Loxias | Loxias 44. Romain Gary – La littérature au pluriel | I. Romain Gary – La littérature au pluriel 

Geneviève Roland  : 

Les incorporations de Romain Gary : un pluriel stylistique

Résumé

Romain Gary devient diplomate en 1945. Impliqué pendant une quinzaine d’années dans les négociations onusiennes et européennes, il ne cachera jamais dans son œuvre ses réticences concernant la construction de ces organisations internationales dont les fondations abstraites ne pouvaient pas être à la hauteur de l’idéalisme qui les présidait. L’ONU et l’Europe deviennent chez Gary des emblèmes symboliques d’une imagination abstraite et stérile s’apparentant à un fantôme de l’humanité. Si d’un point de vue politique ces organisations internationales s’imposent comme un miroir déformant de la fraternité dans lequel l’homme occidental désire se reconnaître, d’un point de vue littéraire, l’écrivain les réduit à des figures de style soulignant leur futilité et leur stérilité. Grâce à un jeu subtil de métaphores récurrentes dans plusieurs romans (principalement dans L’Homme à la colombe et Europa, mais aussi dans Tulipe et Le Grand Vestiaire), ces institutions peuvent être envisagées comme une écriture du corps.

Abstract

Romain Gary became a diplomat in 1945. With 15 years of involvement in United Nations and European negotiations, he never hided in his written works his reticence regarding the creation of these international organizations whose abstract foundations cannot meet the lofty idealism that preceded them. The UN and Europe became for Gary symbolic emblems of abstract and sterile imagination derived from a vain dream of humanity. From political point of view these organizations impose themselves as a distorting mirror of the brotherhood in which a western man would like recognize himself; from a literary point of view the writer reduce them to the figures underlining their futility and vanity. Thanks to their fine play of metaphors recurring in several novels (mainly in L’Homme à la colombe and Europa as well as Tulipe and Le Grand Vestiaire translated in English in 1950 as The Company of Men), these institutions can be considered as a writing of body.

Index

Mots-clés : corps , Europe, Gary (Romain), institutions internationales

Géographique : Europe , France, Nations Unies

Chronologique : XXe siècle

Texte intégral

1Qu’on envisage l’œuvre de Romain Gary sous l’angle de ses postures, de ses noms d’auteurs, ou de ses références culturelles, le point de départ de son parcours personnel et littéraire résulte toujours d’un effort désespéré de réappropriation et de recomposition d’un moi dont le corps métaphorique se trouve complètement désagrégé.

2Dès lors, une des démarches avouées de Gary a été de rejoindre une communauté et une appartenance lui permettant de se (ré)intégrer à un corps de société. Les individus des communautés auxquels il voudra s’associer seront soigneusement choisis en fonction d’idéaux (France Libre, diplomatie, journalisme) supposés servir ou construire l’humanité à laquelle il aspirait. Pour arriver à pénétrer ces communautés, il va être amené à se construire une identité en se situant par rapport au triptyque philologique classique de la nation, de la langue et de la littérature.

3Comme le rappelle Ursula Bähler1, l’imbrication de ces trois facteurs résulte au départ d’une conceptualisation allemande romantique. Il s’est cependant avéré que sur base de ces invariants pouvait se greffer toute une série de cas susceptibles d’être interprétés en fonction de modalisations idéologiques parfois dangereuses – une grande littérature ne pouvant qu’être le porte-drapeau d’une nation brave et victorieuse et ne laissant par conséquent que peu de place à l’expression des communautés linguistiques et culturelles périphériques. Bien que Gary se soit plu à se définir comme un « minoritaire né », force est de constater que ses prises de position en la matière sont très nettes et suivent ce modèle théorique.

4Le romancier s’est en réalité convaincu que la France était le seul pays dont le contenu national n’était pas nationaliste et que son langage était celui de l’universalisme et de la fraternité. Et ce, même à l’apogée de sa puissance militaire et matérielle. Très tôt, son projet personnel sera ainsi de devenir un « vrai » citoyen français. L’enjeu n’était pas seulement l’obtention de la nationalité ou un ancrage légitime au sein de son pays d’accueil. Il relevait plutôt de l’accomplissement d’un rêve d’enfance composé essentiellement de clichés maternels et passait par la reconnaissance de l’identité culturelle et idéologique qu’il s’était construite.

Il va sans dire qu’un jour vint où cette image hautement théorique de la France vue de la forêt lituanienne, se heurta violemment à la réalité tumultueuse et contradictoire de mon pays : mais il était trop tard, beaucoup trop tard : j’étais né.
Dans toute mon existence, je n’ai entendu que deux êtres parler de la France avec le même accent : ma mère et le général de Gaulle. Ils étaient fort dissemblables, physiquement et autrement. Mais lorsque j’entendis l’appel du 18 juin, ce fut autant à la voix de la vieille dame qui vendait des chapeaux au 16 de la rue de la grande Pohulanka à Wilno, qu’à celle du Général que je répondis sans hésiter2.

5Roman Kacew s’est vu contraint de faire preuve de patience pour intégrer le corps de l’armée française et pour comprendre la logique rationnelle de ses chefs.

J’étais foncièrement incapable d’imaginer qu’un chef parvenu au premier rang de la plus vieille et de la plus glorieuse armée du monde pût se révéler soudain un défaitiste, un cœur mal trempé ou même un intrigant prêt à faire passer ses haines, rancunes et passions politiques avant le destin de la nation. [...] Ils avaient raison, dans le sens de l’habileté, de la prudence, du refus de l’aventure, de l’épingle du jeu, dans le sens qui eût évité à Jésus de mourir sur la croix, à Van Gogh de peindre, à mon Morel de défendre ses éléphants, aux Français d’être fusillés, et qui eût uni dans le même néant, en les empêchant de naître, les cathédrales et les musées, les empires et les civilisations3.

6Mais sa persévérance se verra récompensée par son entrée dans la corporation fraternelle de la France Libre.

Mes empreintes digitales sont claires : une identification complète avec « une certaine idée de la France » comme disait quelqu’un... Je me sens Français sans complexe, je dirais même non sans une certaine arrogance, peut-être à cause de mes huit années « formatives » dans l’armée, dont cinq ans de guerre : je suis commandeur de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, croix de guerre, etc. De toute façon, une « certaine idée de la France » suppose une « certaine idée de l’homme » à laquelle j’adhère complètement4.

7À l’instar d’un Marc Fumaroli5 évoquant avec nostalgie l’époque révolue où le français incarnait la langue de communication internationale grâce à de brillants ambassadeurs philosophes ou aristocrates, Gary souhaite faire sien l’esprit français qu’il assimile à l’esprit européen.

[...] parce que la France a été pendant trois ou quatre siècles l’Europe, pendant trois ou quatre siècles l’Europe, c’était la France, et c’est pourquoi la France a tant de mal à penser européen, elle croit qu’il suffit pour cela de penser français. Pendant trois ou quatre siècles, penser européen, c’était penser français, aussi bien pour les Allemands que pour les Russes6.

8Vu l’éducation francophile léguée par sa mère Nina, Romain avait par ailleurs sublimé dès l’enfance les idéaux stéréotypés de la langue française des Lumières. Cette image d’Épinal incarnait selon lui à merveille les aspirations nécessaires à la fiction romanesque.

Et je maintiens que la France est le seul pays au monde où, dans les circonstances dramatiques que nous vivons, un roman peut susciter une telle curiosité et peut avoir une telle résonance. Je ne crois pas qu’il existe un autre pays où l’on accepte de s’intéresser à ce point à une position idéologique et morale par le truchement de la fiction romanesque7.

9C’est donc dans cet esprit que Gary a choisi la France comme pays et, par corollaire, le français comme première langue d’expression littéraire. Bien que sa mère l’ait très tôt persuadé de la nécessité de s’exprimer en français s’il voulait devenir célèbre et faire éclater publiquement le génie qui couvait en lui, il n’en reste pas moins qu’il ne s’agissait pas de sa langue maternelle. Son parcours a parfois été semé d’embûches. Ainsi, il était persuadé que certains critiques dont Kléber Haedens profitaient de cet argument de non-appartenance linguistique comme prétexte pour l’exclure d’une intelligentsia littéraire parisienne peu encline à accepter sa différence. En dépit de ses efforts, l’écrivain s’est toujours senti comme « un corps étranger dans la littérature française8 » en raison des propos blessants de ses détracteurs. En voici un exemple : « Monsieur Romain Gary s’est bien battu pour la France. Mais il ne sait pas le français9 ».

10Sa différence de style, l’écrivain la cultivait aussi. À une époque où l’on cherchait encore à oublier les atrocités du deuxième conflit mondial en se projetant dans un ailleurs exotique ou en se focalisant sur des questions de forme, Gary s’obstinait à raconter des histoires et se faisait une gloire de s’inscrire dans la lignée des ruses utilisées par les picaros. En effet, dans la littérature telle qu’il la concevait, « il n’y a pas de roman non historique : il nous raconte toujours son histoire, explicitement ou par aveu10 ». Les performances liées à la forme de l’écriture le laissant complètement indifférent, agacé par des effets de mode qu’il refusait, Gary s’est essayé à la diffusion de sa pensée romanesque et a tenté de la faire accepter à coups de considérations monologiques parfois paradoxales dans Pour Sganarelle.

11En bref, bien que conscient de devoir nager à contre-courant, Roman Kacew a déployé toute sa vie une énergie énorme pour obtenir de la visibilité et de la reconnaissance par rapport aux trois pôles fondamentaux que représentaient pour lui la nation, la langue et la littérature françaises.

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13Au cours de cette quête de reconstitution du moi, le principal écueil rencontré par Gary fut que l’enjeu présidant à l’assemblage des différents corps choisis était de recomposer les morceaux d’une esthétique universelle profondément incompatible avec les carences éthiques de l’histoire du XXe siècle. Le paradoxe moral provoqué par la confrontation des réalités éthique et esthétique de l’Occident a été longuement développé dans Europa11.

L’idéalisme européen a été d’abord et par-dessus tout une esthétique. […] C’était un monde qui descendait de fiacre le panama à la main et prenait les eaux à Baden-Baden et à Kissingen, où l’art posait encore la question du mal, et où l’éthique était avant tout une esthétique, cependant que la lutte des classes avait pour principale ennemie l’habitude de souffrir12.

14Cette nostalgie d’un monde idéal révolu dont les valeurs étaient devenues incompatibles avec l’actualité politique à laquelle il était contraint de prendre part en qualité de diplomate, de même que les crises de schizophrénie qui gangrenaient la crédibilité morale de ce corps de métier13 (pourtant composé d’hommes « d’une immense culture ») sont invariablement présentes dans les œuvres faisant état des grandes institutions internationales. Si l’écrivain s’est davantage acharné sur l’Europe, l’ONU n’a pas été épargnée. Gary a notamment publié en 1958 un récit pamphlétaire sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi. Intitulé L’Homme à la colombe, ce livre contient tous les germes des leitmotive de désenchantement d’Europa paru en 1972, à un moment où la charge politique et le devoir de discrétion ne pesaient plus sur l’auteur.

J’ai souffert dans mon espoir et dans mon amitié pour les peuples pendant les trois années que j’ai passées aux Nations Unies d’une manière que je n’aurais pas cru possible. Les Nations Unies, c’est un endroit où on laisse faire le coup du Guatemala, de Saint-Domingue, du Viêt-Nam, de la Baie des Cochons, de Budapest, de Prague, et de tous les autres coups, en continuant de parler de fraternité, de liberté, des droits sacrés des peuples à disposer d’eux-mêmes14… 

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16À la fin de la deuxième guerre mondiale, les valeurs de la Communauté de la France Libre et des Résistants ayant lutté pour l’indépendance et la liberté se sont vues transposées et cristallisées de manière institutionnelle par l’avènement de l’Europe et de l’ONU. Or, l’après 1945, c’est aussi le moment qui voit naître et croître la carrière publique d’un Gary devenu homme d’Etat, mais aussi écrivain publié et reconnu. L’ascension sociale de Gary a donc été facilitée par ses efforts d’intégration et sa participation active au sein de ces communautés. Après la guerre, il quitte en effet le corps de l’armée pour entrer dans le très privilégié corps diplomatique. Au même moment, malgré des débuts difficiles, il est salué par la corporation de l’institution littéraire française à la sortie d’Education européenne puis à la faveur du Goncourt pour les Racines du Ciel.

17Pourquoi donc tant d’acharnement littéraire envers des institutions qui l’ont servi ? S’agit-il d’ingratitude ou d’une évolution de ses idéaux ?

18Le corps physique chez Gary est souvent synonyme de force ou de vie. Le corps est présenté de manière saine et entrevu comme une source de plaisir inépuisable, notamment sexuel et culinaire. À l’inverse, pour les corps moraux et éthiques auxquels Gary prend part, les présupposées forces sélectionnées s’avèrent d’une faiblesse affligeante. Les institutions internationales étant la vitrine de ces valeurs au niveau politique15, ces dernières lui apparaissent comme galvaudées et bafouées par l’exploitation du rêve.

En ce moment même on assiste, au nom de l’unité européenne, à la plus basse, à la plus acharnée et la plus bête compétition commerciale... Les siècles passés pratiquaient l’injustice au nom de vérités fausses « de droit divin », mais auxquelles on croyait fermement. Aujourd’hui, c’est le règne des mensonges les plus éhontés, le détournement constant de l’espoir, le mépris le plus complet de la vérité. [...] L’escroquerie idéologique intellectuelle est l’aspect le plus apparent et le plus ignoble de ce siècle16

19Derrière ces nouvelles usines de la paix se cachent en effet des idéaux qui ne pourront qu’être déçus, le propre des utopies étant de disparaître au moment de leur réalisation. Face à ces constructions artificielles, Gary s’insurge alors violemment. Pour lui « l’histoire ne donne pas d’exemple d’une patrie humaine sortie d’un concept ou d’un organigramme17 » et il n’y a « rien de plus dégueulasse que l’exploitation du rêve18 ».

20L’engouement soi-disant nouveau pour l’internationalisation faisant l’actualité du début des années 1970 apparaît à Gary comme une mascarade intellectuelle malhonnête qui aurait dû mourir en 194019. Son objection principale d’homme de lettres est « qu’il n’y a pas de politique possible s’il n’y a pas eu auparavant fécondation culturelle20 ». À l’inverse, « la culture n’a absolument aucun sens si elle n’est pas un engagement absolu à changer la vie des hommes21 ». Les citations qui vont dans ce sens sont innombrables. On les retrouve bien sûr dans les ouvrages de réflexion comme L’Affaire homme, La Nuit sera calme et Pour Sganarelle, mais aussi et surtout dans les œuvres de fiction telles que l’Education européenne, Tulipe, Le Grand vestiaire, L’homme à la colombe, Europa ou même Les Racines du Ciel et Les Clowns lyriques.

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22Ne pouvant trouver de forme physique leur permettant de s’accorder aux réalités éthiques et esthétiques de l’Occident, ces corps institutionnels se décomposent métaphoriquement jusqu’à atteindre l’invisibilité, l’abstraction.

Le problème que pose la présence parmi nous de ce jeune homme [l’homme à la colombe] va disparaître peu à peu tout seul, comme tant d’autres problèmes ici. Il va s’évaporer, s’évanouir dans les airs, perdre sa consistance, sa réalité, devenir une abstraction22.

23Par conséquent, les organisations internationales dépeintes dans l’œuvre de Gary deviennent très vite des musées au sein desquels sont rangées des idées maintenues méthodiquement, sous respiration artificielle. Déconnectés de la réalité, les fonctionnaires représentent alors les garants du figement progressif de ces idéologies et utilisent comme arme principale un langage capable d’endormir les idéaux humains tout en consolidant un système fait d’abstractions.

Enfin, la clé de l’affaire, c’est la contradiction constante, quotidienne entre les aspirations des peuples et ce qu’elles deviennent lorsqu’elles sont évoquées aux Nations Unies. Tout devient discours. Tout devient mots. Tout devient figure de style23.
L’Europe ne pouvait pas survivre à l’usure par le mensonge du seul domaine où elle avait existé vraiment : celui du vocabulaire. Les mots lui avaient fait trop de promesses irréalisables24.

24Rendus figés et abstraits, ces corps institutionnels vides deviennent dans l’imaginaire de Gary des fantômes et provoquent chez ceux qui les approchent de trop près une schizophrénie irrémédiable. L’écrivain insiste d’ailleurs sur le fait que lorsque nous parlons d’idéologie, c’est plutôt de psychiatrie qu’il faudrait parler et que ni l’ONU ni l’Europe n’existent. Il s’agit de miroirs dans lesquels nous nous refléterions tous. Gary est en colère car rien ne peut discréditer les Nations Unies aux yeux du monde.

La preuve est faite depuis longtemps que rien ne peut discréditer les Nations Unies. Ceux qui pensent m’émouvoir, me faire pleurer, en évoquant, au milieu de ce gratte-ciel, de ce gigantesque moulin à vent, je ne sais quel fantôme de l’humain, ceux qui pensent me faire pleurer d’espoir déçu, se trompent également...25

25Dans ce contexte d’impuissance personnelle, il met en scène ces organisations internationales. Décrites d’emblée comme des fantômes de l’être humain, elles ont néanmoins reçu de la part de l’écrivain des attributs du corps humain.L’ONU et l’Europe représentent en effet chez Gary le vestiaire des corps de l’humanité. Toutefois réduits à des abstractions, ceux-ci ne peuvent se mouvoir que comme des fantômes dans l’imaginaire. Un des symptômes de cet aspect corporel d’une humanité sans peau ni colonne vertébrale26 est la focalisation sur certaines parties du corps de personnages humains travaillant au sein de ces institutions. À noter par exemple les déclarations du cireur de chaussures dans L’Homme à la colombe. Oublié à l’intérieur des rouages de l’ONU, grâce à ses interventions, il permet pourtant à son entourage de revenir les pieds sur terre.

J’ai décidé de me vouer à un métier qui rappellerait sans cesse que les hommes, avant d’avoir de belles idées, ont surtout des pieds. Beaucoup de gens, dans ce gratte-ciel, ont complètement perdu de vue cette vérité. S’ils ciraient comme moi cent paires de souliers par jour, peut-être finiraient-ils par se rappeler que les hommes vivent sur terre et non dans les nuages. […] D’une manière générale, dans une organisation internationale entièrement vouée aux sentiments élevés, à l’idéalisme, aux théories et à l’abstraction, les pieds étaient entourés d’une réputation quasi légendaire27.

26Les rêves volent haut mais l’homme doit garder les pieds sur terre... On dénombre dans l’œuvre de Gary toute une série d’allégories des institutions internationales déclinées au moyen de métaphores ambivalentes évoquant très souvent leur corporéité. Ainsi, la France, mais plus généralement l’Europe et les Nations Unies sont régulièrement comparées à de grandes dames qui se doivent d’agir avec noblesse et dignité.

Les Nations Unies doivent être une très grande dame. Cela demande beaucoup de dignité, beaucoup d’éloignement et une certaine façon de traiter le monde de très haut. Nous sommes exactement ce qu’on appelle une force spirituelle. Il serait absurde de vouloir la gaspiller à vouloir résoudre les problèmes pratiques et immédiats, des problèmes de rencontre que nous croisons sur notre chemin28.

27Gary décrit avec beaucoup de détachement leur incapacité à naître dans la réalité, « cette fille de ferme29 ». Trop bien nées dans l’imagination, ces dames rejoignent ainsi la basse-cour des poules de luxe tout en continuant néanmoins de s’enorgueillir d’appartenir « à une très vieille famille, qui remonte à la Pompadour et à la Montespan30 ».

28Il n’en reste pas moins que pour incarner les idéaux de l’espoir collectif de paix, selon Gary, ces institutions ne peuvent qu’avoir un visage féminin.

La première chose qui vient à l’esprit, lorsqu’on dit « civilisation », c’est une certaine douceur, une certaine tendresse maternelle31.

29Or, parmi tous les reproches qu’il leur fait, il y a notamment le manque de présence féminine des acteurs de ces corps politiques.

Pas une voix féminine dans le concert des voix sur l’Europe... C’est pourquoi d’ailleurs on fait une Europe du bœuf et du lard. Pas trace de maternité, dans tout ça... Tant qu’on ne verra pas à la tribune de l’Assemblée nationale une femme enceinte, chaque fois que vous parlerez de la France, vous mentirez ! Il y a dans le monde politique une absence effrayante de mains féminines... Finalement, les idées, c’est dans les mains que ça prend corps et forme, les idées prennent la forme, la douceur ou la brutalité des mains qui leur donnent corps et il est temps qu’elles soient recueillies par des mains féminines32...

30Si l’amour maternel est synonyme d’existence et de paix chez Gary, la féminité ne suffit pas à l’avènement des institutions politiques. Gary lui associe parfois la notion de perversion à travers les thèmes de la prostitution :

C’est une entremetteuse. C’est la plus grande maquerelle qui ait jamais existé, l’Europe, voilà ce qu’elle est. Elle nous attend, en se frottant les mains, un sourire cochon étendu sur sa vieille gueule33.

31Et surtout du ‘viol’. Un viol qui serait à la fois celui du rêve des hommes qui ont fomenté ces structures politiques :

Pour le contenu politique, c’est le viol permanent d’un grand rêve humain. L’ONU a été dévorée par le cancer nationaliste34.

32Mais c’est aussi le viol du mythe sous-jacent à ces créations utopiques idéales. Il n’est par exemple pas anodin que dans Europa, Danthès contemple régulièrement le plafond de sa résidence diplomatique sur lequel se trouve une fresque représentant l’enlèvement et le viol d’Europe35.

33La représentation corporelle des hommes, même lorsqu’elle semble positive, contient donc toujours une ambivalence, une face conceptuelle noire et blanche métaphorisée dans Europa par le jeu d’échecs dont les parties abstraites mettent à mal l’idéal des relations internationales. Les animaux, en revanche, en particulier les chiens ou des oiseaux comme la colombe (symbole de la paix), le rossignol (symbole de l’amour courtois) et l’hirondelle (symbole du bonheur dans les foyers), conservent leur pureté et sont dotés de caractéristiques maternelles. Il est vrai que lorsque le ton du roman se fait plus grinçant, on peut trouver ces oiseaux en cage36. Mais il s’agit toujours du résultat d’un pouvoir humain déviant susceptible de nuire.

– Oui, il est hors de doute qu’un homme, un aventurier, peut-être un terroriste, a élu domicile dans le gratte-ciel, qu’il circule la nuit dans les couloirs et fait peur aux dactylos attardées. L’une d’elles l’a rencontré à minuit vêtu seulement d’un pyjama. Il l’a regardée un instant avec hésitation, puis il a soulevé sa veste et il a exhibé une colombe qu’il a brandie dans un geste engageant.
– Une colombe ? dit Praiseworthy, un peu étonné. Vous êtes sûr que cette jeune personne sait de quoi elle parle ?
– Elle a les meilleures références morales, dit Traquenard. D’ailleurs, aucun doute n’est possible là-dessus. D’autres l’ont vu. Il s’agit d’un jeune homme qui porte parfois un costume de cow-boy et qui presse toujours une colombe contre son sein. C’est même cette colombe qui m’inquiète particulièrement. Nous avons peut-être affaire à un dangereux maniaque37.

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35De la même manière que l’homme s’impose face aux êtres vivants qui l’entourent – quitte à les manipuler ou les martyriser, il imprime au langage et à ses discours un style, une « signature humaine38 ». Même si Gary affirme avec humour que le style est « l’art de la dérobade39 » et « le plus souvent une façon pour l’homme de briller par son absence40 », l’écrivain reprend souvent à sa charge une maxime de Buffon qu’il semble affectionner particulièrement, à savoir que « Le style, c’est l’homme41 ».

36Dans les œuvres garyennes traitant de l’ONU ou de l’Europe, il est possible de remarquer que le langage lui-même, symbole par excellence de l’abstraction de la pensée humaine, tend à être personnifié ou du moins à acquérir une certaine forme de corporéité. Il y a tout d’abord l’exemple très évocateur des larmes humaines qualifiées de ‘figures de style’, de ponctuation hypocrite permettant de rendre les discours plus ‘oratoires’...

Les larmes humaines apparaissent fréquemment certes dans les travaux de l’organisation, mais uniquement comme une figure de style, un point de référence ou un effet oratoire et, à part quelques experts et chargés de mission, aucun des hauts fonctionnaires et des délégués n’en avait vu personnellement. Elles étaient entourées aux échelons supérieurs des Nations Unies, de cette auréole un peu inquiétante de mystère et d’étrangeté que confère l’éloignement42.

37On peut en outre remarquer la présence de voix venant du monde extérieur, à savoir les rumeurs transmises par les journaux et les « on-dit ». Ces voix donnant parfois une image déformée des organisations internationales sont perçues comme un danger puisqu’elles peuvent nuire à leur réputation et à leur dignité.

Je vois très bien ce que messieurs les journalistes diraient si l’on commençait à parler du « fantôme des Nations Unies ». Ils évoqueraient immédiatement le fantôme du petit homme perdu, oublié, noyé, enterré dans cette immense organisation bureaucratique, cette machine à faire de l’abstraction... Ah, les salauds43 !

38Gary en reproduisant ces échos négatifs et en en faisant des leitmotive dans ses romans est-il réellement convaincu de l’échec de l’esprit européen en tant qu’écrivain ?

[L]es journaux parlaient à qui mieux mieux de « l’échec de l’esprit européen », comme s’il pouvait y avoir quoi que ce soit de commun entre cet esprit-là et l’Europe des marchés, des sociétés anonymes et des prix de revient44.

39Fabrice Larat s’est posé la question dans son ouvrage Romain Gary, un itinéraire européen45 et affirme que ce n’est pas le cas. Si l’auteur n’approuve certainement pas le sensationnalisme de la presse, il fait partie de ceux qui ont rêvé et essayé de mettre sur pied ce projet idéologiquement inabouti. Mais la défiance tant politique que littéraire de Gary envers les interprétations abstraites et totalitaires d’un langage réduit à de simples combinaisons abstraites – et dont l’utilisation a violemment été critiquée dans Pour Sganarelle –est emblématique des dilemmes de l’écrivain par rapport à l’importance qu’il convient de donner à l’écriture et à l’imaginaire que cette dernière véhicule.

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41En conclusion, les balises de l’imaginaire corporel garyen sont extrêmement stables. Leur constance et leur récurrence fait percevoir au lecteur attentif que l’aspect fragmentaire de son écriture n’est qu’une pirouette stylistique et que sa réflexion de fond sur l’Europe et l’ONU existe déjà à ses débuts. Violence verbale, tension et humour sous-tendent en effet toutes ses prises de position par rapport à l’idéalisme ingénu de son époque. Aussi, si le discours garyen devient de plus en plus polémique et violent au fur et à mesure des années et s’il y a une progression incontestable dans le ton adopté mais aussi dans la finesse narrative et verbale, la quête littéraire de Gary reste très claire. De l’éducation morale et utopique à la fantasmagorie en passant par la psychiatrie et la schizophrénie, il s’agit avant tout de remettre au premier plan la question de l’humanité et de la fraternité en disséminant un peu de féminité autour de nous. Il y a donc naturellement un certain nombre de répétitions dans ses propos et de parallélismes entre ses romans. Les écritures du corps des relations internationales évoquées sont en effet rythmées par un éventail subtil de figures de style. Métonymies, métaphores et allégories sont donc autant de pions sur l’échiquier du langage de Romain Gary.

Notes de bas de page numériques

1  Ursula Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz, 2004, pp. 407-428.

2  Romain Gary, La Promesse de l’aube (1960), Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 102.

3  Romain Gary, La Promesse de l’aube, op. cit., pp. 272-273 et p. 283.

4  Romain Gary, « Le nouveau romantisme » (1977), dans L’Affaire homme, Paris, Gallimard, « Folio », 2005, p. 284.

5  Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Paris, de Fallois, 2001.

6  Romain Gary, La Nuit sera calme (1974), Paris, Gallimard, « Folio », 1976, p. 63.

7  Romain Gary, « Le nouveau romantisme » (1977), dans L'Affaire homme, op. cit., p. 18.

8  Cf. Lettre de Romain Gary à Michel Gallimard (7 novembre 1952).

9  Romain Gary, « Le moment de vérité » (1957), dans L'Affaire homme, op. cit., p. 39.

10  Romain Gary, Pour Sganarelle (1965), Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 481.

11  Voir Paul Audi, L’Europe et son fantôme, Paris, Leo Scheer, « Manifeste », 2003.

12 Romain Gary, Europa (1972), Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 86.

13  Voir Mireille Sacotte, « La figure du diplomate chez Romain Gary », dans Romain Gary écrivain-diplomate, Paris, Ministère des Affaires étrangères – adpf, 2003, pp. 20-31.

14  Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 169.

15  « La société politique, souvent comparée à un corps est bien une construction artificielle, délibérée, consciente, bref une œuvre des hommes, un fait de culture, même si on n’en peut toujours reconstituer la genèse ». Cf. Jean-Jacques Wunenberger, Imaginaires du politique, Paris, Ellipses, 2001, p. 13.

16  Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 60.

17  Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 84.

18  Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 231.

19  « Il faut dire aussi que les mensonges bondieusards dont on nous abreuve sur l’Europe font partie d’une longue tradition fumigène qui aurait dû mourir en 1940 avec “la route du fer est coupée”, “nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts” et la ligne Maginot ». Cf. Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 82.

20  Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 64.

21  Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 64.

22  Fosco Sinibaldi, L’Homme à la colombe (1958), Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1984, p. 88.

23 Romain Gary, « L’ONU n’existe pas » (1961), dans L'Affaire homme, op. cit., p. 92.

24  Romain Gary, Europa, op. cit., p. 158.

25 Fosco Sinibaldi, L'Homme à la colombe, op. cit., p. 23.

26  Voir Jean-François Pépin, Aspects du corps dans l’œuvre de Romain Gary, Paris, L’Harmattan, « Le corps en question », 2003.

27 26 Fosco Sinibaldi, L’Homme à la colombe, op. cit., p. 33-34.

28  Fosco Sinibaldi, L’Homme à la colombe, op. cit., p. 28.

29  Romain Gary, Europa, op. cit., p. 59.

30  Romain Gary, Europa, op. cit., p. 233.

31 Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 16.

32 Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., pp. 91-92.

33 Romain Gary, Les Clowns lyriques, op. cit., p. 47.

34 31 Romain Gary, La Nuit sera calme, op. cit., p. 166.

35  Romain Gary, Europa,op. cit., p. 138 : « Parfois l'ambassadeur levait son flambeau vers des fresques du plafond où Carrache avait représenté l'enlèvement et le viol d'Europe ».

36  « […] une cage avec un rossignol frappé de consternation dont l’œil rond et stupéfait faisait penser à celui des vieux bolcheviks sous Staline […] ». Cf. Romain Gary, Tulipe, op. cit., p. 160.

37  Romain Gary, L’Homme à la colombe, op. cit., pp. 19-20.

38  L’expression est de Tzvetan Todorov. Voir Tzvetan Todorov, La signature humaine. Essais 1983-2008, Paris, Le Seuil, 2009.

39  Romain Gary, Europa, op. cit., p. 177.

40  Romain Gary, Europa, op. cit., p. 142.

41  Romain Gary, Europa, op. cit., p. 142.

42  Fosco Sinibaldi, L’Homme à la colombe, op. cit., p. 23.

43 Fosco Sinibaldi, L’Homme à la colombe, op. cit., p. 21.

44 Romain Gary, Europa, op. cit., p. 32.

45  Fabrice Larat, Romain Gary, un itinéraire européen, Genève, Georg, « Europe », 1999.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Geneviève Roland, « Les incorporations de Romain Gary : un pluriel stylistique », paru dans Loxias, Loxias 44., mis en ligne le 06 mars 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7715.


Auteurs

Geneviève Roland

Geneviève Roland a été lectrice de langue et de littérature françaises pendant sept ans en Espagne, en Italie et en Russie. Fascinée par l’œuvre de Romain Gary et par son rapport à l’Europe, elle est aujourd’hui doctorante contractuelle à l’Université de Lille 3 et réalise une thèse en cotutelle avec l’Université catholique de Louvain. Sa recherche, encadrée par les Professeurs Yves Baudelle et Myriam Watthee-Delmotte, porte sur « Les mises en scène européennes de Romain Gary : filiations contemporaines ». Geneviève Roland a publié plusieurs articles sur le sujet en France et à l’étranger. Elle a par ailleurs organisé avec Yves Baudelle un symposium international à Lille en février 2014 dans le cadre du centenaire de l’écrivain intitulé « Le siècle de Romain Gary ».