 205.

15 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, I, 427-31 [1818], cité par A. Dez, Schopenhauer, Le vouloir-vivre, l’art et la sagesse (Textes choisis), P.U.F. [1ère éd. 1956], 1999, p. 219.

16 Beckett, cité par C. Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Paris, P.O.L., 1999, p. 68.

17 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, I, 168-70 (cité par A. Dez, op. cit., p. 93).

18 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, I, 153-5 (cité par A. Dez, op. cit., p. 94).

19 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, I, 255-7 (cité par A. Dez, op. cit., p. 141).

20 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, I, 273-6 (cité par A. Dez, op. cit., p. 155).

21 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, II, 204-7 (cité par A. Dez, op. cit., p. 28).

22 Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et Représentation, II, 215 (cité par A. Dez, op. cit., p. 29).

23 L. Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus), cité par Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p. 47.

24 K. Jaspers, Philosophie, cité par Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p. 46.

25 Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p. 15.

26 « Autre-là » : néologisme créé pour définir un concept qui ne serait ni tout à fait celui de « l’être-là » chez Heidegger, ni tout à fait celui de « l’au-delà » chrétien. En effet, si Beckett ne cesse de se battre avec et contre la question de mort, c’est dans le choix surtout d’une posture impossible, comme démarche profonde : l’hésitation, le doute, spirituels et artistiques, se jouant « ici-bas », dans un lien fraternel avec toute solitude au fondement de l’humain.

Pour citer cet article

Arnaud Beaujeu, « L’écriture théâtrale beckettienne : entre musique, poésie et résonance métaphysique  », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Beckett, L’écriture théâtrale beckettienne : entre musique, poésie et résonance métaphysique , mis en ligne le 23 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7930.


Auteurs

Arnaud Beaujeu

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