Loxias | 47. Autour du programme des concours 2015 | I. Programme de l'agrégation de Lettres 

Philippe Marty  : 

« Burden ». Éléments pour un commentaire composé de As you like it de Shakespeare, II, 7

Résumé

Cette scène, célèbre pour les tirades de Jaques, et spécialement pour celle qui dit que « All the world’s a stage », ne se considère pas, cependant, selon le seul point de vue du « theatrum mundi ». Elle met en place une autre sorte de théâtre, de « pageant », où valent l’entraide, la sympathie, le « care » et la grâce, et le refrain, porté par tous », « burden ».

Index

Mots-clés : conversion , grâce, mélancolie, oisiveté, refrain, Shakespeare (William)

Thématique : théâtre

Plan

Texte intégral

1C’est dans cette scène que les deux lieux de l’action (la cour, la forêt) sont confrontés de la manière la plus abrupte : l’un fait irruption dans l’autre ; la cour (c’est-à-dire : intrigues, haines, pouvoir, préméditations) dans la forêt (c’est-à-dire : nature, douceur, mais aussi sauvagerie, hasards des rencontres, promenades). La cour est le monde où l’on se défie et où l’on se « challenge » ; la forêt le monde où l’on s’entr’aide et où l’on a pitié (monde de la coopération et non de la concurrence).

2C’est aussi la scène de Jaques : il a de loin le plus grand nombre de vers, avec trois grandes tirades, les deux premières coupées par des interventions du duc ; trois tirades qui n’en font qu’une : il faudrait essayer d’en trouver l’unité ou cohérence, et quelle « philosophie » s’en dégage, et comment cette philosophie (ce pessimisme) s’oppose au mode de vie du duc et des seigneurs (qui eux s’expriment en chansons).

3La chanson d’Amiens n’est pas du tout à négliger, dans le commentaire. Elle fait pièce aux tirades de Jaques, et elle ne se comprend bien que par la chanson du même Amiens en II, 5. Les chansons, dans As you like it, font du reste une sorte de trame discontinue, suivent l’action et racontent mises ensemble elles aussi une histoire. Elles s’appellent l’une l’autre et dansent une ronde. En entendant, donc, la chanson du vent d’hiver en II, 7, il est bon d’avoir à l’esprit la chanson « Under the greenwood tree » en II, 5, et, dans celle-ci, l’expression « turn (his merry note) to » de la première strophe, c’est-à-dire mot à mot : tourner son chant vers, en direction de, le mêler ou le marier à. C’est une préparation du « atone together » de l’acte V, v. 92, et c’est le contraire du « challenge ». Non pas : chanter mieux ou contre l’oiseau, mais : faire chœur avec lui, rimer, refraindre (« faire refrain »), aimer son chant. Orlando survenant l’épée à la main croit qu’il ne peut s’en sortir dans un monde sauvage que par le « challenge » – en étant le plus fort ou le plus querelleur – mais il tombe dans le monde du « love », du « turn to » au sens de « convertir en » : il se tourne vers, il est retourné instantanément en douceur. Ce n’est plus la « loi du plus fort » – le duc usurpateur, Olivier, Charles, Orlando l’emportant sur Charles – mais une sorte d’anarchie égalitaire, ou plutôt d’absence de hiérarchie – ce dont la ronde donne l’image : la ronde (d’enfants) est une chorégraphie communautaire et égalitaire, et tout As you like it se dirige vers la ronde ou les rondes de l’acte V.

4Comprendre (et commenter) spécialement II, 7, c’est voir le lien entre la douceur du cadre, de la situation (le côté « sweet » et « gently » auquel Orlando succombe tout de suite comme à un charme) et d’autre part les tirades sur la folie, le théâtre, le « theatrum mundi », la mélancolie (et à un autre niveau entre « theatrum mundi » et mélancolie, misanthropie), puisque la scène contient les deux à la fois, et fait triompher la chanson (la ronde) sur la spéculation mélancolique.

5À propos des chansons encore : le « who loves to lie with me » de la chanson d’Amiens en II, 5 prépare II, 7 : II, 7 présente ce qu’Amiens représentait dans sa chanson : ils sont étendus dans l’herbe, pour un pique-nique, liés par « amour » (ce sont les « loving lords » dont parlait Charles en I, 1, ligne 78).

6Au niveau de l’acte II entier : c’est l’acte où l’action hésite entre les deux lieux (cour et forêt). Si on le passe rapidement en revue : la scène 1 est en forêt (agonie du cerf, qui émeut Jaques ; il faut chasser pour se nourrir (non pas tuer par haine ou méchanceté), chasse de subsistance) ; la scène 2 à nouveau à la cour ; la 3 entre Orlando et Adam est à la maison familiale ; la 4 montre Rosalinde, Célia et le bouffon arrivant en forêt et s’installant ; la 5 contient la chanson d’Amiens, « complétée » par Jaques (dans toute la pièce, poèmes et chansons sont à tous, pour tous, faits par tous, parodiés, repris, critiqués, etc.) ; la 6 montre Orlando et Adam dans la forêt. C’est donc, l’acte II, celui de l’arrivée et du départ, et de l’oscillation et opposition entre les deux lieux – qui sont plus que deux « lieux » : « wealth and ease » du côté de la cour (voyez la strophe de Jaques en II, 5) ; mais « mirth » de l’autre (« merry and jolly », dit Amiens ; le refrain de sa chanson « This life is most jolly » est la réponse au cynisme de Jaques. Mais les chansons d’Amiens sont « commandés » par le duc, et se comprennent comme des « nonobstant » : nonobstant la difficulté de la vie en forêt, l’hiver, le froid : nous sommes heureux ensemble, et libres). À l’acte III, seul III, 1 est à la cour, le reste en forêt.

7L’introduction du commentaire, donc, pourrait dire, par exemple, que cette scène, dans un acte oscillant entre les deux lieux, est celle de l’intrusion d’une scène dans l’autre, de violence dans douceur : en l’espèce d’Orlando au milieu du paisible pique-nique (Orlando d’abord non reconnu : la reconnaissance et l’échange des noms n’ont lieu qu’à la fin) – mais que Jaques (aussi violent en paroles qu’Orlando en action) fait intrusion aussi, comme une « bête », « a beast », et est en effet une espèce d’intrus parmi les seigneurs de cette « cour aux champs ». Le commentaire doit pouvoir parler ensemble (et éventuellement comme d’une seule chose, une chose faisant unité) de ces deux « intrusions » ; c’est à la fois la scène d’Orlando « terrassé » par la douceur (comme il a été terrassé par Rosalinde en I, 2) et la scène de Jaques et de ses tirades.

I. « Otium »

8Si la première partie du commentaire composé développe le ou les motifs qui « sautent aux yeux », qui apparaissent d’abord, le commentateur ici pourrait comme Orlando succomber au charme agreste et nonchalant de cette scène où l’on prend son temps, et mettre cette première partie sous le titre d’« otium » (en latin, pour dire plus et autre chose que « loisir » et « oisiveté »), l’« otium » faisant contraste avec la brève scène 6 qui précède et qui parle de mort, froid, hiver, faim, « nécessité » (l’intrusion d’Orlando est celle du « manque » et de la détresse au sein de l’abondance et de la joie fraternelle). « Charme » de cette scène, disions-nous : c’est « charme » au sens aussi de la magie. Quelque chose est magique (« fairy ») dans la façon dont Orlando est désarmé instantanément, dont le « bretteur » succombe comme touché par la pointe d’une épée (v. 94, 105 ; v. 105 décrit un nouveau coup de foudre dans la pièce, un revirement ou « terrassement » décisif, comme en I, 2 tout de suite après le match contre Charles) ; le duc n’a rien à faire : comme s’il était magicien (il l’est en effet, comme Prospéro de La Tempête, et vit dans une grotte) – et, donc, si l’on confie le premier temps du commentaire à l’image, à la notion et au mot d’« otium », on peut parler, d’abord, de

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10repos (ils sont couchés), nonchalance, absence d’action (et de réaction – frayeur – à l’arrivée d’Orlando) ; paresse : personne n’a besoin de bouger (tout le monde a la flemme, comme on dit dans le Midi : voir v. 8 « he saves my labour... »), c’est Jaques et Orlando qui viennent d’eux-mêmes, non pas se jeter dans la gueule du loup, mais plutôt des agneaux, ou oiseaux (toujours prêts à chanter). Sous le titre d’« otium », il est possible de parler de la « facilité » de l’instantanéité (de la conversion d’Orlando à la douceur ; voir aussi l’arrivée et l’accueil immédiat d’Adam) : pas de cérémonie, de protocole, mais : naturel (à la fortune du pot, entre amis, à la bonne franquette). « Otium » aussi au sens de jeu, « private jokes » (du type « what you look merrily » du v. 11). Jeu au sens d’affectation de langage chez Jaques (son emploi snob de la préposition « sans » (v. 32 et 165). Oisiveté au sens d’oiseux, aussi : Jaques parle pour rien, sa tirade sur le monde-théâtre n’est pas commentée, elle se suffit à elle-même, elle se termine par la clausule spectaculaire, scandée et affectée (bilingue) : « Sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything » (pentamètre iambique impeccable), elle n’était que pour épater ou distraire (faire passer le temps). Jaques lui-même indique le caractère « oiseux » de sa critique en disant qu’elle ne touche personne en visant tout le monde, les « hommes ».

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12« otium », ensuite, au sens de temps arrêté, non compté (il n’y a pas de « demain » contrairement à I, 1 où il n’y a que « demain » : demain, on se bat, etc. ; et contrairement à V, 2 : « tomorrow » dans la bouche de Rosalinde), pas de projet, ils n’ont rien à faire. Sur le temps en forêt : voir Jaques rapportant les paroles de Pierre le fou, v. 22 et suivants, et en tirant la conclusion que ce fou est fou. Le temps en forêt ce n’est justement pas « from hour to hour » (le temps pressé, successif), c’est au contraire le temps qu’on veut. Orlando dira en III, 2 « there’s no clock in the forest » (remarque plus poétique que tous ses vers) ; c’est le temps où l’on prend son temps, à écouter les histoires jusqu’au bout (voir v. 203), ou à écouter les réflexions de Jaques. Temps mythique pourrait-on dire aussi : abondance des symboles, et en particulier animaux (bestiaire de la scène : biche, faon, coq, escargot, léopard, chapon, etc.) – ce temps de l’« otium » pourrait recevoir le qualificatif suggéré par la chanson d’Amiens : « holy » (« holly » chante Amiens, « le houx », Noël) ; temps sacré, temps de trêve, comme Noël (temps arrêté du mythe opposable au temps sérié, divisé et profane de Jaques, des « sept âges de la vie »).

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14C’est ainsi que l’on peut atteindre le sens le plus important de l’« otium » latin. L’« otium » est en effet, chez Cicéron par exemple, le temps que l’on consacre à l’amitié, ou à la philosophie : ce sont les deux occupations de cette scène ; l’« otium » est le temps où l’on se dégage du « jour le jour » (« hour to hour »), des problèmes quotidiens et de subsistance, pour s’élever au niveau général, théorique, abstrait, total : c’est ce que fait Jaques (abondance du « all » dans ses discours : « all the men and women », v. 139) mais aussi ses auditeurs ; mais encore Orlando dans sa belle série anaphorique « If ever... » (v. 112 et suivants) : il parle « en général » (« qui que vous soyez, si jamais... »). Mais c’est ici précisément que se marque la différence entre Jaques et tous les autres : le discours de Jaques est constamment égalisant et anonymisant : « tous les hommes, quels qu’ils soient », « le monde entier », « la vie humaine » en général se compose de sept actes etc. Il manifeste un esprit de sérieux (et de « série » : faire des séries, énumérer – esprit de sérieux et de série, souvent rapprochés, en français – Rosalinde aussi fera des « séries » (les différentes sortes de temps) et Pierre aussi : les sept sortes de querelles (à rapprocher des sept « âges » de Jaques). Mais la différence est que chez Rosalinde et Pierre, c’est pour rire (et Jaques prendra Pierre au « sérieux » en V, 4). L’esprit de sérieux n’est pas du tout étranger à l’« otium » ; l’« otium » est au contraire le temps où on n’est pas contraint par le temps et les obligations quotidiennes de vie et de survie, le temps où l’on va sérieusement au fond des choses ; mais le duc et Orlando représentent un « otium » supérieur : celui qui est capable de descendre de la généralité au souci du particulier et de la personne (le « love » et le « care ») ; voir les interventions du duc dans les tirades de Jaques, v. 35 : c’est la question « qui » (qui est ce fou ? – alors que Jaques parle en général, théorise et pérore, le duc veut savoir l’identité) ; et v. 62, le duc une fois encore tourne le discours de Jaques vers le particulier : toi-même qui veux purger le monde « tu fus libertin » ; et il est important que la scène se termine avec l’échange des noms (pour Orlando et le duc). Non, nous ne sommes pas dans le monde de Jaques où personne n’est « nommément visé », n’est « nommé » (v. 74), où tout le monde joue un emploi et où nul n’échappe à la malédiction que Jaques fait peser sur le monde entier et sur chacun. Nous sommes dans un monde où des individus particuliers viennent en aide à d’autres, monde de la grâce (Orlando est comme touché par la grâce, v. 94, l’aiguillon, la « pointe » de la nécessité se change en civilité et douceur) et non pas du péché général. Voir, justement, les réactions contrastées du duc et de Jaques à la menace d’Orlando : « what kind » dit Jaques, v. 90 (quelle « sorte », quelle espèce de), alors que le duc s’adresse à la personne et manifeste de la pitié : « thou », « thy distress »). Dans le même ordre d’idée : quand Jaques parle d’histoire, c’est celle de l’humanité, v. 163, tandis que le duc et Orlando parlent d’une histoire personnelle, soumise au hasard, et non pas fixée dans des emplois, des « parts », comme l’est l’homme selon le point de vue de Jaques.

15On peut donc voir dans cette scène Jaques « seul contre tous ». Mais c’est plus spécialement vrai si on passe à un autre niveau du commentaire : « otium » temps de la réflexion philosophique, certes, mais ici, spécialement, réflexion sur le théâtre (mais aussi sur la folie du monde, sur le déguisement). Mais, plutôt que sous l’intitulé du « theatrum mundi », je placerai le II du commentaire sous celui de la « mélancolie », d’abord parce que la réflexion sur le théâtre du monde est mise dans la bouche d’un « mélancolique » (c’est aux yeux d’un mélancolique que le monde est spectacle et une nef de fous) et ensuite parce que la mélancolie en II, 7 concerne tous les acteurs de la scène, pas seulement Jaques : l’« otium » n’est pas nécessairement farniente agréable, « joyeux », il est aussi le signe d’un manque, ou d’une recherche.

II. « Mélancolie »

16L’idée d’« otium » (d’inaction, de méditation) conduit à celle de mélancolie. Le mélancolique ne peut agir (Jaques préfigure Hamlet : « o noble fool » dit Jaques, v. 33, et Hamlet « Alas poor Yorick etc. », type de la méditation mélancolique), et perd son temps en réflexions ; c’est par mélancolie aussi que les Lords-outlaws sont oiseux-oisifs.

171- Ambiance mélancolique

18la mélancolie – ou tristesse, ou détresse – ne concerne pas seulement Jaques, dans la scène – elle enveloppe toute la scène (ce n’est pas un « otium » joyeux – ou alors, comme on le verra dans la troisième partie du commentaire, la joie est un effort, une décision, du type « be merry » de Célia en I, 2) ; elle l’enveloppe jusqu’à la fin si l’on comprend « fortune » des v. 199 et 203 comme désignant surtout des « misfortunes » : infortune, fortune adverse (voir aussi l’expression du v. 110 : « melancholy boughs » qui désigne autant l’état d’esprit d’Orlando que le caractère du paysage, désert sauvage – et traditionnel lieu de la mélancolie : Pétrarque). Je n’insiste pas sur Jaques, présenté dès II, 1 comme « le mélancolique » (mais sa mélancolie est « intellectuelle », ou alors physiologique : cf. théorie des humeurs qui a force de vérité scientifique à l’époque de Shakespeare). La mélancolie d’Orlando, en revanche, est vécue, et fondée en effet sur ses mésaventures et sur son sort : elle s’exprime dès I, 1, ensuite en II, 3 ; c’est la mélancolie de l’exilé, de l’amoureux, du trahi (par son frère) ; mélancolie de celui qui se sent lui-même infidèle à et éloigné de sa « gentility » native (voir I, 1). Ici, sa détresse s’exprime par violence et véhémence (« he dies that touches », v. 98 ; Orlando est celui qui, séparé de sa noblesse, de sa naissance, puisque son frère l’a empêché de cultiver sa « gentility », n’a plus rien à perdre). Mais, dès qu’on en appelle à la « gentility » ou « gentleness », il s’avère tout autre. Sa mélancolie, aussi, est généreuse (pour la distinguer de celle de Jaques), tournée vers la détresse d’Adam. Mélancolie, également, du duc et des seigneurs : voir v. 135, « nous ne sommes pas les seuls à être non-heureux » ; c’est comme si, en forêt, ils expiaient des péchés (« expier » est un des sens de « atone », le verbe qui sera mis dans la bouche d’Hymen en V, 4 avec le sens étymologique – « at-one » – de « consoner », concorder, s’accorder, se joindre et fêter ensemble ; « expier » est le sens qui en quelque sorte prépare le sens magique-mythique de conciliation universelle), c’est comme s’ils se purifiaient (la forêt comme purgatoire : voir l’idée de purge au sens médical chez Jaques, v. 60). Mais, comme pour Orlando, leur mélancolie est explicable et compréhensible (ils sont bannis) et elle est généreuse, charitable. Je n’insiste pas sur l’importance de la mélancolie chez Shakespeare : voir La Nuit des rois, I, 1 (mélancolie musicale d’Orsino, Jaques au contraire est a-musical) ou voir Roméo et Juliette, I, 1 : mélancolie de Roméo qui lui « étire le temps ».

192- Mélancolie et théâtre

20Mais si cette scène est celle de la mélancolie, c’est parce que ce thème (cet humeur, ce poison, ce point de vue) de la mélancolie est ici étroitement associé à celui du théâtre : le mélancolique est celui qui « ne fait pas de détail », conçoit l’humanité entière comme « un seul homme » (« one man... », v. 141) et s’extrayant lui-même de ce spectacle, la considère en effet tout entière comme un « théâtre », c’est-à-dire une chose que l’on voit sans y prendre part, du type du « suave mari magno », sauf qu’ici cela n’a rien de doux pour Jaques – la seule douceur étant peut-être dans l’orgueil de se sentir supérieur ou différent (voir les différentes sortes de mélancolie qu’il distingue en IV, 1, la sienne étant tout à fait « particulière » et « humorous », dit-il). C’est le duc lui-même qui a lancé Jaques sur le thème du « theatrum mundi » (v. 135-138), mais la différence avec Jaques est patente : le duc ne s’extrait pas comme fait Jaques (le duc dit « la scène où nous jouons »)et il envisage plusieurs scènes : « il y a d’autres ‘pageants’ que le nôtre », alors que Jaques dit : le monde entier est une scène (une seule), ce qui veut dire qu’il n’y a pas de possibilité d’en sortir, alors que le « théâtre » tel que le duc le voit est provisoire, ou amendable, ou en tout cas permet l’action libre (et l’entraide, la solidarité humaine, et non pas seulement la critique mélancolique). Le théâtre du monde selon Jaques est fait de rôles juxtaposés chronologiquement (les sept âges) et assignés une fois pour toutes par la nature : des « emplois » en somme (et il n’est donc pas surprenant qu’il cite « Pantalon », v. 157). Le discours de Jaques est celui d’un auteur (Dieu) qui sait tout à l’avance et ne permet aucune liberté à ses personnages, lui seul (Auteur) possédant la liberté, la liberté du « fou » telle qu’il la revendique dans sa première tirade : « I must have liberty », v. 47, le fou étant pour Jaques non pas celui qui joue et se masque et prend part au théâtre (et s’efforce aussi d’amender les hommes, ou d’améliorer les situations), mais celui qui jouit de l’impunité : libre et irresponsable comme l’oie sauvage, v. 86, et v. 87 : « unclaimed of any man ». C’est pour le fou (tel que le voit Jaques) que les autres (l’humanité entière) font théâtre (d’où le lien entre les tirades de Jaques qui n’en sont qu’une seule longue), tandis que lui est seul (nul ne le réclame, ne lui réclame des comptes : « unclaimed ») et ne répond de personne ni à personne. Il ne se sent pas responsable (examiner ici sa comparaison avec l’art du médecin, v. 60 – en tout cas, l’humanité n’est pour lui qu’un corps), alors que le Duc et Orlando se sentent responsables (des autres, d’Adam) et sont accessibles à la pitié, à la civilité (c’est autre chose que la « purge » !). Il semble bien que Jaques soit présenté comme personnage repoussant (une sorte d’anti-auteur). Il faudrait analyser le caractère rhétorique et sentencieux de ses tirades, composées selon les règles de l’art oratoire : introduction, thème et reprise du thème en clausule : « o that I were a fool ». Les 3 derniers vers de sa « dernière » tirade, v. 163-165, sont des pentamètres iambiques parfaits métriquement (c’est plutôt rare chez Shakespeare), pentamètres qui jouent leur rôle de pantins métriques, comme les hommes sur le théâtre de Jaques. Une dernière chose montrant que Jaques n’est pas un dramaturge sérieux et intéressant (qu’il est pour Shakespeare figure caricaturale) : c’est que (comme déjà dit dans la première partie du commentaire) son art, son éloquence est sans effet (il est lui-même personnage aux yeux des autres), nul ne lui répond après le v. 165, sinon le spectacle de la détresse réelle (Adam porté par Orlando). Cette absence de réaction des autres (qui n’applaudissent même pas au beau discours) fait contraste avec le vers émouvant (v. 105) : « speak you so gently etc. » qui montre l’effet de la parole, de bonnes paroles, sur une âme « bien née » (comme celle d’Orlando). La douceur du duc persuade, la rhétorique de Jaques pas du tout.

213- la scène comme contrepoint ou contrepartie de la théorie de Jaques

22Mais où l’on voit que l’intention de Shakespeare est de ridiculiser (ou railler, moquer) Jaques, c’est peut-être au v. 87 : Jaques vient de parler de l’homme en général, et du fou qu’il veut être lui-même afin de planer au-dessus des hommes, et à cet instant un homme (réel) lui tombe dessus et l’attaque réellement (une toute autre situation que celle que décrit le v. 86). « Tax » qu’emploie Jaques au v. 86, c’est « mettre à l’épreuve », et le fou-philosophe est en effet mis à l’épreuve, malmené : il ne survole pas le « théâtre » comme une oie sauvage. C’est à partir de cet effet comique (c’est ici que je vois le comique plutôt que dans l’entrée en scène fracassante d’Orlando – le « eat no more » exprimant d’emblée le sérieux de la vie : il s’agit d’un homme qui a faim) que l’on peut lire l’action de la scène comme contrepoint ou démenti de la « théorie » de Jaques. Démenti (par avance) : Orlando apparaît dans la scène d’abord comme bretteur (sabre au clair ; « sabre au clair », je le dis en passant, c’est le sens étymologique que l’on attribua, longtemps, au nom propre Shakespeare : « shake » et « speer »), puis comme « amoureux » (cédant à l’ambiance aimante du Duc et des seigneurs), puis « homme de justice » dans sa tirade à partir du v. 108 : c’est-à-dire que l’ordre proposé par la vie réelle, l’action, le drame dément celui considéré sentencieusement dans la série ordonné et chronologique de Jaques : 1, amoureux, 2, soldat, 3, juge. Et, évidemment, Orlando n’est pas du tout dans chacun de ses emplois tel que Jaques décrira les « rôles » : par exemple il n’est pas soldat avide de gloire, mais seulement avide de manger. L’inattendu même de l’intrusion d’Orlando est en soi un contrepoint ou une contradiction apportée au théâtre ou à la pièce réglée de Jaques où un rôle remplace mécaniquement (ou organiquement ?) le précédent. De même, le vieillard Adam ne correspond pas du tout au vieillard de la commedia del arte (Pantalon). C’est même tout le contraire : vénérable, il représente l’homme (Adam) non pas « merely player » (l’homme acteur contraint dans une pièce écrite par un autre, ou par la nature, ou le destin etc.) mais l’homme libre : pécheur mais capable de s’amender. Jaques, dans cette scène, est sous les yeux des autres un personnage, auquel ils n’ont même pas besoin de donner la réplique – puisque les événements s’en chargent. Surtout, ce que montre l’action de la scène, c’est que l’homme est capable de « changer » (pas seulement au sens humoristique de se métamorphoser – en bête : premier vers de la scène). Il n’est pas contraint par un rôle, et la liberté n’est pas du tout l’apanage du fou-oie sauvage qui passe et « fiente » (je pense à Hugo et à la « fiente de l’esprit qui vole ») sa critique ; elle est le propre de l’homme. Il y a action, en effet, dans cette scène d’oisiveté mélancolique. L’« action », le drame, c’est ce que le dramaturge Shakespeare oppose au « théâtre » (théâtre, au sens de : spectacle, où rien jamais ne change, immuable) – et cette action peut se désigner par le mot de conversion.

III. Conversion

23Conversion, c’est peut-être le motif essentiel de la scène, et de la pièce – et des comédies de Shakespeare (et en élargissant et en ouvrant d’un coup : motif essentiel de la comédie en général : dans toute comédie il y a conversion (du triste en gai, du néfaste en faste, de l’impossible en possible, etc.), alors que la tragédie au contraire, comme « genre » ou « point de vue », exclut la conversion : comme elles sont dès l’abord, les choses restent ; s’il y a coup de foudre, c’est du dieu (Zeus) foudroyant l’homme. « Conversion », dans As you like it, dans tous ses sens, y compris chrétien ; et aussi au sens de « renversement », « péripétie théâtrale » : la cour est convertie en forêt, par l’usurpation et le bannissement, et la forêt à nouveau en cour, à la fin. La conversion est en tout cas le cœur et le centre exact de la scène : elle pivote autour des paroles du duc opposant « force » and « gentleness » (v. 101-102) (c’est-à-dire que la grande tirade de Jaques qui suit est par avance désamorcée). Donc : il ne se passe pas « rien » dans cette scène, ce n’est pas un moment de réflexion sur le théâtre, un moment métathéâtral, ni un moment d’oisiveté et de mélancolie ; c’est même le maximum de l’action théâtrale : le moment de la péripétie. Mais la péripétie est ici rendue comme imperceptible par l’ambiance d’oisiveté et de mélancolie ensemble. Péripétie, ou renversement, ou conversion, donc, ou encore : coup de foudre, comme dans I, 2 ou dans IV, 3 : coup de foudre amoureux d’Orlando pour le duc et les seigneurs ; la première conversion en effet est

241- De « savage » (« rude », « sharp ») en « gentle » (ce sont les adjectifs qui sont dans le texte)

25Il faudrait ici voir ce qui s’appelle « gentleness » et « civility » dans l’échange entre Orlando et le duc, v. 91 et suivants, et comment le vocabulaire est immédiatement religieux (« pardon », « pray you ») : Orlando touché par la grâce – et voir à quoi s’oppose « gentleness » : « rude », « savage », v. 106. « Gentle » est à entendre dans au moins deux sens : 1- bien né, de nature généreuse (Orlando révèle sa nature généreuse en se dépouillant de son rôle de bandit – ce qu’il appelle, v. 107, sa « contenance » – ce qui n’est pas la même chose que « part » ; ou plutôt : à la grâce envoyée par le duc répond instantanément la nature généreuse d’Orlando : il ne joue plus de rôle, « jouer un rôle » n’est pas une fatalité) ; 2- doux, civilisé, connaissant les bonnes manières, éduqué. Et à propos de ce second sens : la conversion à la douceur, au dialogue etc. ne va pas de soi dans l’atmosphère « sauvage », mélancolique de la scène (voir le mot « beast » dès le v. 1) – et l’échange entre le duc et Jaques n’avait pas été jusque là spécialement doux et « gentle ».

262-

27Précisément : l’effet de la conversion se fait sentir sur le dialogue : le contraste est maximal entre l’échange duc-Orlando, et l’échange duc-Jaques qui précède (et qui suit). Orlando et le duc parlent vraiment (on peut insister sur « truly » comme fait le duc v. 197-8) ensemble, échangent des mots, se les reprennent et se les offrent (« distress », « rude », « force », etc. repris par Orlando au duc ; « better days », « church », « holy bells », « gentleness » par le duc à Orlando ; c’est presque la technique du chant amébée), alors que Jaques parle seul et en réalité ne veut pas d’interlocuteur (son discours est « tax »). S’opposent aussi le « qui que vous soyez » d’Orlando (v. 108) et le « n’importe quel homme » de Jaques : la foi (il s’agit ici de foi, de confiance) consiste en un pari sur l’homme, avant qu’il ne soit reconnu comme ami (le duc qui fut ami du père d’Orlando), alors que la critique de Jaques est un pari contre l’homme. L’échange Orlando-duc montre comment se forme une communauté. La communauté déjà en place au début de la scène, celle des « loving lords », n’est brisée par Orlando (par l’épée) que l’espace d’un instant ; tout de suite Orlando devient un des leurs, devient comme eux (mais ce n’est pas du tout l’égalité au sens de Jaques : les hommes tous les mêmes, indistincts). L’intrusion d’Orlando ne fait qu’élargir le cercle, qui va s’élargir encore avec l’arrivée d’Adam (les hommes deviennent les « mêmes » par leur entrée dans la ronde). Tout de suite, Orlando n’est plus un intrus, il change de rôle, et la scène montre justement l’inconstance des rôles, la mutabilité de la fortune. C’est un tout autre point de vue sur le « theatrum mundi » que celui de Jaques : les rôles ne sont pas pris l’un après l’autre de manière réglée de sorte que Jaques peut apparaître comme le régisseur de ce théâtre ; ils se convertissent l’un dans l’autre, par un effort de volonté libre : les seigneurs « unhappy » peuvent se dire, en chantant (les seigneurs sont une sorte de chœur chantant), « jolly », « merry » ; la disgrâce (celle du duc banni, d’Orlando) peut se changer d’un coup (à la fin de la pièce) en grâce, la mélancolie en gaîté. De manière analogue, les deux « cours », dans la pièce, subsistent ensemble : celle de l’usurpateur, et celle du duc aîné (qui reste duc, même en forêt) : pas de remplacement chronologique donc, mais vice versa ou revirement, autre partage des rôles que selon le simple remplacement. Et on peut voir, également, comment cette « communauté » en forêt est plus vaste que la communauté de la cour, ou que le théâtre pourtant universel de Jaques, puisqu’elle inclut la nature : on chante avec l’oiseau etc.

283 - Conversion en (au) refrain

29Le dernier temps du commentaire est consacré à ce qui demanderait une analyse à la fois structurelle et de détail de la scène, pour y montrer l’abondance des « refrains » : de même que l’oisiveté se convertit en (ou s’avère) mélancolie, la mélancolie (et les discours mélancoliques de Jaques) se convertit en chansons et en refrain. La scène se termine (ou presque) par une chanson à refrain, et le refrain est le lieu même, dans cette chanson, de la conversion. Dans chacune des deux strophes, les six premiers vers sont consacrés à la dureté (de la vie, du froid etc.) et le refrain convertit « sur place » (« instantanément » : nous retrouverions ici, sur un autre plan, ce que nous disions en I du commentaire) la rudesse en gaîté, le dernier vers donnant la leçon de la scène, loin des péroraisons de Jaques : « this life is most jolly » – refrain lucide, volontaire, optimiste, réaction à la mélancolie. Voir aussi le v. 8 de chaque strophe : certes, l’amitié est feinte, partout hypocrisie, mais il faut chanter et se réjouir – afin de convertir, je dirai : le spectacle en fête. C’est Jaques qui parle de « spectacle » (et qui est lui-même un spectacle), c’est Orlando et le duc qui parlent de « fêtes » (v. 114 et v. 121). Quelle est la différence entre spectacle (théâtre) et fête ? C’est qu’à la fête, il n’y a rien à voir, il ne faut, ou on ne peut qu’y participer (c’est dans ce sens que réfléchit Rousseau, dans la conclusion de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles). Il n’y a plus de théâtre (de spectacle) quand tous font du théâtre et s’assemblent pour la ronde, et quand il n’y a plus personne pour dire, de l’extérieur : le monde est un théâtre. Alors les hommes sont ensemble et égaux, au sens de V, 4. C’est à cette sorte de fête que le duc convie Orlando (mais ce qui est beau, c’est qu’Orlando exprime d’abord l’espoir de cette sorte de fête, v. 114, avant que le duc ne la lui offre, ou ne réponde à son espoir).

30C’est ici donc, dans la chanson, et dans son refrain, la réponse à Jaques, et la conversion de mélancolie en « mirth » (allégresse, joie), d’oisiveté en action (ils chantent, dansent, se lèvent, se retirent). On peut opposer ce « mirth » authentique à celui de Jaques au début de la scène, v. 4 et v. 11 (« merry », « merrily » : Jaques joyeux d’avoir rencontré un fou) ; Jaques est au contraire celui qui ne peut participer aux danses et aux chants : son nom est en quelque sorte « discorde » (v. 6), il est « compact of jars » (v. 5), et en II, 5, v. 52, nous l’avons entendu dire que « seuls les sots forment un cercle". Jaques compare, en II, 5, les seigneurs à des ânes ; mais lui-même est une « bête » qui ne saurait vivre « civilement », ni danser la ronde. Le refrain, la ronde, la fête : ce par quoi les hommes ne cèdent pas à la mélancolie (alors que Jaques y cède par « profession », avec ostentation). Il y aurait à dire sur l’adjectif « jolly », qui fait la ronde, dans le refrain de la chanson, avec « holly » et « folly » (la rime – elle joue un grand rôle dans As you like it – est aussi une image du « atone together », et de l’hymen), « jolly » et la fête, car « jolly », de l’ancien français « jolif », renverrait peut-être, étymologiquement, à la fête de Noël. Ce qu’il y aurait à faire encore dans ce III, 3 du commentaire, c’est, comme je disais plus haut, repérer tous les refrains de la scène (et en particulier comment le duc et Orlando se font refrain, verset et répons), mais je termine plutôt en notant que le mot anglais pour « refrain » se trouve dans la scène : « refrain » se dit en anglais « chorus » ou « burden » ; or « burden » est employé au v. 166 avec son sens premier de « fardeau » (« ce qui est à porter », de « bear ») : il s’agit d’Adam, porté par Orlando, fardeau vénérable (le « faon » dit aussi Orlando : Adam est à la fois père, Anchise – et enfant – mais pas du tout dans le sens envisagé par Jaques : le vieillard retombant en enfance). Aucun lexicographe anglais (autant que j’aie pu voir) ne raconte avec certitude comment « burden » glisse du sens de « fardeau » à celui de « refrain » ; mais la scène contient, peut-être, une sorte d’explication : Adam est celui, le plus faible, le plus démuni, qui ne peut subsister que par le soin des autres ; il est celui que tous doivent prendre en charge ; et ainsi une communauté n’existe que pour le bien des plus malheureux, des plus faibles (le contraire exact du monde de la cour). De même, le refrain est ce que tous, dans la chanson, prennent en charge, « reprennent » ; et aussi le plus précieux de la chanson (son père et son enfant). Le plus précieux dans cette scène : c’est la conversion en joie commune, l’agrandissement du cercle (accueillant Orlando et Adam) – Un tel point de vue fait d’Adam le personnage source de la scène : celui qui ne demande rien, mais obtient tout selon l’exigence de la « gentility » – celui qui ne parle pas (il n’a qu’une réplique, pour dire qu’il délègue la parole : v. 169-170) mais fait parler, c’est pour lui qu’Orlando est d’abord violent et menaçant, et ensuite « gentle », et les autres, compatissants.

Pour citer cet article

Philippe Marty, « « Burden ». Éléments pour un commentaire composé de As you like it de Shakespeare, II, 7 », paru dans Loxias, 47., mis en ligne le 15 décembre 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7911.


Auteurs

Philippe Marty

Professeur de littérature comparée à l’université Montpellier III