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Jean-Paul Louis-Lambert  : 

« Je ne sais pas d’où vient Lola Valérie Stein » (Marguerite Duras). Une fiction détective en un prologue et deux épisodes

Résumé

Les lecteurs de Marguerite Duras ont quelquefois repéré ses sources d’inspiration – comme les romans d’Erskine Caldwell pour l’écriture d’Un barrage contre le Pacifique. Mais bien d’autres sources semblent totalement ignorées. Ainsi il apparaît que la lecture d’un « poète culte », Henry J. M. Levet (réédité par Jean Paulhan en 1943), lui a permis de mettre en forme ses projets romanesques autour des figures de Lola Valérie Stein et du « Vice-consul » français, l’amoureux frustré d’Anne-Marie Stretter au sein de la colonie anglaise des Indes (Le Vice-Consul, India Song, etc.). Les Sonnets torrides (1900) et Les Cartes postales (1902) de Levet – en particulier : « Homewards » (pour la carrière de ses parents en Indochine), « British India » (pour le contexte de la colonisation anglaise aux Indes) et « La Plata » (pour le personnage du Vice-Consul) – lui ont fourni des thèmes romanesques, des mots et des images visuelles riches de virtualités. Ces brefs poèmes l’ont également encouragée à pratiquer une écriture basée sur l’ellipse. L’article est une enquête dans la fiction, principalement basée sur une lecture poétique comparée de Levet et de Duras, lecture basée sur l’examen attentif de « mots-symboles » et l’écoute de la musique des noms exotiques qui montrent que Marguerite Duras avait une oreille très fine, et un regard intérieur très précis, très sélectif. Quelques détours chez d’autres auteurs (François Mauriac, Jean Giraudoux, Pierre Benoît), et parfois par la chanson et le cinéma, prouvent que Marguerite Duras savait prendre son bien où il le fallait pour transposer son propre imaginaire (issue de sa vie privée et intime) en une œuvre romanesque qui, tout à la fois, exploite et refuse l’exotisme.

Index

Mots-clés : Duras (Marguerite) , exotisme, intertextualité, Levet (Henry J.-M.)

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

« Les soirées qu’ils passent ensemble vont sans doute être plus ennuyeuses parce qu’il semblerait que le vice-consul de France à Lahore n’ait plus grand-chose de neuf à raconter ou à inventer sur sa vie, ni lui, le directeur, à inventer ou à raconter sur la sienne, sur les Îles, sur la femme de l’ambassadeur de France à Calcutta1 »
Marguerite Duras, Le Vice-consul (1966)2

 « Les bureaux ferment à quatre heures à Calcutta ;
Dans le Park du palais s’émeut le tennis ground ;
Dans Eden Garden grince la musique épicée des cipayes ;

Les équipages brillants se saluent sur le Red Road
[…] Bénarès, accroupie, rêve le long du fleuve ;
[…] – A Lahore, par 120 degrés Fahrenheit,
Les docteurs Grant et Perry font un match de cricket3 [racket4],– »
Henry J.-M. Levet, « Sonnets torrides, British India5 », 1900

Prologue : un « poète cultique », Heny Jean-Marie Levet

Lol V. Stein est née « Lolita Valdez » en 1902 – Son père se nomme Henry Jean-Marie Levet6.

1Henry Jean-Marie Levet est un « poète culte » – dans son cas, il faudrait plutôt écrire « cultique », comme on le verra bientôt –, peu connu du grand public, bien connu des amateurs, toujours cité dans les dictionnaires et les anthologies. Les initiés ont un mot de passe, les deux premiers alexandrins de « Outwards » (Sonnets torrides, 1900) :

L’Armand-Béhic (des Messageries maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien… 

2Levet est retenu par la postérité pour dix poèmes auxquels on donne le nom générique de « Cartes postales ». Il en existe actuellement deux éditions dans des collections de poche7. Ces éditions, par Michel Bulteau et Bernard Delvaille, sont très documentées et, avec un site sur la Toile8, elles ont fourni toute la science biographique – ou la fiction, qui sait ? – résumée dans les lignes qui suivent. La courte vie de Levet ressemble tellement à ses poèmes – il décrit sa carrière de vice-consul avant de la vivre, il prédit sa mort de tuberculeux – qu’on se demande s’il n’est pas une invention de ses éditeurs, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud pour qui il est la synthèse réussie de Walt Whitman et Jules Laforgue.

3Levet (1874-1906) a connu Fargue et toute la Bohême parisienne à partir de 1895. Il est connu pour ses excentricités, en particulier vestimentaires, et son excellent sens de la camaraderie. Tous ces copains étaient amoureux de la comédienne Fanny Zaëssinger qui joua dans Ubu Roi au théâtre de l’œuvre en 1898. Levet est l’un des plus précoces inventeurs de la poésie exotique, avant Valery Larbaud, Blaise Cendrars, Paul Morand (qui connaissait par cœur « La Plata »), Louis Chadourne, Louis Brauquier, Pierre Mac Orlan. Question : et avant Marguerite Duras ?

4Courant 1897 Levet publie des plaquettes : Le Drame de l’Allée et Le Pavillon ou la Saison de Thomas W. Lance, petit poème cultique. À la fin de cette année-là il est « chargé de mission » en Inde et en Indo-Chine. En 1898, il commence un roman, inachevé et disparu : L’express de Bénarès, poème cultique. Puis, pendant une courte période, il écrit les dix poèmes qui comptent : les quatre « Sonnets torrides » (1900), le poème « Afrique occidentale » (1901) et les cinq « Cartes postales » proprement dites (1902). Parmi celles-ci : « La Plata » – où on fait la connaissance du consul de France –, et « Nice » où il décrit sa (future) mort.

5En 1901 il est secrétaire du comité en vue d’élever un monument à Rimbaud. En 1902, alors qu’il est déjà tuberculeux (comme Jules Laforgue), il commence sa carrière de vice-consul. Fin 1902 il prend un poste à Manille (vice-consul de troisième classe).

Le club anglais de Manille a donné en l’honneur de l’amiral Bridge, un grand bal auquel ont assisté toutes les autorités locales, ainsi que les membres du Corps consulaire9.

6Début 1906 il est à Las Palmas aux Canaries (titulaire de la chancellerie). Été 1906 il revient en France, gravement malade ; en décembre, à 32 ans, le vice-consul de deuxième classe meurt à Menton, boulevard du midi, dans les bras de sa mère et « dans le luxe d’une villa ouverte à ce soleil de luxe » (V. Larbaud). Citation de « Côte d’Azur – Nice » (Cartes postales, 1902), poème écrit quatre ans avant la mort du poète :

J’aurai un fauteuil roulant « plein d’odeurs légères »
Que poussera lentement un valet bien stylé :
Un soleil doux vernira mes heures dernières,
Cet hiver, sur la Promenade des Anglais

7En 1911 Léon Paul Fargue et Valery Larbaud sollicitent les parents de Levet, des notables de Montbrison. Anéantis de chagrin, ceux-ci refusent de rendre public les textes de leur fils. Larbaud écrit des poèmes dans l’esprit de Levet, et il met en scène A. O. Barnabooth et les voyages exotiques d’un dandy dilettante.

8En 1921, à « La Maison des Amis du Livre » d’Adrienne Monnier, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud publient les textes de Levet : deux poésies parues dans une revue en 1896, les deux plaquettes antérieures, et les poèmes de 1900-1902 sous le titre générique de Cartes postales regroupant les quatre « Sonnets torrides » (dont « Les Voyages (triptyque) ») et six autres poèmes.

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9Cette édition est précédée d’une « conversation » datée du 2 mars 1911, où nos deux compères, censés voyager à « l’intérieur d’une limousine en marche sur la route nationale, entre Montbrison et Saint-Étienne », racontent leur jeunesse, leurs lectures et ce qu’ils savent (ou veulent nous faire croire ?) du poète mort trop jeune qui avait publié ses poèmes exotiques avant de commencer sa propre exotique carrière de « vice-consul ». En 1943 (achevé d’imprimer du 15 septembre), dans sa (réputée) collection « Métamorphoses » chez Gallimard, l’éminence grise des lettres françaises, Jean Paulhan, réédite les Poèmes par Henry J.-M. Levet précédés d’une conversation de Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud. Cette année-là, Marguerite Donnadieu, épouse Antelme, devenue « Duras », publie chez Plon, Les Impudents, son premier roman, refusé chez Gallimard en 1941. En février-mars 1944 elle présente son deuxième roman, La Vie tranquille, à Raymond Queneau qui le fera publier l’année suivante chez Gallimard.

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10Le 14 mars 1943, « Madame Antelme » avait dîné dans un caboulot avec Léon-Paul Fargue : le « vieux bohème d’un autre âge » avait raconté des anecdotes, « coupées parfois d’obscénités énormes, sur Verlaine, Moréas, Jarry, Mallarmé10. » Question : pas sur Levet ?

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11À côté de la grande poésie, il y a aussi les chansons. Voici un court extrait d’une variante d’une très populaire chanson dont nous connaissons encore l’interprétation par Joséphine Baker – les jeux anagrammatiques sur les « noms de pays » et les prénoms ne sont pas le fait que de la plus haute littérature, les auteurs populaires savent aussi en faire, surtout ceux qu’on peut écouter sur un gramophone :

Je suis gobé d’une petite
C’est une Anna, c’est une Anna, une Annamite […]
Je l’appelle ma p’tite bourgeoise
Ma Tonki-ki, ma Tonki-ki, ma Tonkinoise

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12Paroles de Villard & Christiné, musique de Vincent Scotto, 1906 ; chantée en version femme par Esther Lekain avant 1914, puis reprise par Mistinguett et Joséphine Baker ; chantée en version homme, par Polin11.

Premier épisode : « Le Consul Général de France à La Plata » et « la femme du consul de France à Calcutta »

13Imaginons. Nous n’avons pas de preuves, l’enquêteur amateur se livre ici à une fiction détective12. Nous imaginons donc que – à partir de 1944 ? – Marguerite D. lit les poésies de Levet. Il s’agit de dix poèmes, souvent des sonnets, moins de onze pages au total. C’est l’affaire de quelques minutes de lecture. Au fil des années, elle peut les relire, les apprendre par cœur comme Larbaud ou Morand, et rêver sur une Inde à la fois connue et inconnue, puisque – dit la légende – Marguerite D. a vu « Calcutta pendant deux heures lors d’une escale »13 . Relisons les vers de « British India14 » cités en épigraphe, en appuyant15 sur les mots qui frappent :

Les bureaux ferment à quatre heures à Calcutta ;
Dans le Park du palais s’émeut le tennis ground ;
Dans Eden Garden grince la musique épicée des cipayes ;
Les équipages brillants se saluent sur le Red Road… 
[…] Bénarès, accroupie, rêve le long du fleuve ;
[…] – A Lahore, par 120 degrés Fahrenheit,
Les docteurs Grant et Perry font un match de cricket [racket]

14Ah ! « Eden Garden », voilà un beau nom, en particulier pour un cinéma – l’Eden Cinéma16 –, surtout si Marie Donnadieu y joue du piano – comme l’a écrit (effrontément)17 sa fille. Calcutta et Lahore (aujourd’hui au Pakistan), Bénarès et le fleuve, voilà des lieux dont les noms sont frappants, comme sont frappants la « musique épicée » (de Carlos d’Alessio ?), le tennis, la chaleur.

15Dans Un Barrage contre le Pacifique, les colons des beaux quartiers de Saigon sont habillés de blanc et jouent au tennis : c’est, avec la mère qui joue du piano à l’Éden Cinéma, une des rares touches d’exotisme « levetien » dans ce roman de 1947-1949 (écritures et réécritures) et 1950 (publication) qui se passe pourtant en Indochine. Le génie de Marguerite Duras dans ce roman-là tient justement à la distance sauvage qu’elle a réussi à maintenir avec l’imagerie exotique coloniale. Dans le Barrage, les colons blancs sont vus de loin, par quelqu’un qui ne les représente que de l’extérieur : on est à l’opposé du point de vue du Vice-Consul où la colonie blanche de l’Inde (que Marguerite Duras n’a pas connue) est présentée de l’intérieur, tout comme dans « British India », le poème de Levet. Celui-ci a sans poète lu par Marguerite Duras ?

Elle me parle de Michael Richardson sur ma demande. Elle dit combien il aimait le doute plus rêvé que connu cette « Inde anglaise » – à l’image de Duras, qui a pu rêver à partir de ses lectures de Levet et (peut-être) des souvenirs de Sonia Orwell18.

16Examinons cette citation venue de la fin du roman – décrit-elle l’amour de Lol ou un tennis, qu’il écrivait des poèmes qu’elle trouvait beau.19 »

17Observons que, pour parler d’un Anglais poète, Duras emploie les mots « il écrivait » et « elle trouvait » qui contiennent des anagrammes20 de Levet ! À la lecture d’autres vers des « sonnets torrides » de celui-ci (1900), Marguerite croit lire les premiers chapitres de ses biographies21 : elle a très bien connu ces fonctionnaires – à commencer par ses parents – qui ont droit à « six mois de congés » en France après un séjour en « Indo-Chine ». Ils voyagent sur « l’Indus » des Messageries maritimes – en fait plutôt sur le « Compiègne » ou le « Porthos »22, mais c’est tout comme. Ils font escale à Bombay ou à Calcutta – en fait à Pondichéry et Madras : l’histoire et la géographie durassiennes sont plus poétiques que scientifiques. Ces fonctionnaires frôlent la peste ou la lèpre et ils subissent régulièrement des examens médicaux qui ont joué un grand rôle dans la vie de la famille de Marguerite. Citons donc « Homewards (« Sonnets torrides », 1900) de Levet qui, en 1900, savait déjà tout23(enfin, pas moins de sept mots-clefs – que j’ai marqués en gras) sur la vie des parents de Marguerite en Indo-Chine :

Au Waterloo Hotel [de Bombay], j’ai achevé mon tiffin,
Et mon bill payé, je me dirige vers le wharf.
Voici l’Indus (des Messageries Maritimes)
[…] – Quelques officiers français qui reviennent de l’indo-Chine[d’Indo-Chine]
Passer en Europe un congé de six mois
[…] Sur le pont mes futurs compagnons de voyage
Me dévisagent…
Puis on passe une sommaire visite de santé
(Cette année la peste a fait ici bien des ravages !)24

18Il faut admirer cette orthographe pour « Indo-Chine25 » avec son intrigant trait d’union et ses deux majuscules. Ah ! quand on a vécu en « Indo-Chine » et qu’on a (peut-être) eu un « amant chinois »26, on peut rêver de l’Inde et de la Chine. Il est habituel de s’interroger sur un mystère : comment la mendiante du Vice-Consul a pu aller à pied de l’Indochine à l’Inde ? Citation du Vice Consul et d’India Song :

Je dois me tromper, ce n’est pas possible, nous sommes à des milliers de kilomètres de l’Indochine ici… Comment aurait-elle fait ?27

19La réponse est pourtant simple, et purement littéraire : dans le mot « Indo-Chine », il lui a suffi de franchir (c’est-à-dire de supprimer) le trait d’union28, et d’écrire « Indochine » ! Il serait sans doute bon de s’interroger sur le fait que chez Levet, « Venise » est associé à l’« interdit » et aux Juifs, tous thèmes si importants chez Marguerite Duras (je marque les mots-symboles concernés en gras). Citation de cinq vers du poème « Port- Saïd » :

On regarde briller les feux de Port-Saïd,
Comme les Juifs regardaient la Terre Promise ;
Car on ne peut débarquer ; c’est interdit
– Paraît-il – par la Convention de Venise
A ceux du pavillon jaune de quarantaine.

20Chez Levet défile aussi tout le petit monde futur de Marguerite, avec ces « mots-symboles » que les lecteurs de l’écrivain reconnaissent instantanément : les parents fonctionnaires, dont un [le père] est mort, et il y a le « petit frère [Paulo ?] », les enfants qui partent, et ces maisons avec desvéranda[h]set des ventilateurs(à l’époque de Levet, c’étaient des « pankas »).Ajoutons une sensibilisation aux luttes anticoloniales. Donnons deux citations de « Possession française (Sonnets torrides, 1900) et de « Afrique-Occidentale (1901), où je marque en gras les mots-symboles, soit d’abord :

– Colonies d’où l’aventurier revenait pauvre –[…]
De la vérandah et de la terrasse aux lourds murs gris...
Ces enfants sont partis et leurs parents sont morts
Et maintenant dans la petite colonie morte,
Il ne reste plus que quelques fonctionnaires… »

21ensuite :

Dans la vérandah de sa case, à Brazzaville
[…] Un sous-administrateur des colonies
Feuillette les Poésies d’Alfred de Musset …
[…] Sous le panka qui chasse les nombreux moustiques
[…] - C’est pourtant vrai qu’elle lui dit : « Paul29, je vous aime »
(…[et il]) réprouve d’une façon très énergique
la barbarie des officiers envers les noirs30

22Et je n’insiste pas sur le passage d’une certaine « Betty » [Fernandez ?31] dans « Printemps » qui est un poème du Pavillon de 1897, ni le poème « Nagasaki » où souffre un père dont la fille fut « brusquement enlevée » par le choléra. Ah, si Levet – au lieu de Nagasaki – avait choisi Hiroshima ! Dans Le Vice-consul « les autres dansent lentement »32, car c’est ainsi que l’on dansait dans le sonnet torride, « Outwards » :

– Je vais me préparer – sans entrain ! – pour la fête
De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances
Je dois accompagner miss Roseway […]
[…] Oh, qu’en une valse lente, ses reins
A mon bras droit, je l’entraîne sans violence

23Marguerite va surtout méditer sur ce consul de France qui « s’ennuyait […] d’une femme qu’il aurait connue… ailleurs »33. Je marque en gras les mots qui frappent dans ce poème, l’un des plus célèbres de Levet34 ; « République Argentine – La Plata » :

Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de distraire de son spleen
Le Consul Général de France à La Plata 

On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :
Sa vie fut traversée d’un fatal amour,
Et il prit la funeste manie de l’opium ;
Il occupait alors le poste à Singapoore...

– Il aime à galoper par nos plaines amères,
Il jalouse la vie sauvage du gaucho,
Puis il retourne vers son palais consulaire,
Et sa tristesse le drape comme un poncho...

Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûre,
Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient... 

24Marguerite lit et rêve. Elle aussi, elle a vécu en « Extrême Orient ». Elle a regardé les « aimables » dames blanches. Elle a eu un frère qui avait (ô combien !) la « funeste manie de l’opium ». Son amant chinois était laid et avait (paraît-il) la « figure ravagée », le visage grêlé de petite vérole – le vice-consul, lui aura un « visage … comme greffé », ou « épuisé, le visage décomposé35 ». Le père est mort des « fièvres d’Extrême-Orient36 ». Parmi bien d’autres, voici une citation d’India Song (1973) et une autre du Vice-consul (1966) :

V. CONSUL . - Mais je n’ai pas peur de la lèpre.
– ESPAGNOLE. - Tant mieux parce que … Remarquez, qu’il y a pire que ça … Singapour par exemple … 37.

Le vice-consul de France à Lahore regarde Calcutta […], les arroseuses, la femme qui dort, les agglomérats de lépreux sur la rive, les pèlerins, ceci qui est Calcutta ou Lahore, palmes, lèpres et lumière crépusculaire38.

25où « lumière crépusculaire » pourrait contenir « lèpre » en anagramme … Dans Les Impudents on peut repérer la proximité de l’adjectif « pire » avec « maladie épidémique39 », seule apparition (me semble-t-il) dans tout ce roman paru en 1943 d’un thème proche de ceux considérés ici. Relisons les vers de « Homewards » et de « British India » cités plus haut ! J’ai renoncé à compter les scènes où Anne-Marie Stretter sourit ou rit dans Le Vice-Consul. Une question : quel est le nom du vice-consul ? « Jean-Marc de H. » ? Et quels sont les prénoms de Levet ? « Henry Jean-Marie ». Cela fait beaucoup de coïncidences40 ! Et choisir « Jean-Marc » pour « Jean-Marie », c’est user du même procédé qu’avec « Lola Valérie » pour « Lolita Valdez ». Dans le nom complet du vice-consul, « Hahenhole », il y a trois fois le « h » et toute la syllabe « Hen » : encore le même procédé d’abréviation.

26Une autre question : Marguerite a-t-elle une oreille sensible à la musique poétique des vers et des images sonores ? Nous savons que la prose de Duras sait jouer avec les assonances et les allitérations, et que des vers musicaux peuvent s’y cacher41 : « Elle était nue sous ses cheveux noirs42 » (allitérations sur « n ») ; « Le meilleur de tous les hommes est mort pour moi43. » (allitérations sur « m ») ; « Tu as toujours ton doux visage44 » (allitérations sur « t », « u », « ou ») ; « Et voici les pèlerins au loin, déjà et encore, les lépreux qui surgissent de la lèpre45 » (donc : pélerins / loin = lépreux / lèpre ?) ; « La sueur, le corps source de sueur, ruisselle46 » (je ne commente pas). J’ai écarté de nombreux exemples de « proses poétiques » pour ne garder que des phrases qui m’ont semblé construites exactement comme des vers, avec en supplément des jeux musicaux allitératifs et rythmiques. Un dernier exemple, cet alexandrin impeccablement rythmé : « L’admirable beauté de ma prostitution47 ». L’enquêteur s’interroge sur ces lignes du Ravissement : « Tatiana devient grave. Elle considère son amie avec ferveur. Je comprends qu’elle est presque sûre que Lol n’est pas tout à fait guérie », l’enquêteur peut-il lire des vers inspirés de la dernière strophe de « La Plata » ? Relisons ses trois derniers vers :

Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient... 

27Comparons-les avec la réécriture en typographie versifiée de la soi-disant prose de Duras :

Tatiana [Lolita] devient grave.
Elle considère [regarde] son amie avec ferveur [en souriant].
Je comprends qu’elle est presque sûre
Que Lol n’est pas tout à fait guérie ;

28Et observons (entendons) que « fait guérie » est une anagramme de « figure » de Levet qui rime avec le « sûre » de Duras – et cela fait système avec les « fièvres d’Extrême-Orient ». Dans les « vers » de Marguerite Duras, on peut détecter des « quasi alexandrins » et des « quasi octosyllabes ». Cependant, il me semble que dans la « versification durassienne » il y a une forte attraction vers un vers impair de neuf syllabes. Pour repérer cette « versification », il faut être convaincu que lorsque l’on dit que Marguerite Duras a une « écriture poétique », ce n’est pas seulement une simple façon de parler48. Dois-je préciser qu’une telle transposition d’une source intertextuelle ne peut être le fait que d’un écrivain aux moyens littéraires puissants ? Écrivain qui est émotionnellement évidemment bien équipé pour lire Levet et s’approprier ce dont il (elle) a besoin pour mener à bien son projet littéraire personnel.

29Marguerite va faire sienne petit à petit la leçon de ce poème inaugural. Dans ses premiers romans, écrits avant 1945, sa famille apparaît, mais implantée dans le sud-ouest de la France. Cela ne durera pas, sa famille va bientôt retourner en Indochine et lui servir de source romanesque inépuisable. L’exotisme, avec ses clichés, est pratiquement absent de l’Indochine d’Un barrage contre le Pacifique (1950). D’ailleurs quand Marguerite met en scène sa propre famille, elle évite l’exotisme, et c’est une des marques de son génie (le refus des clichés) : on retrouvera cette distance dans Des Journées entières dans les arbres (1954) où l’exotisme n’apparaît que très métaphorisé sous le forme du lieu où « travaille » le fils : une boîte de nuit – un lieu très étrange pour la Mère. L’interdit de l’exotisme à propos de la famille, est peut-être un interdit maternel, si l’on en croit quelques lignes de L’Amant :

Elle [la mère] ne faisait jamais de photos de lieux, de paysages, rien que de nous, ses enfants, et la plupart du temps elle nous groupait pour que la photo coûte moins cher. Les quelques photos d’amateur qui ont été prises de nous l’ont été par des amis de ma mère, des collègues nouveaux arrivants à la colonie qui prenaient des vues du paysage équatorial, cocotiers et coolies, pour envoyer à leur famille49 .

30L’exotisme ne va cesser de se développer, mais pour permettre une autre thématique qui va aller de pair avec un raffinement de l’art narratif de Marguerite D.

31Celle qui est « sûre » (qui est cette mystérieuse narratrice du poème de Levet ?), et qui regarde « Lolita Valdez » regardant le « consul », servira de modèle aux narrateurs anonymes qui regardent ceux qui regardent. Nous connaissons les « Voix 1 et 2 », les voix féminines « off » de India Song :

Les voix 1 et 2 sont des voix de femmes. […] Elles sont liées entre elles par une histoire d’amour50.

32Dans Le Ravissement de Lol V. Stein nous devons attendre la page 74 de l’édition en collection « Folio », (soit le tiers du roman) pour découvrir l’identité de l’auteur du récit qui décrit (ou qui regarde ?) Lol V. Stein regardant Tatiana Karl (avec son amant), comme nous devons attendre la dernière strophe du poème de Levet pour découvrir cette mystérieuse voix féminine – » je n’en suis que trop sûre » – qui décrit Lolita Valdez regardant le consul de France à la Plata. Marguerite mettra en scène ce consul malade de « spleen », déprimé car « sa vie fut traversée d’un fatal amour », ce personnage qui a eu le privilège d’aimer une femme qui ne l’a pas aimé. Citation de L’Amant de la Chine du Nord (1991) :

Elle dit qu’elle désire les hommes quand ils aiment une femme et qu’ils ne sont pas aimés par cette femme. Elle dit que son premier désir c’était un homme comme ça, malheureux, affaibli par un désespoir d’amour51.

33En lisant les poèmes de Levet (à peine onze pages), Marguerite apprend à en dire le moins possible.Robert Kanters – le seul critique du dossier de presse publié en 10/1852 ayant senti la référence à Levet – l’avait fort bien dit dans Le Figaro du 3 février 1966 : « Du vice-consul de France à Lahore, nous ne saurons à peu près rien, moins que de ce collègue qui fournit un si bel alexandrin à H. J.-M. Levet, "le Consul général de France à La Plata" ». Marguerite comprend la leçon de ce poème elliptique, bref et fascinant. On peut suggérer beaucoup en décrivant simplement des déambulations solitaires et en dévoilant très peu du passé des personnages. Le vers de Levet cité par Robert Kanters consonne plutôt bien avec le second de ces deux alexandrins de Duras :

c’était Anne-Marie Stretter, une Française,
la femme du consul de France à Calcutta53,

34car c’est par douze syllabes – avec césure à l’hémistiche et allitérations (presque des rimes intérieures) entre « consul » et « Calcutta », d’une part, et entre « femme » et « France », d’autre part – qu’est définie Anne-Marie Stretter, la femme fatale qui ne prend ses amants qu’au sein de la colonie (anglaise) de la « British India »54 :

On dit que ses amants sont anglais55 .

35Rappelons-nous que Levet avait souhaité mourir à Nice sur la Promenade des Anglais. L’amant de Tatiana Karl que Lol cherche à conquérir, le narrateur du récit, Jacques Hold, a aussi un nom anglais – comme tous les hommes qui entourent A.-M. Stretter, dans Le Vice-consul : Peter Morgan, Charles Rossett, George Crawn, Michael Richard ; et dans India Song : Michael Richardson, le Jeune Attaché, l’Invité et George Crawn, le vieil ami anglais. C’est donc à cause de Levet qu’Anne-Marie Stretter ne peut pas répondre aux désirs fous du vice-consul, car celui-ci est français ! Ah ! s’il avait été anglais…Et Duras a fait jouer le rôle du vice-consul par l’acteur franco-anglais Michael Lonsdale (mère française, père anglais, donc de nom anglais) ! Je me suis longtemps demandé d’où venait le si beau nom poétique « S. Tahla56 », dont le casino a offert le décor du bal où est apparue Anne-Marie Stretter, jusqu’à ce que me percutent le début et la fin de cet alexandrin de « British India », la deuxième « Carte postale » :

S. A. le Maharadjah de Kapurthala

36Même le point qui suit le « S » est écrit par Levet ! Et on retiendra la présence des huit « a » dans un unique alexandrin57. Enfin, Marguerite racontera l’histoire de cette mystérieuse « Lolita Valdez » qui se contente de « regarder » – de filmer ? Elle deviendra « Lola Valérie Stein » qui est censée être le nom complet de « la soi-disant Lol V. Stein58 ». On sait le goût des Espagnols pour les diminutifs : [Maria de] Dolores → Lola → Lolita : « Dolorès » [« Douleurs »], voilà un beau nom pour une héroïne qui souffre ! Mais de quoi souffre-t-elle ?

Second épisode : du bon usage de l’exotisme

Je ne me trouvais rien de commun avec les touristes59

37Il est temps de voir à quoi nous conduit cette enquête dans l’imaginaire. Notre fiction détective imagine qu’à la lecture de Henry J.-M. Levet, Marguerite Duras est frappée par les coïncidences entre les jeux sophistiqués du poète sur les clichés exotiques et les épisodes de sa propre enfance en Indochine. Levet avait annoncé60 les sources de grandes souffrances : la mort du père tué par les « fièvres d’Extrême-Orient », la « funeste manie de l’opium » de son frère, la « figure ravagée » de son premier amant. Fascinée par ces coïncidences littéraires, Marguerite rumine sa matière familiale exotique et la transforme en matière romanesque. Dans ses deux premiers romans (Les Impudents de 1941-1943 et La Vie tranquille de 1943-tout début 1944) Marguerite Duras utilise largement sa « matière familiale », mais sans aucun exotisme, car tout se passe en France61. Pour le premier roman, elle rentre dans une tradition littéraire qui nous rappelle plutôt les romans que François Mauriac écrivait dès les années vingt : les propriétés du sud-ouest de la France, les grandes familles où les femmes sont les personnalités dominantes. Pour le deuxième roman, elle traite toujours un thème à la Mauriac, mais elle s’essaie à l’écriture américaine qui culminera dans son troisième roman Un barrage contre le Pacifique (1947-1950). Mais surtout, c’est grâce à Levet (rien n’est prouvé, il s’agit d’une fiction détective !) que Marguerite a pu retourner – enfin ! – en Indochine pour mettre en scène sa famille en y censurant l’exotisme.

38Puis elle médite la leçon d’écriture du poète : économie narrative et art de l’ellipse, jeu sur les regards et les niveaux de narration, richesse suggestive des noms exotiques. Sur « le démon de l’ellipse » chez Levet, il faut lire les propos de Maurice Constantin-Weyer (prix Goncourt 1928) rapportés dans l’édition de Cartes Postales en Poésie/Gallimard. Depuis la discussion d’André Bazin sur l’ellipse dans Espoir d’André Malraux – comme discontinuité temporelle et spatiale qui empêche le spectateur de donner un sens trop simple à ce qu’il voit – on sait que l’ellipse est au cœur de l’art cinématographique. Levet est-il le déclencheur du cinéma de Marguerite Duras ?

39Je ne vais pas chercher à faire une théorie générale des intertextualités chez un écrivain comme Marguerite Duras. Les éditeurs de la récente édition de la Pléiade en citent fort peu – Erskine Caldwell et « Suzanne au Bain » comme sources de certains éléments narratifs du Barrage contre le Pacifique. Il n’y a aucune référence à Levet qui nous est pourtant apparu très présent dans le cycle Lol V. Stein-Vice-Consul-India Song. Il n’est pas question, ici, de se contenter de relever de simples anecdotes sur la façon dont la romancière s’est emparée d’éléments trouvés chez un poète peu lu par le public des amateurs de romans. Il est question ici de « l’atelier de l’écrivain » : comment a-t-il trouvé les formes à donner à ses romans pour transformer en œuvre d’art les richesses de son imaginaire ? Le lecteur doit accepter de considérer bien des composants disparates : des personnages (les officiers anglais, les fonctionnaires, le Consul, la voix anonyme), des décors (l’Inde, les possessions françaises), des contextes (la chaleur, les pratiques sportives), et surtout les jeux poétiques et musicaux sur les noms « exotiques » des pays, des villes, des lieux (« Eden garden » ou « British India » suggérant « Eden cinéma » ou « India Song »). Marguerite Duras avait vécu, subi, dans son enfance et sa jeunesse des événements, des situations qui avaient créé en elle de fortes émotions, de puissants affects, et des interdits. Je crois avoir montré que le refus de l’exotisme est un interdit maternel. Or comment raconter une enfance indochinoise – et la fascination de pays où elle n’a pas vécu (mais qui l’ont fait rêver) – sans courir le risque de l’exotisme facile des romans à la mode ? Marguerite Duras a exprimé sa haine pour des romans comme La Mousson de Louis Bromfield (1937), roman à succès (deux adaptations au cinéma dans des films à grand spectacle, 1939 et 1955) où l’Inde coloniale anglaise était mise en scène par un écrivain qui avait pourtant tout pour plaire à Marguerite Duras en 1950 : Bromfield était américain, communiste et militant contre la colonisation européenne. Mais son écriture était de celle dont on fait les best-sellers de l’été. Marguerite Duras a beaucoup parlé de l’influence des romanciers américains : Melville, Fitzgerald, Faulkner, Hemingway, Steinbeck, Caldwell, mais elle n’a pas parlé de sa lecture des poètes. Et pourtant on en voit l’importance : les jeux sur les mots, les suggestions d’images et de musiques, les phrasés, les répétitions, les allusions, tels que les pratique Duras, ne sont pas fréquents dans les romans ; on les rencontre plus souvent dans la poésie. Duras a rencontré Levet qui a été un levain.

40L’hypothèse que je fais : Marguerite Duras a besoin de dire des choses intimes, mais en les transposant, en refusant l’auto-fiction immédiate. Je ne traiterai pas ici (ce sont d’autres enquêtes) de la question de l’invention62 du personnage de « l’amant chinois » ou du thème de la mère et de ses barrages. Ainsi, je me limite ici à une allusion à l’anticolonialisme affiché dans le Barrage – en ce temps-là, Marguerite D. militait avec dévouement au Parti Communiste Français – qui avait réussi à faire passer clandestinement le récit de ses souffrances romanesques. Marguerite avait vécu une enfance et une éducation très particulières sous la férule de la mère « la plus étrange, la plus folle qu’on ait jamais rencontrée, nous, leurs enfants63 » dans un environnement hors normes, mais la distance entre la réalité historique et la réalité mise en scène dans le roman est énorme. Je me limiterai dans cette partie conclusive à exploiter les résultats déjà acquis dans ce voyage dans les livres : comment le thème de l’exotisme associé à un certain usage de la poésie des mots a permis à Duras de transformer ses émotions intimes (ses souffrances) en œuvres d’art distanciées.

Musique des mots, vacances au bord de la mer, dépression et alcoolisme

41Je vais surtout traiter un thème restreint : le romanesque exotique allait servir à Duras à mettre en scène et à camoufler d’autres émotions, la dépression et l’alcoolisme. Le premier exemple, très explicite, de cette nouvelle thématique avait été son quatrième roman publié peu après le Barrage, Le Marin de Gibraltar (1952), qui est encore un « roman américain », comme son deuxième roman familial, La Vie tranquille. Marguerite y abandonne tout référence à sa famille, c’est donc une rupture thématique complète, et elle écrit un roman où il n’est question que de dépression et de déréliction associées à un unique thème : l’abandon amoureux64. Quitter ou être quitté(e) ? Quitter son compagnon ou être quitté(e) par son compagnon ? Quitter le pays de son enfance et sa famille (et sa mère, et son frère) ? Quitter le PC ou être expulsée du PC ?65 Cet abandon est mis en scène dans un contexte où l’alcool joue un rôle très prégnant – bière, vin et chianti, Pernod et pastis, et le très romanesque whisky (cet alcool coûteux en ces temps-là, « Trois mille francs la bouteille »), on saura tout sur ces boissons. Le roman n’a pas encore vraiment fait sien l’économie narrative offerte par Levet (cela viendra vite), mais Marguerite exploite la situation exotique à sa façon. Pour raconter son histoire de dépression et d’alcoolisme (Anna et son nouvel amant, le verre de whisky à la main, attendent le marin de Gibraltar66, comme Vladimir et Estragon attendent Godot), Marguerite a besoin d’un décalage spatial et elle commence à jouer avec l’exotisme. C’est à l’occasion d’un voyage en Italie que le héros trouve la force de quitter une compagne qu’il n’aime pas. Après un démarrage dans un contexte qui nous rappelle à la fois le néo-réalisme italien (les conversations avec les ouvriers) et la critique psychologique de Sartre (nausée et mauvaise foi), on y fait la connaissance d’une « hollandaise volante », une héroïne aussi complètement romanesque que la future « femme du consul de France à Calcutta », la riche veuve Anna qui cherche sur son yacht son amoureux disparu, Le Marin de Gibraltar.

42Petite digression par une intertextualité extérieure à la littérature : fin 1951, était sorti en France le film d’Albert Lewin dont le titre français est Pandora ; le titre original complet est : « Pandora and the Flying Dutchman », c’est un film culte, encore très connu par les cinéphiles, à la gloire d’Ava67 Gardner, moderne « Pandore » qui fait mourir les hommes amoureux d’elle, mais qui tombe suffisamment amoureuse du « Hollandais volant » (enfin, de son mythe) pour mourir avec lui. Tout le film se déroule dans un port espagnol où le Hollandais vient mouiller avec son navire. Par rapport à ce film, dans le roman de Duras, les sexes sont échangés, mais les décors (le navire et le port méditerranéen) sont les mêmes. C’est grâce à Anna que le porte-parole de Marguerite Duras, fonctionnaire très subalterne au « Ministère des Colonies », dépressif et alcoolisé, peut effectuer des voyages dans des ports sans doute réellement connus par Marguerite Duras en Italie et sur le pourtour méditerranéen. Mais le roman semble déjà bien connaître Levet, c’est ce que cette enquête va tenter de prouver. Il y a des allusions à la Chine et à Shanghai, ainsi qu’à Port-Saïd (où Duras a fait escale) dans un contexte particulier :

Tu te souviens ? Une fois il tenait un bordel à Constantinople. Une autre fois, c’était à Port-Saïd68.

43qui rappelle avec précision le lieu et sa fonction, illustrés par Levet dans « Égypte – Port-Saïd – En rade » (1902) :

On n’ira pas à terre calmer ses sens inquiets
Ni faire provision de photos obscènes

44Il y a dans le roman deux références à Manille où rode le fantôme du vice-consul Levet : Fargue en a-t-il parlé devant Marguerite Antelme en 1943 ? En tout cas, l’édition des Poèmes par Paulhan en 1943 est explicite sur cette question, car elle s’ouvre sur la biographie administrative de Levet :

LEVET (Henry Jean-Marie Étienne)
Chargé de mission dans l’Inde et en Indo-Chine par le Ministre de l’Instruction publique (décembre 1897-juin 1898) ; Officier d’Académie (février 1899) ; Vice-consul de troisième classe ; Chargé des fonctions de Secrétaire-Archivistes, à Manille (10 novembre 1902) ; Chargé de la Chancellerie de Manille (16 décembre 1902) ; Chargé de la Chancellerie de Las Palmas (14 février 1906). (Extrait de l’Annuaire Diplomatique).

45Le Marin de Gibraltar (dont le héros est « Rédacteur 2e classe, ministère des Colonies69 ») nous emmène enfin dans un périple complètement imaginaire au Congo, pas au Congo français (Brazzaville) comme chez Levet dans « Afrique-Occidentale [1901] :

Dans la vérandah de sa case, à Brazzaville,
Par un torride clair de lune congolais
Un sous-administrateur des colonies
Feuillette les Poésies d’Alfred de Musset …

46mais au Congo belge (le « Congo-Léopoldville »), avant d’annoncer un futur périple vers Cuba et les Caraïbes, comme on pouvait le prévoir si on a lu « Possession française (1900) » de Levet :

On se souvient de la chapelle des Goyaves
Où dorment deux mille dimanches aux Antilles.

47Est-ce grâce à Levet et à sa façon de jouer poétiquement et ironiquement avec les noms des lieux lointains que Marguerite a pu transgresser l’interdit maternel sur l’exotisme ? non pour parler de sa famille, mais pour parler de sa façon de voir – en fait, de regarder – les couples qui se délitent70 :

« Celui qui les regarde ? », dit la voix 3 de India Song 71.
« Oui. Je le regarde », dit la voix 172.
Une réception à l’Ambassade de France aura lieu – pendant laquelle le Vice-consul maudit criera son amour à Anne-Marie Stretter. Cela devant l’Inde blanche [« British India » a écrit Levet] qui regarde73.

Tous ces « a »

48Dans Les petits chevaux de Tarquinia (1953) il faut aussi à Sara le décalage spatial offert par des vacances en Italie, la chaleur étouffante (« 120 degrés Fahrenheit » ?) et l’usage peu modéré du bitter campari, pour rompre son couple et avoir une liaison avec « un homme ». Comme Anna (une « Américaine », avec un grand « A » ; version italienne dans la bouche d’Eolo : « L’Americana », mais nous savons que c’est peut-être, aussi et simultanément, une « Annamite »), toutes les héroïnes du roman ont un nom en deux syllabes et en « a » : Sara, Gina, Diana, non à l’initiale (comme l’Anne de Moderato cantabile) ou les romanesques héroïnes d’un romancier très célèbre en ces temps-là, je vais y revenir), mais à la finale, finale qu’il faudra couper chez « Lolita/Lola/Lol », comme l’usage du « V » solitaire supprime le « a » qui suit dans « Valérie ». Il n’y a pas de « a » dans « Stein », ce nom bref peut donc être gardé en entier74. La lecture de Levet a appris à Duras la force de la litanie des mots et des noms « exotiques », comme tous ces prénoms avec tous ces « a ». On peut s’interroger sur l’origine intime de cette poétique. J’ai eu le plaisir de citer une chanson longtemps populaire qui jouait sur « Anna » et « Annamite », ce qui est très durassien. Il y a aussi les romans très fameux de Pierre Benoît qui ravissait ses lecteurs avec les initiales de ses héroïnes : « Antinéa », « Aurore », « Axelle », etc. : « [Pierre Benoît] excelle dans ce genre du roman de voyages qu’il remet à la mode ; […] L’exotisme reste toujours sobre, sans recherche systématique d’un effet de curiosité ; il sert avant tout à provoquer un dépaysement et à organiser une cohérence du volume75. » J’ai aussi cité la source, que j’estime probable de « S. Tahla » dans le vers de Levet : « S. A. le Maharadjah de Kapurthala », avec tous ses « a ».

49Je vais faire un bref détour du côté de chez « Suzanne », l’héroïne du Barrage contre le Pacifique. Son prénom doit venir de l’héroïne de l’apologue grec ajouté au livre biblique de Daniel, où Suzanne est jeune femme espionnée au bain par deux vieillards. Ce prénom est-il une allusion au « contrat » que « M. Jo » lui propose ? Il lui donnera de l’argent s’il peut la voir nue sous la douche. Cet épisode est traité plusieurs fois dans le Un barrage contre le Pacifique, ce ne peut être un hasard76. Après la référence à Mauriac, ajoutons une pointe supplémentaire : en 1921, Jean Giraudoux publiait Suzanne et le Pacifique où une jeune fille, nouveau Robinson, abandonnée sur une île déserte, se promenait nue dans ce paysage apparemment sans spectateurs, image évidemment traitée par les illustrateurs du livre, dans la tradition multiséculaire des peintres des « Suzanne au bain » et des « Suzanne et les vieillards » (Altdorfer, Le Tintoret, Van Dyck, Rubens, Chasseriau, ...). Je n’ai jamais vu un commentateur de Duras faire le rapprochement entre la « Suzanne » du Barrage contre le Pacifique et Suzanne et le Pacifique, rapprochement, pourtant évident. Dans le roman de Giraudoux, on peut aussi lire ces vers :

Qu’as-tu vu dans ton exil ?
Disait à Spencer sa femme
A Rome, à Vienne, à Pergame,
A Calcutta ? [et à Hiroshima ?] Rien !... fit-il...
Veux-tu découvrir le monde
Ferme tes yeux, Rosemonde.77

50Pouvons-nous résumer ce poème en : « Tu n’as rien vu … à Calcutta ! » ou donner une autre variante, car dans Le Marin de Gibraltar, le héros, anti-touriste militant, déclare : « Je n’aurai rien vu de Florence78 » ?

Sevrer le « a » de « Alcool » ?

51Dans le nom « Lol V. Stein », où les « a » du nom complet (« Lola Valérie Stein ») ont été coupés79 – est-ce un sevrage du « a » de alcool ?80 On retrouve les « a » en masse dans le nom de l’amie d’enfance de Lol, celle dont elle va chercher à partager l’amant-narrateur : « Tatiana Karl ». Ce nom germano-russe semble avoir été choisi uniquement pour cette particularité phonique. Marguerite Duras a-t-elle conscience de ses jeux avec les « a » ? Quand le lecteur tombe sur un passage comme celui-ci, il est en droit de s’interroger sur sa réelle signification :

– Lol Valérie Stein, hé ?
Ah oui.
Je lui fais mal. Je l’ai senti à un "ah" chaud dans mon cou81.

52Dans Moderato cantabile (1958) la dépression et l’alcoolisme d’Anne Desbaresdes (qui ne boit que « du vin ») sont mis en avant. Le décor exotique se limite à sa suggestion : un port et le « Boulevard de la mer ». Dans l’Espagne des vacances de Dix heures et demie du soir en été (1960), pays torride et orageux où l’on est témoin de crimes passionnels, le couple Maria/Pierre se détruit sous le regard de Claire. Maria (deux syllabes et deux « a » !82) a besoin de manzanilla et de cognac (que de « a » encore !), qu’elle boit sous le regard perplexe de son compagnon, pour pouvoir regarder avec détachement la fin de son couple et la naissance d’une nouvelle relation entre l’homme de sa vie et une amie … car chez Levet, rappelons-nous : « […] Lolita Valdez […] regarde en souriant83 ».

53Dans Le Vice-consul, le champagne coule à flots : « J’ai envie de champagne, dit Charles Rossett, depuis que je suis ici, je bois trop... » « Vous verrez, dit le vice-consul à Charles Rossett, ici l’ivresse est toujours pareille. »84 D’où vient ce « Lol », diminutif de « Lola » qui est, avec « Lolita », une autre abréviation de « Dolorès » ? était-il donc nécessaire que Marguerite Duras invente un troisième diminutif ? Dans quel but ? Pour rimer avec « alcool »85, cette drogue non douce à laquelle elle aurait été initiée précocement par sa mère – dans le Nord de la France, pour faire grossir les filles trop maigres, on leur faisait boire de la bière. Dans ses entretiens, Marguerite Duras fait porter son alcoolisme à des compagnons (surtout Gérard Jarlot) qui buvaient eux-mêmes et la faisaient boire. Comment ne pas trouver dans ce thème la clef de cette phrase mystérieuse de ce Ravissement d’où l’alcool est pourtant apparemment absent86 :

On lui parle parce qu’il le faut mais on a peur de ces réponses. L’inquiétude est-elle plus accusée ce soir que d’habitude ? Je ne sais pas. Si elle ne l’est pas elle me rassure, j’y vois une confirmation de ce que m’a dit Lol sur son mari : Jean Bedford ne soupçonne rien ni personne, son seul souci, semblerait-il, serait d’empêcher sa femme de glisser un propos dangereux, publiquement87.

54Comment Marguerite D. est-elle passée des Impudents et de La Vie tranquille (sa « matière familiale » installée en France) et du Barrage (sa matière familiale revenue en Indochine, roman anticolonial pratiquement sans exotisme) à la dépression alcoolisée, à la Méditerranée du Marin de Gibraltar, des Petits chevaux de Tarquinia et de Dix heures et demie du soir en été ? et surtout au Ravissement de Lol V. Stein et au Vice-consul où règnent à la fois l’exotisme et ses consuls, la suggestion psychologique la plus fine, où la dépression est seulement (mais fortement) suggérée, où l’alcoolisme n’est pas avoué et où le sentiment d’abandon est massif ?

55Aujourd’hui nous commençons à savoir bien des choses sur la biographie de l’écrivain. Nous voyons comment elle a utilisé ses expériences vécues pour ses fictions en réinventant complètement sa vie pour en faire un roman (ou plutôt : des romans88). Mais il y a ce qu’on peut dire directement et ce qu’il faut suggérer. Il apparaît que la mythologie romanesque – et l’exotisme en est une –, et une écriture qui utilise des jeux sur les mots et leurs sonorités venus de la poésie, est une stratégie permettant de dire ce qu’une narration plus réaliste ne lui permettrait pas de dire, et qui est une transfiguration de sa vie privée. Nous devons voir que sa mythologie ne vient pas uniquement de cette vie privée (très largement réécrite comme on l’apprend de plus en plus), elle vient aussi de ses lectures qui ne comprenaient pas que des romanciers américains.

56Par quel processus mystérieux une matière littéraire devient-elle une matière quasi-biographique ? Déjà, Marguerite avait réussi (nous dit-elle89) à découvrir que son ami/amant de jeunesse, le « juif de Neuilly » qui lui a fait lire la Bible, était devenu « attaché de consulat » à Calcutta, ou à Bombay90 (comment savoir ?91), en tout cas, pas à Lahore où la France n’a jamais eu de consulat92. Levet avait transporté Marguerite dans cette ville coloniale anglaise à bord des rêveries de ses sonnets torrides. Enfin, dans sa vie réelle, Marguerite a réussi à connaître et à admirer l’actrice « Loleh93 Bellon », qui devait jouer le rôle sur scène et à la radio : elle était ainsi autorisée à appeler son personnage « Lol » ou « Loly[ta]94 ». L’inconscient créateur de l’écrivain a poussé très loin la conscience professionnelle.

V.-consul : J’écoute India Song. Je suis venu aux Indes à cause d’India Song95

57Selon cette enquête96, Marguerite a envoyé son « v.-consul » aux Indes à cause de sa lecture des « British India » de Levet.

Notes de bas de page numériques

1  Je mets en caractères gras les « mots-symboles » – qui évoquent des sons ou des images – que le lecteur doit repérer au coup d’œil pour faire une mise en parallèle poétique entre les textes de l’un (Henry J.-M. Levet) et de l’autre (Marguerite Duras).

2 Marguerite Duras, Le Vice-consul, Gallimard, 1966, rééd. coll. « L’Imaginaire », 1984, p. 90. Bien sûr, derrière le roman Le Vice-Consul, il faut avoir en mémoire les images (par Bruno Nuytten), les voix (Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Claude Mann, Mathieu Carrière) et les musiques (par Carlos d’Alessio) d’India Song, la pièce écrite en 1972, publiée une première fois en 1973, devenue une pièce radiophonique en 1974, et enfin le film le plus célèbre de son auteur en 1974-1975.

3  Criket : leçon des éditions Gallimard (1943, 2001), due à une erreur de recopie par Valéry Larbaud. C’est la leçon lue par notre « passagère clandestine ».

4  Racket : leçon de l’édition de la Table Ronde (1997). C’est la version originale (parution dans la revue Vogue, 15 mars 1900).

5  Premiers mots du synopsis d’India Song donné par Wikipédia : « Dans l’Inde britannique des années 1930, à l’ambassade de France de Calcutta, des voix évoquent [...] ».

6  Sur l’origine de la citation qui a donné son nom à cette enquête : « Je ne sais pas d’où vient Lola Valérie Stein », trois entretiens-sources avec Marguerite Duras sont en concurrence : aux Lettres Françaises ? avec Jacques Lacan ? avec Dominique Noguez ? – cité dans la notice du « Ravissement de Lol V. Stein », in Marguerite Duras Romans, cinéma, théâtre, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 738 ; dans la biographie de Marguerite Duras par Laure Adler (Gallimard, 1998, rééd. « Folio », 2000, p. 586) ; dans « Madeleine Borgomano commente Le Ravissement de Lol V Stein », Gallimard, coll. « Foliothèque », 1997, p. 158.

7  Henry Jean-Marie Levet, Poèmes, Paris, La Maison des amis du livre, 1921 ; rééd. : Gallimard, coll. « Métamorphoses » [dirigée par Jean Paulhan], Paris, 1943. Rééditions modernes : Cartes Postales, préface de Michel Bulteau, La Table Ronde, collection « La petite Vermillon », 1997 ; Cartes postales et autres textes précédés d’une conversation de Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud », édition de Bernard Delvaille, Poésie/Gallimard, 2001.

8  http://www.excentriques.com/levet/index.html . Son auteur, Emmanuel Pollaud-Dulian y cite Marguerite Duras parmi les « passagers clandestins », ces écrivains hantés par le fantôme de Levet.

9  Cité dans la biographie de Levet dans l’édition de Poésie/Gallimard, p. 114. Tous les mots marqués en gras (consul de France, vice-consul, club anglais, bridge, bal, corps consulaire) vont tous bientôt résonner.

10  Souvenirs d’Edmond Buchet, cités par Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome 1, 1914-1945, Paris, Fayard, 2006, p. 606.

11  Source de l’image : www.chansonsretros.com.

12  « Dans l’univers de la science positive, toute fiction est alors détective, et, réciproquement, toute détection est fictive », quatrième de couverture de Détections fictives de Jean-Claude Milner (Le Seuil, Fiction & Cie, 1985).

13  C’est la version de Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, collection « Folio », 2000, p. 665. Dans sa biographie (C’était Marguerite Duras, tome 1, 1914-1945, Fayard, Paris, 2006), Jean Vallier donne le trajet Saigon-Marseille effectuée par Marguerite en février 1931 : il cite les escales suivantes : Singapour, Madras, Pondichéry, Colombo, Aden, Djibouti, Suez, Port-Saïd (p. 406). Et p. 407, il précise : « Or, les paquebots de la ligne d’Indochine ne mouillaient pas près de Calcutta (et encore moins ceux de la ligne de Chine), ce qui les aurait détourné de leur route ».

14  Jean Vallier nous apprend que Marguerite a refusé les conseils de Sonia Orwell qui voulait corriger « India Song » (anglais incorrect) en « Indian Song » (correct). Sonia n’avait donc pas lu les « Cartes postales » de Levet où le mot « Indian » n’apparaît jamais, seul « India » est utilisé… Et « Les noms des villes, des fleuves, des États, des mers de l’Inde ont, avant tout, ici, un sens musical. » (premières lignes d’India Song). On remarque que les « comptoirs français » aux Indes sont peu présents chez Levet ; rappelons leurs noms : Chandernagor, Yanaon, Kârikâl, Mahé, Pondichéry (cités dans l’ordre de la chanson de Guy Béart, Chandernagor, 1958). Marguerite cite, quant à elle, Chandernagor (India Song, p. 81 de l’édition de la coll. « L’Imaginaire », Gallimard).  

15  Levet (ou son éditeur) a mis en italiques les mots anglais, je mets en gras les « mots-symboles » musicaux communs à Levet et Duras. Parfois, les deux se rencontrent (Eden Garden).

16  L’adaptation théâtrale du Barrage contre le Pacifique, appelée Éden Cinéma, date de 1977.

17  C’est une des légendes démontées par Jean Vallier, comme bien d’autres, mais ce n’est pas le propos de cette enquête.

18  Voir le tome second de la biographie de Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome 2, 1946-1996, Paris, Fayard, 2010.

19 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1964 ; rééd. coll. « Folio », 1976, p. 190.

20  Je prends « anagramme » avec ses différentes formes que l’on trouve dans Les mots sous les mots (Gallimard, 1971), le livre où Jean Starobinski lit les recherches de Ferdinand de Saussure. Ce qui compte dans notre lecture, ce ne sont pas les lettres, mais la musique des phonèmes. Nous ne nous référons pas à Unica Zürn, mais aux lectures de Martine Broda à propos de Jouve (« Pierre Jean Jouve : un poète et son nom », Action poétique, décembre 1977, p. 114-123).

21  Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, rééd. coll. « Folio », 2000. Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome 1, 1914-1945 ; tome 2, 1946-1996, Fayard, 2006 et 2010. C’est cette dernière biographie qui sert de référence scientifique aux éditeurs des Œuvres complètes de Marguerite Duras dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard (tomes 1 et 2, 2011).

22 Ou sur le Mousquetaire des Chargeurs Réunis (Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952 ; rééd. coll. « Folio », 1977, p. 248).

23  Bien sûr, nous ne le savons que parce que nous avons lu Duras avant Levet ! Voir Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Éditions de Minuit, 2009, p. 47-48.

24  En italiques : les mots anglais ainsi typographiés par Levet ; en caractères gras : les « plagiats par anticipation » (selon l’OULIPO et Pierre Bayard) ; entre crochets la version originale du texte, non lue par les lecteurs des années 30 à 90 (source : édition de Michel Bulteau pour la coll. « La petite Vermillon », 1997).

25 Dans sa biographie, Jean Vallier ajoute « (Sic) » après Indo-Chine (C’était Marguerite Duras, tome 1, p. 75). Cette orthographe ancienne est-elle couramment pratiquée ? Comme dans « la Banque de l’Indo-Chine », cette banque qui transmettait à Marguerite les mandats que lui envoyait sa mère.

26  Dans l’entretien avec Pivot (Apostrophe), Duras avoue assez clairement que cet « amant chinois » a recouvert tous ses autres amants. Dans sa biographie, Jean Vallier montre que cet amant n’est pas vraiment un chinois.

27  Le Vice-Consul, p. 156 ; India Song, Gallimard, 1973 ; rééd. coll. « L’Imaginaire », 1991, p. 88.

28  Dans sa biographie, Jean Vallier s’interroge sur un autre trait d’union, celui qui concerne « éden(-)Cinéma » (C’était Marguerite Duras, tome 1, p. 327). Dans l’« Eden Garden » de Levet, il n’y a pas de trait d’union.

29  S’agit-il du petit frère tant aimé ?

30  Ou des colons envers les Annamites ?

31  Petite référence à la mythologie de Duras qui dit s’être intéressée au sort des femmes tondues à la Libération (voir Hiroshima mon amour) à cause de Betty, la femme de Ramon Fernandez. Betty Fernandez n’a jamais été tondue.

32  Le Vice-Consul, p. 122.

33  Le Vice-Consul, p. 160.

34  C’est la découverte de cette « carte postale » de 1902 qui est à l’origine de cette enquête.

35  India Song, p. 132.

36  Jean Vallier cite : la dysenterie (qui aurait tué le père de Marguerite), la peste, le choléra, le paludisme (C’était Marguerite Duras, tome 1, op. cit., p. 75). Dans Le Vice-consul, la lèpre, omniprésente, est substituée à la peste.

37  India Song, coll. « L’Imaginaire », p. 87.

38 Le Vice-Consul, coll. « L’Imaginaire », p. 32.

39  Les Impudents, Plon, 1943, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 38-39.

40  Brigitte Cassirame, Fiction et autobiographie dans le Ravissement de Lol V. Stein et le Vice-consul de Marguerite Duras, Publibook, 2007) a trouvé des liens entre la biographie du vice-consul et celle de Henry de Montherlant, et des initiales communes : mais dans « Jean-Marc de H. », il y a plus que des initiales communes. Mais nous ne nous opposons pas à l’idée d’ « agglutinations » (présence de la particule empruntée à Montherlant), bien au contraire.

41  C’est une conversation avec Christophe Meurée, persuadé de la présence d’une écriture proprement poétique chez Duras (mai 2011), qui m’a poussé à citer ces trouvailles.

42  Le Ravissement de Lol V. Stein, répété quatre fois (avec une variante), p. 115-117.

43  Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 97.

44  Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 84.

45  Le Vice-Consul, p. 167.

46  Le Vice-Consul, p. 207.

47  Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 87.

48  J’espère ne repérer d’anagrammes que lorsqu’elles paraissent faire système entre elles, avec la narration et avec les images suggérées, pour éviter l’arbitraire subjectif qui menace toujours ce type de lecture.

49  L’Amant, éditions de Minuit, 1984, p. 117.

50  India Song, p. 11.

51 L’Amant de la Chine du Nord, inMarguerite Duras Romans, cinéma, théâtre, Gallimard, coll. « Quarto », p. 1603.

52  Dossier de Presse Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul de Marguerite Duras (1964-1966) », textes présentés par Sophie Bogaert, IMEC, 10/18, 2006.

53 Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 102.

54  Jean Vallier nous a appris que la robe d’Anne-Marie Stretter au bal du casino municipal de S. Thala est la robe de mariage de Paulette Delval, la « femme fatale » qui a eu une longue liaison avec Dionys Mascolo. (C’était Marguerite Duras, tome 1, p. 664).

55  India Song, p. 78.

56 Depuis Freud (que Marguerite a lu), nous savons que l’ordre des syllabes, ou des lettres, n’a aucune importance pour l’inconscient : « S. Tahla » ou « S. Thala », c’est pareil (« Des sens opposés dans les mots primitifs » un des Essais de Psychanalyse appliquée, Gallimard, 1933, trad. de Marie Bonaparte et Mme E. Marty). On sait aussi que Duras a eu quelques difficultés avec l’orthographe du prénom de « Loleh » [Marie-Laure] Bellon.

57  Pour « T. Beach » (« Town Beach », décode Jean Vallier), je verrais bien dans le « T » un leurre (et le « S » a déjà servi pour « S. Tahla » avant « U. Bridge », dans une série de trois lettres dans l’ordre alphabétique : S-T-U) pour « S.[ylvia] Beach », la directrice de la Librairie Shakespeare and Co, la compagne d’Adrienne Monnier, dont la librairie, La Maison des Amis du Livre, a publié la première édition des poèmes de Levet en 1921 – façon de dire que les voyages de Marguerite se font d’abord dans les librairies (surtout si elles sont anglo-américaines) et dans les livres…  

58 Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 112.

59  Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952 ; rééd. coll. « Folio », 1977, p. 36.

60  Est-ce encore un « plagiaire par anticipation » ? Notre enquête a été principalement écrite courant 2006, donc avant la parution du livre de Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Éditions de Minuit, 2009.

61  Il faudra un jour faire reconnaître tout l’exotisme qu’il y a en réalité dans le Bordelais des romanciers et, ainsi, réhabiliter les romans de Mauriac ! Voir François-Georges Maugarlonne, La Traversée du désert de Mauriac, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2011.

62  Dans sa biographie, Jean Vallier a donné beaucoup d’informations qui permettent de reconstituer le substrat historique (si tant est …) de ces thème mythologiques qui ont tant fait pour la popularité de Duras. La récente édition des Œuvres complètes de Marguerite Duras en Pléiade (2011) en a pris acte.

63  La vie matérielle, POL, 1987, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 63.

64  Marguerite Duras ne songeait guère en ce temps-là à faire une carrière d’« écrivain engagé ». Ce serait une erreur (largement pratiquée par ses admirateurs) de la rabattre sur ce schéma-cliché. Dans son Éloge de l’apostat (Le Seuil, 2010), Jean-Pierre Martin a donné une lecture du retournement de Marguerite Duras après 1950.

65  Dans Éloge de l’apostat (voir note précédente) Jean-Pierre Martin analyse l’effet de l’expulsion du PCF sur l’écriture de Marguerite D. Voir notre recension dans la revue Esprit, février 2011.

66  « – Quoi ? Demandai-je – Je ne sais pas ce que tu as attendu. – Moi non plus. Qu’est-ce que tout le monde attend ? – Le marin de Gibraltar, dit-elle en riant. », Le Marin de Gibraltar, p. 207. On sait que dans Le Faiseur, la pièce de Balzac, les personnages attendent tout au long de la pièce un deus ex machina dont on parle beaucoup mais que l’on ne voit pas, Godeau. En attendant Godot est aussi paru en 1952.

67  « Ava » : deux « a » en trois lettres ! Encore mieux que « Anna » qui a besoin de quatre lettres.

68  Le Marin de Gibraltar, p. 301.

69  Le Marin de Gibraltar, p. 57.

70  Je ne traite pas ici du thème des « scènes primitives » souvent repérées chez Duras.

71  India Song, p. 109.

72 India Song, p. 111.

73  India Song, p. 148.

74  Mais Odile Gannier m’a fait remarquer qu’il y a un « a » caché dans la prononciation à l’allemande de « Steiner » : le retour du « a » refoulé ?

75  Notice sur Pierre Benoît par Antoine Compagnon (Encyclopaedia Universalis).

76  Cette source (« Suzanne au bain ») est citée par Julien Piat, l’éditeur du roman en Pléiade, voir la note 39 (p. 1483) et l’annexe p. 508 (Marguerite Duras, Œuvres complètes, tome 1, Gallimard, 2011, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).

77  Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Œuvre romanesque, tome 1, Grasset, 1955, p. 337.

78  Le Marin de Gibraltar, p. 37.

79  Mais heureusement, l’amie aux amours malheureuses, Sonia Orwell (ou Blair, voir le chapitre « L’état de Crise » du second tome de C’était Marguerite Duras de Jean Vallier, Fayard, 2010), avait un prénom en deux syllabes finissant par « a » : Marguerite a donc pu lui dédicacer Le Ravissement !

80  Dans le tome second de C’était Marguerite Duras de Jean Vallier, le chapitre « La période de crise » est consacré à la période Ravissement-Vice-consul » : l’auteur montre qu’il s’agit d’une période d’après un sevrage (auto-cure de désintoxication de l’alcool menée par Marguerite alors en couple avec Gérard Jarlot).

81 Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 155.

82  Après « Anna » (Le Marin… ) et « Maria » (Dix heures et demie…), il y aura donc (logiquement ?) « Anne-Marie », avec la variante « Anna Maria » (sans trait d’union, c’est « son nom de Venise ») dans Lol V. Stein et Le Vice-consul.

83  À propos de ce « souriant », notons l’avalanche de « rire » et de « sourire » dans Le Marin de Gibraltar.

84 Variante dans India Song, p. 90. Mais on boit beaucoup moins de champagne dans India Song (voir cependant la p. 141).

85 Si l’on en croit un texte tardif, La vie matérielle (p. 48), dans « Lol V. », on pourrait aussi lire « Viol ».

86  Seul le cherry fait une brève apparition lors de la réception chez Lol : quatre occurrences dans Le Ravissement de Lol V. Stein, entre la p. 90 et la p. 99.

87  C’est moi qui souligne. Le Ravissement de Lol V. Stein, p. 143.

88  Si on en croit Jean Vallier, la composante incestueuse de l’amour de Marguerite pour le « petit frère » doit plus à sa lecture de Musil qu’à son adolescence. Et l’enquête ici présentée cherche à prouver que le personnage du Vice-Consul doit son existence plus à la lecture-méditation de Levet qu’à la liaison de l’écrivaine avec Frédéric Max. Dans les biographies de Duras, il n’est habituellement fait allusion qu’à ses lectures de L’étranger, des Hauts de Hurlevent et des romanciers américains. N’a-t-elle rien lu d’autre ? Ici nous prétendons qu’elle a aussi lu et médité : Pierre Benoît, François Mauriac, Jean Giraudoux et Henry J.-M. Levet. Sans oublier la Bible : les gens boivent parce que Dieu est mort, a-t-elle déclaré à Pivot ; et si l’héroïne du Barrage s’appelle Suzanne, c’est aussi à cause de la Bible.

89 Voir le numéro de 1980 des Cahiers du Cinéma : Les Yeux verts.

90  Laure Adler, Marguerite Duras, pp. 601 et 357. Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, t. 1, pp. 482-485.

91  Exagération volontaire : Bombay, ce serait « dans la vie » ; Calcutta, ce serait « dans le roman ».

92  Voir Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome 1, p. 501.

93  Le correcteur orthographique de mon logiciel de traitement de texte ne connaît pas ce prénom ; il suggère : « Lola ».

94  Dominique Noguez : « Le cas Lol », Magazine Littéraire, dossier « Marguerite Duras, visages d’un mythe », avril 2006. Dominique Noguez, grand amateur de jeux de mots, a-t-il donné une clef : « alcool/cas Lol » ? Depuis la première rédaction de cette fiction détective, Dominique Noguez a réédité ses textes sur Duras, dont celui-ci, remanié (Duras toujours, Actes Sud, 2009). Dans son introduction il écrit : « Le deuxième signe est, paradoxalement, au moment où l’on publie sur elle des biographies de plus en plus précises, telle celle de Jean Vallier, sa transformation progressive en mythe. » et « Subsidiairement, apparaissent mieux aujourd’hui certaines puissantes déterminations souterraines de cette œuvre et de la vie de son auteure – notamment l’importance obsédante du voir et du nommer […] ». C’est bien de cela qu’a traité cette fiction détective : par « le voir et le nommer » (voir et nommer ce qu’elle a vécu, mais aussi ce qu’elle a lu et rêvé) Marguerite Duras a créé une mythologie qui est passée dans le collectif.

95  India Song, p. 76.

96  Écriture de cette fiction détective : première version, mars-avril 2006 ; puis revue jusqu’en mai-juin 2011, enfin en janvier et juillet 2012. Je remercie Jean-Yves Masson qui m’a encouragé à écrire ce texte (2006). Ainsi que Christophe Meurée, nos conversations m’ont entraîné à ajouter quelques compléments (2011) ; et Odile Gannier grâce à qui j’ai pu préciser bien des choses (2012).

Pour citer cet article

Jean-Paul Louis-Lambert, « « Je ne sais pas d’où vient Lola Valérie Stein » (Marguerite Duras). Une fiction détective en un prologue et deux épisodes », paru dans Loxias, Loxias 39., mis en ligne le 27 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=7119.


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Jean-Paul Louis-Lambert