Loxias | Loxias 6 (sept. 2004) Poésie contemporaine: la revue Nu(e) invite pour son 10e anniversaire Bancquart, Meffre, Ritman, Sacré, Vargaftig, Verdier... |  La Revue Nu(e) fête ses dix ans: 1994-2004 

Arlette Chemain  : 

Création par le dialogue: Récepteur/médiateur- La spécificité des entretiens de « Nu(e) » -

Résumé

Une approche globale des numéros successifs de la revue Nue(e), fait apparaître la présence d’entretiens entre différents partenaires, en alternance et en tension avec les poèmes. Prose, commentaires, analyses, sous une forme le plus souvent dialoguée, ces œuvres réflexives créent-elles une distorsion, une scission avec l’écriture poétique ? Ce double statut générique des textes retenus caractérise l’ensemble édité. Originale est parmi les énoncés réflexifs, au second degré, l’insertion systématique d’entretiens avec les auteurs – différents de l’interview.

Index

Mots-clés : Bonnefoy (Yves) , entretien, Louis-Combet

Plan

Texte intégral

1N’est-ce pas une preuve de générosité foncière de publier autrui quand on est soi-même poète, et de publier non seulement des poèmes, mais des échanges sur les contenus inventifs ? Entretiens d’une richesse saisissante, ils accompagnent les poètes de la dernière décennie du siècle précédent combien perturbée, tendue vers l’entrée dans le XXIe siècle. Les entretiens édités par la revue « Nu(e) » se déroulent ou plutôt se concentrent sur la décennie 90 et l’orée du siècle qui s’éveille, période brève mais intense que chaque lecteur souhaitera revisiter. Dans un temps resserré entre 1994 et 2004, les « dits » au second degré se succèdent, ayant des incidences inégales sur l’écriture, inflexions perceptibles au niveau des textes élaborés et de leur réception dans les pages attenantes, dans les volumes consacrés par exemple à Yves Bonnefoy, ou à Mahmoud Darwich.

2Une approche globale des numéros successifs de la revue, fait apparaître la présence d’entretiens entre différents partenaires, en alternance et en tension avec les poèmes. Prose, commentaires, analyses, sous une forme le plus souvent dialoguée, ces œuvres réflexives créent-elles une distorsion, une scission avec l’écriture poétique ? Ce double statut générique des textes retenus caractérise l’ensemble édité. Originale est parmi les énoncés réflexifs, au second degré, l’insertion systématique d’entretiens avec les auteurs – différents de l’interview. L’entretien qui réunit le plus souvent deux interlocuteurs se distingue pourtant de l’interview, par la situation moins pressante, un contexte d’urgence moins prononcé, le ton moins vif, l’exploration plus approfondie des données énoncées. Ayant une présence ponctuelle ou exceptionnelle dans d’autres revues (comme la série « La Vogue » au XIXe siècle), évité dans certains exemplaires de Nu(e) comme le numéro consacré à Arnaud Villani, l’entretien avec l’auteur devient pourtant une règle. Insolite dans une première approche, son caractère répétitif et systématique, processus critique bien intégré, contribue à la spécificité de la revue.

3Les entretiens constituent a priori un choix paradoxal, une transgression puisque les écrivains eux-mêmes condamnent quasi unanimement ces interventions personnalisées. Entendre les écrivains parler de leur œuvre, critique auctorale, ne serait pas le meilleur moyen d’accéder à celle-ci, et suscite maintes réserves. Les propos de l’auteur sur son ouvrage entraînent la méfiance : « La poésie est une affaire trop sérieuse pour que les poètes se mêlent d’en parler, surtout lorsqu’il s’agit de leur propre poésie. Les poètes ne sont pas ceux qui expliquent le mieux », objecte un des auteurs interpellés, Mahmoud Darwich. Les réticences s’étendent-elles à l’ensemble des énoncés ici envisagés ?

4Acceptées, les alternatives réflexives demeurent victimes d’un a priori préjudiciable ; considérées comme un élément du paratexte, non essentielles, un « mauvais lecteur » ou un lecteur mal intentionné pourrait les estimer secondaires ou annexes, comme autant d’épiphénomènes. On craint que les énoncés partagés et parallèles n’étouffent le texte principal, éteignent les vibrations, l’émotion, la chair des textes qu’ils ont pour fonction de mettre en valeur. Or ces entretiens d’entre les poèmes s’imposent à la lecture.

5On pourrait craindre en ce cas une forme de réception immédiate suspecte, pratique de journaliste qui tente de faire redire ou repenser son œuvre par l’auteur. Or les énoncés rassemblés « du côté » de l’interrogateur, ne proposent pas une approche qui dispense d’approfondir l’analyse, ne se substituent pas au travail de lecture critique, pas plus qu’ils ne portent un jugement de valeur. Les réponses quant à elles ne sont pas ici guidées par le désir de conquérir un public, de plaire au lecteur, de lui révéler ce qu’il attend, ou de réaliser un « scoop », objections introduites par les communications déjà citées. Les entretiens portent un poids de sens et leur impact égale celui des poèmes dans la même publication.

6Le maître d’œuvre de l’entretien, lecteur privilégié, met à l’épreuve sa propre lecture jugée par l’écrivain, et met à l’épreuve le poète amené à répondre de sa poésie. La relation complexe entre l’homme et l’œuvre, si l’on entend par là les incidences de la vie privée ou du contexte politico-social sur l’écrit, s’infléchit en une relation entre l’écrivain et l’acte créatif. Les pages observées ne cèdent pas à la facilité de déduire l’œuvre de l’individualité  ou du contexte social. Nulle concession à la recherche des influences biographiques ou politiques. Nulle intention inversement de déduire la vie de l’œuvre à partir « des métaphores obsédantes ». Les commentaires et dialogues intercalés ont un objectif plus essentiel. Ils constituent une gestation indépendante, ils créent un autre type de texte où l’écrivain et son auditeur se révèlent, mais autrement.

7Le texte à deux voix, se réalise à l’initiative d’un premier lecteur, récepteur privilégié, devenu médiateur entre l’auteur et l’œuvre, et indirectement entre l’auteur et le public, car en vérité, l’échange est à l’intention d’un tiers, le public extérieur. Si le dit parallèle initie le lecteur à l’œuvre, c’est indirectement et de manière oblique. L’entretien en fait institue un troisième terme qui se situe entre l’auteur et l’œuvre plutôt qu’entre l’œuvre publiée et le destinataire éloigné.

8Existe-t-il un profil de l’interlocuteur qui ressort des entretiens consignés ? Il est celui qui dérange. « Tu fais bien le questionneur » ou « le raisonneur », selon Molière. Il s’insinue dans une donnée admise, comme s’il en perturbait l’existence, ébranlait un ordre établi, un acquis. Il sous-entend une part de défi à la passivité du quotidien, aux conventions, volonté de remise en cause des attendus… un rien provocateur, ce qui n’est pas pour déplaire. L’esprit du débat se révèle en accord avec celui de certains auteurs entendus ; de même « Le titre du poème indique le retour des poncifs pour les subvertir », précise Yves Bonnefoy.

9Enfin moins médiateur entre le poème et le lecteur extérieur, qu’entre l’auteur et son œuvre, son attention se concentre sur l’acte poétique. Moins observateur qu’accoucheur, dans les entretiens observés, le partenaire fait parfois fonction de Maïeute ; les dits intercalés, grâce au double locuteur, progressent vers une vérité, conduisent à un troisième terme qui se situe au-delà de l’auteur et de l’œuvre.

10Les entretiens qu’il m’a été donné d’observer sont sans cesse renouvelés, d’une diversité jamais déçue, nombreux, denses, ils portent sur différents points selon les auteurs. Leur variété fait leur intérêt, la multiplicité des regards, des approches.

11Les configurations diffèrent. Les entretiens entrent dans des compositions à géométrie variable. En général l’intervention réunit un interrogé et un interrogeant, un lecteur extérieur et un poète interpellé. Il arrive que nous soyons en présence de deux interrogeants : Arnaud et Maud Villani s’adressant à Michel Deguy, ou inversement le scénario comprend un interrogeant et deux interrogés : Raphaël Monticelli entre Alain Freixe et Jean-Marie Barnaud ; ainsi a lieu la conjonction entre trois partenaires niçois en trilogue sur le plateau. Ces variations formelles créent un rythme, une chorégraphie qui anime la structure de chaque revue.

12Le document constitué permet en 2003, de dénombrer 23 poètes interrogés en des entretiens distincts, ils seront 30 au printemps 2004 ; quelquefois, le même poète se voit sollicité plusieurs fois à plusieurs années d’intervalle : Yves Bonnefoy écouté à deux reprises par Béatrice Bonhomme et par François Lallier. Parmi les 17 questionneurs certains interviennent également à plusieurs reprises : Béatrice Bonhomme interroge ainsi trois fois (avec pour vis à vis Salah Stétié puis Daniel Leuwers et enfin Yves Bonnefoy). Pierre Grouix intervient deux fois auprès de Philippe Jacottet et de Mahmouh Darwich, à plusieurs années d’intervalle. Cet écart dans le temps permet-il d’observer une évolution dans les questions introduites, les aspects abordés ? Une recherche portant sur la dimension diachronique, historique, s’amorce, piste que nous invitons à explorer. Par un effet de croisement, les rôles parfois s’inversent : Daniel Leuwers interrogé devient interrogeant face à Gérard Engelbach. Remarquons une lacune, l’absence d’entretien avec Béatrice Bonhomme, effet d’une discrétion ou d’une réserve digne d’estime. Preuve de cette transparence non de sa poésie mais de sa présence à la tête de la publication...

13Les textes imprimés présentent un volume inégal. Les énoncés vont de 4 pages (Pierre Brunel face à Giovanni Dotoli) à 14 pages (Béatrice Bonhomme face à Yves Bonnefoy), à 30 pages pour l’entretien inaugural d’Hervé Bosio s’adressant à Bernard Vargaftig (« Nu(e) », n° 7). Un cycle de 7 entretiens au souffle puissant concerne Mahmoud Darwich ou son traducteur ; cet élément comprend 6 pages de réponses par le traducteur devenu critique Farouk Mardam Bey pour un total de 30 pages (n° 20).

14Béatrice Bonhomme recueille les réponses « par phrases amples et ramifiées » de Bonnefoy. Le poète-répondeur s’inscrit instinctivement dans «  il largo fiume di parlare », reconnaît l’interpellé qui évalue à son tour ses propres réponses. Le processus crée des jeux de miroirs, d’une subtilité savante et riche – entre l’auteur et son propre texte, entre le texte et son écho dans les paroles de l’interrogeant.

15L’identité des interrogeants module leurs interventions. Loin d’être des professionnels des media, de la presse écrite, ce sont des lecteurs attentifs, des sympathisants sensibles à telle écriture, des spécialistes de la littérature à l’esprit ouvert, des critiques au sens large, hors des sectarismes ; ce sont souvent des poètes eux-mêmes. Les interrogeants procèdent de manière contrastée. Ils savent être discrets, se limiter à des questions minimales (celles de P. Brunel à Giovanni Dotoli) qui les amènent à recevoir une réponse inversement développée et expansive. Tantôt ils précèdent les réponses par des commentaires étoffés (ceux de Tessa Tristan précédant Claude Louis-Combet). Il faut compter avec l’entretien de critique à critique, autre cas de figure. Pierre Grouix pudiquement retranché derrière le nom de la revue « Nu(e) » recueille les jugements de Farouk Mardam-Bey sur le poète palestinien qu’il traduit pour les éditions Actes Sud. En ce cas l’échange se déroule entre médiateurs, critique littéraire d’une part, traducteur d’autre part. Le principe de l’entretien est sauvegardé. Les adverbes de temps en témoignent : « le travail publié ‘avant hier’ à Beyrouth », est-il rapporté ; le ton reste celui d’un libre débat, mais les réponses sont d’un autre que l’auteur. En ce cas la glose surpasse en volume, le texte pris pour point d’appui. La « glose » l’emporte sur la « matière poétique ».

16Le commentateur pourrait évincer l’auteur bientôt écarté. La prestation est l’occasion d’un rappel indirect bio-bibliographique des publications traduites, isolées ou rassemblées en recueil (« Diwan ») : « Au dernier soir sur cette terre », « Une mémoire pour l’oubli », « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? » « Le lit de l’étrangère » « La Jidâriyya », poème mural, l’anthologie (in Poésie Gallimard) s’énumèrent de toute évidence à l’intention d’un lecteur extérieur qu’il convient de tenir informé.

17La sélection des auteurs interrogés semble très libre. Les critères sont-ils les dates récentes de publication ? La reconnaissance de l’élu par la communauté des poètes eux-mêmes, jointe à celle de leurs lecteurs ? Les aînés : Salah Stétié qui eut le privilège des premiers entretiens, Yves Bonnefoy, Henri Meschonnic, alternent avec les plus récents amis comme Lionel Verdier ou Serge Martin-Ritman. La revue contribuera à faire lire et comprendre les uns, à révéler les promesses. Des exemples sont particulièrement forts. Tout d’un coup explosent les entretiens de Pierre Grouix et de ses pairs avec Mahmoud Darwich, en un cycle de 5 ou 7 moments, et plus tard s’enflent les réponses de Claude Louis-Combet, d’une tonalité toute différente. Il faut compter avec les trente pages de l’entretien fondamental de Hervé Bosio avec Bernard Vargaftig, à l’orée de la série (n° 7) qui donnent une impulsion aux initiatives réitérées depuis, comme rappelé précédemment.

18 Des questions méritent d’être posées aux éditeurs de « Nu(e) », partie prenante car poètes eux-mêmes. Comment s’orientent leurs choix d’auteurs ? L’ordre du recueil correspond-t-il à l’ordre chronologique des réalisations successives, ou a-t-il subi des remaniements en fonction des contraintes éditoriales ? L’entretien fut-il oral ou écrit ? La transcription ou la préparation à l’impression ont-elles entraîné des modifications de langue, de ton, de termes ou d’opinions ? Si seul Raphaël Monticelli donne des indications sur ce qui pourrait passer pour une mise en scène, sur le cadre dans lequel se déroule l’entretien : la maison, la verdure…(oct. 2000), de plus amples indications scéniques sur les mises en situation seraient souhaitées dans les autres cas. Enfin quelle est la relation réciproque des éditeurs de « Nu(e) », Hervé Bosio, Béatrice Bonhomme et des auteurs ? La curiosité simple porte sur le climat humain environnant ces entretiens. Cependant les journées du Xème anniversaire apportent une réponse. Echanges chaleureux, confiance et libre expression se perçoivent assez, ainsi qu’une communion dans la même exigence.

19Cependant au cours des entretiens rédigés où différents points de vue s’affrontent, quel apport fournissent les interpellés ? Osons un regard transversal sur les textes rassemblés.

20Les interviewés se révèlent pour la plupart sceptiques à l’égard de la critique littéraire institutionnelle, réticence exprimée par Jacques Reda : « la crainte du système m’a bloqué », confie-t-il à Claude Perez (« 12 questions suivies de 12 réponses », 1996). Le nom du critique Mikhaïl Bakhtine qu’avance Tessa Tristan laisse indifférent Claude Louis-Combet qui condescend à retenir l’idée d’une composition sinon « dialogique » du moins « polyphonique et symphonique des poèmes » où reconnaît-il, « des voix s‘entrecroisent, se cherchent, se mêlent sans jamais se confondre ». Mahmoud Darwich raille les stéréotypes, l’idée que la poésie serait féminine et la prose masculine ; il brouille les distinctions catégoriques. Le brouillage affecte également des catégories génériques, quand les auteurs refusent de séparer  poème et récit comme le revendique Bernard Varfagtig (n° 7). Selon l’auteur, « Orbe », « Lumière qui siffle », « Ou vitesse » constituent « un seul poème, un journal, un travail vers l’autre », « travail vers une entente féconde », revendique l’écrivain (n° 7, p. 22).

21Dans son propre effort de classification et de théorisation de la poésie  palestinienne, Darwich reste à son tour sceptique quant à la seconde période qui caractériserait l’évolution de la littérature observée, effort réflexif ou volonté d’abstraction stérilisante. À l’écart de cadres théoriques estimés inféconds, des orientations, des éléments qui ensemencent l’œuvre, foyers irradiants connaissent une actualisation  réitérée.

22La quête des origines, mieux, le retour symbolique aux origines est source de rayonnement. Le poète perçu en tant que « pèlerin vers les origines » ; cette permanence sous-tend le dialogue « Orient-Occident », affirme Raphaël Monticelli. Un poète Méditerranéen le confirme : « Le centre imaginaire de mon œuvre, chère Béatrice, répond avec affection Salah Stétié, est la remontée très rare, angoissante aux lieux de l’origine, à l’instant où la parole sort toute mouillée encore d’eau lustrale et toute proche du balbutiement […], se formant et s’ouvrant comme se déchiffonne un bourgeon » (1er entretien)… La remontée vers les origines comprend la recherche de l’enfance et celle du terroir.  

23Le rapport à l’enfance demeure prégnant. « Le poème n’est, dans les difficultés, les épines de toutes sortes qu’une remontée d’enfance » répond encore l’auteur  du Liban. Variation sur l’imaginaire de l’enfance, le poème n’exclut pas le heurt des contraires, résumé dans la formule oxymorique : « Un peu de lumière venue des origines et gardée par ‘la terrible enfance’ ». Référence est faite à l’infans, celui qui ne parle pas, et qui par ce mutisme attire, « béance » déjà, suggère Salah Stétié. Bernard Vargaftig inverse la notion : « il y a un enfant devant » (« Nu(e) », n° 7, p. 28), « un enfant qui ouvre les bras » et ainsi attire moins vers le passé que vers l’avenir qu’il appelle.

24Darwich apporte une inflexion douloureuse en rupture avec la thématique habituelle. Il consacre un manque dans la poésie arabe, l’absence de ce rayonnement autour de l’enfance. La poésie arabe ne connaîtrait pas ce thème, l’enfant jamais venu, constat cruel, blessure ouverte, absence majeure, ce défaut du pli de la mémoire regrette aussi Salah Stétié.

25L’enfance s’associe au lieu de naissance, le poète étant perçu « Pèlerin vers les origines », répétons-le. Cette quête sous-tend le dialogue « Orient/ Occident » sur lequel s’attarde Raphaël Monticelli. La terre des origines est rappelée : « terroir, terre, monde, le poète se frotte à tout cela » confirme James Sacré qui se veut incitatif dans les strophes « Viens […] ou l’initiation à l’ampleur du monde » (n° 15, 2001).

26Pour Mahmoud Darwich, la poésie se construit liée à la terre, ce rapport connaît une inflexion particulière. La terre « fait sens en poésie, signe et sens » (n° 20, p. 46). La poésie est langue et la langue est issue de la terre. Evoquant son entrée en poésie, le poète palestinien la justifie par ce lien entre langue, terre et langue poétique. Par la langue se recrée le pays effacé, nié. « Dans la langue, nous trouvions l’être qui pouvait faire naître la terre » (1er entretien). De la terre naît une langue nécessairement liée aux conditions historiques. Ce lien « renverse les méfaits de l’Histoire ». La langue est une manière de construire l’identité du pays et la sienne propre, insiste l’écrivain.

27Cependant la langue garde sa double fonction : réinsertion dans l’Histoire et quête poétique essentielle. L’auteur cultive le paradoxe : « Chaque fois que nous poussons nos racines dans la terre nous nous élevons d’autant mieux dans le ciel ; chaque fois que nous nous envolons, que nous nous perdons, nous trouvons mieux notre chemin sur terre » (id., n° 20).

28Mais à un certain stade de son évolution, la poésie se fige : la poésie demeurée l’expression de toute société pastorale et agraire caractériserait la poésie arabe. « Tous les poètes palestiniens ont été influencés par sa thématique, (celle de Darwich) : la mémoire, la terre » commente Mardam Bay ; alors le danger de sclérose s’installe. Tandis que lui, le poète initiateur de cet attachement au terroir, appelle à défier ce piège.

29Une inflexion dictée par l’Histoire donne à la poésie une motivation particulière. La terre imprégnée d’une mémoire appelle la défense de l’identité palestinienne, de la nation - paradoxalement inexistante. À ce stade, la poésie est pensée comme nécessairement engagée. Or  il convient de s’affranchir de toute nécessité. Le poète donne à entendre qu’il s’oppose à l’occupant, mais se tient à l’écart d’un militantisme exclusif. Le débat sous-titré « Célébration de la marginalité » invite à éviter le piège de l’Histoire. Contrairement aux attendus du lecteur occidental : « Nous n’avions aucunement besoin de susciter l’enthousiasme parmi les combattants ». Darwich entend chercher « comment le texte poétique peut s’inscrire dans l’Histoire de manière ‘plus artistique’ et non ‘plus patriotique’ ». Il faut éviter « la cage du discours sur l’occupation, elle le contraint à se lamenter sans cesse sur la perte de la mère symbolique, à tourner en rond dans le cercle des interrogations sur nos droits les plus élémentaires ». Et dans le 4ème entretien, sur ce sujet la violence va croissant : « je refuse que certains poètes transforment les dépouilles de nos morts en tribune aux harangues ». L’auteur s’interdit de s’enfermer dans la défense historique d’un pays. Ainsi la poésie engagée se voit dépassée. « J’ai écrit mon silence d’une manière nouvelle ». L’auteur entend « Écrire son humanité au milieu de l’obscurité et du blocus et ne pas faire le jeu de l’occupant ». Il rappelle que l’écrivain dispose d’un moyen propre (spécifique) de lutter en déployant, en travaillant librement son imagination. Il défend « le fait que l’homme puisse exercer son entière liberté, ne serait-ce que dans son imagination ou dans sa relation avec sa langue […] interprétée comme une résistance à l’occupation. […] Le pays fragmenté, éclaté, existe en poésie, par la langue poétique, par l’imaginaire qui le reconstitue. C’est tellement extraordinaire, miraculeux même de pouvoir écrire sur autre chose ». Ce faisant « Darwich installe la poésie arabe la plus exigeante dans le paysage culturel global », approuve l’interprète et critique Mardam Bey.  

30Le poète se fait lui-même historien de la littérature dont il est partie prenante, avons-nous mentionné ; il retrace l’évolution littéraire des siens telle qu’il la perçoit, énonce trois époques de la poésie palestinienne. Il sait le temps de l’engagement immédiat, puis il constate la tentation des théorisations, des abstractions s’épuisant à définir la poésie arabe, ce que L. S. Senghor nommait « l’arabité », ajouterai-je (« Liberté I »). Et enfin Darwich est conscient de son épanouissement personnel, souffle lyrique et contenu épique mêlés.

31L’exil est un autre thème obsédant. Mais à la dialectique entre l’exil et l’enracinement, se substitue la perception d’un exil intérieur : « sentiment d’exil qui est terré au fond de moi et qui est devenu si familier », donnée plus prégnante que l’éloignement géographique dans l’espace, plus blessante que  l’exclusion sociale. Un renouvellement dans  la perception de l’exil s’opère. N’ayant pas d’ancrage, l’errant n’a pas non plus à se penser hors d’un quelconque ancrage : « ni exil ni patrie » va répétant le poète en une formule concise. La seule chose dont on ne peut le priver, sa seule patrie est la poésie, scande l’auteur de « Onze astres… » suivi de « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ». Pour dire sa détermination ou le désir inextinguible d’écrire, il change de registre au cours de l’entretien ; l’analyse laisse la place à un surgissement poétique qui s’apparenterait à « l’inspiration » ; il commente : « L’abeille de l’écriture a fait boucler mes cheveux. Or quand l’abeille de l’écriture se met à bourdonner dans les cheveux, on n’a rien d’autre à faire que de saisir une feuille de papier et une plume » (4ème entretien, 1992). Voici transcendé le temps de l’enchantement rural, puis celui de la combativité militante dans une écriture personnelle qui exalte plus largement « l’humain ».

32Un tropisme vers le Sud apparaît prédominant dans l’ensemble des publications observées. Le rivage de la Méditerranée est source d’inspiration. L’enracinement se situe là encore pour Béatrice Bonhomme : « Désert du déchaînement » (n° 15, 2001). James Sacré s’imagine à nouveau « À Sidi Slimane » (n° 15). Il valorise un Sud rural voire archaïque, lieu des Arts premiers.

33Une inflexion particulière est apportée par Mahmoud Darwich. Sa poésie, reconnaît-il, est liée à son itinéraire personnel à Tunis, Beyrouth. Mais il fait une large place à des rives orientales. Il évoque « Les mille et une nuit d’un temps oriental qui sème le désespoir », allusion aux drames politiques, et par-delà les circonstances excessives, au temps qui inévitablement fuit.

34La mort rôde, sœur jumelle de l’amant, de Rita l’aimée, pour Darwich, tiers qui se glisse entre l’amante et lui.

35Dans ses réponses, le poète palestinien évoque la victoire sur la mort, il s’assimile à « des voyageurs dans un périple entre deux rives », conçoit la vie dans un entre-deux ; la poésie s’insinue dans « la fente diaphane qui sépare la vie de la mort ». Autre est l’approche de Marie-Claire Bancquart : « le sourire devant la mort », la vie opposée à l’échéance finale, « la vieillesse comme un âge à part entière », « un âge de la vie »… (n° 14).

36De la part de James Sacré, le Maghreb resurgit au cours du récit d’une visite d’un cimetière au Maroc ; charrette et cheval évoquent le passage funèbre, symboles doublement sombres. La vue sur les abattoirs de la ville, le chien allongé symbole psychopompe renforcé, hantent l’imaginaire. Et la notion du temps forcément liée à celle de l’échéance ultime : « C’est pas souvent que le temps nous prend par l’épaule » (J. Sacré, n° 15). La méditation sur la mémoire est présente : l’amnésie, la douleur et le « mal oublier » s’opposent à la méditation sur « l’éternité retrouvée ».

37La femme, la poupée d’enfance « détruite pour frayer le chemin à la déesse » prend le visage de Héléna pour l’auteur du Liban qui concentre les « Hélène » de la mythologie, celle de Ronsard, l’impératrice byzantine « qui sut retrouver en rêve le lieu de la nativité ». Ainsi s’émeut l’auteur de « Lecture d’une femme ».

38Le poème est lié au corps « l’amour réalisé du désir devenu désir », comme « le désir est le poème réalisé de l’irréalité désirante » (Salah Stétié). Telle avec ironie inventorie « les canons de la beauté masculine » (Marie-Claire Bancquart, n° 14).

39Le travail sur le genre masculin et féminin, notion abordée de biais par Vargaftig introduit à une lecture subtile : « J’ai aussi apporté la plus grande importance au féminin, à un mot qui se termine par un e muet au masculin, en fin de vers. […] S’il y a quelque chose de cosmique, c’est bien cette conjonction vivante du masculin et du féminin » (A Hervé Bosio, n° 7, p. 11). Le travail de la langue par le  masculin et le féminin permet une approche renouvelée de la notion de féminité, non limitée à ciseler la figure féminine.

40Outre les thèmes mis en résonance, une réflexion aux profondeurs plus abstraites se constitue, car les volumes consacrés à différents auteurs, l’un à l’autre, se répondent.

41L’expression née de l’entretien de Henri Bosio avec Bernard Vargaftig (n° 7) : « Le mot mis à nu », répercutée immédiatement par les journalistes de la presse locale à Nice, se révèle gravide et d’une inépuisable polysémie - soit que le poète cherche « la distance nue », expérimente plus avant « le dénuement en soi » (n° 7, p. 31) et se veuille tel qu’en lui-même, soit que les cieux se gonflent de volumes aux formes mouvantes. Interrogé sur « Le Nibbio » qu’il célèbre par des recherches où figurent en des lettres inversées et symétriques le nu et l’un, le poète libanais Stétié insiste sur « la nudité qui est retour à l’essentiel, fonde l’unité, est le lieu de l’enracinement essentiel ». On ne saurait éviter un rapprochement avec le titre de la revue. Mais il serait présomptueux de revenir sur cette polysémie développée avec brio dans la communication de Bernard Vargaftig : « Dix ans disant » (Nice, le 11 mars 2004).

42La question du mot comprend celle du nom propre : « une béance entre le nom et moi, le moi et le vécu ». Le patronyme de Vargaftig évoque pour Aragon, le vers de Villon : « Vous nous voyez ci attachés cinq six » (« La ballade des pendus »). L’auteur de « Distance nue » souligne contrairement à l’usage, l’importance pour lui des mots de liaison : prépositions, pronoms relatifs (propres à relier), qu’il considère non comme des chevilles ternes, mais comme des particules essentielles. « Il n’y a pas les mots outils et les autres. J’ai toujours attaché la plus grande importance aux articles, par exemple, ou aux prépositions » (n° 7, p. 8).

43Aucun des poètes interpellés ne se laisse abuser par le pouvoir du verbe. Chacun en sait les limites. Les mots s’effacent devant « le blanc du texte ». « Mon premier mouvement serait de vous proposer, en guise de réponse, de laisser une page blanche, une demi-page, une dizaine de lignes. Ce serait beau, non ? » répond l’auteur au cours de l’entretien fondateur de 1997 (n°7, p.30). Au volume du verbe s’oppose l’aphasie, le vide lourd de sens, un mutisme qui met le langage dans le manque, commente Serge Martin. « La parole est maintenant silence » relève Colette Guedj. Serge Martin pressent : « La force des échanges est dans le silence entre nous ». L’entretien laisse entre les locuteurs un interstice de silence qui intensifie la densité des échanges.

44Un questionnement comme l’entendent les sciences du langage n’est pas au centre de la réflexion sur la poésie sollicitée dans la revue. La question de la langue est abordée avec discrétion. Une question judicieuse est introduite par Béatrice Bonhomme dans son entretien avec Yves Bonnefoy en mars 2000 ; elle pose la question insidieuse de savoir s’il est concevable que la langue française dans sa spécificité aide à la création poétique. Cela oriente le débat vers une réflexion sur la langue poétique, sur « La parole qui cherche à être poème ». La question du texte francophone demeure implicite lorsque sont en cause des poètes dont la langue maternelle est autre que la nôtre. Le domaine francophone est abordé, indirectement. Les œuvres de Salah Stétié, Mahmoud Darwich, qui rédigent dans une langue seconde interpellent le lecteur autrement. Lorsque Gwenaëlle Dubost place son discours avec James Sacré sous l’intitulé : « La langue et le monde qu’on regarde », il rétorque avec élégance en considérant : « les mots comme les yeux de la langue », intuition non développée. Inversement les « mots d’ombres » qui doublent les autres mots s’ils ne restent opaques, suggèrent bien des sens.

45Au nombre des passages obligés persiste la question des sources, l’intérêt quant aux précédents littéraires devenus « modèles » incitatifs ; ce sont Baudelaire, Racine pour Yves Bonnefoy, Breton pour l’auteur de « Lumière sur lumière », ainsi que Char, Jouve entre autres, Apollinaire pour Giovanni Dotoli. Aux références à Rimbaud pour Alain Freixe et J.-M. Barnaud succèdent les références au surréalisme. Aux fascinations attendues, les partenaires de Raphaël Monticelli, Freixe et Jean-Marie Barnaud, ajoutent le fond occitan en ce qu’il transmet « hérésie et révolte » (octobre 2000). Ils tiennent à revaloriser l’apport de « l’espace euro-méditerranéen » insistent-ils, car « l’Europe ne serait rien sans la Méditerranée ». (id)

46Les entretiens ont en commun la recherche d’une définition de la poésie. Cette préoccupation revient obstinément au début de plusieurs contributions. Faut-il distinguer la poésie en tant que genre, en tant que résultat d’une écriture (produit fini), ou en tant qu’acte en devenir ? Laissant cette approche en suspens, Giovanni Dotoli entré en poésie quatre ans avant l’entretien de septembre 2002, se jouant des conventions, énumère avec brio et avec provocation, les termes affectés en général à la poésie : les mots de « rêve, envol » éclosent ; la poésie est « l’espace infini, l’horizon de l’arbre, […] le soleil au-delà d’un balcon, le voyage par la mer, le regard soudain, le sens dans la main, le vent de l’oasis, la goutte du jardin, la rencontre d’une rose […] ». Le poète italien évoque une vingtaine de substantifs équivalents qui en toutes autres circonstances se nommeraient « clichés ». Mais redits là, ils suscitent l’adhésion du lecteur de Nu(e), comme cette suggestion vers l’ineffable : « Je cherche  le chemin par lequel, un jour, elle sera la rose »  (sept. 2002).

47Le sens de l’infime, de l’indicible seraient l’essence de la poésie : « pétales de roses qui sèchent dans un petit tamis sur le trottoir », « poème brin de jonc en limite d’évanescence », écrit  James Sacré (n° 15). L’impondérable, les sensations les plus subtiles se disent, et transparaissent dans le verbe poétique.  

48 Salah Stétié réhabilite la part de la sensibilité. Il se déclare opposé à « une poésie armée et casquée, savante et hautaine, linguistique et rhétorique ». « Enchaîner une analyse à une synthèse, comme énonçait ‘froidement’ Valéry » entraîne sa réprobation. Au contraire la poésie se fonde sur l’émotion « compagne première ». Il rappelle l’émotion fondamentale, essentielle. Il guide le lecteur et conseille au critique son vis-à-vis : « il importe de retrouver dans un texte cette émotion première qui lui a donné naissance, par-delà tous les codes présents dans nos langages ». Sans cependant exclure totalement « la nudité d’examen » et « l’observation clinique qui aident à mieux approcher l’énigme en ce qu’elle a d’inanalysable », il invite à « des retrouvailles affectives avec l’émotion », ce qu’il appelle « la nudité de jouissance ».

49Les auteurs sollicités disent avec force leur relation personnelle à la poésie lue ou écrite. La déclaration d’intimité est réitérée : « pas de distance » par rapport à la poésie avouent les confrères Alain Freixe et Jean-Marie Barnaud (2002, p. 31). La poésie se voit unanimement définie comme essentielle et intégrée au vécu des auteurs : « Question de vie et d’existence » (id.). Il en va de même pour le lecteur (la découverte de Nu(e) « nous a fait vivre Nice autrement). Les écrivains quant à eux s’impliquent « corps et âme ».

50L’écriture poétique est pour les partenaires interrogés, « quête » d’une transcendance, « une transcendance qui ourle la communication ordinaire » répond Yves Bonnefoy au cours de l’entretien guidé par Béatrice Bonhomme. Elle est « recherche incessante d’une transcendance singulière », « nouvelle appréhension du sacré », déclare Claude Louis-Combet à Tessa Tristan. Tel « entre en poésie comme on entre en religion » affirme en ces termes Yves  Bonnefoy à Béatrice Bonhomme au cours de la rencontre notée ci-dessus. Le poète accède à « un sacré qui ne serait plus religieux mais profane » commente Tessa qui introduit Claude Louis-Combet (n° 27).

51 La poésie serait une manière d’échapper au quotidien, aspiration que partagent  Tessa Tristan et Claude Louis-Combet. Mahmoud Darwich dans des conditions plus tragiques confirme que « la poésie crée un état linguistique dont l’être humain a besoin pour supporter le choc de sa condition humaine ». Accablé par les épreuves à Beyrouth, durant la guerre, il déclare : « j’ai trouvé que la seule justification de ma vie était ma poésie ». Il énonce encore : « dépouillé de biens matériels » […], « je n’ai pas le droit de posséder, mais seulement celui de dire ce que je crois être vrai. […] Telle est ma définition de la poésie, dire tout ce qu’on croit être la vérité ».

52Dans le même sens, l’auteur de « L’autre côté brûlé du très pur » indique « la possibilité qu’a l’homme, par sa parole, d’accéder à une sorte de pureté, de vérité, de nudité essentielle qui le refonde, à travers la poésie, dans l’être » (S. Stétié). Les auteurs ont une haute idée de leur art, de la poésie.

53La poésie, « exigence d’absolu » écrit Béatrice Bonhomme dans « Le dessaisissement des fleurs », exquis opuscule publié en 1997, concentré d’images d’une somptueuse plénitude.

54Par la vertu de l’entretien, son pouvoir et sa fonction, les deux interlocuteurs « dégagent la virtualité dormante », énonce Yves Bonnefoy dans son débat avec Béatrice Bonhomme. Ils donnent une visibilité au contenu latent, au secret du verbe. Les entretiens donnent à percevoir une double démarche. Ils introduisent dans les profondeurs secrètes, sinon troubles du « moi » écrivant, « volupté sur fond de mort » pour Daniel Leuwers, un des initiateurs des entretiens de la série « Nu(e) ». Sous d’autres cieux, des poètes ont filé la métaphore de l’archéologie pour écrire cette quête introvertie. 

55 Dans une démarche contrastée, un élan vers les altitudes est perçu : « Vous vous aventurez sur les sommets vertigineux de l’exception où explosent les paramètres usuels, sociaux, moraux, pour y découvrir ce qui relève des tréfonds de l’être humain, de l’essence même de son mystère » observe Tessa Tristan s’adressant à l’auteur de « Les yeux clos », « Miroir de Léda ».

56Ascension et plongée, ce double parcours vers les hauteurs et vers les profondeurs se concentre dans l’oxymore : «  L’obscur porte l’éclat » que propose Stétié dans un de ses premiers recueils, « Les porteurs de feu ».

57Salah Stétié évoque Béatrice initiatrice aux cercles les plus élevés du parcours de Dante qu’elle initie au Paradis, médiatrice dans la quête d’un absolu (« La Divine Comédie »). Le poète contemporain rappelle « le dolce stil nuovo ». Resurgit le principe de « la fin amor », piédestal vers l’amour parfait sinon divin, non mystique mais tendu vers un absolu inconditionnel, la coalescence de toutes les valeurs. Les réponses sont une invitation indirecte à relire « La vita nuova ». La poésie reste elle-même objet d’une quête.

58Il se confirme que l’œuvre rédigée est pour le poète une réponse à la révélation de la beauté, de la sensualité, ou une réponse à l’émotion ressentie devant la beauté. À la perception de cette empathie Alain Freixe révèle qu’il réagit par l’écriture poétique. À la recherche de la vérité correspond encore l’acte poétique (id.) fut-il rappelé plus haut, quête au-delà de soi, mais aussi transfiguration de l’environnement, du vécu. Vargaftig se risque à explorer avec sincérité et candeur cette alchimie d’où naît la poésie : « Ce n’est pas la langue que je travaille, c’est moi-même » (n° 7, p. 8). Cet aveu introduit une dimension liée au travail sur soi, imaginaire et psychanalyse réhabilités. Dans ses déclarations, Bernard Vargaftig reconnaissait « la démarche psychoanalytique » qu’implique l’écriture poétique.

59Une série d’interventions en prose tranche avec les énoncés précédents, dans le volume consacré à Claude Louis-Combet (n° 18, 2003). La notion de mythobiographie est introduite comme en rupture avec les lectures précédentes, comme par effraction. L’auteur de « Marinus et Marina » qui renvoie inévitablement à animus et anima, Jung étant par ailleurs cité, introduit le thème de l’androgynie primordiale. L’auteur projette sur le personnage de légende, sujet d’une biographie littéraire, son propre moi. Ecrivant la vie d’une sainte le poète s’avoue « frappé par les rapports symboliques et analogiques entre la jeune chrétienne destinée à passer sa vie dans un monastère masculin déguisée en homme (référence mentale à « Sarrasine », récit analysé par Roland Barthes dans S/Z) et son expérience intérieure psychique et spirituelle, celle d’un homme éprouvant en son âme obscure comme une instance de féminité sous l’écorce de sa virilité ». L’« incertitude des frontières du masculin et du féminin » : ambivalence plusieurs fois actualisée résonne comme une obsession personnelle, terme qui renvoie bien entendu aux métaphores obsédantes et à Charles Mauron.

60Le processus de transfiguration, de « mythification » est interrogé, il intègre  le lien entre l’imaginaire collectif et la créativité individuelle. Le récit personnel réactive des archétypes ou des éléments de l’histoire collective. Le poète est conscient que se superposent « des éléments de la légende hagiographique et certains événements vécus, rêvés ou imaginés de sa propre biographie ». Concevant une hagiographie, il reconnaît « de multiples points de focalisation et de cristallisation d’affects et de fantasmes tapis au fond de la mémoire inconsciente ». Claude Louis-Combet définit l’outil lexical dont il use : « le concept désigne l’interférence, la superposition entre l’histoire personnelle et un récit mythique ».

61L’analyse du concept de mythobiographie est subtile. On pourrait lui adjoindre le néologisme mytho-bio-fiction. La création verbale se situe au point de rencontre entre le vécu, le moi, la quête personnelle d’identité et l’héritage collectif, historique et mythique. Suivons la présentatrice : « Vous substituez à la vérité ‘historique’ une vérité recréée, tissée de vos propres expériences et tourments, plus intéressante et peut-être plus juste que ne le serait une simple reconstitution », thèse à laquelle le poète fait écho : « je me suis appliqué à dégager un réseau de liens associant  l’épaisseur d’une existence avec ses répliques et ses doubles issus du passé mythique ou historique, avec le tissu de l’écriture ». Retenons la formulation de la « nébuleuse de l’identité personnelle ». La quête du « moi » structuré s’accomplit dans l’invention de fictions mythobiographiques. « Ce qui se construit est un immense rêve éveillé à travers la floraison de fantasmes, obsessions et symptômes qui appartiennent au narrateur aussi bien qu’au personnage qui a été l’occasion du texte ». L’acte poétique met en œuvre une « Matière infrapsychique ».

62Les propos vont loin dans le recours à la psychanalyse pour explorer les fictions poétiques ou narrato-poétiques (assimilables finalement au discours sur le divan ?). « Dans le travail mythobiographique, la charge de l’inconscient est énorme », professe l’auteur de « Proses pour saluer l’absence », Claude Louis-Combet. « Les mythes et les rites religieux mettent en jeu de nombreuses figures archétypiques qui appartiennent à l’inconscient collectif et qui courent également dans certains de nos rêves », poursuit-il. La poésie comprise comme superposition de mythes personnels et de mythes collectifs suppose des résurgences complexes. Le vocabulaire de la mythocritique est réactivé.

63L’entretien fait-il office de préface par rapport au poème consécutif ? Forme de réception première et immédiate ? Est-il honnête de lire certains entretiens avant de lire les poèmes auxquels ils se rapportent, comme une initiation qui anticipe sur ce qui suit ? En contestera-t-on la pertinence, le rôle déterminant ? Ce pré-texte fait office d’annonce, d’amorce. Trop appuyées celles-ci s’attireraient le reproche d’être redondantes, créeraient un effet de double emploi. Placé après l’énoncé poétique dans un rôle récapitulatif, l’entretien suspect d’être récurrent, crée encore un effet de redoublement. Pré ou post-posées, les pages annexées ne sont pas sans influencer la lecture.

64Les entretiens ne sollicitent pas seulement les réponses du poète, ils laissent au meneur de jeu de larges plages réservées à l’analyse. L’entretien a-t-il pour fonction de dire l’implicite, d’expliciter – de sortir des plis le non-dit du langage poétique - fonction pressentie dans le volume consacré à Mahmoud Darwich par exemple (n° 20) ? Démarche qui risque d’être jugée réductrice, ramenant à quelque monosémie castratrice la richesse polysémique initiale ; l’aboutissement serait la négation de la poésie si elle n’était que résistance d’un langage opaque qu’il conviendrait de transposer. Reconnaissons les limites de l’ex-plication.

65Les « dits » intercalés constituent comme un appareil critique autour des poèmes, mais une dérive existe, un glissement s’opère vers la critique pour elle-même. (Il manquerait alors l’avis de l’auteur en retour.) L’entretien parfois se distingue mal du compte-rendu critique. Fait-il fonction de commentaire de texte, exercice scolaire, « exception française » parfois mal acceptée ? L’entretien détourné constituerait un paratexte. Il deviendrait alors l’équivalent de notes : « Notes pour un texte » est-il annoncé explicitement par Arnaud Villani traitant avec Michel Deguy. On pourrait craindre qu’il se constitue un appareil critique, comme dans la meilleure tradition universitaire ou érudite, par exemple dans le n° 27. Or tel n’est pas l’esprit de la revue « Nu(e) ». 

66Les entretiens sont précédés d’un titre comme les chapitres d’une étude méthodique et scientifique, par exemple « Les métamorphoses d’Eros », « Le murmure des patiences » de Lavauzelle inclus dans les entretiens sur les textes de Claude Louis-Combet  (n° 27). Pierre Grouix et ses confrères procèdent ainsi en une constellation autour des pages de Mahmoud Darwich. À l’intérieur de son intervention, le lecteur initial place encore des intertitres : « Petite conversation sur la poésie de James Sacré », « En lisant en sacralisant » (Gwenaëlle Dubost), ou « Que plus rien ne soit sacré », autant de variations sur le nom de l’auteur. L’humour règne au niveau des intertitres, textes rapportés, surajoutés pour le plaisir des lecteurs de « Nu(e) ».

67On s’interrogera sur le fait que ces intitulés initiaux ou internes affectés aux entretiens ne figurent pas dans la table des matières de chaque recueil où seul le nom de l’auteur des poèmes est reporté. Le sommaire très sommaire exclut les titres des interventions, comme ceux des poèmes, ou les premiers mots du texte, comme le veut l’usage lorsqu’un groupe de vers n’a pas de titre. Ces non-dits sont-ils une forme de dénuement créant un manque à combler par le lecteur ?

68Cependant il se constitue une liaison thématique entre la poésie donnée à lire et la glose anté-ou post-posée. Le partenaire rebondit sur un vers, un thème, une formulation, le mot opaque. Les répliques de l’entretien entrent en résonance avec le texte, tout comme les commentaires introduits de part et d’autre des poèmes, dans la présentation de la revue. Le texte proposé en réaction au poème, entre en dialogue avec ce dernier. Il se crée comme un renvoi de texte à texte sans les formes linguistiques : tu, je, sans la syntaxe interrogative propre au dialogue dramatisé. L’entretien qui figure en alternance entre en résonance avec les vers imprimés à proximité. En un effet d’écho, le questionneur reprend des passages, cite des assonances, bourgeonnement fécond autour du poème, à moins que le rapport soit de complémentarité ou de réciprocité, d’interaction.

69En fait, l’énoncé parallèle se veut d’accompagnement. Daniel Leuwers, dans sa fonction de questionneur se souhaite précisément « accompagnateur ». L’entretien vaut comme « Paroles d’escorte » selon Maulpoix. « Écrire à côté » propose l’intervenant Emaz précédant le poème : « C’est pas souvent que le temps nous prend par l’épaule » (Nu(e), n° 15, 2001). Leuwers emploie le terme de « distanciation oblique », car le commentateur se veut simultanément proche et distant ; la formule éloquente de « distanciation aimantée » définit ainsi un protocole, un profil de réalisateur entre lucidité et ferveur (entretien réalisé par Béatrice Bonhomme). Les tensions supposées entre la poésie imprimée et le discours sur cette poésie se déplacent sur une tension interne à la personne du critique qui connaît simultanément distance et implication, exerce un regard surplombant et éprouve une forme de passion. Les intervenants signalent que « Des liens complexes se tissent entre critique et poète » : difficile d’analyser « ce qui passe d’indicible dans la relation », avouent les interlocuteurs. L’un et l’autre partagent la même jubilation d’écrire, de se lire, de s’entretenir.

70Les devisants comme les auteurs expriment une unanime exigence envers soi-même et envers le genre, exigence que partagent les maîtres d’œuvre et les interrogés. Les entretiens appartenant à une démarche réflexive, comme le déclare Raphaël Monticelli face à Alain Freixe, sont définis eux-mêmes comme « une pensée méditante », « un précipité » - devons-nous traduire : un concentré de réflexion sur la poésie - bien proches d’être eux-mêmes poésie ? Doublet inséparable contribuant à une entité insécable.

71Bernard Vargaftig dit ne pas vouloir ni pouvoir séparer réflexion et création : « si je profère des réflexions sur le texte, elles sont dans le texte » (à Hervé Bosio, n° 7, p. 13). Invité à partager des réflexions sur sa poésie, le poète se dit « incapable de se compartimenter » (id.). Pourtant il communique son ambition de « dire quelque chose dont on puisse dire » (n° 7). Il associe dit et réaction au dit, verbe et énoncé réflexif sur le verbe, une manière d’appeler et de justifier les entretiens. Ainsi énonciation et réception vont de pairs, indissociables, dans le même texte ou objet de deux textes parallèles. Le poète et le partenaire progressent en harmonie. Le critique s’adresse à un interlocuteur consentant et ne fait que provoquer les commentaires que le poète est tout disposé à entreprendre, comme le laisse entendre par exemple l’analyse suscitée par Claude Louis-Combet. Se pressent une communion entre poète et récepteur. « Nous allons vers une fusion », une confusion des genres, vers la scission estompée, la frontière gommée entre création et pensée  réflexive sur la création. Les tensions et les distorsions annoncées sont finalement abolies par l’entretien.

72L’alternance entre poèmes et écrits sur les poèmes, n’est pas la seule rupture générique que comportent les exemplaires de la revue Nu(e) – rupture soulignée par le changement de typographie dans le volume consacré à Marie-Claire Bancquart par exemple (n° 14). Les entretiens ne sont pas les seuls à entrecouper les poèmes. L’iconographie entre dans une composition non exclusivement verbale. L’alternance et les effets d’échos ou de contrastes existent également avec les photographies, les dessins, les lithographies ou les peintures reproduites. Ces liens sont médités par le poète Louis-Combet lorsqu’il s’adresse à Henri Maccheroni. J. Sacré réfléchit à son tour sur l’art et la peinture, sur la photographie. Bernard Vargaftig explique comment une touche de couleur ajoutée obligeant à restructurer l’ensemble du tableau, il en va de même avec le mot surajouté qui oblige à modifier tout le poème. Il évoque les nuances de blancs présentes dans différentes toiles d’un peintre comme Bacon ; et il fait sien le vers de Mallarmé : « Irrémédiablement le blanc revient ». Le poète dit comment une recherche plastique intervient dans la composition du poème et du recueil architecturé comme un ensemble visuel. Il faudrait encore étudier ce type de relations en résonance.

73L’ensemble hétérogène garde une tonalité créative et poétique que les mots ne sont pas seuls à assumer. Il y a là matière à une recherche approfondie qui serait un travail de réception au second degré sur une première réception élaborée par les partenaires des entretiens (peut-on songer à un ou plusieurs sujets de thèse ?…). Finalement, si les recueils semblent composites, si une hybridation affecte la revue observée, elle s’effectue dans la juxtaposition et la contiguïté, évitant le métissage qui unifie ; elle tire profit des rencontres dans la différence.

74Analyses réflexives propres à éclairer à notre époque, les Entretiens restent un moment fort. Les entretiens de Nu(e) résistent au temps, parce que écrits et profondément pensés ; ils échappent à l’instantané et à l’éphémère, s’inscrivent avec insistance dans la durée. « Les heures de Nice s’éternisent », (pour reprendre une formulation citée dans une revue antérieure « Les mots la vie » (n° 2). On observe là un matériau dense et doublement original, saisi simultanément à l’origine de la publication, initiative d’exception.

75L’étude confirme que la littérature est un ensemble qui se compose de la création et de sa réception. Sans ces deux versants, on peut douter qu’il y ait littérature. Cependant on constate un partage, une communauté entre le questionneur et le questionné. Le dialogue aboutit à une rencontre constructive entre le premier lecteur et l’interlocuteur. D’une manière générale, les catégorisations s’effondrent, les scissions entre genres : entre poèmes et récits poétiques, entre poèmes et réactions au poème. Seul demeure un effet de réflexion du texte sur le texte en sa composition et dans la lecture extérieure.

76Ce recueil ne donne pas de recettes, de règles pour réaliser de bons entretiens. Le genre est malléable, mouvant, l’exercice sans cesse renouvelé. L’entretien, tête à tête intime devient travail à deux, au sens où la parturiente est dite « en travail » et donne naissance à une nouvelle entité. L’entretien est créatif « autrement ». 

Pour citer cet article

Arlette Chemain, « Création par le dialogue: Récepteur/médiateur- La spécificité des entretiens de « Nu(e) » - », paru dans Loxias, Loxias 6 (sept. 2004), mis en ligne le 15 septembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=59.


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Arlette Chemain