Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  1. Eros 

Sathya Rao  : 

Préliminaires à une érotique du traduire

Résumé

Le présent article pose les principes généraux d’une érotique du traduire capable de rendre compte de l’amour en traduction. Ni romantique, ni pornographique, l’érotique de la traduction dénonce les multiples érotologies du traduire avant de déployer sa propre réflexion sur une multiplicité de dimensions (pragmatique, pédagogique, éthique).

Abstract

The present article lays the foundation of an erotics of translation meant to account for the idea love in translation. Neither romantic nor pornographic, the erotics of translation denounces existing erotologies of translation before unfolding its own reflection from different perspectives (pragmatic, pedagogical, ethical)

Index

Mots-clés : amour , corps, érotique de la traduction, pornographie, visibilité

Plan

Texte intégral

L’amour en traduction

1Il peut sembler incongru, voire choquant, de trouver la traduction associée aux motifs de l’érotique et du pornographique. Pourtant, l’amour au sens large est une composante essentielle de la pensée traductologique ; elle s’y manifeste sous des formes diverses qui ne tombent pas nécessairement sous le registre de l’érotique. Interrogez un traducteur sur les raisons profondes de son acte, il vous répondra qu’il traduit par amour de sa propre langue ou de la langue de l’autre, par désir de faire partager une œuvre chère ou bien tout simplement pour le plaisir de traduire1.

2Nombre de traductologues contemporains, à commencer par V. Larbaud et A. Berman, ont fait la part belle à l’amour en traduction. Pour le premier, l’œuvre de traduction procède d’un « instinct primitif d’appropriation2 » dont la domestication conduit, dans le meilleur des cas, à un subtil jeu de séduction où « délicatesse » et « virilité » doivent opérer de concert. Pour le second, la vocation du traducteur tient à une mystérieuse « pulsion de traduction » qui trouve son fondement autant dans la psychanalyse freudienne que dans le vitalisme romantique. Ainsi, la pulsion de traduction ramène-t-elle l’activité traduisante au cœur du sujet, appelant dès lors une psychanalyse du traducteur dont Berman n’a jamais pu poser les bases. Œuvrant donc dans l’intériorité du sujet traducteur, la pulsion de traduction est le site d’une double sublimation qui détermine la visée soit « métaphysique », soit « éthique » du geste traductif3.

3 Sur un registre un peu différent, comment ne pas évoquer l’analyse que fait A. Berman du poème de John Donne « Going to bed » dans Pour une critique des traductions : John Donne ? Choix littéraire aussi peu anodin que celui que fait G. Steiner en ouverture de son monumental After Babel. De « Going to bed » au deuxième acte de Cymbeline en passant par la sublime retraduction du Cantique des cantiques par H. Meschonnic se fait jour un intérêt de traduction commun pour l’amour et sa prose. Intérêt que la pensée traductologique n’a, semble-t-il, jamais pris au sérieux. Et si les textes érotiques avaient quelque chose de « paradigmatique » au sens où J-R. Ladmiral l’affirme à propos des textes philosophiques ? Il y aurait à entreprendre la généalogie de l’oubli (ou du masquage pudibond) de l’amour en traduction…

4Si l’amour au sens large peut être cause ou visée de traduction, il peut également se donner à voir sous les traits de métaphores. Un rapide examen du corpus traductologique suffit à nous convaincre de leur omniprésence : « fidélité », « infidélité », « pénétration », « possession », « soumission », « viol », « séduction », etc. Chargés de connotations idéologiques que le féminisme aura su décoder, ces termes renforcent le parallèle entre relation d’amour et relation de traduction. Parallèle que G. Steiner aura élevé à son niveau le plus général : « Eros et la langue forment une engrenage continu. Rapports sexuels, rapports parlés, copule et copulation sont des sous-catégories de la communication. Ils proviennent du besoin de l’être de sortir de lui-même pour comprendre, au niveau de l’intellect et dans l’espace, un autre être. L’acte d’amour est intensément sémantique4. »

5Dans son sens le plus large, l’érotique de la traduction est avant tout la tentative de prendre au sérieux les choses de l’amour en traduction. Dans cette mesure, elle s’oppose à cette pudibonderie traductologique qui consisterait à se voiler la face, à éviter de parler d’amour (ou bien à n’en parler que d’une seule façon) au nom d’une certaine morale. Cette morale est autant celle du littéralisme le plus incarné – qui refuse de faire place au jeu de l’interprétation – que celle de la compréhension la plus abstraite – qui néglige l’épaisseur charnelle de la lettre. Aux yeux de l’érotique, nous le verrons, il y a, une (f)rigiditéde la lettre comme il y a un exhibitionnisme du sens. Fin observateur de son temps, l’auteur de L’amant de lady Chatterley ne s’y est point trompé :

Ainsi, entre le puritain morne et rassis, toujours menacé de succomber sur le tard à l’indécence sexuelle ; entre la personne à la mode de la jeune génération qui dit : « Nous pouvons tout faire ; si nous voulons penser une chose nous pouvons la faire » ; et, enfin le barbare à l’âme basse, à l’esprit impur qui recherche la saleté, le champ d’action de ce livre est bien étroitement limité. Mais je leur dis, à tous : « Gardez vos perversions de puritanisme, ou de dévergondage à la mode, ou de simple grossièreté. Quant à moi, je défends mon livre et ma position : la vie n’est acceptable que si l’esprit et le corps vivent en bonne intelligence, s’il y a un naturel équilibre entre eux, et s’ils éprouvent un respect mutuel l’un pour l’autre5.

6Ainsi, du puritanisme à l’obscénité, n’est-il question, à quelques nuances près, que d’une seule et même pornographie et ce, quelques soient les époques. Le propos de D.H. Lawrence n’est pas seulement critique, il ouvre sur la perspective d’une réconciliation qui vaudrait, à bien des égards, pour la traduction elle-même. Aussi L’amant de lady Chatterley doit-il être lu, mais aussi traduit (pas exclusivement bien sûr) comme une tentative pragmatique de « mettre en harmonie la conscience de nos sensations corporelles avec ces sensations elles-mêmes, la conscience de l’acte avec l’acte lui-même6. »

7Une des tâches critiques de l’érotique consistera justement à examiner autant ce que les érotiques traductologiques7 ont d’excessif que l’extrême sophistication de leurs tendances sadomasochistes. On pourra, par exemple, s’interroger sur le type d’érotique à l’œuvre dans les Belles Infidèles et méditer sur la position paradoxale du traducteur violentant le texte-source au nom d’un amour immodéré pour sa langue maternelle. La rigueur analytique de l’érotique imposerait également de faire l’examen de ces coups et blessures linguistiques portés au corps du texte-source. A. Berman n’a pas manqué de le souligner : l’amour en traduction, c’est également la haine de la langue de l’autre (ou bien de sa propre langue).

8En matière d’érotique, la traductologie féministe aurait pu faire office de précurseur si elle n’avait pas cédé le pas, devant l’urgence de la situation, à la revendication politique. Il aura ainsi fallu tout l’engagement du féminisme en traduction dans les années 70, pour dévoiler le corps sexué/el de la traduction (et plus généralement de la langue) et tenter, vaille que vaille, de le réformer. Par réformer, il fallait ici entendre féminiser une langue et une pratique du traduire jusque-là maintenue sous la domination masculine, mais aussi nécessairement redéfinir – pensons, par exemple, au sucroît d’inventivité lexicale auquel a donné lieu la traduction en anglais d’écrivains comme Nicole Brossard. Cela étant, le propos de l’érotique du traduire, au sens où nous la concevons, est moins de replacer la femme ou l’homme au centre de la traduction ou de la langue que de repenser leur relation. En effet, la fonction pragmatique de la caresse n’a pas besoin que les polarités sexuelles soient clairement différenciées. Plus exactement, ces polarités ne doivent pas être tenues (idéologiquement) pour acquises, mais chaque fois réinventées à l’horizon du rapport (de traduction) lui-même.  

9Dans un sens que l’on dira plus engagé, l’érotique de la traduction non seulement fait œuvre de résistance, mais porte un projet d’amour pour la traduction. Ce projet se veut une alternative au modèle « pornologique » du traduire tel qu’il est promu par la globalisation. Les chiffres le prouvent : il existe une étroite corrélation entre l’avènement de l’économie globale et la prolifération de l’industrie pornographique. Derrière les statistiques se cache une réalité bien plus subtile, celle de la généralisation d’une certaine technologie de l’amour (en traduction). Nous poserons, en des termes proches de ceux de J. Baudrillard, que le propre de cette technologie est d’idéaliser le corps (textuel) au point de lui faire perdre toute sensibilité. Ainsi, élevé à l’état d’image ou de concept, le corps (textuel) finit par perdre toute profondeur, toute intériorité. C’est l’anesthésie généralisée de la chair. En bref, l’excès de sens tue le sens, insensibilise en abstrayant le corps dans l’universel du sens. De la pin-up sur papier glacé au corps surexposé du texte-source, il y va de la même logique, à savoir la production d’une illusion de visibilité absolue, de traductibilité intégrale. Illusion dont une des manifestations est l’exigence de fluency pointée du doigt par L. Venuti. Traduction et pornographie se touche, en particulier lorsqu’il est question d’argent. Alors qu’il œuvre, avec plus ou moins de conscience, à un projet global d’insensibilisation du corps (textuel), le traducteur perd de vue (ou réinvente dans le meilleur des cas ?) sa profondeur.

10Multipliant les images de lui-même, le traducteur aura, par la force des choses, de moins en moins à cacher : il s’engage en théorie, part en lutte contre son invisibilité notoire, s’interroge sur sa responsabilité, affirme avec force ses choix (politiques), donne ses yeux à la science8, en bref assume plus que jamais son arbitraire. Ce faisant, plus le traducteur s’affiche, plus il prend le risque de perdre en sensibilité. Si, comme beaucoup l’affirment, le traducteur pâtit d’une position d’invisibilité relative, il ne faudrait pas non plus minimiser le risque de son excès de visibilité. Le danger est donc double, c’est autant celui de l’exploitation, voire de la prostitution du traducteur que celui de sa « starification ». En ce sens, il y a autant à lutter pour l’amélioration du statut politico-juridique du traducteur que pour le maintien – sous des conditions renouvelées – de son propre « mystère », de son invisibilité. Notre propos ici n’est ni de regretter l’époque bénite où le traducteur savait se tenir, encore moins d’entonner lalouange sourcière de sa discrétion légendaire. Nous disons simplement qu’à force d’être pris (ou médiatisé) dans les rets du discours mondains, le traducteur (ou la traduction) risque de ne plus avoir le recul suffisant pour pouvoir intervenir dans le monde. Face au danger de la « transparence » ou de nudité intégrale du traducteur, il convient de poser la question éminemment érotique de son silence. Au sens où l’entend l’érotique, s’engager – c’est-à-dire assumer le risque d’aimer, ce n’est donc pas tant prendre part aux bruits et à la fureur du monde que de savoir s’y rendre invisible afin d’entreprendre une action plus tangible. De cela, on pourra sans doute conclure que l’érotique de la traduction ne va pas sans une certaine économie de moyens, pour ne pas dire une modestie.

11Un deuxième trait caractéristique de la sémiotique pornologique est l’instauration d’une économie capitaliste du corps textuel. Reposant sur un principe de ségrégation, cette économie postule des zones de sens capitalisant à elles seules la totalité du plaisir. Ces zones érogènes valent alors par métonymie pour l’ensemble du corps textuel. Dans cette optique, traduire se résume à trouver les équivalents des noms de ces zones érogènes, le mot à mot, sans qu’on ne prête la moindre attention au détail du corps-texte. Dans une certaine mesure, le découpage en zones que préconise Antoine Berman fait de lui un pornographe de l’obscurité.

12En outre, toute amoureuse qu’elle est, l’érotique n’est pas dupe des variations culturelles et sociales touchant sa propre pratique. Elle n’ignore pas non plus les logiques de pouvoir à l’origine du reclassement symbolique du pornographique en érotique ou inversement9. Il est d’usage d’accorder à la littérature érotique un prestige tout « platonicien » qui lui vaudrait un lectorat de qualité, mais aussi un traducteur – généralement universitaire – à la réputation sans tâches. Elevés par M. Heine, G. Bataille et R. Barthes au rang d’œuvre érotique, les romans de Sade ont finit par voir leur force subversive s’étioler en tombant dans le domaine public. Que dire encore des traductions esthétisantes de D.H. Lawrence et d’H. Miller10 ? S’agissant du rapport entre genres de littérature et classes, le constat empirique de N. Huston est suffisamment explicite : « […] Tandis que ce l’on a l’habitude d’appeler ‘érotisme’ est consommé surtout par l’élite intellectuelle et professionnelle (hommes et femmes confondus), le roman pornographique « sans mérite littéraire » et le roman à l’eau de rose sont destinés, respectivement, aux hommes et aux femmes des classes populaires11. »

L’essence non-platonique de la traduction ou la traduction-caresse

13L’érotique du traduire n’est ni une théorie ni une pratique de l’amour en traduction. De la théorie, l’érotique refuse le platonisme, c’est-à-dire la propension à confondre spéculation et amour de la traduction. Lorsqu’il ne se complaira pas dans l’amour de l’Esprit (ou l’esprit de l’Amour)12, le platonicien puritain éprouvera une haine profonde à l’endroit du corps (de la lettre), hyper-sexualisé pour l’occasion. De la pratique, l’érotique rejette la grossièreté, c’est-à-dire la certitude empirique (qui ne l’est jamais totalement) qu’aimer la traduction revient à la « sentir dans ses tripes ». Se voyant ramené au plus près du corps du traducteur, le phénomène de la traduction acquiert une telle sensibilité que les mots finissent par manquer. Là où l’érotique traductologique à tendance pratique jouit de sa propre expérience, celle de son manque extatique (autrement appelé son mystère, son obscurité), l’érotique traductologique à tendance théorique se félicite, pour sa part, d’avoir tout compris, de ne rien avoir laissé échapper.

14La caricature à laquelle se prêtent naturellement les extrêmes ne doit pas faire oublier que l’essentiel se joue dans la mise en relation. D.H. Lawrence, mais également Anaïs Nin et G. Bataille après lui, ont insisté sur la nécessité d’envisager « le fait sexuel que dans le cadre d’une totalité concrète et solidaire, où le monde érotique et l’intellectuel se complètent et se trouvent sur un plan d’égalité13. » En toute rigueur, il faudrait distinguer ce que ces trois projets de réconciliation – qui, répétons-le, valent également pour la traduction – ont chacun de singulier. L’érotique a ceci de commun avec la poétique de Meschonnic qu’elle se conçoit comme un projet global dont la traduction constitue une des dimensions. Plus précisément, l’érotique du traduire interroge autant le déni d’amour de la traductologie (son phallocentrisme, par exemple) que ses pratiques relationnelles. Dans cette perspective, la caresse14 porte la promesse d’une certaine mise en continuité entre le corps et l’esprit. En définitive, l’érotique du traduire offre un corps théorique et une sensibilité nouvelle à la traduction.

15Partant, comment saisir l’activité érotique de la traduction dans sa dimension la plus relationnelle, la moins figée donc ? Parmi les nombreux gestes susceptibles de rendre compte de cette activité, la caresse nous paraît particulièrement pertinente. Déjà effleurée par J.-P. Sartre dans l’Être et le Néant, cette notion occupe une position centrale dans la philosophie érotique d’Emmanuel Levinas. En outre, la caresse a fait l’objet de ré-élaborations par L. Irigaray et J-L. Marion qui, dans son Phénomène érotique, l’a affectée d’une sensualité inédite15. D’emblée, il convient de souligner le fait que l’érotique du traduire ne se saisit pas toute entière dans la caresse. Un certain nombre de gestes alternatifs sont possibles, à commencer par le « toucher » (die Berührung) fugace de W. Benjamin. Ces positions, autant qu’elles sont, pourraient être regroupées dans un recueil à venir qui tiendrait à la fois du Kama Sutra, des Théorèmes de la traduction de J.R. Ladmiral que de la Méthode du bien traduire d’Etienne Dolet. La perspective d’un tel ouvrage sera moins prescriptive qu’exploratoire : il s’agirait d’envisager la diversité des positions relationnelles (toucher, caresse) dont est capable la traduction.

16De la caresse, on dira qu’elle met en échec la pornographie dans la mesure où elle ménage une part à l’invisible, à l’intraduisible sans pour autant les hypostasier. Ainsi, la traduction-caresse n’est-elle ni un geste d’appropriation ni un geste de trahison. Dans un sens proche de celui de Levinas16, la traduction érotique déploie le texte original au-delà de son autorité en l’ouvrant à la perspective de l’Autre (langue). La caresse – autant que la « transgression » (Bataille) qui est un autre nom de la traduction – réalisent l’abandon du texte à lui-même et, ce faisant, la libération de ses potentialités interprétatives et traductives. Point capital, cet abandon n’est envisageable que dans la mesure où le traduire ne se fait pas contraignant, amène l’original à se perdre en toute confiance. Dès lors, il y n’a pas plus de raison pour célébrer cet « abus » de pouvoir qu’est la traduction17 que de chercher à le rendre moins tragique, sinon moins douloureux. S’il n’y a certes pas d’amour heureux, comme le dit le poète, le malheur n’est pas une nécessité absolue ; il peut, à l’occasion, se tromper. Autrement dit, il n’y a pas de malheur totalement malheureux, cela serait trop beau. Entre la chimère de la traduction parfaite et l’éloge de la trahison, il conviendrait de faire la place à une pédagogie de l’abandon. Par là, nous entendons la mise en dialogue préliminaire entre la perte d’autorité de l’original (sur lui-même) et sa saisie en traduction (du point de vue de l’autre langue). C’est précisément à cette « croisée »18 que se tient le plaisir (éventuellement nostalgique) de la perte. En termes phénoménologiques, la pédagogie de l’érotique, c’est la traduction donnant, sans le forcer, l’abandon ou la trahison (à elle-même comme à l’autre) de l’original. Pour le dire autrement, l’abandon n’est pas nécessairement tragique : il s’obtient à force de caresses et de précautions. L’érotique du traduire est l’épreuve – la pédagogie et la pragmatique, si l’on préfère – de cet abandon.

17Par ailleurs, l’érotique du traduire entend relancer le questionnement sur le corps du traducteur. Ainsi, les érotiques traductologiques ont-elles, chacune sur leur propre registre, affecté une corporéité au praticien. Pour les plus platoniques, ce corps s’abstrait tout entier dans la conscience du traducteur. Pour les plus (f)rigides, il n’y a de corps plus aimable que celui de l’original. L’exigence de fidélité finit par priver le corps du traducteur de sa ductilité, ne lui laissant, en tout et pour tout, qu’un manque d’amour dont l’invisibilité est l’expression la plus manifeste. Stigmate de son imperfection, le corps du traducteur est tellement rigide qu’il peine à cicatriser, ne sent même plus les coups. Si la traduction pornographique réduit le corps du traducteur à sa seule performance, les traductologies scientifiques en font une machine, lorsqu’elles n’accordent pas une importance démesurée à ses yeux et à ses mouvements de nuque. À la suite des réflexions de D. Robinson, l’érotique du traduire entend non seulement redonner sa place au « somatique », mais déployer ce corps traductif dans la pluralité de ses dimensions sensibles (charnelle, sensuelle, intellectuelle, intuitive, etc.).

Quelques axiomes érotiques pour conclure

18Axiome 1 : L’ « essence non-platonicienne de la traduction » (Berman) est de se faire caresse. Faut-il le rappeler, « charité » et « caresse » ont une même racine latine. La caresse est ce geste qui déploie le texte au-delà de sa suffisance d’original, à l’horizon de l’autre langue. Cette formulation – que l’on pourra qualifier trop rapidement de lévinassienne – de l’être-caresse de la traduction n’est pas restrictive. Non seulement peut-elle être poussée plus loin dans la compréhension de Lévinas (qui fût lui-même traducteur de Husserl), mais elle n’exclut pas d’autres gestes érotiques et, plus généralement, la possibilité d’une pragmatique érotique du traduire. Dans cette perspective, il y aurait assurément à apprendre du « toucher »(die Berührung) de W. Benjamin, de l’ « écoute » (hören) de M. Heidegger et du « croisement » de Jean-Luc Marion.

19Axiome 2 : Il y a une politique érotique de la traduction. Elle est celle de la « résistance » (Venuti) à l’ordre « pornographique » de la traduction globale, c’est-à-dire au fantasme d’une langue universelle que d’une sérialisation des cultures. Pour le dire autrement, traduire ce n’est pas nécessairement viser la transparence (qui est idéologique avant d’être linguistique) de l’anglo-américain (global english) ou bien changer l’emballage au moyen de stratégies de localisation. En définitive, il y a autant à lutter contre l’invisibilité économique et sociale du traducteur – c’est-à-dire son éclipse derrière l’« hypervisibilité » du texte-produit – que contre sa surexposition (médiatique) – c’est-à-dire la tyrannie renouvelée de l’arbitraire du traducteur.

20Axiome 3 : Il y a un corps érotique du traducteur (et de la traduction) qui englobe – c’est là le principal enseignement de G. Bataille – la totalité des dimensions de son être. H. Meschonnic dirait son énonciation. En ce sens, l’érotique ne peut être qu’une poétique. En dénonçant la réduction mentaliste de l’activité de traduction à sa seule dimension intellectuelle, Douglas Robinson ne s’y est point trompé. Plus exactement, le propos de l’auteur de The translator’s turn est moins de prendre parti pour le corps (contre l’esprit) que de signaler les marques « somatiques » de la présence corporelle dans le processus complexe de traduction. Précisons toutefois que D. Robinson conçoit ce retour au somatique à partir d’une perspective physicaliste et donc encore dualiste.

21Axiome 4 : En théorie, il y a des érotiques « platoniques » de la traduction comme il y a des érotiques « phénoménologiques » de la traduction. Les premières font abstraction du rapport dans la théorie ; les secondes s’enlisent dans l’expérience organique de l’acte. Les érotiques platoniques du traduire se complaisent dans l’évidence du sens et l’idéalisme de la métaphore. Leur argument est qu’elles n’ont rien à cacher, que tout est clair. L’obscénité est ici double : il y va simultanément de la surexposition du sens et du masquage pudibond, voire hygiéniste du corps à corps avec la langue, de l’exhibitionnisme et du puritanisme pour nommer les choses par leur nom. Les érotiques phénoménologiques, quant à elles, se heurtent à l’obscurantisme de leur propre refus ou déni du théorique. Avançant ainsi à tâtons, ils leur arrivent fréquemment de prendre la partie pour le tout ; en cela, elles sont fétichistes et pleines de préjugés (comme peut l’être le praticien qui a ses petites manies). Dans un registre plus classique, on dira que les érotiques platoniques de la traduction appartiennent au régime de l’agapè tandis que les érotiques phénoménologiques appartiennent à celui de l’éros. Entre les extrêmes du platonisme et de la phénoménologie, se déploie tout le spectre des « érotologies » de la traduction, issues en tant que telles des accouplements spontanés – tantôt sadiques tantôt masochistes – entre théorie et pratique. En pratique, les choses sont donc toujours plus compliquées : il y a un corps de la théorie (de la traduction) et il y a une connaissance spontanée de la pratique traductive. De même que la théorie prend corps en butant sur son propre idéalisme ; de même la pratique n’est jamais aussi idiote que la théorie veut bien le dire. En l’espèce, le corps traductologique peut prendre les allures d’une « poupée russe » (Meschonnic), se présenter sous la forme volatile d’une « rhapsodie de théorèmes » (Ladmiral) ou bien encore épouser les contours de la langue maternelle (Berman). Plus fondamentalement, le corps de la traductologie tient dans sa prétention métaphorique à se constituer en « logos » (science, système, théorie, Wissenschaft) et y manquer systématiquement. Cet impossible désir de la théorie à se saisir en totalité – désir qui aura été dénoncé comme tel par certains traductologues – ouvre la voie à l’amour sous les modalités de l’aventure poétique (Meschonnic), du devoir d’assistance (Ladmiral) à la pratique ou bien de l’ouverture éthique à l’Autre (Berman). Est sensible (en un sens foncièrement érotique) le corps de la théorie qui effleure les limites de son idéalisme soit de l’intérieur (dans la proximité carnale à l’empirique dans ce qu’il a de plus immanent), soit de l’extérieur (par la caresse éthique de l’Autre). D’où le théorème suivant : la théorie est amoureuse pour autant qu’elle échappe à son propre narcissisme et qu’elle n’est pas en manque ou en défaut de pratique.

22Axiome 5 : En théorie, la perversion est ici double : 1) la violence faite à la langue de l’autre se justifie au nom d’un amour immodéré à l’endroit de la langue maternelle (ce que l’on nommera, en usant de la terminologie de Jean-René Ladmiral, le sadisme « cibliste ») ; 2) la passion pour la langue de l’autre échoue à se dire en raison du défaut ou du manque attribué à la langue maternelle (ce que l’on appellera le masochisme « sourcier »). Dans le sillage de la dialectique freudienne amour/haine réinvestie par Antoine Berman, on pourra ainsi opposer au sadisme sourcier, qui envisage l’acte de traduction en termes d’« appropriation » ou de « pénétration », le masochisme cibliste qui, pour sa part, valorise l’« accueil » ou la « soumission » à l’autre langue.

23Ultime mise au point, l’érotique du traduire au sens où nous l’entendons n’est pas, comme on a pu le trouver dans une entreprise concurrente, cette redécouverte émerveillée du plaisir de traduire. Le risque d’un tel hédonisme en traduction est de nous faire oublier le gain inestimable de l’abandon, lequel ne doit pas être pour autant fétichisé par excès de nostalgie (c’est le pathos de la trahison). L’érotique du traduire est donc moins une revendication au droit de jouir qu’une éducation à la perte. Pour le dire autrement : la jouissance est moins le fait d’une injonction nietzschéenne au plaisir que d’un abandon – celui qui caractérise toute traduction – rigoureusement négocié à force de caresses. Ce qui est ici abandonné et non pas bradé, c’est d’abord la suffisance ou l’autorité du texte original qui consent à l’aventure de son redéploiement en traduction, autrement et ailleurs. En somme, il s’agit moins ici de réclamer ou d’affirmer que de (faire) lâcher prise. C’est là le premier principe d’une pédagogie érotique de la traduction.

Notes de bas de page numériques

1  Une première version de ce texte est parue dans Meta : journal des traducteurs, vol. 50, n° 4, 2005.

2  Valéry Larbaud, De la traduction, Paris, Actes Sud, 1946, pp. 23-24.

3  Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984, p. 23.

4  George Steiner, Après Babel (traduit de l’anglais par L. Lotringer & P.E Dauzat), Paris, Albin Michel, 1998, p. 48.

5  David Herbert Lawrence, L’Amant de lady Chatterley (traduit de l’anglais par F. Roger-Cornaz), Paris, Gallimard, 1993, Folio classique, p. 52.

6  David Herbert Lawrence, L’Amant de lady Chatterley (traduit de l’anglais par F. Roger-Cornaz), Paris, Gallimard, 1993, Folio classique, p. 50.

7  Il faudra bien distinguer les érotiques traductologiques (ou érotiques restreintesdu traduire) de l’érotique du traduire au sens où nous l’entendons dans le présent article. Tandis que les premières malmènent, d’une façon ou d’une autre, le corps du texte, la seconde se défend, pour des raisons qui tiennent essentiellement à sa nature caressante, de tels abus. Dans les termes d’A. Berman, l’érotique du traduire est l’analytiquedes érotiques traductologiques, ce qui veut dire qu’elle en examine les tendances déformantes, c’est-à-dire les violences ou les masquages imposées au corps du texte.

8  Nous faisons bien évidemment allusion aux études sur l’évaluation de la pratique du traducteur sur la base de son activité visuelle au moyen d’un équipement informatique connu sous le nom d’Eye Tracking System. Selon l’érotique, il y a moins à répudier ce genre d’analyse (au nom d’un humanisme d’arrière-garde, par exemple), qu’à comprendre quel type de corporéité elle affecte au traducteur. À l’évidence, les nouvelles technologies (internet, dictionnaires en lignes, traitements de texte, TAO, etc.) se sont imposées au traducteur au point de devenir partie intégrante de sa personne et de son quotidien. Le fantasme de la machine de traduction a désormais fait place à la réalité, plus nuancée, du « traducteur-cyborg » (Cronin, 2003, pp. 116-117).

9  L’érotique et le pornographique sont des catégories dont la morale se sert pour justifier, avec plus ou moins de raison, son arbitraire, c’est-à-dire aussi bien son ordre moral que son ouverture d’esprit.

10  L’érotique du traduire s’érige contre l’assimilation bourgeoise entre érotique et beau style. En ce sens, l’érotique est peut-être avant tout une œuvre de contestation.

11  Nancy Huston, Mosaïque de la pornographie. Marie-Thérèse et les autres, Paris, Editions Denoël/Gonthier, 1982, p. 29.

12  A ce niveau d’abstraction, le chiasme perd énormément en nuance et en sensibilité.

13  Georges Bataille, Histoire de l’érotisme, Œuvres complètes, tome VII, Paris, Gallimard, 1970, p. 19.

14  C’est particulièrement le cas dans l’écriture d’A. Nin où le motif omniprésent de la caresse opère comme un geste pragmatique d’écriture, appelant comme telle une traduction érotique au sens où nous l’entendons.

15  Jean-Luc Marion, Le Phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003, Biblio essais, p.  203.

16  Dans le cadre de cet article, notre propos est davantage de proposer une définition générale de la traduction-caresse que de la rattacher à un cadre théorique particulier, celui de Levinas, par exemple.

17  Alexis Nouss, « Éloge de la trahison », TTR, 2001, 14-2, pp. 167-181.

18  Jean-Luc Marion, Le Phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003, Biblio essais.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Sathya Rao, « Préliminaires à une érotique du traduire », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 15 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=6160.


Auteurs

Sathya Rao

Professeur adjoint, Department of Modern Languages and Cultural Studies, University of Alberta, Canada