Loxias | Loxias 36 Littérature et communauté II | I. Littérature et communauté
Max Andréoli :
Rencontre avec Jean-Pierre Millecam
Jean-Pierre Millecam, ou la permanence de l’épopée
Index
Mots-clés : Algérie , épopée, Maroc, Millecam (Jean-Pierre), roman
Géographique : Algérie , France, Maroc
Chronologique : XXe
Texte intégral
1Les créations ou productions d’un authentique écrivain peuvent être appréhendées sous les angles les plus divers, artistique, philosophique, historique, sociologique, politique etc. : à propos du modèle éventuel des personnages de l’œuvre de Jean-Pierre Millecam, on lit dans Tombeau de l’Archange : « le portrait exprime non le modèle dans son inaliénable vérité, mais l’une de ses dimensions possibles […] nous ne sommes finalement qu’un jeu de possibles dont Dieu seul possède la clé qui pourrait en fournir la synthèse1. » Ce qui est vrai des personnages l’est de l’œuvre entière, étant entendu que ses multiples dimensions se tiennent et se conditionnent réciproquement dans le travail de l’écriture, ou dans le geste de la lecture. Au cours d’une simple présentation, il serait malaisé ne serait-ce que de les effleurer : on est contraint, en s’en tenant aux grandes lignes, de choisir et d’écarter, donc de schématiser, d’appauvrir, de mutiler ce que seul le contact immédiat avec le texte permet de pressentir (verbe que je préfère dans ce cas à comprendre, trop intellectualisant).
2Jean-Pierre Millecam est né en Algérie en 1927, il a connu la période de la guerre d’indépendance, il en a souffert dans sa chair, et ses livres, d’une certaine façon, en portent à la fois l’empreinte et le témoignage ; mais est-ce bien là le moteur de cette inlassable quête poétique (dont je n’examinerai pas la genèse), de cette quête d’une image de ce qui serait pour nous « l’inaliénable vérité », c’est-à-dire l’absolu ? J’ai apporté cette restriction, d’une certaine façon, afin d’éviter toute ambiguïté, car si témoignage il y a, ce n’est pas celui d’un observateur extérieur qui se bornerait à quelque reportage, ou à ce qui est désigné dans La Quête sauvage comme la rubrique des « chiens écrasés2 », emplissant les pages de journaux que l’on oublie sitôt parcourues. Il ne s’agit pas non plus de mémoires prosaïquement autobiographiques, comme le souligne la postface d’Une légion d’anges, roman qui fait de l’attentat organisé par les forces d’occupation dont l’auteur a été victime en 1956 et a failli lui coûter la vie, une aventure surréelle sous la forme d’un dialogue entre le meurtrier et sa proie, Lancelot, tenté par la conversion à l’islam, au plus opaque degré de la vision mystique. Tombeau de l’Archange semble le plus prodigue, du moins pour l’instant, en confidences personnelles. Mais on parlera plutôt d’une « autobiographie fantastique », qui élève les événements de la réalité présumée à une forme plus haute de l’humain, qui les transcende, les transfigure, et les universalise en les transposant dans la région supérieure du mythe et du sacré, du religieux au sens le plus ample de ce terme.
3Jean-Pierre Millecam habite aujourd’hui à Nice, français sans être niçois après avoir habité à Casablanca sans être marocain, à Mostaganem, Tlemcen ou Oran sans être algérien, ne trouvant nulle part son siège établi dans ce monde pour lequel peut-être il n’est pas fait, ou qui n’est pas fait pour lui, et qui en tout cas ne saurait combler le désir de plénitude à laquelle vise l’œuvre : « Ailleurs, voilà ma patrie », déclare le narrateur de Tombeau de l’Archange3. Il a donc passé la majeure partie de sa jeunesse en Algérie ; après l’attentat et le bref séjour en France, revenu dans l’Algérie indépendante et « revenu » de cette expérience, il a longtemps vécu au Maroc. Le changement de pays se reflète dans l’œuvre ; il s’y reflète, mais l’œuvre n’en constitue pas le reflet : les romans, s’ils ont pour toile de fond l’histoire et la guerre d’Algérie, ne l’ont pas pour substance, ni les troubles qui ont agité le royaume du Maroc ; l’écrivain n’est ni historien de cette guerre et de ces troubles, ni sociologue de la colonisation et de la période sombre qui l’a suivie dans tout le Maghreb. Pour Faulkner, ou l’Algérien Kateb Yacine avec lesquels il revendique des affinités littéraires (on songe, en le lisant, à Nedjma, au Polygone étoilé, et à Lumière d’août avec Joe Christmas, Absalom, Absalom avec Thomas Sutpen, etc.), la guerre d’Algérie chez Kateb, les relations conflictuelles entre Nordistes et Sudistes après la guerre de Sécession chez Faulkner, ne sont selon moi que des causes occasionnelles4 de l’écriture ; de même, c’est le drame de la colonisation et la guerre d’Algérie, sans cesse présents, les dissensions internes des résistants algériens ou des milieux du pouvoir au Maroc, dont il est au demeurant très bien informé, non de science livresque, mais par les souvenirs de ses élèves, qui ont l’ont sollicité, et lui ont suggéré, pour ne pas dire imposé, le cadre de récits dont la vraie source jaillit à une tout autre profondeur. On peut donc scinder son œuvre en deux cycles d’égale importance, le cycle algérien (six romans) qui se rattache à l’histoire de l’Algérie, particulièrement de l’Algérie plongée dans la guerre, et le cycle marocain, dont tous les volumes ne sont pas encore édités, tant il est difficile à l’heure actuelle de se voir publié hors des circuits de la mode et à l’écart de la bataille des prix littéraires, pour certains desquels cependant il a été sélectionné, nominé ; j’ajouterai en guise d’illustration, que Calmann-Lévy a égaré des exemplaires du très beau roman qu’est La Quête sauvage, sans même en aviser l’auteur… Il serait néanmoins tout à fait erroné d’imaginer un portrait de l’artiste en écrivain méconnu ; il a au contraire suscité dès longtemps l’intérêt ou l’admiration de grands noms des lettres, depuis Jean Cocteau – à qui il a consacré un ouvrage de critique, L’Étoile de Jean Cocteau, paru en 1952, augmenté en 1991 de sa correspondance avec le poète5, le seul, plus une série d’articles, qu’il ait écrit dans ce registre –, jusqu’à Albert Camus et à Jules Roy, tous deux nés en Algérie. Le second, officier de l’Armée de l’Air, a démissionné en 1953 pour marquer son opposition à la guerre et aux massacres en Indochine avant de dénoncer ceux d’Algérie ; il a publié, entre autres, Les Chevaux du soleil6, une suite qui, tout en en différant dans l’intention et le style ou l’écriture, s’apparente par son sujet aux romans de Jean-Pierre Millecam « le Magnifique », ainsi qu’il aimait à l’appeler. L’Université de Paris IV avait inscrit à son programme de Littérature comparée l’œuvre de Millecam, sur laquelle une doctorante a soutenu, en décembre 2000, une thèse de qualité7. Et j’énumérerai, sans être exhaustif, des titres de journaux ou de revues : la Revue de littérature comparée de janvier 1991, avec l’excellent article signé de Jacqueline de Labriolle, professeur à la Sorbonne, aujourd’hui décédée, Le Monde, L’Humanité, à Nice deux pleines pages dans Le Patriote, La Quinzaine littéraire, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée8 etc., qui n’ont certes pas manqué de saluer les romans et leur auteur, mais sans que les médias nationaux ne mènent le tapage publicitaire, répugnant d’ailleurs à son orgueil, indispensable dans notre société libéralement mercantile pour faire naître le succès public qu’ils mériteraient, de sorte que Jean-Pierre Millecam pourrait adopter à son usage le mot de Stendhal : to the happy few.
4Devant l’œuvre d’un écrivain de cette stature, je ne prétendrai pas éclairer tous les aspects subtilement mobiles qu’y découvre chaque regard, ni en explorer les détours ; et je ne me targuerai pas, loin de là, de la posséder pleinement, exploit qui exigerait d’attentives analyses, nullement indispensables pour une simple lecture. J’ai donc pris le parti de mettre en lumière un de ces aspects, celui auquel je suis, pour maintes raisons, plus réceptif ; puis j’essaierai de donner, à travers quelques exemples, au moins une idée, très sommaire, trop sommaire, de l’ensemble. Mais il reste entendu que bien des approches sont concevables et souhaitables, et, quel qu’en soit le point de vue, en nombre indéfini. On répète depuis au moins Voltaire que les Français n’ont pas la tête épique, résultat de l’influence du géométrisme cartésien devenu entrave à la poésie ; sans doute le dirait-on de la science, de l’esprit d’examen marquant la fin de l’épopée classique, elle-même issue du mythe. L’Iliade et l’Odyssée, premiers chefs-d’œuvre reconnus, avec Hésiode, de ce qui est pour nous la littérature, celle de l’Occident, sont, comme probablement dans toutes les civilisations, des récits de batailles ou d’aventures diverses et belliqueuses, qui en magnifient les héros et exaltent le sentiment d’appartenance au groupe. Marx, après Hegel, s’était interrogé, dans une page remarquable9, sur la difficulté d’expliquer de façon satisfaisante la pérennité des valeurs de l’épopée et de l’art grecs, incompatibles pour lui avec le prosaïsme de la poudre à canon et de la presse. Mais qu’y a-t-il de plus pérenne et de plus potentiellement épique que les vicissitudes et les péripéties, fictives ou non, mais susceptibles d’être narrées, d’une guerre, barbare comme toutes les guerres qui ensanglantent la terre depuis les origines ? Dans la conception traditionnelle fondée sur une définition intangible des genres littéraires, on opposait l’épopée au lyrisme et au drame : le lyrisme, règne de Melpomène, était l’émanation d’une subjectivité, l’épopée, domaine de Calliope, la représentation d’une objectivité, une mimésis dans laquelle le je du narrateur n’intervenait pas ; quant au drame, la Poétiqued’Aristote le circonscrit en quelques phrases, assorties du rappel des aventures d’Ulysse, le sujet propre de l’Odyssée étant, à l’en croire, des plus limités10. Selon Patrick Quillier, « Aristote oppose la tragédie, représentation d’actions nobles au moyen de personnages en action, et l’épopée, représentation d’actions nobles dans un récit en vers. Tragédie et épopée ne se distinguent donc guère par leur style, élevé dans les deux cas, ni par leur objet (des actions nobles), mais par le fait que l’épopée est un récit pris en charge par un narrateur, l’aède, autour duquel un auditoire se constitue en communauté. Par-delà Aristote, c’est toute une tradition très ancienne, et sans doute répandue partout dans le monde, dont il faut se souvenir, celle qui va des griots africains aux bardes celtiques, en passant par les chamanes mongols ou les conteurs arabes. Au XIXe siècle, Hegel pense que l’épopée, d’où dériverait le roman, lié à la modernité, a fait son temps, étant, elle, liée à l’Antiquité. Georg Lukács et Mikhail Bakhtine vont reconduire au XXe siècle ce postulat hégélien, faisant de l’épopée un genre figé, impossible à régénérer, et du roman un genre en pleine expansion. Par ailleurs, une autre postérité hégélienne, celle qui oppose cette fois l’épique, orienté vers le monde, à la poésie lyrique, centrée sur la subjectivité, a entraîné, dans le sillage de Mallarmé et de Valéry, la valorisation de la « poésie pure », autrement dit d’une poésie toujours plus autotélique et restreinte à l’expression d’un lyrisme subjectif limité à l’essentiel, voire à l’essentialisme de son langage, quand ce n’est pas aux manipulations ludiques de ce même langage11. » L’épopée postule l’unité de l’homme et du monde sous le regard et sous le patronage des dieux, unité que rompt le drame quand il vient à revêtir la forme du tragique. Et la « quête », dans l’œuvre de Jean-Pierre Millecam, est-elle autre chose, au-delà des plus féroces avatars de l’histoire, au-delà de l’horreur de toutes ses tragédies (Et je vis un cheval pâle ne dissimule rien des multiples tueries, y compris, à Oran, celle du 5 juillet 1962, anniversaire de la prise d’Alger en 1830 après le débarquement sur la plage de Sidi Feruch), cette quête donc est-elle autre chose que la tentative de reconquérir la primitive unité ? Est-elle autre chose que la constante poursuite de « ce monde absolu de l’enfance et de Dieu » dont l’âge adulte nous a bannis, et que regrette Isabelle de Ronceval, héroïne de Sous dix couches de ténèbres12 (titre dont l’écho se répercute à travers tous les textes comme un leitmotiv) ? La conception de « l’épopée moderne », Dante, d’Aubigné, Hugo, le XIXe siècle, ici voisine de l’esprit anglo-saxon, usant parfois de la technique du « courant de conscience » (le Français Desjardins, puis Joyce, Faulkner…), conduit, sans pour autant les effacer, à fondre au sein du mythe les distinctions tranchées, assurant la transaction entre la subjectivité lyrique du fragment et l’objectivité mimétique de la totalité, entre ce qui est donné pour vécu et ce qui est exhibé comme fictif ou légendaire, onirique, voire utopique selon l’étymologie. On retiendra dans cette optique la leçon des romans médiévaux du cycle breton de la Table ronde, dont le ressort est bien la quête du Graal : car l’un des principaux acteurs, pour mieux dire le principal acteur des deux cycles, et plus que l’acteur, le véritable démiurge, figure littéraire de l’auteur, présent, quoique au second plan, dans tous ses romans et assurant l’unité de son univers, se nomme Lancelot, le chevalier imparfait, encore attaché à la terre et lié au monde par un amour adultère, c’est-à-dire impur, pour la reine Guenièvre (la Geneviève des romans) ; j’y vois une image de la nécessité pour l’écrivain d’emprunter la médiation du langage, impur par essence, pour s’efforcer d’atteindre le but. L’interlocuteur de Lancelot, Lansari, dans Et je vis un cheval pâle et d’autres romans, est, lui, nommé (ou surnommé) Salah Eddine, le Saladin des épopées arabes, le « Chevalier de l’Islam » dont les exploits remplissent le XIIe siècle de notre calendrier…
5C’est pourquoi, s’il me fallait apposer une étiquette sur l’intégralité de ce qui est paru à ce jour et connu de moi, je parlerais d’une vaste fresque épique où se mêlent le grotesque et le sublime, le ciel et la terre, l’histoire et l’éternel, le microcosme et le macrocosme dans un mouvement incessant vers le centre de la quête, vers l’absolu, à un niveau où le système d’oppositions auquel nous sommes accoutumés par notre mode de pensée rationaliste entre ce que nous baptisons l’intérieur et l’extérieur, le subjectif et l’objectif, l’identité et l’altérité, le vrai et le faux, tend à s’estomper. L’écriture devient l’instrument d’une fusion qui surmonte la disjonction du sujet et de l’objet, du lyrisme et de l’épopée. Cela ne signifie ni que les contradictions aient disparu dans « la nuit où toutes les vaches sont noires », dirait Hegel, ni que la conjoncture sociale et politique soit étrangère au processus de création artistique : mais tout change de caractère dans une intuition supérieure. La matière première de cette épopée, c’est bien d’abord la guerre d’Algérie, qui s’est poursuivie pendant près d’une décennie entre 1954 et 1962, puis les luttes internes et souvent fratricides dans l’Algérie indépendante et dans ce Maroc où Jean-Pierre Millecam a trouvé refuge avant son retour en France. L’Algérie, qui venait de se libérer de l’oppression coloniale, et dont certains attendaient beaucoup, sans doute beaucoup trop, a connu alors une atmosphère de désenchantement, un désarroi général qui entravait et inhibait tout ce qui ressemblerait à l’expression d’une certitude. Salah Eddine, protagoniste marquant de l’œuvre qu’au dénouement la tempête enlèvera avec Geoffroy Ferrier sur le cheval pâle, engagé dans la guerre contre les forces coloniales, militant de la résistance et de la cause populaire, partisan de Ben Bella, non de Boumedienne comme Si Saïd, son chef, un ambitieux subtil, cupide et dénué de scrupules, n’est pourtant pas un paladin sans peur et sans reproche, produit d’un fiat né des calculs de l’auteur, pour reprendre une expression du livre. Il est doué d’autant de vie que peut en recéler un être de papier ; séduit par la perspective de richesse et de domination que lui fait entrevoir Si Saïd, s’il refuse de le servir et de se servir de lui, c’est par attachement à la pensée marxiste de sa jeunesse d’étudiant, mais aussi, ou surtout, par fidélité au souvenir de son amitié fraternelle avec Geoffroy13. La tournure des événements l’a désabusé au point qu’il n’hésite pas à déclarer dans La Quête sauvage, à propos du manuscrit d’une pièce de théâtre, Trois enfants perdus (effectivement écrite par Jean-Pierre Millecam et mise en scène par Dominique Serreau en 1967) : « Cet espace, cette Algérie sont ceux d’un crépuscule qui entretient peu de rapports avec l’Algérie concrète, en admettant que celle-ci existe14. » Un tel état d’esprit se traduit sur le plan littéraire dans le procédé du récit rapporté ou enchâssé que l’auteur ne prend pas à son compte, de sorte que d’un chapitre à l’autre et à l’intérieur des chapitres, on ne parvient jamais ou quasiment jamais à savoir si ce qui est raconté, résultant le plus souvent d’un témoignage lui-même relaté de seconde ou de troisième main, correspond à une vérité objective, à la supposer possible, plutôt qu’à une version fictive ou à l’interprétation travestie d’une réalité éventuelle. Réalité traduite en longues phrases qui vont comme s’essoufflant, et qui enveloppent sans l’atténuer, mais en la surnaturalisant, en la rendant moins insoutenable, la brutalité des scènes les plus atroces. En outre, ce type d’écriture garantit aux personnages une liberté analogue à celle qui, suivant les thèses de la théologie traditionnelle, de Malebranche ou de Leibniz, n’est pas anéantie par la prescience divine, ou ici, par la volonté de l’auteur ; il l’emploie de préférence, mais non exclusivement, dans les romans du « cycle algérien ».
6Dans la philosophie grecque dite « présocratique », Empédocle, dépassant, selon un théoricien allemand15, le dogmatisme physique des Milésiens limités par leurs principes à l’observation sensible, attribuait l’existence de toutes choses à l’alternance, dans un temps mythique affranchi de nos repères quotidiens, de l’Amour et de la Haine16, qui ne sont peut-être que les modalités d’une même force aveugle. Et de nos jours comme jadis, comme partout, qu’il s’agisse d’éléments tangibles ou de fiction, se dessine sous des dehors variables la permanence épique d’une lutte plus ou moins ouverte, plus ou moins meurtrière, de ces puissances primordiales. Mais pour nous, de telles abstractions ne se mettent à vivre, à prendre forme, à prendre corps, que dans un temps historique et un espace géographique concrets qui, s’ils ne sont pas construits de toutes pièces, soient ou semblent familiers au lecteur ; l’apparence d’un cadre localisable reste nécessaire tant à ce lecteur qu’à un artiste qui dédaigne le parti que plusieurs de ses pairs ont tiré de ce qui va dans le sens du pittoresque et de l’anecdotique, et qui de plus n’habille pas de vêtements sur mesure des idées, des raisonnements ou des systèmes (dirait Blondet dans Illusions perdues de Balzac17). Ce cadre, celui de l’Algérie ou du Maroc, demeure omniprésent, mieux encore, il surplombe l’arrière-plan du récit et concentre les puissances telluriques et cosmiques, actualisation de ce que les classiques études de l’épopée appelaient le « merveilleux », merveilleux « chrétien » ou merveilleux « païen ». Or, tout ici est comme baigné, comme saturé du merveilleux des forces naturelles et animales ; la pluie, la tempête, la mer, le ciel, le soleil, les bêtes, parmi elles surtout le cheval (Et je vis un cheval pâle, l’un des principaux titres du cycle algérien en 1978, Un Vol de chimères, dont la première partie s’intitule « La mort sur le cheval », ou le récent Ismaël), se mêlent aux actions humaines qu’elles paraissent susciter ou accompagner, parfois approuver ou diriger à la manière de divinités antiques, ou des oracles d’une inexorable fatalité. Je retiens, parmi une foule d’autres, une seule phrase dans Ismaël et le chien noir, nouvelle devenue « Préface » du roman, ce qui réduit la colonisation à un accident révolu de l’histoire du Maroc. Le héros regarde son cheval volé par le caïd Drief : « Je lisais le mystère de l’idée dans ses yeux, son verdict et l’ordre d’aller jusqu’au bout de ma destinée18. » C’est pourquoi, au long d’un cycle de romans situés dans des contrées qui pour le lecteur français se prêteraient aisément à l’exotisme, on ne trouvera que peu de descriptions dans le goût de celles d’écrivains tels que Camus ; l’écriture épique, caractère majeur de l’œuvre, permet de multiplier les épisodes, elle diffère de l’écriture lyrique en ce qu’elle n’emporte pas le besoin de ces tableaux décoratifs ou conventionnels : les paysages, leurs surgissements imprévus et fulgurants, sont parties intégrantes d’une action, d’un drame qu’ils préparent, auxquels ils participent, ou ils ne sont pas. Pourtant, à chaque page, les détails de la vie quotidienne abondent, les décors, les milieux, s’inspirent souvent de milieux et de décors dans lesquels l’auteur a vécu, et que, en quelque sorte, il copie, qu’il décrit avec une extrême minutie ; mais ils prennent un autre relief sous un éclairage surréel ou apocalyptique. Seul un grand poète pouvait transmuer en scènes aux accents épiques une bagarre entre hommes près du port, ou, après l’assassinat d’un docker, le cortège de ses amis pour les funérailles (en 1936 à Mostaganem, dans Choral), ou les péripéties et les soubresauts d’une charrette traversant à contre-courant l’émeute dans les quartiers populaires de Casablanca en janvier 1981 pour rejoindre, au bord de l’océan, le sanctuaire de Sidi Abderrahmane (dans Le Défi du petit archer). Quant aux personnages, si dans l’épopée balzacienne, l’extérieur, le physique correspondent à l’intérieur parce que l’homme est un double mystique ou mythique de lui-même, chez Jean-Pierre Millecam, les réactions, les échanges pacifiques ou hostiles, en bref les comportements humains, toujours proches de la démesure épique, jaillissent de profondeurs qui sont celles du mythe, ce qui se donne pour extérieur en étant, là encore, une cause occasionnelle, même quand sont mis en scène et dialoguent des figures historiques fictionnalisées.Dans Ismaël, et dans la suite, Ismaël et l’Émir, que j’ai pu lire en « tapuscrit », Mehdi Ben Barka, le prince Moulay Hassan, futur roi du Maroc sous le nom de Hassan II, se mesurent en longs échanges verbaux, comme dans le théâtre classique, avec Ismaïl, personnage fictif éponyme. Les corps jusque dans leurs tréfonds, leurs fibres, leurs nerfs, leurs artères, leurs muscles, les tropismes chers à Nathalie Sarraute, tout ce qui assure la fusion dans l’écriture de l’intérieur et de l’extérieur, mais essentiellement leurs yeux qui sont plus qu’un miroir de l’âme, font l’objet d’une exploration continue, méticuleuse, sans cesse mouvante, animée, grâce à de très nombreuses et très précises mentions, notations, comparaisons ou métaphores, au point que les âmes elles-mêmes semblent au lecteur s’échapper de leur prison corporelle, se mettre en avant et venir au contact directement, quoique par la médiation de l’écriture, pour se reconnaître ou pour se heurter dans un duel sans merci, comme les héros d’Homère s’interpellant avant de s’affronter en combat singulier. L’autre moyen de contact, j’y reviendrai, c’est l’érotisme et le sexe ; il n’est certes pas question d’appâter le lecteur actuel, plus que blasé sur ce chapitre, ni de consentir des concessions à une mode envahissante (voir, déjà en 1965, le début de Pierrot le fou, de Godard), mode dénoncée avec vigueur, par exemple dans Tombeau de l’Archange, mais d’incarner en des scènes d’une extrême intensité l’enchevêtrement dans tous les domaines de situations nées de l’histoire et du récit.
7Le jeu des forces en mouvement se manifeste en effet sur plusieurs plans : sur le plan social et politique par un tableau des conflits entre groupes aux intérêts divergents ; Choral, que j’ai cité,constitue une exception relativement aux grands cycles, non par l’écriture, mais par l’époque de l’action, qui se déroule à Mostaganem en 1936, avant l’insurrection, et par l’action elle-même. Ce roman, pour nous le plus « engagé », le plus directement politique, et donc d’un accès plus facile, évoque bien les épisodes d’une lutte de classes, mais entre colonisateurs d’origine européenne (ouvriers espagnols fuyant les franquistes, patrons français établis de longue date), alors que dans les œuvres qui précèdent, il s’agit de la lutte d’abord implicite, puis ouverte de deux races, mot pris par l’auteur (et le cas échéant par ses créatures) non dans le sens idéologique controversé et en l’occurrence inadéquat, mais dans le sens de communautés, plus largement de populations. En Algérie et au Maroc, les populations indigènes ont été vaincues, soumises et spoliées par une population étrangère, d’ailleurs cosmopolite, qui, à la suite de la conquête ou du Protectorat, s’était approprié par une série de transactions d’une probité, sinon d’une légalité plus que douteuse, la terre et les biens des habitants, puis, après les indépendances, par la racaille (mot à la mode) des profiteurs locaux fanatiques, arrivistes et rapaces, guettant avidement l’heure de la curée pour faire main basse, avec la complicité des autorités nouvelles, sur les possessions des colons (dans Un vol de chimères, Antar, adversaire du résistant Benamar, se fait momentanément leur complice, par jalousie). C’est maintenant le tour, cette fois à l’échelle nationale, d’une autre lutte de classes, avortée ou détournée malgré la révolte menée par Benamar à la tête des fellahs évincés…
8Mais l’occupation de l’Algérie, qui s’est étendue sur des décennies depuis 1830, avait engendré des situations inextricables : les guerres de libération ont fait remonter à la surface les contradictions latentes que la répression coloniale, s’ingéniant à différer le plus possible l’inéluctable, était parvenue à refouler dans l’espace privé en même temps que dans l’espace public. Sur le plan individuel, ces contradictions se font jour à travers l’indémêlable commerce affectif qui unit ou sépare les personnages : si on veut en avoir une idée concrète, justement parce que romanesque, et non impersonnelle et statistique, il faut lire, dans la deuxième partie d’Un vol de chimères, l’historique fait par Benamar des relations entre la lignée des Schwartzkopf et celle des Mansouri. Les conséquences de la conquête s’étaient en effet perpétuées au cœur même des familles des deux bords, souvent, chez les Algériens, parmi les moins démunies (une élite de lycéens, élèves de Lancelot en 1956) entre les membres desquelles s’étaient noués des liens affectifs très rarement consacrés, mais parfois, chez les plus jeunes, de très intime amitié, voire de quasi fraternité. Ainsi étaient réunis les linéaments de l’un des mythes les plus riches et les plus féconds des antiques traditions humaines, le mythe des frères ennemis (mon ami, « mon meilleur ennemi » dira Salah Eddine après Zarathoustra, les « ennemis intimes », selon Ismaël19), dans la version biblique, Abel le pasteur et Caïn le cultivateur. Sous dix couches de ténèbres est l’histoire de deux amis, presque de deux frères (des demi-frères, on l’apprendra dans Un vol de chimères) qui, sauf l’origine ethnique supposée, ont tout en commun, mais entre lesquels la guerre, comme la rivalité amoureuse qui en transpose l’engrenage, ne tardera pas à creuser des distances qui seront alors tenues pour essentielles, insurmontables, mais dont eux-mêmes n’avaient pas conscience ou ne se préoccupaient pas, et qui, sans son intrusion, ne seraient peut-être jamais venues au jour. Ouvrant le cycle algérien, ce roman se déploie à partir d’une scène d’amour, d’amour, non simplement de sexe, entremêlée de paragraphes en italique qui matérialisent le monologue intérieur, parfois le courant de conscience de la narratrice, la « pied-noir » Isabelle de Ronceval, au nom auréolé d’histoire médiévale, amante (j’exclus le vaudevillesque et inapproprié « maîtresse », même si Isabelle l’emploie parfois20) de l’Algérien ou, plus exactement, compte tenu de l’époque, de l’Arabe Rachid, partenaire de la transgression, mais dont le « pied-noir » Laurent Schwartzkopf, l’ami de Rachid Mansouri, est lui aussi amoureux. À propos de ces dénominations [pied-noir, indigène, algérien, arabe, etc.] et des statuts qui leur étaient associés, il existe des études substantielles, auxquelles je me borne à renvoyer, avec la seule remarque que nous subissons toujours aujourd’hui les effets de relations coloniales en voie d’extinction ; les actuels bavardages, qui n’ont même pas le mérite de la nouveauté, autour de « l’identité nationale » ou des prétendus « étrangers » de toute espèce, en sont les séquelles : car un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre. Et je vis un cheval pâle se développe sur une trame analogue, fondée sur l’amitié indissoluble de Geoffroy Ferrier, l’héritier du colonisateur, avec le résistant Salah Eddine Lansari, mais chacun d’eux sait à quoi s’en tenir sur leur identité. Quoique plus difficile à démêler, La Quête sauvage reprend le thème : cependant, au contraire de Geoffroy et de Salah Eddine, les jeunes garçons de Trois enfants perdus, cette pièce au départ de la quête et du roman, Adrien Arris et Abdel – lui aussi Arris, puisque né du père d’Adrien, mais d’une mère indigène, arabe –, ignorent leur différence et leur parenté, comme Rachid et Laurent. Ainsi, Adrien et ses sœurs pensent ou croient qu’Abdel appartient à une autre race qu’eux-mêmes. Mais l’appréhension de la différence n’est d’abord qu’un savoir procédant de l’intellect, elle n’est pas vécue dans l’existence quotidienne, où les enfants, élevés ensemble, jouent ensemble, mangent ensemble, dorment dans le même lit (Adrien et Abdel, comme Rachid et Laurent, et sur quelques points seulement, comme Salah Eddine Lansari et Geoffroy Ferrier), partagent les mêmes bains, les mêmes occupations, les mêmes filles, voire femelles21, ou s’aiment de naturel amour (Florence et Abdel), et ne ressentent pas, ou pas encore, la différence comme un obstacle. Peu à peu cependant va se manifester la malédiction originelle, née de la spoliation de la terre ancestrale et, dans le Cheval pâle, de la « forêt sacrée22 » – spoliation historique et symbolique –, et plus profondément d’une déchirure métaphysique de l’unité initiale inaugurant la quête de l’absolu, de « l’innocence perdue23 » qui viennent à bout de l’Eden provisoire où vivent les enfants, et les changent une fois de plus en frères ennemis.
9Jean-Pierre Millecam ne pratique pas systématiquement le procédé balzacien du retour des personnages, à l’exception, capitale, de Lancelot ; en revanche, certains agencements de l’intrigue, certaines relations des plus intimes avant la fissure ou la scission entre frères ennemis, sont récurrents dans beaucoup de ses romans ; il s’agit toujours de garçons, et de garçons très jeunes : Laurent éprouve pour Rachid, que plus tard il va torturer jusqu’aux portes de la mort dans les locaux de sa milice, un très vif sentiment où l’homosexualité ne paraît pas avoir de place ; mais Laurent, et c’est le cas de plusieurs des adolescents ou jeunes hommes de l’œuvre dans les deux cycles qui la partagent, est sujet à une jalousie d’abord tacite, puis affirmée, devant les succès féminins de Rachid. Et surtout, il est blessé et à son tour humilié par l’amour total qu’Isabelle voue, malgré le climat délétère de la guerre, au militant et combattant du FLN qu’est devenu Rachid. Plus généralement, quand deux jeunes hommes de races dissemblables, parfois de même race, se trouvent en position de rivalité ou de proximité, et même sans rivalité ni proximité, la supériorité de l’Arabe est évidente, non pas seulement pour des raisons simplettes, mais parce que, sans revenir au mythe séculaire et rousseauiste du « bon sauvage », il est en communion étroite avec les grands influx de la nature, et exerce une fascination à laquelle succombent les femmes… et beaucoup d’animaux – tout un bestiaire, le cheval, le chien…– vision qui contredit radicalement les théories américaines florissantes après l’attentat des « Twin towers », et qui nourrissent un racisme larvé ou non, selon lesquelles l’agressivité des Musulmans à l’égard de notre si brillante civilisation occidentale serait due à la privation de contacts féminins ; il est vrai que les Américains et leurs satellites de la vieille Europe n’ont jamais compris grand-chose, à l’islam, entre autres, pas même l’évolution du rapport des forces. Rien en fait ne se situe à un niveau subalterne, tout est varié, changeant, singulier, fonction des contingences : Zohair (Le Défi du petit archer) se sert de ce pouvoir qu’il possède, non pour humilier ou dominer, mais au contraire pour rendre vie à sa sœur, violée et séquestrée, et qu’il ramène à l’existence humaine par un inceste où lui-même se prive de plaisir ; Mahfoud, « une des multiples figures du Graal » (Tombeau de l’Archange24) est prêt à tout sacrifier à son amour absolu pour Maria, qui épousera un homme qu’elle n’aime pas ; ses déportements éphémères ou durables, son attachement maladif, palliatif à son désespoir, pour l’antiquaire homosexuel Hippolyte Giardini, nom aux initiales identiques à celles de l’écrivain parisien Hervé Guibert, invité à Casablanca par l’auteur, et un instant renommé plutôt pour sa maladie, le sida, que pour son talent et ses ouvrages, n’y changent rien. J’accorderai une particulière attention au héros du dernier, mais non de l’ultime roman de Jean-Pierre Millecam, aux éditions du Rocher, dont j’ai déjà dit quelques mots, Ismaël ; la suprématie d’Ismaël sur son ami Francis, fils du colon expulsé par le caïd Drief, est indiscutable, dans l’ordre du sexe et dans tous les autres : parmi les souvenirs qu’il évoque, Ismaël revoit la dangereuse exploration d’une épave qui cache une pieuvre, et son combat victorieux rappelle le passage célèbre des Travailleurs de la mer, une épopée qui pouvait l’inspirer ; Francis, lui, s’est empressé de déguerpir, malgré les sarcasmes de son compagnon… La « Préface » de ce récit et le récit lui-même, qui abondent de détails à la gloire du héros, marquent un changement très net dans l’écriture, susceptible de désarçonner, par rapport à celle des ouvrages précédents : il est rédigé de manière directe, à la première personne, comme des mémoires, sans construction cette fois en épisodes rapportés ; est-ce parce que Ismaïl porte la parole de Lancelot, avec lequel il aurait fini par se confondre ?
10Le livre touche pourtant à un sujet on ne peut plus scabreux, puisque Ismaël est ce qu’on appelle dans les médias un « terroriste », terme vague qui permet d’escamoter le terrorisme d’État, et sous le couvert duquel on s’autorise maintenant tous les abus en mettant à profit l’apathie ou la complicité passive de l’opinion publique occidentale. Nous sommes en 1954, le Sultan, futur roi du Maroc Mohamed V, a été déporté en Corse, puis à Madagascar par le toujours perspicace et clairvoyant gouvernement français ; le lecteur se rend vite compte que ce terroriste est en fait un justicier, comme Isabelle exécutant Laurent au débutd’Un vol de chimères. Certes, Ismaël raconte par quel concours de circonstances il a d’abord été amené à commettre un meurtre : il a abattu Drief, le caïd voleur de terres, un peu le double, sans la terrible puissance, de Si Saïd du Cheval pâle, en outre suppôt des N’srani (ici, les soldats étrangers, les autorités d’occupation et leurs tueurs) ; les deux personnages marquent la profonde hétérogénéité des processus politiques respectifs qui ont abouti à l’indépendance en Algérie et au Maroc. Mais quand, en accord avec le dirigeant de la gauche nationaliste et internationaliste Mehdi Ben Barka (les motifs de son enlèvement à Paris en 1965 ne sont pas encore élucidés), il pose des bombes devant un commissariat, centre d’« interrogatoires » dans le quartier populaire du Maârif, à Casablanca, l’essentiel de ses efforts est consacré à son souci majeur : mettre à l’abri (dans une église catholique, lui, musulman, avec l’aide d’un prêtre) les enfants et les innocents, pour que les bombes, autant qu’il est possible, les épargnent et n’atteignent que leur objectif, les tortionnaires et les corrompus, sans causer ce qu’on appelle dans le patois journalistique en usage des « dégâts collatéraux ». Dans les montagnes du nord du Maroc, il se sert du prestige que lui ont acquis des exploits à demi légendaires afin d’obtenir la grâce d’un résistant condamné à mort pour trahison avérée. Ce « terroriste » est donc bien un pacifique, un non-violent, que seules les circonstances, et la fatalité qu’il invoque si souvent, ont conduit à des actions violentes contraires à sa vraie nature, au point qu’il refuse d’être le modèle et le chef que recherchent ses camarades de combat. Dans Un vol de chimères, Rachid, lui, déclare, en majuscules, que malgré les effroyables tortures que Laurent – l’ami, le frère –, lui a fait subir, « il ne lui en voulait pas »,et il le défend : ce que, l’auteur le concède, « aucun être humain né du ventre d’une femme, ne voudra admettre25 ». Sans doute Laurent est-il puni, mais par Isabelle et par lui-même ; et je ferais peut-être partie des sceptiques, quoiqu’il soit très risqué de jouer avec la notion de vraisemblable, s’il s’agissait de personnes et non de personnages d’épopée : voir Dostoïevski. On pourrait appliquer à ce pardon d’Ismaël, ou de Rachid ou d’autres héros de la quête, outre les textes de l’Évangile ou du Coran (quoi qu’en disent ceux qui ne l’ont pas lu)26, le dialogue du Ménon de Platon, où Socrate amène son interlocuteur à convenir que « Personne donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais27 », simplifié en « Nul n’est méchant volontairement ».
11Je dois sur ce dernier thème, renoncer à regret à tout développement, qui exigerait plus de temps et plus de place que je n’en dispose ; pourtant, un roman comme Et je vis un cheval pâle, l’un de ceux que je préfère avec La Quête sauvage, mériterait mieux que les allusions auxquelles je me suis borné, et imposerait à lui seul toute une étude ; pis encore, j’en ai passé nombre sous silence : la prodigieuse luxuriance de la matière m’a dissuadé ; mais si le peu que j’ai tenté de découvrir de l’œuvre de Jean-Pierre Millecam et de sa grandeur épique a incité les auditeurs ou lecteurs à en savoir davantage, cet exposé un peu long28 n’aura pas été inutile.
Notes de bas de page numériques
1 Tombeau de l'Archange, éditions du Rocher, 2001, p. 69. Balzac écrit, à propos du personnage de Malin, dans Une ténébreuse affaire : « Michu comprit alors Malin tout entier, Michu crut le comprendre du moins ; car Malin est, comme Fouché, l'un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu'ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu'ils ne peuvent être expliqués que long-temps après la partie ». Voir à ce sujet le Ion de Platon.
2 La Quête sauvage, Calmann-Lévy, 1985, p. 164.
3 Tombeau de l'Archange, op. cit., p. 189.
4 Cause annexe qui n’est pas la véritable cause d'un fait mais dont l’intervention est nécessaire pour que la cause véritable produise son effet.
5 Le Rocher, 1952, puis Criterion, 1991.
6 Les Chevaux du soleil, Grasset, 1980, 6 vol. ; édition en un volume, Omnibus, 1995. « Une épopée aux répercussions imprévisibles, dans une famille qui ressemble à tellement d'autres dans les tempêtes, les exaltations et les avatars de plus d'un siècle (1830-1962). Une légende où tout est peut-être plus vrai que la réalité. » (1907-2000)
7 Le tragique dans l’œuvre de Jean-Pierre Millecam Mme Nadia Oumaziz, épouse Hadj-Arab (sous la direction de Guy Dugas et Jacques Chevrier).
8 Article de Pierre Enckell, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 37, p. 191-194.
9 Karl Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, Éd. Sociales, 1972, p. 175 et 165.
10 « Dans les pièces dramatiques, les épisodes sont concis, mais l'épopée s'en sert pour se prolonger. Ainsi, le sujet de l'Odyssée est très limité. Un personnage étant absent pendant longues années et placé sous la surveillance de Neptune, se trouvant seul et les hôtes de sa demeure se comportant de telle sorte que sa fortune est dissipée par des prétendants, son fils est livré à leurs embûches et lui-même arrive plein d'indignation. Après en avoir reconnu quelques-uns, il tombe sur eux. Il est sauvé, et ses ennemis sont anéantis. Ce dernier trait est inhérent au sujet du drame, mais les autres sont des épisodes.» (Poétique, chap. XVIII, VII)
11 Patrick Quillier, Poésie épique au XXe siècle, Atlande, 2009, p. 12.
12 Sous dix couches de ténèbres, Denoël, 1968, p. 167.
13 Et je vis un cheval pâle, par exemple p. 86.
14 La Quête sauvage, p. 42.
15 Eduard Zeller, dans son monumental recueil qui rassemble les philosophes grecs « présocratiques » (Die Philosophie der Griechen, Leipzig, 1876, 5 vol. in-8).
16 « Tantôt de par l’Amour ensemble ils [les éléments] constituent/ Une unique ordonnance, tantôt chacun d’entre eux/se trouve séparé par la Haine ennemie » (Pl., Les Présocratiques, Empédocle, B xx, p. 380).
17 Illusions perdues, Pl. V, 460.
18 Ismaël, Éd. du Rocher, 2007, p. 37, voir 46.
19 Ismaël, p. 8.
20 Un vol de chimères, Gallimard, NRF, p. 57.
21 Un vol de chimères, p. 126.
22 Elle est au centre de Et je vis un cheval pâle….
23 Tombeau de l'Archange, op. cit., p. 121.
24 Tombeau de l'Archange, op. cit., p. 158.
25 Un vol de chimères, op. cit., p. 40, 90…
26 Par exemple, Sourate XXIV, La Lumière, 22-23, sourate XLII, La concertation, 37, trad. Jacques Berque.
27 Platon, Ménon, ou de la vertu, 77, O.C., trad. Léon Robin Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I.
28 Jean-Pierre Millecam et moi-même remercions Patrick Quillier, professeur de Littérature comparée à la Faculté des Lettres de Nice, qui a bien voulu se charger de l’organisation de cette rencontre.
Bibliographie
Dans l’œuvre de Jean-Pierre Millecam
Sous dix couches de ténèbres, Denoël, 1968
Et je vis un cheval pâle…, Gallimard, 1978
Un vol de chimères, Gallimard, 1979
Une légion d’anges, Gallimard, 1980
Choral, Gallimard, 1982
La Quête sauvage, Calmann-Lévy, 1985
Le Défi du petit archer, La table ronde, 1988
Trois naufragés du royaume, Les Syrtes, 1999
Tombeau de l’Archange, éditions du Rocher, 2001
Ismaël, Éd. du Rocher, 2007
Pour citer cet article
Max Andréoli, « Jean-Pierre Millecam, ou la permanence de l’épopée », paru dans Loxias, Loxias 36, mis en ligne le 15 mars 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6998.
Auteurs
Agrégé de l’Université, docteur ès lettres (Thèse : Le système balzacien), auteur de nombreux articles sur Balzac et d’autres auteurs du XIXe siècle.