Loxias | Loxias 31. Autour des programmes de concours 2011 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres et d'Anglais, CPGE Lettres |  Montaigne: livre I des Essais 

André Tournon  : 

Le silence du premier livre

Texte intégral

1Si l’on admet que le premier livre des Essais a bien une identité et une cohérence propre, en s’en rapportant aux déclarations expresses qui forment le préambule du chapitre « De l’amitié », on doit reconnaître que, dans sa première version et plus encore dans sa version définitive, il comporte en son centre une lacune : l’absence du Discours de la Servitude volontaire, de La Boétie, ôté du « plus bel endroit et milieu » de l’assemblage qu’il aurait dû « honorer »1. Et l’écrivain insiste suffisamment sur cette lacune, en annonçant d’abord le « tableau riche, poli et formé selon l’art », puis en l’introduisant (« Mais oyons un peu parler … », p. 194), enfin en expliquant pourquoi il s’est « dédit de le loger » à l’endroit prévu (ibid.), pour que le lecteur soit contraint d’en prendre conscience, même lorsque les astérisques qui la signalaient dans l’édition de 1580 (juste après la formule d’introduction) ont disparu. En d’autres termes, ce premier livre est construit autour d’un silence marqué. Reste à déterminer la portée et le sens de cette anomalie. On peut, bien sûr, s’en accommoder à peu de frais, en n’y voyant que la trace d’une conjoncture historique malencontreuse (et en évitant de se demander pourquoi Montaigne a tenu à ce que cette trace soit si apparente). On peut aussi y déchiffrer un message précis : il y avait au centre de ce livre une incitation à l’affranchissement, que d’autres ont lue comme une incitation à la rébellion ; pour éviter toute équivoque, elle a été raturée. Ou encore, en termes plus incisifs : il y a au centre de ce livre une sommation muette que l’on ne saurait ni éluder ni formuler, et que chacun doit assumer à sa façon2… Et d’autres lectures sans doute sont possibles. Toutes cependant renvoient à un problème sous-jacent, qui en conditionne la validité : le statut du non-dit, ou la signification des silences dans les Essais, et plus spécialement dans leur premier livre. C’est le problème que je voudrais aborder aujourd’hui.

2Précisons d’emblée qu’il ne s’agira pas ici de « silence éloquent », aisément déchiffrable selon des rudiments de pragmatique, comme le « taire parlier et bien intelligible » d’Agis de Sparte, auquel un ambassadeur d’Abdère demande, au terme de sa longue harangue, « Eh bien, Sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à mes concitoyens ? – Que je t’ai laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot. » (II, 12, p. 454). Sont plutôt en question les « histoires qui ne disent mot », et que le lecteur est invité à « éplucher un peu ingénieusement » de manière à « en produir[e] infinis essais » (I, 40, p. 251 – sur l’Exemplaire de Bordeaux, le mot « essais » ne porte pas de majuscule). Pour celles-ci, il ne suffit pas de déceler des sous-entendus : l’auteur indique seulement la matière à réflexion, et laisse la conduite du commentaire virtuel à qui voudra en prendre le risque. Montaigne s’est exercé à ce genre de collaboration en méditant sur les Vies Parallèles :

Il y a dans Plutarque beaucoup de discours étendus […] : Mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement. Il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaît ; et se contente parfois de ne donner qu’une atteinte dans le plus vif d’un propos. Il les faut arracher de là, et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, que les habitants d’Asie servaient à un seul pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, donna peut-être la matière et l’occasion à La Boétie de sa Servitude volontaire. Cela même de lui voir trier une légère action en la vie d’un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas : cela, c’est un discours. (I, 26, p. 156 - transcrit avec ponctuation et scansion originales)

3Nous prendrons pour hypothèse qu’il a su agencer ainsi ses propres écrits, au moins lorsqu’il prend soin de rendre perceptibles ses silences, et de leur ménager une fonction à l’échelle du chapitre où ils prennent place. Cette dernière condition vaudra aussi comme règle de lecture : dans les Essais, qui ne comportent pas d’alinéas (sauf dans le chapitre 47), la seule unité textuelle objective supérieure à la phrase est le chapitre ; si l’on s’interdit les prélèvements sur segmentation arbitraire – procédés qui rendent possibles toutes sortes de falsifications – il faudra travailler sur saisie synoptique, sauf au cas où Montaigne aurait lui-même délimité des sous-ensembles à l’intérieur du chapitre considéré.

4Pour commencer, un très court propos, aussi simple qu’énigmatique : « De fuir les voluptés au prix de la vie » (I, 33, pp. 218-219). Il n’excède pas les limites de deux allégations, une citation de Sénèque et une double anecdote trouvée dans les Annales d’Aquitaine de J. Bouchet. En guise de commentaire, des expressions réitérées de la surprise, qui ne vont pas jusqu’à l’approbation ou la désapprobation explicite ; c’est le type de ces « histoires qui disent mot », que Montaigne inscrit çà et là dans ses discours ; mais ici, par exception, le discours d’encadrement fait défaut, à moins que l’on ne veuille considérer comme tel le court préambule qui situe les préceptes et comportements décrits par rapport aux « ancienne opinions » sur l’opportunité de la mort. Cet étrange laconisme doit-il être considéré comme un silence marqué – et, dans ce cas, que signifie-t-il ?

5Le précepte résumé par le titre est formulé d’abord dans un schéma de gradation (« J’avais bien vu […] Mais…»), et une hypothétique incite immédiatement à constater son excès de rigueur : « comme si la raison n’avait pas assez affaire à nous persuader de les abandonner les bien dus à la fortune sans ajouter cette nouvelle recharge ». Plus loin, après la citation de Sénèque, vient un mot d’appréciation, mais de l’ordre du présupposé3, à la fois accentué et masqué par un surcroît d’étonnement incident :

J’eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse stoïque ; mais il est plus étrange qu’il soit emprunté d’Epicurus, qui écrit, à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus.

6La locution « Si est-ce que… », en tête de la phrase qui assure la transition vers l’histoire de S. Hilaire, confirme ce présupposé. Paraphrasons : le précepte de Sénèque (ou d’Epicure) nous choque par sa rudesse, et pourtant j’en ai trouvé de semblables chez des chrétiens comme nous. Jouant le rôle de repère, la maxime du philosophe païen est d’abord tenue pour abusive, et ensuite comme légitimée par le saint qui l’adopte, et l’inscrit dans la spiritualité orthodoxe ; idée corroborée par la restriction : « …mais avec la modération chrétienne », qui laisse entendre que sa rigueur, excessive dans la version stoïco-épicurienne, est tempérée plus tard par la douceur de l’Évangile. L’orientation générale du texte est donc déterminée par ce dernier exemple, qui devrait être parfaitement édifiant. Et c’est là que tout se complique.

7Le saint, qui désire que sa fille se consacre à Dieu, la détourne d’une proposition de mariage en faisant miroiter à ses yeux un plus beau parti, puis obtient par ses prières qu’elle meure prématurément… Nous reviendrons sur les détails de l’anecdote ; examinons d’abord l’unique phrase de commentaire. Elle est exactement contraire à ce que faisait attendre l’agencement logique décrit ci-dessus, ainsi que l’allusion à « la modération chrétienne » ; car elle présente le comportement de S. Hilaire comme plus surprenant encore que celui que préconisent Sénèque et Epicure :

Cettui-ci semble enchérir sur les autres, de ce qu’il s’adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis que c’est à l’endroit de sa fille unique.

8Le lecteur dispose ainsi de deux indices opposés pour lire cette histoire, l’un qui annonce un retour à la juste mesure, l’autre qui constate un double surcroît de rigueur. Il est mis en demeure de choisir, en s’interrogeant sur les données qui lui sont fournies. Il convient d’examiner celles-ci ; mais pour éviter autant que possible de reconstituer l’interprétation d’un lecteur du XVIe siècle d’après celle que nous adopterions spontanément, dans un contexte culturel tout autre, nous procèderons indirectement, en observant les inflexions que Montaigne a fait subir au récit qu’il rapporte.

9Jean Bouchet, après avoir brièvement indiqué la situation – S. Hilaire en Syrie, sa fille, à Poitiers, demandée en mariage par le « comte » et gouverneur de la ville – transcrit sur tout un folio la lettre que le saint est censé avoir adressée à la jeune fille. La signification spirituelle du vêtement blanc, inaltérable, et de la perle dont les yeux ne peuvent soutenir l’éclat, qu’offrira l’époux devant lequel chacun se prosterne, y est exprimée avec insistance, surtout dans les dernières lignes, où sont rapportées les paroles de l’époux interdisant toute autre parure :

…Et la Marguerite [= perle] est de telle nature, qu’homme ne femme ne la pourront avoir, qui porteront autre Marguerite : car les autres Marguerites sont de la terre ou de la mer : et la mienne, comme tu vois, est belle et précieuse, incomparable et céleste, et ne daignerait être où sont les autres. Mes choses ne sont convenables avec celles des hommes, car qui use de mon vêtement est sain éternellement : il n’est échauffé de fièvre, ne sujet à plaie, il ne se change par âge, ne dissout par mort, et est pareil ès choses éternelles.4

10Et l’exhortation finale est presque explicite :

…Et si on te fait offre d’une autre Marguerite […] tu diras : ces déshonnêtes et inutiles Marguerites ne me soient empêchement, pour obtenir la belle et salutaire Marguerite. Je crois à mon père, car il croit à celui qui [la] lui a promise, et pour laquelle obtenir il m’a fait savoir qu’il voulait bien mourir. J’attends et désire cette Marguerite qui me donnera salut et éternité.

11De plus, le saint joint à son épître un « hymne ou oraison » que sa fille devra dire matin et soir :

Tu es celui dont le sermon divin,
Après le temps de mort cruelle et fière
Nous montrera le jour qui est sans fin
Tu es l’étoile ayant le luminaire
Plus grand et clair que le luisant Soleil…»5

12L’appelée ne s’y méprend pas ; elle « voua dès lors et promit à Dieu lui garder son pucelage, et depuis déclara son vœu et promesse à son père S. Hilaire, et lui demandait souvent quand elle aurait la Marguerite et le vêtement : c’est-à-dire la joie de paradis et la vie éternelle »6. Et c’est en réponse à cette demande que le saint, craignant que « s’il décédait avant sa fille », elle ne puisse résister plus tard à d’autres demandes en mariage, prie et obtient qu’elle meure et que son âme soit « portée ès Cieux par les Anges ».

13Comparé à ces pages auxquelles leur ferveur donne, en dépit de quelque gaucherie, une indéniable poésie, le résumé de Montaigne semble singulièrement sec :

Il lui écrivit (comme nous voyons) qu’elle ôtât son affection de tous ces plaisirs et avantages qu’on lui présentait : qu’il lui avait trouvé en son voyage un parti bien plus grand et plus digne, d’un mari de bien autre pouvoir et magnificence, qui lui ferait présent de robes et de joyaux de prix inestimable. Son dessein était de lui faire perdre l’appétit et l’usage des plaisirs mondains, pour la joindre à Dieu ; mais, à cela le plus court et plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prières et oraisons, de faire requête à Dieu de l’ôter de ce monde, et de l’appeler à soi : comme il advint ; car bientôt après son retour, elle lui mourut, dequoi il montra une singulière joie.

14Surtout, les promesses sont dépouillées de leurs résonances symboliques (à la place du vêtement blanc et de la perle unique, des cadeaux « de robes et de joyaux ») et font dès lors figure de leurres ; rien n’indique l’attitude de la jeune fille, on ne sait si elle a compris l’appel et désire y répondre ; et de ce fait, la mort que son père obtient pour elle fait figure de « moyen » expéditif pour l’envoyer au Paradis bon gré mal gré. Le tri opéré par l’écrivain est donc conforme au commentaire pour le moins réservé qui suit le récit, non pas à l’annonce qui le précède ; et l’incise d’authentification – « (comme nous voyons) » – pourrait se lire comme un indice de surprise devant le pieux mensonge et la charité redoutable du saint évêque. D’autant que Montaigne ajoute l’histoire de la femme de celui-ci, en prenant soin de noter qu’elle n’est « pas de [s]on propos » (faute de « voluptés » à « fuir au prix de la vie » ? c’est le seul trait manquant). Il est ici plus prolixe que Jean Bouchet, qui ne précisait pas que S. Hilaire avait expliqué à sa femme que leur fille « avait plus d’heur d’être délogée de ce monde que d’y être », lui communiquant ainsi une « vive appréhension de la béatitude éternelle et céleste »7. Après 1588, il ajoute même un mot – c’est la seule addition au chapitre, que l’édition de référence ne distingue d’ailleurs pas :

Et Dieu à leurs prières communes l’ayant retirée à soi bientôt après, ce fut une mort embrassée avec singulier contentement [C] commun8.

15D’où l’on peut inférer que le saint, qui avait déjà éprouvé une « singulière joie » (non mentionnée par Bouchet) de la mort de sa fille, partage encore avec sa femme le « singulier contentement » qu’elle ressent à trépasser, bien qu’il lui survive. Le texte s’achève ainsi sur un remarquable exemple de complaisance conjugale autant que paternelle dans l’administration de la mort par oraison.

16Reconnaissons-le : aucun de ces indices ne suffit à cautionner définitivement le commentaire critique, et à faire lire comme une antiphrase l’allusion initiale à la « modération chrétienne », surtout si l’on ne dispose pas du texte des Annales d’Aquitaine pour déterminer par comparaison l’inflexion donnée par la réécriture. Il serait même malaisé de réfuter sans recours une interprétation édifiante qui saisirait dans l’agencement du chapitre une progression depuis l’eudémonisme paradoxal de Sénèque jusqu’au « Cupio dissolvi » de l’épouse chrétienne, et décèlerait une nuance d’admiration dans la remarque sur la hâte de S. Hilaire à obtenir la mort de sa fille unique. Mais il ne faudrait pas en conclure que l’absence de traits décisifs laisse le texte dans une entière équivoque ; simplement le lecteur, invité à coopérer à la détermination du sens, doit se risquer à cette tâche sans y être guidé de bout en bout ; et Montaigne à même prévu les méprises, se reprochant presque de leur donner occasion : « Tu te joues souvent : on estimera que tu dies à droit ce que tu dies à feinte » (III, 5, p. 875, C). On verra plus loin comment le travail de l’essai requiert cette possibilité, et les silences ou demi-silences qui lui donnent lieu. Auparavant, encore un exemple de chapitre à signification problématique ; avec cette fois des additions assez explicites pour que soit fixé, dans la dernière version, le sens latent de celle de 1580.

17Il s’agit du chapitre « De la modération » (I, 30), dont tout le corps est constitué de préceptes de tempérance conjugale d’une extrême austérité, présentés « de la part » des « sciences qui règlent les mœurs des hommes, comme la théologie et la philosophie » (p. 198), et assortis d’exemples quelque peu malicieux, comme celui d’Aelius Verus expliquant à sa femme qu’il prenait des concubines « par occasion consciencieuse » et respect pour le mariage (p. 199). La conclusion, dès 1580, est une palinodie, authentifiée par l’incise qui l’introduit :

Mais à parler en bon escient, est-ce pas un misérable animal que l’homme ? A peine est-il en son pouvoir par sa condition naturelle de goûter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de la retrancher par discours (p. 200).

18Mais l’indice était si discret qu’il ne pouvait guère qu’introduire un doute sur les intentions perceptibles dans l’ensemble du discours ; et la page s’achevait sur une invitation à réfléchir sur l’usage des macérations :

Quoi que nous médecins spirituels et corporels, comme par complot fait entre eux, ne trouvent aucune voie à la guérison, ni remède aux maladies du corps et de l’âme, que par le tourment, la douleur et la peine [ ?] (ibid)9.

19En 1588, ce dernier trait s’éclaire par comparaison avec les rites, anciens ou exotiques, de sacrifices humains :

[B] Cette impression se rapporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par notre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions. Car [C : Et] en ces nouvelles terres découvertes en notre âge pures encore et vierges au prix des nôtres, l’usage en est aucunement reçu partout : toutes leurs idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté (p. 201).

20De tels « exemples », détaillés dans les lignes suivantes, auraient pu suffire à discréditer le principe même des macérations de toute espèce (cf. II, 12, pp. 521-523), s’ils n’étaient réorientés à la fin vers un autre verdict, implicite, à l’égard de Cortez10. Viennent enfin les additions manuscrites au début et à la fin du chapitre, après 1588, et les équivoques sont dissipées :

[C] […] L’immodération vers le bien même, si elle ne m’offense, elle m’étonne et me met en peine de la baptiser. […] Calliclès, en Platon, dit l’extrémité de la philosophie être dommageable […] Il dit vrai, car, en son excès, elle esclave notre naturelle franchise, et nous dévoie […] du beau et plain chemin que nature nous a tracé. (pp. 197-198).

21– d’où il suit que la « modération » doit s’appliquer d’abord aux préceptes d’austérité qui prétendent « modérer » les plaisirs légitimes, comme l’indiquait à demi-mot, trop finement sans doute, l’exorde de la version de 1588 : « Nous pouvons saisir la vertu de façon qu’elle en deviendra vicieuse… » (p. 197). Juste après les railleries apitoyées à l’adresse du « misérable animal » appliqué à « retrancher par discours » le peu de bonheur qu’il peut éprouver, une autre addition le confirme :

[C] La sagesse humaine fait bien sottement l’ingénieuse de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptés qui nous appartiennent  (p. 200).

22Tout serait parfaitement clair, en vertu de cette réflexion critique du texte sur lui-même (ou sur les admonestations qu’il transmet), si d’autres additions manuscrites, au sujet des « enchériments déshontés » de la sensualité (p. 198) et des fantasmes de poètes frustrés (p. 199) ne reprenaient la perspective rigoriste. Compte tenu de ces retouches difficilement conciliables avec la logique d’ensemble du chapitre telle que la dévoilent les autres ajouts, on conclura que les demi-silences de la première version sont relayés par les demi-contradictions de la dernière, de telle manière que le texte reste problématique, sans refuser toutefois au lecteur qui veut bien le scruter sérieusement les indices suffisants pour orienter son exégèse11.

23L’enjeu de ces propos que Montaigne agence en énigmes à l’intention de « ceux qui rencontreront [s]on air » (I, 40, p. 251, C) doit justifier leur laconisme. Observons seulement, pour l’instant, qu’il s’agit, dans les deux chapitres considérés, d’options éthiques fondamentales, pour ou contre, l’eudémonisme manifesté, par exemple, par l’éloge de la volupté dans la vertu, inscrit au seuil du chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (« Quoi qu’ils dient, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté… », p. 80), ou par l’exaltation de l’allègre sagesse dans celui « De l’institution des enfants » (« Il n’est rien plus gai, plus gaillard, plus enjoué… », pp. 160-161). Est de même signalée par une prétérition inattendue, et marquée avec insistance, l’adhésion de Montaigne aux valeurs de l’humanisme héroïque incarnées par le « jeune Caton », que S. Augustin avait cherché à discréditer (I, 37)12. Mais il ne faudrait pas conjecturer que ce genre de procédé est réservé aux questions d’éthique, ou aux choix présumés hétérodoxes. On le trouve à l’œuvre aussi dans des chapitres qui ne traitent que de la connaissance, de l’incertitude et de l’erreur, sans porter atteinte à quelque orthodoxie que ce soit. Quelques exemples le montreront, et inciteront à écarter les explications qui attribueraient à Montaigne une prudence précautionneuse envers d’éventuelles censures d’ordre moral. Ses silences ne procèdent pas d’une attitude timorée, mais des caractères essentiels de son projet philosophique et de la pratique de l’essai.

24Si discrète qu’en soit l’expression, la réflexion pyrrhonienne est explicite dans le chapitre « De l’incertitude de notre jugement » (I, 47) : au terme des arguments pro et contra sur des questions de tactique et de stratégie, assortis d’exemples qui conduisaient à la constatation banale, que « les événements et issues dépendent, notamment en la guerre, pour la plupart, de la fortune » (p. 286), la dernière phrase fait soudain refluer l’incertitude sur ces arguments mêmes et sur l’insistance du « jugement » qui en apprécie la validité :

….Mais à bien le prendre, il semble que nos conseils et délibérations en dépendent bien autant, et que la fortune engage en son trouble et incertitude aussi nos discours. (ibid.)13.

25En dépit de l’effet de surprise, et du léger malaise que provoque toujours un énoncé qui se découvre autoréférentiel, le message est clair. Mais il fallait cette dernière phrase pour qu’il devînt lisible en filigrane dans l’ensemble du chapitre, vérifiant ainsi son titre. De tels indices ne sont pas toujours fournis par la première version ; c’est alors que le texte fait signe en silence.

26Il en est ainsi du chapitre « Des prognostications » (I, 11). Il se présente au premier abord comme une simple note en deux parties contrastées, le début sur le discrédit des procédés antiques de divination, la suite sur la surprenante crédulité du marquis de Sallusse ; et une ode d’Horace fournit un épilogue moral assez anodin. Ce n’est qu’après 1580 que Montaigne exprime son jugement : « [B] J’aimerais bien mieux régler mes affaire par le sort des dés que par ces songes » (et la critique se poursuit par une explication toute naturelle du seul phénomène irrationnel qui doive être pris en considération – les inspirations du Démon de Socrate). Mais en réalité, sans être formulé, ce jugement est impliqué par la première version, du seul fait que la conduite du personnage féru d’astrologie soit exhibée comme une anomalie. Par simple articulation logique, cette conduite se profile sur un postulat de commune incrédulité : la divination est parmi nous « de beaucoup moindre autorité » que dans l’Antiquité, « Voilà pourquoi l’exemple de Fraçois, Marquis de Sallusse, m’a semblé remarquable… » (p. 42). Cette position n’allait pas de soi : l’astrologie était prise au sérieux au XVIe siècle, moins par superstition d’ignorants que par superstition de savants, nombre d’humanistes la considérant avec le respect dû aux traditions les plus antiques ; on ne connaît que trop l’invraisemblable succès des Prophéties de Nostradamus, publiées en « centuries » à partir de 1555 (et Montaigne l’explique fort bien dans une addition manuscrite, à propos de Joachim de Flore, p. 44). En faisant au contraire comme si son lecteur devait tout naturellement s’étonner lui aussi de voir un officier de haut rang trahir le roi, à contre-cœur, pour se conformer aux arrêts des astres, Montaigne préjuge de son scepticisme, ou si l’on préfère, le lui impose, comme perspective requise pour comprendre correctement le texte.

27Une configuration plus énigmatique apparaît dans la première version du chapitre « De la force de l’imagination » (I, 21). Comme l’écrit P. Villey dans sa notice, c’est une collection de « cas singuliers » qui pourraient s’expliquer par des phénomènes de suggestion, comme l’exemple d’allure bouffonne qui donne lieu à leur recensement (la surprenante efficacité des clystères imaginaires du marchand de Toulouse, pp. 103-104). Mais un commentaire incident glisse une anomalie dans le discours :

Il est vraisemblable que le principal crédit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effets extraordinaires vienne de la puissance de l’imagination agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la créance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas. (p. 99)

28Sur quoi s’exerce-t-elle au juste, cette « force de l’imagination » ? Sur la personne de celui qui subit une modification de son état physique, roi auquel poussent des cornes, fille changée en garçon, mystique affecté de stigmates, de lévitation ou de catalepsie – ou bien sur les prétendus témoins de tels prodiges, qui auraient pensé voir ce qu’ils ne voyaient pas ? Chacun des deux termes de l’alternative est plausible : dans un cas, Montaigne adopterait les hypothèses de Jean Wyer et de Pomponazzi, qui expliquaient les « enchantements » comme des effets de l’énergie spirituelle véhiculée par les fantasmes ; dans l’autre, il anticiperait sur les arguments développés après 1580 dans son chapitre « Des Boiteux »14. Mais on voit mal comment peuvent se concilier entre elles ces deux répliques opposées aux colporteurs de miracles : premièrement, les faits que vous relatez s’expliquent par un influx mental ; deuxièmement, ils ne se sont produits que dans l’imagination de ceux qui prétendent les avoir constatés. Ce serait l’argument freudien du chaudron : je t’ai rendu ton chaudron intact, d’ailleurs il était déjà percé quand je te l’ai emprunté, et de plus je ne te l’ai jamais emprunté.

29La bizarrerie s’atténue cependant si l’on prend garde à l’espèce de détachement amusé que manifeste Montaigne à l’égard des faits étranges qu’il répertorie dans ce chapitre. La toute dernière phrase en est l’indice. Elle se raccorde à une réserve sur laquelle s’achevait la phrase précédente : un fauconnier pariait qu’il arriverait à fasciner un milan en vol…

… et le faisait, à ce qu’on dit. Car les Histoires que je récite, je les renvoie sur la conscience de ceux de qui je les tiens. (p. 105, version de 1580 ; C : « … que j’emprunte… les prends. »)

30Il était difficile de mesurer toute la portée de cette remarque avant que ne lui soient ajoutées l’addition de 1588, qui invite le lecteur à trouver lui-même des exemples, ou même à en supposer, et surtout l’addition manuscrite qui esquisse sur cette base une théorie du « témoignage fabuleux » :

[C] Si je ne comme bien, qu’un autre comme pour moi.15 Aussi en l’étude que je traite de nos mœurs et mouvements, les témoignages fabuleux, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu […], c’est toujours un tour de l’humaine capacité, dequoi je suis utilement avisé par ce récit. Je le vois et en fais mon profit également en ombre qu’en corps. (ibid.)

31Grâce à ces éclaircissements, on n’a aucune peine à reconnaître ici un effet de l’epochè pyrrhonienne, qui, faute de s’assurer des critères du vrai et du faux, transmue l’ensemble des données recensées par les historiens ou les conteurs en représentations à statut indéterminé, entre fantasmagories (jamais assez aberrantes pour être certifiées fausses) et constats (jamais assez sûrs pour être certifiés vrais). Ainsi s’estompe la démarcation entre le prodige « advenu » par la force de l’imagination et le prodige « non advenu », mais imaginé par ceux qui l’attestent : ils peuvent également prendre place dans le spectacle des « tours de l’humaine capacité » projetés en ombres sur la paroi de la Caverne des illusions. Ces considérations tardives déchiffrent ce que le répertoire initial (« ce caprice », écrit Montaigne p. 103) comporte de ludique ou de pittoresque, et y décèlent l’intention sous-jacente de neutraliser les émerveillements et les terreurs qui émanent des prodiges de toute espèce, en traitant ceux-ci comme des objets esthétiques ou, au mieux, comme des curiosités. Le lecteur « diligent » que réclame Montaigne (cf. III, 9, p. 994) pouvait sans doute le deviner en confrontant ces aspects ludiques avec la désinvolture de la forme finale et la confusion illogique des différents effets de l’« imagination » ; les traits convergeaient en direction du point de vue en retrait que l’écrivain lui assigne, pour lui faire adopter sa propre attitude de réserve ironique. Mais ni les indices ni la tonalité générale ne sont explicites : le sens, dans cette première version, est désigné silencieusement.

32Il se trouve ailleurs des indices encore plus discrets, sous forme d’inconséquences apparentes que rien ne vient expliquer ni rectifier. Ainsi au début du chapitre « De l’institution des enfants ». Le préambule, où Montaigne répète sous diverses formes, non sans exagération, ses aveux d’« ignorance » et d’incompétence universelle, s’achève logiquement sur le rappel de la finalité spéculaire de ses écrits, leur déniant toute autorité magistrale :

Car ce sont ici mes humeurs et opinions : Je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouveau apprentissage me change. Je n’ai point l’autorité d’être cru, ni ne le désire, me sentant trop mal instruit pour instruire autrui. (p. 148)

33Après quoi il enchaîne, par une conjonction déconcertante, sur le dessein du chapitre :

Quelqu’un donc, ayant vu l’article précédent, me disait chez moi l’autre jour que je me devais être un peu étendu sur le discours de l’institution des enfants. Or, Madame, si j’avais quelque suffisance en ce sujet, je ne pourrais mieux l’employer que d’en faire présent… (ibid.)

34Bien entendu, « l’article précédent » est le chapitre « Du pédantisme », et de la part de l’interlocuteur de Montaigne l’inférence est logique : puisque vous critiquez la « mauvaise façon de se prendre aux sciences » (p. 136), vous devriez nous dire quelle est selon vous la bonne. Mais le « donc » relie l’ensemble de ce propos aux revendications d’incompétence qui précèdent, et forme une déduction aberrante : puisque je suis incapable d’instruire autrui, je devrais proposer un système d’éducation. Ce serait l’adage bien connu, « If you can do, you do, you cannot, you teach », mais élevé au second degré : « if you cannot teach, you profess didactics ».

35On pourrait se tirer d’affaire en atténuant à l’extrême la valeur de ce « donc » pour en faire une simple marque de transition ; cela reviendrait à supprimer la difficulté au détriment de la précision du texte. Mieux vaut prendre Montaigne au mot, et constater que son illogisme initial correspond très exactement au paradoxe (« une seule fantasie que j’ai contraire au commun usage », p. 150) sur lequel il fonde tous ses propos sur l’éducation :

Je voudrais […que le précepteur] se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière. On ne cesse de criailler en nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge, ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même : Quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. (p. 150)

36Sous le patronage de l’ignorant Socrate et du sceptique Arcésilas (ibid., add. C), c’est la maïeutique prise à la lettre, par permutation des rôles dans la relation pédagogique : celui qui est censé détenir le savoir doit se mettre à l’écoute de celui qui ne le détient pas. Toutes les idées exposées ensuite (primauté du jugement et de l’expérience, développement des énergies spontanées, allégresse dans l’acquisition du savoir et de la sagesse) ont pour matrice cette forme élémentaire de pyrrhonisme, principe d’un affranchissement intellectuel salutaire à tous ceux, enfants ou adultes, qui sont confrontés à l’autorité des maîtres de l’humanisme : « Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent » (ibid.). La surprenante transition qui inaugure le corps du chapitre n’avait donc pas besoin de précisions supplémentaires, sous forme d’additions B ou C, pour prendre un sens plausible : elle est éclairée par l’ensemble du discours qui suit, et désigne en retour, par énigme, ce qu’il a de plus incisif.

37Énigme ici, illogisme là, silences partout… Il n’y a pas lieu de soupçonner en ces procédés insolites je ne sais quel goût du mystère, ou de la mystification. Simplement, ils désignent des significations à élaborer, d’après le texte mais en deçà de lui, comme ses conditions de validité. Pour les percevoir distinctement, il faut se déprendre des énoncés explicites, les mettre comme entre guillemets, à distance critique, pour en déchiffrer les implications ou les ratifier. C’est là un agencement caractéristique de l’essai, lié à la présence de l’écrivain en contrechamp des textes qu’il authentifie par sa signature, et à la relation de connivence, d’entente à demi-mot, qu’il cherche à établir avec le lecteur en situant celui-ci à la même distance de l’écrit.

38Reste à déterminer cependant le rapport entre ces zones d’obscurité ou de silence dispersées dans les chapitres du premier livre – mais pas dans tous – et le point aveugle ménagé au centre, par réduction au silence de ce qui aurait dû être le discours décisif, parfait de forme et de signification, proféré par la voix tenue pour véridique entre toutes, d’Etienne de La Boétie, et ratifié par l’assentiment de celui qui s’en est fait le témoin survivant, Montaigne. C’est la réponse à cette dernière question qui permettra de conclure.

39Dans les exemples qui viennent d’être analysés, les silences énigmatiques désignent des présupposés qui n’ont rien d’évident, mais sur lesquels l’écrivain requiert l’accord préalable de son lecteur. Il semble possible de distinguer au centre du livre les linéaments d’un dispositif de même type, que rend plus subtil et plus complexe l’absence marquée de l’un de ses éléments.

40Juste après avoir présenté le Discours de la Servitude volontaire comme le document qui lui a donné « la première connaissance » du nom de La Boétie, et l’origine de leur « accointance », Montaigne commence à commémorer

cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s’en lit guère de pareilles…  (p. 184)

41Mais ses premiers propos sont empreints d’une objectivité de philosophe, qu’accentuent encore les additions manuscrites, en référence à l’Éthique à Nicomaque :

Il n’est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminé qu’à la société. [C] Et dit Aristote que les bons législateurs ont eu plus de soin de l’amitié que de la justice. [A] Or le dernier point de sa perfection est cettui-ci. Car [C] en général toutes celles que la volupté ou le profit, le besoin public ou privé forge et nourrit, en sont d’autant moins belles et généreuses, et d’autant moins l’amitié, qu’elles mêlent autre cause et but et fruit en l’amitié, qu’elle-même. Ni ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne, particulièrement n’y conviennent, ni conjointement. (ibid.)

42Et les pages qui suivent distinguent méthodiquement l’amitié proprement dite de toutes les autres relations de solidarité privées et publiques – dessein précisé par l’addition citée ci-dessus, et qui s’écarte des perspectives aristotéliciennes16. De ce fait, elles aboutissent à une aporie d’expression et de pensée :

Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, [C] qu’en répondant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi. [A] Il y a <ce semble> au delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire [C] particulièrement [A] ne sais quelle force <divine> [C] inexplicable [A] et fatale médiatrice de cette union. (p. 188 – les mots de A placés ici entre crochets obliques ont été raturés sur l’Exemplaire de Bordeaux).

43Précisons : Montaigne arrive ensuite à représenter, par évocations et descriptions qui s’avouent approximatives, cette amitié parfaite ainsi que l’éthique de générosité et de confiance absolue qu’elle inspire ; mais en se référant constamment à une expérience exceptionnelle, qui le cantonne dans le domaine privé le plus intime – celui d’une communion spirituelle. Par conséquent, il ne donne pas de suite à l’annonce initiale qui présentait l’amitié comme le « dernier point de perfection » des rapports sociaux, dans la cité (ce que confirme après 1588 l’allégation d’Aristote qui en fait la préoccupation majeure du législateur). Ce décalage fait apparaître au point d’articulation du chapitre (entre la critique des relations de type banal et l’éloge de l’amitié) une lacune, ou plutôt une pièce manquante ; et celle-ci est désignée indirectement par une expression qui revient avec insistance pour distinguer l’amitié des autres liens : au sujet des relations de consanguinité,

à mesure que ce sont amitiés que le loi et l’obligation naturelle nous commande, il y a d’autant moins de notre choix et liberté volontaire. Et notre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l’affection et amitié. (p. 185)

44De même au sujet du mariage, après avoir noté qu’il « n’a que l’entrée libre » et que « sa durée » est « contrainte et forcée », Montaigne imagine à l’irréel ce qu’il serait « s’il se pouvait dresser une telle accointance libre et volontaire » (p. 186)… On le voit : l’amitié serait le lien familial et civique d’une société fondée sur la liberté volontaire, inverse de celle que stigmatise le « Discours de la servitude volontaire » – lequel fait ainsi figure de complément du discours sur l’amitié, de contrepartie du silence observé sur la fonction de cette relation privilégiée dans la cité.

45Et réciproquement…

46(Au préalable, un aveu de témérité. Nous ne savons pas si le chapitre « De l’amitié » aurait été identique à sa version de 1580 (exception faite de la dernière page) si Montaigne avait inséré le Discours de La Boétie, comme prévu, à l’emplacement suivant. Toutefois, sa présentation définitive, avec l’interruption soudaine après l’annonce « Mais oyons… », le donne à croire. Jouons le jeu.)

47… Réciproquement, le discours sur l’amitié fait figure de complément au Discours de la Servitude volontaire ; de substitut d’une pièce qui manque à celui-ci, et n’est autre que le postulat sur lequel il repose. On le constatera en étudiant l’agencement logique du passage destiné à établir que « la liberté est naturelle », en préalable à l’analyse de ce qui dénature les hommes et les fait consentir à la servitude. La Boétie argumente à partir de l’axiome, donné pour évident, que « Nature […] nous a tous faits de même forme, et comme il semble à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons, ou plutôt pour frères »17. Après avoir énuméré les conditions naturelles qui assurent cette solidarité (parmi lesquelles figure la répartition inégale des dons, qui requiert l’entr’aide), il conclut :

Il ne faut pas faire doute que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucuns en servitude, nous ayant tous mis en compagnie (Discours de la Servitude volontaire, p. 119)

48Son raisonnement postule que la relation de solidarité (ou de compagnonnage, ou de fraternité) est incompatible avec la relation d’assujettissement. Mais au XVIe siècle (et pour longtemps encore…) cette incompatibilité n’est pas dutout évidente. Bien au contraire, la plupart des modèles d’organisation de la collectivité sont hiérarchiques : modèles de la famille patriarcale, de la cité céleste, de l’état théocratique, des obligations féodales, du roi père de son peuple… Qu’ils viennent de la Bible, de l’histoire, des théories de juristes ou des spéculations philosophiques, tous ou presque représentent les solidarités sociales ou civiques sous forme de relations organiques entre supérieur et inférieur, entre l’instance qui ordonne et celle qui obéit. Du reste, de telles conceptions sont si profondément ancrées dans la mentalité des politologues qu’une récente exégète du Discours de la Servitude volontaire a trouvé le moyen d’y déchiffrer, entre autres merveilles, l’idée que La Boétie « sait qu’à raison de sa nature, l’homme , comme dira Kant en une magistrale formule, "a besoin d’un maître" »18 – bien qu’il dise et répète exactement le contraire. Cela pour mesurer la robustesse séculaire de tels axiomes, et par conséquent la témérité de l’écrivain persuadé de l’évidence de son postulat qui supposait indissociables la liberté au plein sens du terme et la fraternité.

49En expliquant minutieusement que toutes les relations qui impliquent obligations et sujétion sont radicalement différentes de l’« amitié » – ce qui, répétons-le, est contraire aux idées reçues sur la diversité des formes de la philia – Montaigne tout à la fois éclaire ce postulat et le prémunit contre les objections qui pouvaient lui être opposées, au titre de l’autorité patriarcale, par exemple. Le traité de La Boétie et le chapitre des Essais qui devait l’introduire sont donc associés par un lien de complémentarité réciproque. Ce lien perd sa précision sans doute lorsque le traité est retranché (sinon pour ceux qui le connaissaient, ou pouvaient le consulter dans les publications qui l’avaient divulgué sous le titre du « Contre un », que signale Montaigne) ; il n’est pas entièrement rompu, puisque tout lecteur attentif trouve au début du chapitre « De l’amitié » l’information essentielle : que les pages qui suivent auraient dû être continuées par un « discours » écrit « par manière d’essai », jadis, « à l’honneur de la liberté contre les tyrans » (pp. 183-184). Ainsi, même s’il est dû à un accident de l’histoire, le grand silence au centre du livre ne dénature pas le dessein de Montaigne ; il étend seulement la zone déjà énigmatique, déjà en attente du surcroît de sens et de cohérence que lui donnera le déchiffrement des non-dits de ce chapitre « De l’amitié » où se formulaient secrètement les exigences éthiques et politiques essentielles dans lesquelles avaient communié l’écrivain et son « frère » disparu. Telle pourrait être une des raisons de l’étrange laconisme par lequel Montaigne, comme le poète qu’il nomme en premier parmi les « plus excellents hommes » (II, 36) a inscrit, dans le premier livre des Essais, les empreintes, « Sous tout ce qui se dit, de tout ce qui se tait19. »

Notes de bas de page numériques

1  Essais, I, 28, éd. Villey-Saulnier, P.U.F., 1965, p. 183. Toutes les références incorporées au texte renvoient à la pagination de cette édition.

2  Voir « Notre liberté volontaire…», Europe, Janvier-Février 1990, pp. 72-82.

3  Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, 1986, p. 25 et suiv.

4  Jean Bouchet, Annales d’Aquitaine, Poitiers, Marnef 1545, f° 13-13v°; citation suivante, f° 13v°.

5  Jean Bouchet, Annales d’Aquitaine, Poitiers, Marnef, 1545, f° 13v°-14.

6 Jean Bouchet, Annales d’Aquitaine, Poitiers, Marnef, 1545, chapitre XII, f° 17; de même pour les citations suivantes.

7  Texte de J. Bouchet : « L’épouse de S. Hilaire fut par lui avertie comme Apre leur fille, par ses prières, avait été prise de Dieu : & désirant aller après elle, pria son saint époux, qu’il fît autant pour elle, qu’il avait fait pour leur fille. Ce qu’il fit pour justes causes à ce le mouvant : & tantôt après la bonne Epouse rendit son âme à Dieu, et fut mise en riche sépulture, après sadite fille, en ladite église Saint Jean et Saint Paul. » (f° 17).

8  Les autres retouches manuscrites sont des remaniements lexicaux, non des additions.

9  « Quoy que »<Quoy_que>, en deux mots, au début de la phrase est interrogatif :  « que dire de ceci, que… ? » (cf. latin "Quid, quod… ?"), bien que l’imprimeur de l’Exemplaire de Bordeaux ponctue par un simple point. P. Villey ne rectifie pas, à tort semble-t-il.

10  Comme en appendice (« Je dirai encore ce conte… »<Je_dirai_encore_ce_conte...>), Montaigne montre Cortez invité par les Indiens à choisir entre leurs offrandes : des hommes à dévorer, ou de l’encens, ou des oiseaux et des fruits. L’anecdote semble destinée à rappeler les massacres accomplis par le conquérant.

11  Quelques commentaires récents donnent à penser que, même muni des additions, le texte reste assez silencieux pour provoquer encore d’énormes méprises.

12  Voir « Les prétéritions marquées ou le sens de l’inachèvement », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VII, 13-16, Juillet 1988 – Janvier 1989, pp. 231-238.

13  Version de 1580 : « … et que la fortune n’est pas plus incertaine et téméraire que nos discours. ». La retouche manuscrite rend l’idée plus nette, sans la modifier.

14  Voir « L’argumentation pyrrhonienne », Montaigne : les derniers essais, cahiers Textuel 34/44, 1986, n° 2, pp. 73-84.

15  Le sens du verbe « comer » (orthographe de Montaigne) est déterminé par une variante manuscrite de l’expression « supposer des similitudes » (p. 106, ligne 2) : Montaigne avait d’abord écrit « supposer des comes » <supposer_des_comes>. Un « come », c’est donc une « similitude », un cas semblable ; « comer », c’est employer la conjonction « com[m]e » pour citer un exemple comparable. – L’hypothèse, récemment émise, d’un lapsus calami pour *conter, est insoutenable : il faut imaginer non pas un, mais trois lapsus successifs, pour aboutir à une platitude.

16  Voir l’Éthique à Nicomaque, VIII, 7, où Aristote étudie la philia dans les relations parentales, conjugales et hiérarchiques.

17  Discours de la Servitude volontaire, éd. M. Abensour et P. Léonard, Payot, 1985, p. 117. Les références suivantes renvoient à cette édition.

18  S. Goyard-Fabre, introduction à l’édition du Discours de la Servitude volontaire, dans la collection GF, 1983, p. 91. La surprenante fréquence des approximations, gauchissements, inexactitudes et méprises systématiques, dans cette prolixe introduction, témoigne indirectement de la causticité de La Boétie : il effraye encore. L’entreprise d’édulcoration n’en est pas moins regrettable; et l’on ne comprend pas que les travaux d’Abensour et alii, publiés en 1976, n’aient pas coupé court à cette tentative.

19  Ch. Péguy, Sonnet (Œuvres Poétiques, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 827 : « […] Que témoins du paraître et greffiers du connaître, / Que d’autres soient savants de tout ce qui se sait : / L’aveugle vagabond sera toujours le maître, / Sous tout ce qui se dit, de tout ce qui se tait. »)

Pour citer cet article

André Tournon, « Le silence du premier livre », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 18 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6544.


Auteurs

André Tournon

Université de Provence