Loxias | Loxias 1 (2003) Idiomes, fleurs obscures |  articles 

Philippe Marty  : 

« Un sol qui n’est pas sans bouche »

Hölderlin : Der Winkel von Hardt ; Mistral : Mireille

Résumé

Comment le propre peut-il valoir au-delà de ses limites propres et ne pas demeurer obscur ? Le mot « patois » sert à désigner tout parler inapte à se faire entendre à l'extérieur de ses frontières étroites : « En foro de la Crau », Mireille ne dit rien à personne, non plus que, dans un poème de Hölderlin, un Ulrich posant le pied dans une combe ignorée. Pour ceux qui ne sont pas du cru, le patois exprime ainsi un « schibboleth » : un signe hermétique. Mais c'est en tant qu'idiome ne cultivant et n'amassant rien, ne valant instantanément que là où est le patoisant et à la date où il parle, que l'obscur, l'incompréhensible, le « sitôt né, sitôt mort », le propriétaire d'aucun territoire, s'étend « à l'infini » comme la chose la plus commune précisément parce qu'elle ne règne sur aucune autre propriété que le pur événement d'« arriver », elle-même.

Index

Mots-clés : Hölderlin , idiome, Mistral, patois, territoire linguistique

Texte intégral

1Je veux présenter l'une à l'autre des choses qui ne « se disent rien » parce qu'elles n'ont pas de bouche. L'une de ces choses est un coin, « Winkel », encoignure, fente ou antre :

Der Winkel von Hardt

Hinunter sinket der Wald,
Und Knospen ähnlich hängen
Einwärts die Blätter, denen
Blüht unten auf ein Grund,
Nicht gar unmündig.
Da nämlich ist Ulrich
Gegangen ; oft sinnt, über den Fusstritt,
Ein gross Schicksal
Bereit, an übrigem Orte.

L'Antre de Hardt

S'affale le bois,
Et, pareilles à des bourgeons, pendent
Repliées les feuilles pour qui
Eclôt en bas un sol
Pas tout à fait sans bouche.
Là en effet Ulrich
Est passé ; souvent, sur le pas,
Médite une grande destinée
Préparée, au coin restant.

2Der Winkel von Hardt contient un nom propre, « Ulrich ». Identifier tout de suite le personnage (Ulrich, le belliqueux duc de Wurtemberg) revient à comprendre le poème à partir d'un point de vue extérieur à sa cause ou à son « coin ». Il y a une autre histoire à raconter, fondée sur « Fusstritt », histoire de paix. « Fusstritt », nom d'action, exprime l'événement le plus banal de la terre : poser le pied par terre. Quelque part dans une combe « ignorée » (c'est comme cela qu'on peut comprendre « an übrigem Orte »), quelque chose d'inapparent est arrivé, et à partir de ce quasi nul et non avenu une histoire s'expliquerait qui ensemence le « restant du lieu », c'est-à-dire : « orbis terrarum » (c'est comme cela, aussi, qu'on peut comprendre « an übrigem Orte »1). Engendré de rien (trou, coin, angle), l'événement, patois, poème se déploient pacifiquement sans limites ; les feuilles, dans Der Winkel von Hardt, pendent repliées (« einwärts »), rentrent. Or, rentrée et sortie (épanouissement : « Aufblühen ») adviennent en même temps, comme l'intérieur et l'extérieur sur la bande de Moebius ; l'angle rentrant (qui peut se dire en allemand : « einwärts gehender Winkel ») est l'angle qui s'évase vers nous. « Einwärts » appelle « auswärts » comme le bourgeon la fleur, l'automne le printemps, la descente la remontée, et la vacance ou béance la ligne illimitée. Les monades de Leibniz, d'une part, « n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir » (§ 7 de La Monadologie), elles sont ignorantes de l'environnement et du monde ; et d'autre part, leurs plis « vont à l'infini » (§ 61).

3Aucune monade n'a à dire à une autre ; aucun terroir, aucun patois non plus à un autre. Je veux présenter l'un à l'autre deux terroirs, deux patois, en les décrivant tels qu'ils sont : sans fenêtres. C'est en tant que tels qu'ils sont habiles à développer leur repli (le « repli local »). L'un de ces terroirs est le coin de l'enfance de Hölderlin (Nürtingen), l'autre le coin de l'enfance de Mistral (Maillane). Si d'abord ils n'ont rien à se dire, c'est qu'ils sont « unmündig », « dépourvus de bouches » (de « fenêtres ») : c'est l'adjectif au vers 5 de Der Winkel von Hardt. Rien ne les fait communiquer ; enracinements, générations et parlers sont différents. Involutés et inglorieux comme les feuilles-bourgeons du poème de Hölderlin, cependant ils s'abouchent en tant que terroirs. Le confiné éclôt, et si la monade n'a pas besoin de fenêtres, c'est qu'elle est « déjà dehors »2. La gorge resserrée n'est « pas tout à fait sans bouche », « nicht gar unmündig ». Litote : ce qui devait être vraiment muet, va parler par toutes les bouches, enverra sa parole dans toutes les directions. Je me servirai de l'image contenue dans « unmündig », et parlerai donc de « bouche », dans des sens divers, au propre, par synecdoque, métonymie, métaphore, et en commençant par le négatif : « unmündig ».

4 « Unmündig » veut dire (1) « sans pouvoir, sans puissance ni aptitude » ; (2) « irresponsable, incapable de raisonner » ; (3) « immature, inexpérimenté, mineur (comme contraire de « majeur ») ». « Unmündig » dans ce troisième sens peut servir à traduire le « umble » de la première strophe de Mireille : « Umble escoulan dóu grand Oumèro ». « Umble » est tiré de « humilis », « humilis » de « humus ». On touche au lien entre la « Unmündigkeit » (l'incapacité à faire entendre une voix raisonnante et majeure), et le terroir et le patois. Quiconque est courbé sur la glèbe a sous les yeux les exemples des signes qu'il emploie ; si on lui demande ce qu'est « falabreguié » (« micocoulier »), il montre du doigt l'arbre, dans la cour du mas ou sur la place du village. Le rayon d'action des mots va jusqu'où va la monstration, c'est-à-dire qu'il trace les limites étroites du terroir. C'est le terroir tout entier qui peut être dit « unmündig », pas parce qu'il est dépourvu de bouche, mais parce que sa bouche envoie des mots inertes. Par conséquent, la voix du patoisant ne peut être impérieuse, elle vacille et manque totalement d'autorité dès qu'il sort de son coin. Car commande celui dont les mots frappent le plus grand nombre de sujets ; le commandement enchaîne sur l'ironie, et il a un doigt levé vers les hauteurs où réside l'Idée (non montrable) de ce qu'il exprime. On rit du patoisant comme Platon riait, dit Deleuze

... de ceux qui se contentaient de donner des exemples, de montrer, de désigner au lieu d'atteindre aux Essences : Je ne te demande pas (disait-il) qui est juste, mais ce qu'est le juste, etc.3

5Ce rire bienveillant appartient à l'éducateur ironique. La tâche de « l'ironie socratique comme ascension » est « d'arracher l'individu à son existence immédiate, de dépasser la particularité sensible vers l'Idée (...) »4. Le patoisant est, par nature, l'individu qui doit être éduqué, c'est-à-dire « conduit hors de son coin », où sa vie se passe en consommation immédiate des choses données, se place spontanément sous le signe de l'humour, « art des descentes », « exercice qui consiste à substituer aux significations des désignations, monstrations, consommations et destructions pures »5. Pourtant, dans la triple dédicace à l'ouverture de Mireille, le consommateur-broyeur, ce n'est pas du tout le poète patoisant. Une espèce d'homme-loup vient dépouiller entièrement l'arbre aux fruits duquel il ne fallait pas toucher : « Vèn l'ome aloubati desfrucha l'aubre en plen ». L'avidité ne laisse pas de reste ; si ! elle ne peut atteindre la « branche des oiseaux » :

Bello jitello proumierenco,
Et redoulènto, e vierginenco,
Bello frucho madalenenco
Ounte l'aucèu de l'èr se vèn leva la fam.

Iéu la vese, aquelo branqueto,
Et sa frescour me fai lingueto !6

(belle pousse hâtive, / et odorante et virginale, / beau fruit mûr à la Magdeleine, / où vient l'oiseau de l'air apaiser sa faim. // Moi, je la vois, cette branchette, / et sa fraîcheur provoque mes désirs !

6Ce qui ne peut être atteint par l' « ome aloubati » (peut-être le capitaliste) est ce qui ne peut être traduit, parce qu'ésotérique. Par exemple l'expression « faire lingueto ». Mistral fait, en cette occasion comme en beaucoup d'autres, sa traduction française la plus lourdaude qu'il peut, et la moins imagée : « me fai lingueto » = « provoque mes désirs »7. « Faire lingueto » est une façon de dire à Maillane. Cela se dit comme ça quelque part. Cela n'est pas le registre du poète, c'est le registre du « on » : « il » se dit « faire lingueto » comme « il » pleut. Je cite Deleuze parlant de l'impersonnel :

La splendeur du on, c'est celle de l'événement même ou de la quatrième personne. C'est pourquoi il n'y a pas d'événements privés, et d'autres collectifs ; pas plus qu'il n'y a de l'individuel et de l'universel, des particularités et des généralités. Tout est singulier, et par là collectif et privé à la fois, particulier et général, ni individuel ni universel.8

7L'auteur de l'épopée de la Crau serait le « on » volant de bouche en bouche, et les ailes de la langue provençale à la fois le véhicule et la chose qu'il faut « atteindre », en provençal : « avera », que Mistral traduit par « aveindre », en faisant cette fois patoiser ou archaïser le français9 :

Bello jitello proumierenco, [...]
Ounte l'aucèu de l'èr se vèn leva la fam. [...]
Bèu Diéu, Diéu ami, sus lis alo
De nosto lengo prouvençalo,
Fai que posque avera la branco dis aucèu !

[...]
Dieu beau, Dieu ami, sur les ailes / de notre langue
provençale, / fais que je puisse aveindre la branche
des oiseaux !)10

8« Ounte l'aucèu de l'èr se vèn leva la fam » : un vers tout de légèreté ; l'oiseau de l'air vient rendre plus légère, « levis », et sa faim et la branche. « Aucèu » : si le mot provençal a moins de voyelles graphiques que « oiseau » (a, e, i, o, u), il en a davantage d'orales, il serait presque tout oral. L'oiseau manifeste la pure oralité toujours possible du langage épars dans l'air ; où dans l'air a-t-il pêché cette consonne (sifflante) ? « Unmündig » ou « infans », il n'est que bouche pour manger et chanter dans les airs.

9Le patois, qui saurait l' « aveindre », l'apprendre ? Un patois ne peut pas être appris « de l'extérieur » comme une langue étrangère. Si la gloire de Mireille ne s'est pas répandue au dehors, c'est que la Crau comme terroir et le maillanais comme patois n'ont pas de porte, de bouche. Ils jouissent d'une « gloire locale », expression forcément ironique, puisque la gloire (d'un nom) signifie l'expansion hors des limites locales (les limites de la monstration), indique qu'auréolé il parle aux oreilles des non-autochtones (le nom d'Ulysse aux oreilles des Phéaciens, par exemple). Mireille fut une gloire locale. Dans le Trésor, sous l'entrée « Mireille », Mistral rapporte qu'il a donné ce prénom à son héroïne à cause d'un dicton maillanais évoquant le souvenir, vers 1840, d'une beauté du coin : « semblo la bello Mirèio mis amour ». Mireille « ne brille pas » (« Emai... noun lusiguèsse »), elle est sans renommée au-dehors, il est juste qu'elle soit élevée en gloire par une langue sans expansion (strophe 2 du poème). L'exiguïté et l'obscurité du repliement, Mistral les fait briller aussi dans le cadre des articles du Trésor du Félibrige. C'est un dictionnaire qui descend à l'échelle du quartier, de la rue, de la famille roturière. Ce serait presque l'équivalent lexicographique de la « carte de l'Empire » aussi étendue que l'Empire11. Dictionnaire « aux cent bouches », fédéraliste, exhaustif, de toutes les voix (autant que possible) du domaine pris en compte. Le Trésor recense dans le domaine occitan plus de vingt formes pour « je suis ». Le français a : « je suis », c'est-à-dire qu'il a balayé dans les coins, n'a pas de coins. Mistral généreusement a recueilli sans rien exclure chaque forme locale insoucieuse de sa voisine et, de ce point de vue, le Trésor est un recueil de « schibboleths ».

10« Schibboleth », au sens de trait distinctif comme apanage de l'autre, et comme son chiffre et son secret : l'un dit « siei », l'autre « sioi », un troisième « siai », et quoi de plus spontané et « patoisant » que de s'identifier ? Le français impose une spontanéité suprarégionale et unique : « je suis ». Ce nom commun « schibboleth » (« épi ») est une allusion biblique (Livre des Juges, 12, 5-6) :

... et ceux de Galaad occupèrent les gués du Jourdain devant Ephraïm. Quand les fuyards d'Ephraïm disaient : « laisse-nous passer de l'autre côté », les hommes de Galaad demandaient : « es-tu un Ephraïmite ? » S'il répondait : non, ils lui faisaient dire « schibboleth », et lui, disait : « sibboleth », et ne pouvait pas le prononcer correctement. Alors, ils s'emparaient de lui, et l'égorgeaient aux gués du Jourdain. Il périt en ce temps-là quarante-deux mille hommes d'Ephraïm.

11Ceux qui étaient nés sur la rive opposée et, parce qu'ils ont porté la guerre sur le territoire des autres, se trouvent maintenant du mauvais côté et veulent « rentrer », payent de leur vie le « défaut » de prononciation : ils s'efforcent sans doute, mais leur « Mundart », la conformation de leurs organes phonatoires, produit naïvement autre chose, et ce glissement, ce lapsus, signe leur « arrêt » de mort. Le « schibboleth » est toujours un arrêt ; l'arrêt de la décision partage : avant, et désormais. L'esprit qui a tranché partage les esprits : ceux qui ne partagent pas le schibboleth, n'entreront pas, ne passeront pas. C'est ce que Freud écrit au début de Das Ich und das Es, où il désigne le « Unbewusste », « l'inconscient », comme « le premier schibboleth de la psychanalyse ; devant ce « un- », « ein Teil der Leser macht Halt », une partie des lecteurs, dès les premiers pas, s'arrête, et s'en retourne, car ils repoussent ce « un- », ne peuvent se l'approprier. Et comment s'approprierait-on la « suppression » ? Le schibboleth, chaque fois un « un- », fait le désespoir des autres, en installant comme une vitre, derrière laquelle l'identité s'agite. S'agiter, « patoyer », parler « avec les pattes », avec « force gestes » : c'est de ce « patoyer » que viendrait le mot « patois »12. Vincent, dans Mireille, patoise au sens propre : « Ço que disié, lo brassejavo », « ce qu'il disait, il le gesticulait » (fin du chant premier ; l'animation de ce patoiement impressionne Mireille : c'est la naissance de son amour).

12Etant un « un- », le schibboleth, s'il est un chiffre (un mot de passe que les Ephraïmites ne peuvent pas répondre), est un « chiffre sans chiffre » ; Derrida écrit – il parle de la date dans le poème :

Schibboleth ne chiffre pas quelque chose, ce n'est pas seulement un chiffre et le chiffre du poème ; c'est maintenant, depuis le hors-sens où il se tient en réserve, le chiffre du chiffre, la manifestation chiffrée du chiffre comme tel. Et quand un chiffre se manifeste comme ce qu'il est, donc en se cryptant, ce n'est pas pour nous dire : je suis un chiffre. Il peut encore nous dissimuler, sans la moindre intention cachée, le secret qu'il héberge dans sa lisibilité. Il nous émeut, fascine et séduit d'autant plus. L'ellipse de la discrétion est en lui, et la césure, il n'y peut rien.13

13C'est toujours à sa manière inimitable que l'autre se présente à nous, et « il n'y peut rien », ses parents et son entourage lui ont appris cette manière à l'âge où on apprend sans savoir qu'on apprend : cet apanage humble nous empêche de l' » aveindre ». Mais parce qu'il appartient à l'identité, le schibboleth peut être retourné, comme une arme, en direction de l'extérieur. Cela pourrait s'appeler : mener la guerre avec « l'ellipse », et c'est ce que font les sentinelles de Galaad. Cela consiste à renverser un accident, l'accident de ma naissance et de mes apprentissages, qui fait que naïvement je prononce comme il faut (« schi- ») - en convention, en « mot de passe » arrêté entre nous qui ressortissons au même « accident ». Les Ephraïmites ont, de naissance, tiré en l'occurrence le mauvais lot, tandis que les hommes de Galaad font de leur naissance le lot à tout coup gagnant. Le schibboleth instrumentalisé est une épreuve pour l'autre, il « arrête » la mort de l'autre, et me préserve de la mort. Mais le schibboleth - que nous disions « sioi » tandis qu'à côté ils disent « siai » - n'est pas dans sa nature un accident, c'est un « événement ». Quelle est la différence entre un événement et un accident ? L'accident est ce qui arrive, l'événement « n'est pas ce qui arrive, il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend ».14 Mener la guerre de l'événement, et non la guerre de l'accident, c'est mener la guerre contre la guerre, car l'événement, ou schibboleth, est : partage, dans cet autre sens du français « partage ». Il consiste, non à tirer le lot qui fait de moi un vainqueur, et de l'autre un perdant, mais à dégager le lot commun. Le lot commun, schibboleth ultime, est la mort, entaille que désigne la dénomination de « mortels » que nous portons naïvement et par laquelle chaque être vivant secrètement salue chaque être vivant. Le schibboleth est comme la mort, parce qu'il

esquive tout présent, parce qu'il est libre des limitations d'un état de choses, étant impersonnel et pré-individuel, neutre (...).15

14Neutre, le schibboleth ne fait pas la guerre : il est la guerre. Se targuer d'un schibboleth (par exemple d'une facilité native à prononcer un phonème), c'est comme enfermer un champ, et dire : c'est à moi. Le schibboleth n'est pas un apanage, il est, comme la monade, tout dehors, lié à aucune substance ou individu.

15Der Winkel von Hardt de Hölderlin peut être lu tout entier comme schibboleth - c'est-à-dire trouvé d'abord incompréhensible. Devant l'énigme de ce « Fusstritt » d'un « Ulrich », une partie des lecteurs « macht Halt », comme dit Freud. Cette énigme peut être levée par le savoir des « dates » du poème : en 1803, le voyage de Bordeaux remonte à presque un an déjà, Hölderlin séjourne à nouveau chez sa mère à Nürtingen ; il y retrouve, peut-on imaginer, le souvenir d'escapades d'autrefois. En effet, dans ce « coin de Hardt » que nomme le poème, il allait en excursion avec son frère Karl. Hölderlin, donc, consacre cette année-là un poème à ce coin, ce « Hardt » qu'il aimait, qu'il a souvent regardé enfant, comme Pétrarque enfant et Char enfant regardent le Ventoux, Mistral le Ventoux et l'escarpement des Baux.

16Il faut rappeler, aussi, l'histoire ou la légende qui se rattache à ce « coin ». Le « Winkel » du poème, c' « est » le « Ulrichstein », « Roc de Ulrich ». Ce roc se compose, en réalité, de deux blocs appuyés l'un sur l'autre et ménageant à la base une étroite fente. Anfractuosité, faille où on se glisse : « Schlupfwinkel », ou en patois souabe : « Winkel », tout court. Le duc Ulrich de Wurtemberg (1487-1550), raconte la chronique, traqué par ses ennemis, aurait trouvé refuge dans cette excavation. Ses poursuivants passèrent sans rien voir, car une araignée, la nuit, avait tissé sa toile à l'entrée du recès, refermant la prison protectrice. C'est ainsi qu'il sauva sa vie, et l'avenir de son duché, contre les troupes de la Ligue souabe alliée de l'empereur Maximilien Ier de Habsbourg. On est en 1519. Le duc est en sûreté dans le réduit le plus réduit : un cocon ; Mireille aussi abonde en images de chambrettes, coins ou plis où se blottir, « s'acata »16. Ulrich n'a plus un seul arpent sous sa coupe, et c'est au prix de cette réduction extrême, monadique, qu'il achète sa sauvegarde.

17Le poème dit : « Ulrich » ; certainement, c'est Ulrich, duc de Wurtemberg. Mais, avec cette clé, ouvrir le poème, c'est le comprendre comme une « histoire de guerre » : cet Ulrich-ci contre tous les autres ; cet Ulrich-ci qui ne disparaît que pour mieux reparaître un jour, et triompher, comme, dans les westerns (Pour une poignée de dollars, avec Clint Eastwood), le héros, au plus bas à un certain moment, « plus bas que terre », se tapit, se rend invisible, panse ses blessures, laisse du temps passer, puis rentre en scène. L'interprétation du poème en découle : le « sol » n'est « pas tout à fait sans bouche », parce que le nom d'Ulrich y est imprimé ; le nom de ce grand homme de la Souabe prépare (« sinnt ») à la patrie un destin (« Schicksal ») glorieux (« gross »).

18Raconter cette histoire des « ducs », c'est trouver, en attendant, qu'il n'y a guère à dire du « unmündig » et « mespresado » : Mireille « n'est que », « n'a pas » (« emai n'aguèsse... »). N'a pas la parole, ne « l'ouvre pas ». Le mineur est naturellement destiné à recevoir un tuteur. Le « Vormund » propose sa bouche devant et à la place (« pro ») du « Unmündigen ». Dans l'histoire, le tuteur est le suzerain. Le suzerain ouvre grand la bouche, sa bouche close se fend pour l'ordre. A sa « grande gueule » se résume sa face, et les sujets craintifs inventent la synecdoque d' « os » (ouverture, bouche) valant pour « tout le visage ». Le maximum d'ouverture, comme pour dévorer en parlant, et ne pas distinguer entre dévorer et parler, vaut pour la personne entière du chef. Le chef est bouche. Sa bouche laisse tomber les « bans ». Ce mot claquant, « ban », est formé sur la racine d'où dérivent « phainô », « phasis », « fari » : parler-briller. Le ban, c'est la bouche-loi. Quiconque l'enfreint est « banni ». « Ban », « bannir » sont des mots du francique, tombés sur la tête des Gallo-Romains. « Ban » a signifié premièrement en francique « convocation » (à la guerre), « proclamation » (émanée du suzerain). Ensuite, par métonymie : « district » (où s'exerce l'autorité du suzerain). Curieuse histoire du mot « ban » qui, de métonymie en métonymie, s'achève à : « banal » ; du « Machtwort » (la « parole puissante ») en possession d'un seul à la propriété communément partagée. Si, dans son Trésor, Mistral convoque aussi le ban et l'arrière-ban du lexique occitan, du moins est-on sûr qu'aucun des personnages convoqués ne « promulgue » ni « n'arrête », et s'il est vrai que la forme rhodanienne est donnée d'abord chaque fois qu'elle existe, c'est à peine une discrète et pacifique norme : prima inter pares. Les mots sont égaux dans le dictionnaire de Mistral : armée de généraux, ou de fantassins ; les noms propres mis au même rang que les noms communs, ou l'inverse ; le Trésor repousse la relation de vassalité.

19C'est en cela, précisément, que consiste la faiblesse historique du « Unmündigen » et des patoisants autochtones, fils et « filles de la terre », comme est Mireille (Chant I, strophe 1). Le « ban » arrive toujours de l'extérieur de la commune, il arrive avec le conquérant. Le puissant, « mündig », « ome aloubati », fait main basse sur le terroir sans bouche, c'est-à-dire sans « Machtwort ». Le conquérant, exportant ses noms, impose sa bouche au sol conquis : « York » se dédouble en « New York », « métaphore » par-dessus l'océan. La carte de la Crau porte la trace des invasions : si Corde (fin du chant VI) s'appelle Corde, c'est à cause de Cordoue, car les Sarrasins, jadis, auraient campé sur cette colline, et l'auraient baptisé « en souvenir de Cordoue » (Jules Canonge cité par Mistral).

20Mais il arrive que la conquête se fasse dans l'autre sens : un nom du « coin » s'éveille, se sent puissant, et, quittant le berceau, « gagne du terrain ». On sait à quel point « Orange » a voyagé ; plus près du berceau de Mistral : Les Baux. C'est un nom fameux, il attire les touristes. Pourquoi ? Parce que cette citadelle ruinée est une ancienne capitale, le berceau de la race des Princes d'Orange et rois d'Arles, que des rejetons de l'antique famille ont passé en Italie et qu'un d'entre eux a « expliqué » le nom des Bàux a une partie de la terre, puisqu'on le trouve empereur de Constantinople et despote de Roumanie. Si on compare Hölderlin et Mistral sur ce plan topo-historique, on constatera que Hölderlin aussi a vu le jour dans un coin riche en « berceaux » illustres. Hohenzollern, Staufen, Habsbourg sont des noms qui « parlent » ; l'origine de ces illustres est - pouvait se vanter Hölderlin - en Souabe, « dans mon coin ». « Origine » veut dire, très souvent, un château-fort, dont aujourd'hui ne reste rien, ou des ruines. L'encyclopédie Brockhaus donne la photographie du « Habsburg », primitivement « Habichtsburg », c'est-à-dire : « château-fort où rôdent les autours ». C'est un manoir escarpé, fruste, sur un monticule, dans le canton d'Argovie (Suisse), autrefois pays souabe. Est-ce cela « Habsbourg » ? On sait que non, et que c'est, de tous les noms propres où se passe l'histoire, un des plus « mündig », et qu'il a pu exprimer, avec Charles Quint, un Empire « où le soleil ne se couchait pas ». Staufen aussi s'est « exprimé » loin de son natal : la famille a donné l'empereur Frédéric Ier Barberousse, qui aspira au dominum mundi, et dort depuis des siècles, selon une légende, dans la montagne de Kyffhäuser en attendant son « espelido » ; et l'empereur Frédéric II, à la cour duquel, en Sicile, s'inventa le sonnet. Le « puissant » Frédéric II de Hohenstaufen a fait Guilhem II des Baux roi d'Arles. Hohenstaufen (le berceau), c'est une colline à quelques lieues à l'est de Nürtingen, le coin de Hölderlin ; et donc, parce qu'un Staufen s'est illustré et a étendu son nom, les deux coins, Maillane et Nürtingen, entrent en rapports de contiguïté, inclusion, vassalité. La contiguïté a perduré : dans Le Poème du Rhône, les bateliers crient encore « empire » et « royaume » ; l'empire, c'est le Saint Empire des Staufen suzerains des rois d'Arles, et le royaume la France.

21Ni Hölderlin ni Mistral n'ont revendiqué la manière conquérante d' » ouvrir grand » le « coin » ; et si Mistral fait vivre, en toutes occasions, le passé glorieux de la Provence, c'est le mythe qu'il exalte : dans Calendal, la légende du pêcheur de Cassis et d'Estérelle, baronne d'Eiglun, descendante des princes des Baux, la fée enseigne au pêcheur combien la valeur poétique des troubadours surpasse les vertus guerrières ; et dans Mireille, chant VIII, la légende du « Trou de la Cape » fait voir le châtiment terrible réservé aux « acampaire ». Avant de rapporter la légende, un mot sur le mot « acampaire », un des nombreux que l'occitan rural a dérivé de la racine « camp- ». « Campus », en latin, a désigné premièrement le terrain plat, par opposition à « mons » ; puis, la culture se faisant le plus souvent dans les plaines, « campus » a quitté « mons » pour entrer en système avec « urbs ». Or, dans Mireille, où les villes sont comme des mirages au loin (Nîmes, Arles), c'est encore et exclusivement le système « campus - mons » qui joue. La montagne (Alpilles, Ventoux) y veille et regarde ; domine le travail de la plaine. Dans la plaine, sillons et rangs d'arbres sont tirés au cordeau : c'est le « Mas des Micocoules », où règne Maître Ramon, le père de Mireille. La maison de Ramon trône au milieu du domaine, tandis que Vincent et son père se satisfont d'habiter « le long » (« De-long dóu Rose »)17. Nulle part n'est dit, cependant, que Maître Ramon serait un « amasseur », « accapareur » (ce sont les sens d' « acampaire »), entassant chez lui du champ, du sol. Du Mas des Micocoules dans le poème, on voit la cour, l'aire, les dehors, et Mireille est le poème de l'« escampado » (la famille autour d'« escampa » est le pôle opposé à l'« acampa »18), le poème de l'étendue libre et, à vrai dire, « tout dehors » comme est la monade. Mireille, une fois, est dans sa chambre (début du chant huitième), mais c'est une chambre baignée des rayons de la nuit, et c'est la nuit où la jeune fille va s'enfuir du logis. Maître Ramon, autoritaire et dur, assemble, « acampo », ses hommes – moissonneurs, laboureurs et bergers (c'est la matière du chant neuvième), mais il n'assemble pas avarement les champs. Il sait, ou sent, que le « campus », la terre où on marche et qu'on fend, « n'est à personne », que l'aride, le stérile et le rocailleux (de la Crau et des Baux) enveloppe et fonde les riches productions de la plaine. Sur la racine « camp- », le provençal a formé aussi « campèstre », version désolée du champ, dont la Crau, aux portes du Mas des Micocoules, est le paradigme. Ce « camp- », culture et inculte sauvagerie (le « ferun », du latin « ferus » : « sauvage, non cultivé, cruel »), constitue le champ des forces, antagonistes et accordées, où éclôt le drame de Mireille.

22L'acampaire est oublieux du « ferun » (le farouche et stérile) et du « altus » (le hautain) de l'ordre naturel et divin. Le sol que l'homme ensemence est « gardé » par en haut et par en bas (« en haut » et « en bas » que le latin dit d'un coup dans « altus »). Le capitalisme règle l'étendue, mais le « altus » s'esquive : « toumple » (« gouffre ») ou « branche des oiseaux », « aven » ou « baus ». L'intérêt de l'acampaire capitaliste est de tirer à soi, de ses hauteurs et de ses gouffres, le « altus », de ne connaître ni empirée ni enfer. Maître Ramon représente un capitalisme mesuré qui croit encore à Dieu et à diable, et c'est son épouse, la fière Jeanne-Marie, qui pense à descendre Vincent blessé dans l'aven où se tient la sorcière Taven, c'est-à-dire qui s'en remet humblement à l'« altus » des profondeurs. En revanche, dans l'histoire du Trou de la Cape, le sol s'ouvre funestement sous les pieds des « acampaire », des fouleurs impies ; la légende est racontée à Mireille (chant huitième) par Andreloun, le ramasseur de limaçons :

I'avié 'no fes uno grando iero

(Il était une fois une grande aire)19

23Cette légende sera la légende du sol, et des bouches insoupçonnées du sol. Sur l'aire et dans l'aire, les chevaux, à la moisson, piétinent les gerbes surabondantes ; le travail presse et ne connaît ni fête ni dimanche. Arrive le 15 août, fête de Notre-Dame, jour entre tous stérile, jour « crau » (s'il s'avère que le nom « Crau » dérive du grec « krauros », « aride », comme Mistral le signale dans ses notes) : jour de la Vierge. L'avare maître ne fait pas interrompre le foulage. Alors, un vent se lève, balaie l'airée, et le sol « s'entrouvre comme un noir chaudron ». Tout – ouvriers, gardiens, aides-gardiens, chèvres, haras – « dans le gouffre sans fond s'engloutit ». Le plus terrible de l'histoire est à la fin : c'est la perpétuation du châtiment, et la vision de l'enfer, où les ombres des fouleurs piétinent une aire stérile :

Vienne le jour de Notre-Dame. / A mesure que le soleil, couronné de feux, / monte à son pontificat, / avec l'oreille contre terre, / mettez-vous doucement, doucement, à l'affût ! / vous verrez le gouffre, de limpide qu'il était, / s'assombrir peu à peu de l'ombre du péché ! // Et des profondeurs de l'eau trouble, / comme de l'aile d'une mouche, / vous ouïrez peu à peu s'élever le bourdonnement. / Puis c'est un clair tintement de clochettes ; / puis, peu à peu, entre les berles, / semblable à des voix dans une amphore, / un horrible tumulte qui amène le frisson ! // C'est ensuite un trot de chevaux maigres / que sur l'airée un aigre gardien / insulte de ses cris et presse de jurons. / C'est un piétinement pénible ; / c'est un sol inclément, / âpre, sec, plein d'horreur, / sonore comme une aire où l'on dépique, l'été.20

24La bouche de la terre, on l'entend en collant son oreille au sol. Elle a englouti les voix et les cris des acampaire, expiation de l'hybris, hybris comme supplément de culture impie. Une date est commémorée en bas et sinistrement, par les sacrilèges qui, sur la terre, avaient piétiné la date ; histoire de culture, et aussi de géologie : le karst. Car la légende du Trou de la Cape signale une région karstique, où les eaux, travaillant le calcaire soluble, creusent en dessous des grottes et des palais souterrains, et en dessus des reliefs cyclopéens comme les escarpements des Baux. Au chant huitième de Mireille, l'alpille est appelée « baumeludo »21, « riche en baumes, en grottes ». Sur ce plan géologique encore, les « coins » de Mistral et de Hölderlin communiquent. L'Alpe souabe de Hölderlin (Schwäbische Alb) est réputée auprès des spéléologues ; c'est un coin à grottes, à fissures, à « Winkel ». C'est comme cela que le duc de Wurtemberg trouve une entrée dans la roche. Il entre dans la roche, et disparaît. Elle l'engloutit, comme la terre de l'aire de foulage engloutit les fouleurs sacrilèges. Ulrich disparaît de la surface de l'histoire. Dans les dictionnaires, son règne est daté en deux fois : 1498-1519 ; 1534-1550. Dans la période souterraine de sa vie (1519-1534), il est un autre « Jean sans Terre », et ses revers le font de nouveau aimer du petit peuple qu'il avait, fastueux, accablé de charges pendant la première partie de son règne. Car la traversée souterraine d'Ulrich, sa descente, est une expiation. Ulrich est un « homme dur » : il tue en 1515 le chevalier Hans von Hutten, qu'il accusait de relations coupables avec Sabine de Bavière, femme du duc et nièce de l'empereur ; Sabine prend la fuite et Ulrich est mis au ban de l'empire. Ulrich est un « acampaire » : c'est parce qu'il a fait main basse sur Reutlingen, « ville d'empire » (Reichsstadt), qu'en 1519 les alliés de l'empereur l'expulsent de ses propres Etats. En tant que prince vaniteux, Ulrich de Wurtemberg a un pendant provençal : Guilhem II des Baux (celui-là qui, en 1214, reçut de Frédéric de Staufen, son suzerain, le titre de roi d'Arles). « Il prit rang parmi les poètes troubadours de son temps », dit le Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle de Larousse, « mais il s'est surtout fait connaître par son extrême vanité, par ses rapines et ses exactions ». Le Dictionnaire raconte quelques exactions, par exemple celle-ci : « Etant allé piller une propriété du Comte de Valentinois, Guillaume fut pris par des pêcheurs, dépouillé selon l'usage, et de plus rançonné. Ces mésaventures firent la joie des troubadours du temps, et deux d'entre eux, Gui de Cavaillon et Rambaud de Vaqueiras, les mirent en vers, qu'on chanta dans toute la Provence ».

25La renommée historique publie par des bouches qu'on connaît : déesse aux cent bouches. La bouche du poème est fendue selon le « un- ». Il ne faut pas, si c'est d'elle qu'on veut entendre parler, quitter le souterrain, où Ulrich est entré. Cette fois, on va y suivre les héros humbles : Mireille et Vincent. Le chant VI de Mireille marque un arrêt de l'histoire racontée, il est la césure de l'ensemble épique. Vincent et Mireille sont sous terre, auprès de la sorcière Taven et chez les fées ; la terre ne s'est pas ouverte funestement sous leurs pieds, c'est un engloutissement salutaire, résurrection et non damnation. La descente est à comprendre dans une dialectique chrétienne que relève le mot « altus », et Aven et Taven forment comme le pendant, dans la profondeur, de la branche des oiseaux dans l'altitude, et de la « remontée » des Saintes à l'autre extrémité du poème. Comme le Christ est venu au milieu de l'histoire, comme il en est le milieu, il y a eu un « avant », un « antiquus » ; les fées sont appelées par Mistral « fado antico » ; elles ont précédé la Vierge et sont les témoins de l'âge païen du fier, du « ferun ». Elles allaient par le « campèstre »22, comme les cloches de l'angélus y vont après elles et encore aujourd'hui. Le Christ n'a pas détruit l'antique, le païen : il l'enveloppe. C'est important car cela veut dire que, fondé sur « l'antique », chaque coin de la Création se rend propriétaire d'un Christ particulier, patoisant, « Christ de... », comme on dit « Notre-Dame de... ». Dire : « Tu, Segnour Diéu de ma patrio »23, ce n'est pas prendre le Christ à toutes les autres « patries », c'est appeler particulièrement l'incarnation locale du Christ. Né dans une campagne nommée et repérée, le Christ est natif de toutes les campagnes. Le christianisme, histoire d'un nom répandu, « escampa », par tous les « campèstre » ou « am übrigen Orte », justifie le fédéralisme et, dans le Trésor, l'éparpillement des formes locales d'un « même » mot. Parce qu'il a vécu et marché sur la terre (« pèr orto ») dans les limites d'un étroit canton, le Christ bénit la multiplicité des idiomes et, par voie de conséquence, le « pèr orto », le « par les champs ».

26Cette expression de « pèr orto » est comme l'emblème de toute l'épopée, et elle en manifeste le plan ou horizontalité, que l'appareil catholique, l'apothéose du chant douzième, et l'insistance du « altus », rendaient presque inapparent ou « unmündig ». De la « nekuia » du chant sixième de Mireille, je retiens surtout qu'en secret elle n'arrête pas le cheminement de l'histoire. Comme sur les cartes on marque quelquefois en pointillés le cours souterrain (supposé) d'une rivière (la Sorgue, par exemple), l'errance de Vincent est continuée en pointillés sous la surface de la Crau. Taven ne lui offre pas un antre où il réparerait ses blessures par le repos et l'immobilité, elle le « conduit ». Avec Mireille, il parcourt dans les galeries souterraines environ trois lieues, puisque, entrés au Val d'Enfer, ils ressortent (« résurgence ») au Trou de Corde, près de l'abbaye de Montmajour, à l'orient d'Arles. Disparue de la surface, rendue « unmündig », l'existence de Vincent se poursuit en dessous selon le même mode que son existence de tous les jours : le mode du « pèr orto ».

27Car « pèr orto » est d'abord, dans Mireille, une espèce d'épithète homérique appliquée à Vincent. Dès le début, avec son père, il va « pèr orto ». Cela veut dire que le vannier de Valabrègue habite son « coin » sans le fendre et sans le cultiver ; il l'habite somptuairement, en dépensant ses pas, et en ne les comptant pas comme fait le sage laboureur traçant le sillon. C'est son métier qui le veut : il va de ferme en ferme chercher de l'ouvrage, des paniers à réparer. L'expression « ana pèr orto » est glosée dans le Trésor par « aller en maraude, vagabonder, courir les champs » ; « èstre pèr orto », c'est « battre la campagne, rôder, errer » ; « es toujour pèr orto » : « il est toujours par voies et par chemins » ; « avè l'esprit pèr orto » : « avoir l'esprit en campagne ». Si la locution « pèr orto » est accolée à Vincent, il n'en a pas l'apanage ; le déroulement du drame veut qu'il la transmette à Mireille. D'abord par la bouche de sa mère et dans la version dépréciative24, ensuite, au chant huitième tout naïvement dans la bouche de Mireille elle-même, après que la locution a servi à désigner le vol plané des goélands25. Et peut-être Mireille a-t-elle sur Vincent secrètement la primauté, si « pèr orto » est anticipé dans le « A travès de la Crau » de la première strophe de l'épopée. Mireille hante la Crau, « hanter » se disant « treva » dans l'idiome de Mistral, de « traviare », « trans » et « via », même mot que « travès ».

28Qui va « pèr orto » ? Le « voleur de figues », le maraudeur, puisque « ort », de « hortus », c'est en premier lieu le jardin. Mais Vincent ne s'introduit pas dans les jardins pour chaparder. Il fréquente jardins et vergers, c'est vrai. Dans les jardins, il « fréquente », avec le sens que, dans le Midi, on donne à ce verbe employé absolument : il courtise, « cueille » Mireille. « Fréquenter » dans ce sens se dit aussi « treva » ; le chapardage de Vincent consiste à « voler du bon temps », et Jeanne-Marie le traite en effet de « galo-bon-tèms ». Mais de toute façon on ne peut pas dire que Vincent « s'introduise » dans les horts ou dans la huerta de Maître Ramon, parce que « orto », dans « pèr orto » accolé à Vincent, c'est la Crau elle-même en entier. La Crau un « jardin », cela veut dire que le « stérile » est un jardin, si on se souvient de l'étymologie donnée par Mistral dans les marges, dépendances ou « communs » philologiques, ethnographiques, etc, de son épopée. Le pays de Mistral s'appelle : Stérile, et « crau » est à prendre comme nom commun. Mistral philologue a certainement été impressionné par le nom de son coin natal, cette racine dure et nue, plus brève encore que l'adjectif grec dont elle serait dérivée, repoussant toute affixation et pour ainsi dire incultivable, si la dérivation par affixes est la « culture » du radical. Du grec archaïque s'étend là, sans couvertures : c'est le sol où Vincent perd ses pas ; et dès les strophes liminaires du poème, à côté de la lignée noble et droite, arborant le blason des majuscules (« Oumèro », « Damas »), Mistral fait tout de suite courir, fait « ana pèr orto », une autre lignée, comme souterrainement. On dit qu'une maison illustre « remonte » à Untel (la maison des Guilhems par exemple à Hugues, baron de Baux, vers le milieu du XIème siècle), et parfois meurt avec Untel (par exemple : la lignée des Staufen s'éteint avec Conradin ou Conrad V, en 1269). La lignée humble vient de plus loin, et ne s'arrête pas de hanter l'histoire. Qu'est-ce que ce nom des « Baux » ? Remonte-t-il à Hugues de Baux ? Mais, avant lui, la majuscule s'affaisse dans la minuscule et regagne le sol commun : « Baux », « baus » est, avant d'entrer dans l'histoire générale des conquêtes, un nom commun, défini dans le Trésor : « rocher escarpé dont le sommet est plat »26 ; Mistral « confère » (comme il dit) avec l'italien « bàlza » (« escarpement, corniche, frange ») et fait remonter au latin « balteus », « baudrier, ceinture, bord, gradin » (où on voit que « baus » nom commun recoupe un sens de « Fusstritt » : « gradus, marche »). Dans le Trésor, noms de choses et noms de famille « poussent » ensemble : des centaines d'entrées du dictionnaire seraient à citer. Par exemple : « vabre » entre d'abord comme nom commun (« ravin », « combe », « Grund »27), ensuite comme nom de localité (dans le Tarn, l'Aveyron...) et comme nom de famille. De cette manière, les « noms d'oc » sont tous institués « fils de la terre », et du Trésor lui-même, on peut bien dire aussi qu'il va « pèr orto », glanant sans trier, et on sait (par exemple par le témoignage de Gaston Paris) que Mistral a beaucoup marché pour le composer, et beaucoup parlé avec les gens.

29« Ana pèr orto », c'est aller et venir dans l'enclos ; « orto » (« hortus ») et « jardin » remontent effectivement à la même racine, exprimant le sens de « haie, enceinte » ; le germanique « *gart » voulait dire « haie, palissade, halo (de la lune). « *Gart » paraît donc signer une situation historique, un commencement : un tel a dit « ceci est à moi », et la terre s'est hérissée d'enclos (jardins) voisins se faisant la guerre. Or, le « patois » garde, dans le mot « orto » et la locution « pèr orto », la trace, tout à la fois manifeste et inapparente, d'une organisation de la terre autre que selon la contiguïté (des propriétés individuelles). L'enclos, dans la langue de Mistral, « orto », exprime le champ libre, la libre étendue, propriété de personne. « Pèr orto » contient le même enseignement que « campèstre » ou « campus » : ils parlent d'un fond sans cadastre, sans parcelles, ce que le français dit par le pluriel (« les champs », « la clé des champs ») ou dans le mot de campagne. Ces mots ne contiennent aucune bordure de propriété ; Vincent l'errant, le passant des bordures (voir le début du chant second), naïvement en passant les emporte, les arrache : ses journées de travail, sa vie même, son pas, découvrent, courant sous le propre des propriétés et des fermes, le commun ou banal dont les mots patoisants portent avec lui témoignage. Le pas de Vincent patoisant, parlant par ses pattes, fait qu'il déploie, sans autres limites que les deux bords de la journée, lever et coucher du soleil, et sa propre fatigue de coureur exercé (il a presque dépassé, à la course de Nîmes, le champion Lagalante) l'affalant le soir sur la paille - fait donc qu'il déploie, selon son génie naturel (« le pouvoir métaphorique est un don naturel. En ce sens il est donné à tous »28) la métaphore du parler-marcher ou de la « bouche-patte ». Une telle métaphore lui appartient à chaque pas en propre, et, en tant que métaphore insaisissable, déjà enveloppée dans le pas suivant, elle détruit pacifiquement le concept de propriété et

toute la téléologie du sens, qui construit le concept philosophique de métaphore, l'ordonne à la manifestation de la vérité, à sa production comme présence sans voile, à la réappropriation d'un langage plein et sans syntaxe, à la vocation d'une pure nomination : sans différentielle syntaxique ou en tout cas sans articulation proprement innommable, irréductible à la relève sémantique ou à l'intériorisation dialectique.29

30La syntaxe gesticulante, « courante » (« Sian courrèire peréu ! », s'écrie Vincent30) du patoisant, contredit ou contrefait, humoristiquement, la relève dialectique : courant perpétuellement, au fil de ses explications, après une puissance ou primauté que les mots sont impuissants à nommer, non seulement elle ne s'enferme pas dans le cercle étroit de la monstration (le « terroir »), mais elle « ouvre le cercle » et « déplace sans cesse la clôture »31 du champ. Il importe donc que l'exploit que Vincent, sans forfanterie, raconte à Mireille, consiste à courir après le « prix » (le « plat d'étain »), et qu'à la fin, pourtant, il ne remporte pas le prix.

31Le pays et son patois appartiennent à Vincent plus qu'à Maître Ramon, parce que Vincent les hante sans les fouir ou les serfouir ; « entrefouir », c'est cultiver ; au chant huitième, à un certain moment de son chemin, Mireille arrive « I counfigno [...] dóu terraire entre-fos », « aux limites du terroir cultivé »32. Pourtant, elle n'en a pas tout à fait fini encore avec ses propriétés, car les pâtres, les chiens et les brebis qui la regardent passer sont, comme dans certains contes où « tout est au roi » ou comme dans la chanson de Charles Trénet où « tout est au duc », « à son père ». La Crau « acampestrido » (« inculte ») dépouille Mireille de ses propriétés, et c'est comme cela qu'elle rejoint Vincent le vannier et prolétaire. Mireille file aux Saintes-Maries comme un « esprit »33, et il faut qu'elle se rende esprit en effet, que ses pieds « ne touchent pas le sol »34, qu'elle « coure et vague » (« lampa » et « barrula »35), pour être d'accord avec Vincent, et pour que la prière efficace de sa bouche découvre la bouche d'un puits dans la plaine aride36.

32L'esprit « hante ». Hanter, c'est habiter sans ensemencer et, sans ficher en terre les bordures d'une propriété individuelle, s'étendre, étendre son souffle, de sorte à se faire considérer comme métaphoriquement ou mimiquement propriétaire de la maison qu'on hante. Voyons Vincent « chez lui ». Chez lui, c'est entre les « cépées d'osier ». De belles strophes, au début du chant septième, font voir Vincent à la fois habitant et travaillant, à la fois « acagnardé »37 et au contact du grand large et de l'amer :

Davans soun cabanoun dóu Rose,
Large coume un cruvèu de nose,
Lou vièi, sus un to d'aubre, èro asseta au calan,
E desruscavo de redorto ;
Lou jouine, agrouva sus la porto,
Entre si man adrecho e forto
Plegavo en canestello aquéli vergan blanc.

Lou Rose, enmalicia pèr l'auro,
Fasié, coume un troupèu de tauro,
Courre sis erso treblo à la mar ; mai eici,
Entre li tousco d'amarino
Que fasien calo emai oumbrino,
Uno mueio d'aigo azurino,
Liuen dis oundo, plan-plan venié s'emperesi.38

(Devant sa hutte du Rhône, / large comme une coque de noix, / le vieillard, sur une tronche d'arbre, était assis à l'abri, / et écorçait des harts ; / le jeune homme, accroupi sur la porte, / entre ses mains adroites et robustes / ployait en corbeille ces verges blanches. // Le Rhône, irrité par le vent, / faisait, comme un troupeau de vaches, / courir ses vagues troubles à la mer ; mais ici, / entre les cépées d'osier / qui faisaient abri et ombrage, / une mare d'eau azurée, / loin des ondes, mollement venait s'alentir.)

33La « cachette » de Vincent est ménagée et enceinte par la matière première de son activité : les cépées d'osier. Ce n'est donc pas une cachette délimitante à partir de laquelle le « propriétaire » convoiterait d'autres propriétés, méditerait des annexions. Le calme, la « calamo countinuio », de cette espèce d'œil du cyclone où Vincent est assis, est en rapport avec l'amer (l'écorce amère des saules), l'ondulant et le rugissant du Rhône et de la mer. Vincent, certes, n'est pas assis dans ses « propriétés » comme Maître Ramon dans les siennes ; il ne cultive pas l'osier ; il ne brise pas non plus les harts : il reploie les brins « voulountous ». Ces cercles, de la corbeille, du seuil, du cagnard, ne se délimitent pas contre d'autres cercles (tandis que le Mas des Micocoules est un des tènements de la Crau, la hutte de Vincent et de son père n'en jouxte aucune autre, elle est sans « concurrente »), et se propagent comme des ondes, et « vont à l'infini ».

34L'illimitation est au prix de la stérilité économique. Vincent assis ou Vincent marchant, n'entasse rien. Chaque pas remplace et annule le précédent, commence et, à peine commencé, termine. Le pas est, de cette façon, proprement, « événement » ; tout le « fouler » de Vincent marcheur dans le poème, est opposable au « fouir » de l'agriculteur : au trou qu'on ménage pour y coucher la graine, ou au trou qu'on « escaussèle » (« déchausser », « excalceare ») autour du cep. En revanche l' » habiter » de Vincent est analogue à l' » habiter » des ermites dont la Provence est peuplée. C'est un motif de Mireille, découlant du système karstique : l'ermite dans sa grotte. L'ermite aussi « escampe » ses jours stérilement. Son nom le dit : l'ermite habite l'« erêmos », le vide, le dépourvu de culture et de colonisation - grotte ou désert. La langue d'oc fait vivre cette racine archaïque dans une petite famille de mots correspondant aux français « friche » ou « lande ». C'est « erme », que Mistral glose par « terres vaines » dans le Trésor (l'« erme » servirait donc de traduction patoise au « waste land » d'Eliot), ou « ermas », « grande lande », « friche » (du côté de Pézenas, on entend plutôt « armas »). Mistral emploie « ermas » dans la dernière strophe du chant second, où il a mis aussi « campèstre » (le « campus » incultivé) et où Mireille s'enfuit vers le mas, tandis que Vincent s'en va par la friche, « ermas » : leur amour déclaré se passe dans l'aride, hors des champs et des pâturages (paternels), et si, ici, Mireille rejoint encore la propriété regorgeant de graines, elle courra, plus tard, chercher une aide par le « secarous » (« l'aride »), « l'acampestrido » ou (le mot espagnol) « l'escampada » (« l'ouvert »).

35« Ermas », mot de pâtres, de laboureurs, remonte à cette racine noble ; elle est noble, quoiqu'exprimant le vide, parce qu'archaïque et parce que l'ermite est vénéré. Est noble, maintenant, ce qui ne proclame aucun ban ; est illustre le commun. Mistral, peut-être, se réjouissait que le nom d'Orange soit entendu du monde entier, étant donné ses vicissitudes dans l'histoire ; surtout, il est heureux - son travail de lexicographe le montre, et son geste de « conférer » (« rapprocher, comparer »), verbe constamment employé dans le Trésor – de faire découvrir l'ancienneté babélienne (sanscrit, gaélique, arabe, etc.) de la langue du terroir. L'orient est plus vite évoqué par le véhicule du mot Crau, que par l'allusion un peu factice aux étoffes de Damas ; l'orient et la Grèce brillent en tant que Crau, crau ; l'archaïque, en tant que la source, hante le parler. L'exploit illustrant le terroir s'accomplit sans coup férir : il est de l'esprit, des mots, il consiste à « caresser ». « Caresser » Mireille et le nom de Mireille par la langue (strophe deux du poème) : la caresse ouvre la main, hantant la surface, et laisse à peine un vestige, frisson, comme le pas stérile du marcheur. La caresse passe et repasse : ainsi fait la rime triplée, presque toujours riche et quelquefois très riche, dans chaque strophe de Mireille ; rime riche et triplée : luxe, dépense, pure perte ; façon, comme on passe la main dans des diamants, de faire resplendir les menus trésors de la langue. La caresse ouvre la langue : tandis que le français a l'air de se fermer comme un poing (de « securum » il fait « sûr », d'« augustum », « août »), le provençal dépense les voyelles, et parfois n'est que « voix », comme dans la quadriphtongue « uiau », mot voulant dire « éclair »39. La voyelle cultive sans fendre ni contraindre, pour à la fin ne rien récolter que ces sortes de mots flexibles, « voulountous », comme l'osier : « uiau ». La caresse de la langue étant principalement dans les voyelles, Mistral aime faire entendre des rimes triphtonguées : rimes « marines », dans cette strophe du chant septième, « continuio - luio - bluio » (« continuel - loutres - bleues »40). Et caresser Mireille, c'est aussi l'élever (« aussa ») à la rime, et déployer la triphtongue de son nom (« Mireio, Judeio » ; « Mireio, Empireio »41).

36Ainsi Mistral témoigne-t-il d'une confiance en la langue ouvrant d'elle-même ses bouches, confiance en ces mariages stériles du point de vue de la raison réflexive, mais offerts au poète comme évidences, événements immédiats : le vers est trouvé, souvent, à partir de l'événement de la rime ; de la rime « arrivée », et que les vers dans l'instant jouent, au sens où Deleuze dit que l'acteur joue le thème (le thème « Madaleno - aleno », entre beaucoup d'autres exemples42). Un patois et terroir qui n'auraient que bouches, voyelles, connaîtraient vite une fin triste : fin dans le stérile de la « sansouire », que compense seule l'efficacité des prières (dernière strophe de Mireille). C'est pourtant sur l'invocation aux « blànqui flour de la sansouiro » équivalent liquide de la Crau, que Mistral referme son poème, et la façon de fréquenter le coin qu'il élève en gloire, c'est la façon « vaine » ou « inerte ». Les « acampaire » sont maudits ; l'ensemencement honnête et sédentaire, s'il est célébré, est enveloppé dans la généalogie humble et « unmündig ». La généalogie humble, contrairement aux maisons illustres, ne s'éteint pas, parce qu'on recherche toujours en remontant le chef de la lignée, et qu'on ne le trouve pas. Les lignées ou galeries souterraines des noms communs produisent une continuité doublant, en dessous, les lignées nobiliaires ; produisent le continûment ouvert, ligne invisible courant en pointillés, et dont les résurgences forment les événements poétiques du parler. Les rimes riches et autres rencontres heureuses sont dispensées par cet inerte ou « infans » : le patois tout oral et « irresponsable », et elles ne seront pas reçues comme accidents suspects (que je repousse ou que je capitalise), mais comme la chute et éclosion de « unmündig », d'« inerte » et d'« infinitif » dans un sol qui, du coup, n'est « pas tout à fait sans bouche ». Le patois qui ne se replie pas pour la raison qu'il n'a pas en tant que parler de propriété fait à tout coup son « espelido » (sort sans cesse de son sommeil souterrain, hibernation en dehors de l'histoire), « blüht auf », « geht auf » (« éclôt », « s'ouvre »), verbes exprimant du pur devenir, événement pur détruisant les identités et les noms propres et faisant courir à la place le « on » du singulier commun. L'« espelido »43 est à chaque coup promesse (d'effectuation, de fruit) et une remémoration (du riche terreau ou passé où se fait l'espelido) : c'est, dans les contes, chaque fois une princesse qui s'éveille et s'apprête à régner à nouveau comme autrefois.

37L'espelido du provençal est pourtant un fait ; elle est datée. C'est le conte que Mistral raconte sous l'entrée « félibre » du Trésor : le mot « félibre », au sens de « poète provençal, rénovateur de la langue d'oc », fut adopté, écrit Mistral, « le 21 mai 1854. Ce jour-là, sept jeunes poètes » (sept, comme Mistral propose sept étymologies possibles du mot mystérieux en cause ; comme le Rhône a sept embouchures)

se réunirent au castel de Fontségugne, près Châteauneuf-de-Gadagne (Vaucluse), pour concerter dans un banquet d'amis la restauration de la littérature provençale. Au dessert, on posa les bases de cette palingénésie et on chercha un nom pour en désigner les adeptes. On le trouva dans une poésie légendaire que M. Mistral avait recueillie à Maillane, poésie qui se récite encore en guise de prière dans certaines familles du peuple. C'est un récitatif rimé dans lequel la Vierge Marie raconte ses sept douleurs à son fils dans une vision de saint Anselme.

38Mistral cite alors un morceau, dont les deux derniers vers disent :

Emé li tiroun de la lèi
Emé li sèt felibre de la lèi.

Le mot felibre, aussi inconnu du reste que le mot tiroun, ayant évidemment dans ce morceau le sens de « docteur de la loi », fut acclamé par les sept convives.

39L'origine du vocable mis en vedette a exercé, poursuit Mistral,

la sagacité des philologues et bien des étymologies ont été proposées :

Felibre viendrait du latin felibris ou fellebris, mot (...) que Ducange interprète par « nourrisson, adhuc lacte vivens », dérivé du verbe fellare, téter, lequel fellare a donné naissance à filius, fils. Les poètes, de tout temps, ont été dénommés « nourrissons des Muses, alumni Musarum », et, comme le fait observer M. G. Garnier, alumnus, en latin, avait le sens actif et passif et désignait le disciple et le maître, comme escoulan en provençal. Il est à remarquer que le mot tiroun, qui, dans le texte populaire, semble synonyme de felibre, rappelle le verbe provençal tira signifiant aussi « téter ». Le latin tiro veut dire « novice ».

40Les autres étymologies, pleines d'imagination, « confèrent » l'hébreu, l'irlandais, le germanique, le grec et l'andalou, et sont semées de mots notés « inconnus ». Tout cela, à la date susnommée (jour, mois, année), se passa sous le nom d'une source (Font-Ségugne), et au voisinage de la plus fameuse résurgence du Midi : Vaucluse, Sorgue, le nom de « Sorgue » n'étant peut-être pas autre chose que « surgo ». Mistral dit, à l'article « Sorgo » :

s. f. et n. de lieu. La Sorgue, rivière formée par les eaux de la fontaine de Vaucluse, affluent du Rhône ; la Sorgue, rivière qui passe à Saint-Affrique ; branche de la fontaine de Vaucluse, cours d'eau en général, v. garouno, roubino, riau.

41Article où l'articulation du propre et du commun est complète : « Sorgue » est le nom de rivières ici et là (propre), un nom générique (commun), à rapporter au radical « surg- » (propre ? commun ?). Propre-commun, le mot mystérieux découvert près de la source, recueilli comme Moïse, acclamé et propagé dans les nations. Propre-commune, la date de la fondation : la date, maintenant, ne raconte-t-elle pas l'histoire différée, « l'histoire de paix » ?

42La date d'une lettre datée est le « übrig » de la lettre (« über », « oben » : « au-dessus, en haut ») ; elle est superfétatoire (« supervacaneus ») et « unmündig ». « Unmündig », elle parle pourtant, sans en rien dire, de tous les autres événements survenus à cette date : elle est collective. La date de la lettre est généralement comprise dans ce sens : j'écris (destinateur) ce jour que tu (destinataire) sais, que chacun, dans telle communauté culturelle ayant cartographié le temps, sait. Inscrire la date, c'est inscrire le commun du calendrier, certes, et c'est, du même coup, inscrire le plus propre ; c'est inscrire l'événement de l'inscription ou incise où naît l'expression ; ce que le destinataire ne comprendra pas du tout, et devant quoi, s'il lisait véritablement, il devrait « faire halte », puis jeter la lettre. Pourtant, lire vraiment (la lettre, le poème) serait lire à partir de l'incise inerte comme étant la chose même dont parle le poème, la lettre :

Pourtant il parle, le poème. Malgré la date, même s'il parle aussi grâce à elle, depuis elle, d'elle et vers elle, et parle toujours de lui-même dans sa cause ou sa chose la plus propre, in seiner eigenen, allereigensten Sache, en son nom propre, sans jamais transiger avec l'absolue singularité, avec l'inaliénable propriété de ce qui le convoque. Et pourtant, cet inaliénable doit parler de l'autre, et à l'autre, il doit parler. La date provoque le poème, mais celui-ci parle ! Et il parle de ce qui le provoque, à la date qui le provoque, ainsi convoqué depuis l'avenir de la même date, autrement dit de son retour à une autre date.44

43 « Provoquer » se dirait à Maillane « faire lingueto ». Dans cette expression, on ne sait pas, telle qu'elle est formée, qui se pourlèche les babines : la date, comme la chose la plus propre, tire la langue au « destinataire » ; ou : le destinataire, le poème ou la lettre auxquels la date parle « salivent » sous la date, comme le renard sous les raisins. La date étant le gouffre, les deux interprétations se tendent les mains au-dessus du gouffre.

44La date comme la cause propre ou patoisante du poème permet de comprendre autrement qu'en rabattant l'interprétation sur les noms propres et les sujets personnels. Le nom propre « Ulrich » donne la mesure de Der Winkel von Hardt ; outrepassant la mesure, le poème ne sombre pourtant pas dans le sans-fond indifférencié où tous les noms se fondent ; il trouve dans les communs une autre mesure, une autre sagesse. Si les communs ne parlaient pas, le poème, passé Ulrich, deviendrait fou : plus rien ne ferait l'histoire, et le chaos sans maître ne pourrait qu'espérer le retour d'Ulrich, ou d'un héros égal à lui. Or, c'est le neutre ou l'impersonnel (« ein gross Schicksal ») qui, dans le restant du poème, fait l'événement. Evénement impersonnel, donc, ne marquant l'histoire que d'une marque tendre, comme les pas de l'escampaire. Une histoire où il n'y a que des dates, des bouches. Marquer à peine, cela n'équivaut pas du tout à rester inerte et sous le joug, à ramper. Les noms communs ne sont pas vacants et inertes, que l'histoire mobiliserait comme son infanterie, cultiverait et remplirait ; Vincent marcheur de l'infanterie, infans, unmündig et patoisant, se bat comme un athlète et héros de la Grèce ; la Crau confinée, quand on considère sa racine, s'épanouit sans limitations. La même activité hyperbelliciste du commun peut être montrée, dans Der Winkel von Hardt, en allant dans la racine des mots employés (« Grund », « oft », « sinnen » et tous les autres) : l'humour étymologique ne fournit pas de preuve (il n'y a jamais de preuves de l'événement) mais il rabat les altitudes des noms propres, sens propres, et fait courir la racine comme la césure, le « un- » du nom. La date-césure prise comme mesure du poème rabat le sens sur le « un- » : « Unmund », « Ungrund ». Outre le 15 août, Mireille convoque une date présentée tout de suite comme commémoration, solennité : s'adressant au Dieu des bergers, le poète des bergers dit :

Mais sur l'arbre dont il brise les rameaux, / toi, toujours tu élèves quelque branche / où l'homme insatiable ne puisse porter la main45

45Chaque année (« toujour »), les fruits pendant à la branche trop haute ne sont pas cueillis, et ne sont consommés que par les oiseaux comble de l'oral et ne sachant que l'oral. Maturation inatteignable, et regardée par le poète patoisant comme une éclosion, floraison ; fleur faisant fruit, fruit ramassé en soi comme un bourgeon. La branche des oiseaux, élevée au-dessus de l'hybris, de la soif générale d'accaparement, date le poème verticalement : un haut, un bas (gouffre, bouche infernale). Mais, surtout (car la verticalité, si elle fait ouvrir la bouche pour l'oraison, la ferme aussi dans l'extase et dans le marmonnement du chapelet), le date horizontalement. Ligne de partage insaisissable entre le verger (les productions du sol) et le ciel, la branche supervacante fait « saliver » le poète ou orant : le fait parler à la date-branche-expression. C'est cette horizontalité de la date courant (« le 7, le 15 courant ») que le poète patoisant désire d'aveindre. La date ne court pas au sens de « 7 courant » qu'on dit pour « 7 du mois courant », les mois étant les coureurs, trochées, de l'année, les années à leur tour, etc. Elle court dans un autre sens : incomprise de la datation commerciale, ne tombant pas dans le calendrier, elle éclôt dehors. Elle dort et éclôt ensemble. La date, ou événement patoisant, n'a pas de lieu et place, pointe infligée au corps de la lettre, du poème, du destinataire, de la compréhension ; pourtant, tout parle « à la date », « cause » du poème ou « un-” : tout, dans Der Winkel von Hardt, parle au « un- » de « unmündig », et tout, dans Mireille, parle au « a- » de « avera » que Mistral ne confère pas avec « advenire », mais avec « auferre », « au- », « ab- » : enlever, ôter, retraire.

Notes de bas de page numériques

1. « Übrig », c'est « ce qui reste » : soit cela reste parce que cela n'a pas été choisi, a été ignoré, n'a pas attiré l'attention, est sans valeur ; soit c'est le restant, ce qui n'a pas encore été nommé, un « etc. » : tous les coins outre le coin de Hardt.
2. Voir, dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, la remarque de Heidegger sur la monade : pour Leibniz, elle enveloppe en tant que substance représentante la totalité de l'étant ; pour Heidegger, en tant qu'être-dans-le-monde, elle est toujours déjà « dehors ».
3. Gilles Deleuze, Logique du sens, Editions de Minuit, 1969, p. 160.
4. Id., p. 163.
5. Id., p. 160.
6. Mireille, édition bilingue, GF-Flammarion, 1978, p. 54.
7. C'est à l'entrée « lica » (« lécher, laper ») qu'on trouve dans le Trésor du Félibrige l'expression « faire lico, ou ligo, ou ligueto, ou lingueto » que Mistral glose par « faire montre de quelque chose pour exciter l'envie » ; autre expression, à chanter : « lico ! lico ! » = « tu n'en auras pas ».
8. Id., p. 178.
9. Mistral donne dans le Trésor, sous « Avera », cet exemple qui convient à la parabole de la branche des oiseaux : « avero-m'aquelo branco », « abaisse-moi cette branche », -  afin de cueillir le fruit puis de laisser la branche rebondir à sa place, sans la briser. Le français « aveindre », de « advenire », veut dire : tirer un objet, non sans peine, de la place où il était rangé - un jouet du fond d'un coffre, par exemple ; le Französisches Etymologisches Wörterbuch de Wartburg note (sous « advenire ») des emplois locaux où le mot pourrait être glosé par « prendre un objet en s'exhaussant, en élevant un bras, attraper dans un endroit élevé ou profond ».
10. Mireille, op. cit., p. 54.
11. Dans le bref « conte » intitulé « De la rigueur de la science », in : Histoire universelle de l'infamie (Borges, Œuvres Complètes, I, Gallimard 1993, « Pléiade », p. 1509) : les géographes minutieux de l'Empire ont fini par en « lever » une carte qui « avait le format de l'Empire et qui coïncidait avec lui point par point » ; abandonnée par les générations suivantes qui ne se préoccupent plus du tout de géographie, la carte s'abîme aux intempéries, se dessèche au soleil ; des « restes ruinés » subsistent, pans ou plis ; « des animaux et des mendiants les habitent ».
12. C'est l'hypothèse la plus commune ; Littré et le Dictionnaire historique de l'ancien langage françois par La Curne de Sainte Palaye font remonter à « patriensis », « du pays ». « Patois » a servi d'abord à désigner tout langage « mineur » : gazouillis des oiseaux, babil des enfants.
13. Schibboleth. Pour Paul Celan, Galilée, 1986, p. 51.
14. Logique du sens, op. cit., p. 175.
15. Id., p. 177.
16. On citera dans Mireille, sans être exhaustif : les grillons dans les mottes (op. cit., p. 84), la nichée dans le creux de l'arbre, la même dans le creux de la main (p. 102) et la même encore dans le corsage de Mireille (entre les seins est une « cachette », un « étroit vallon » : p. 104) ; Vincent dans le berceau des manteaux (p. 224), Vincent à l'abri dans les cépées d'osier, à la fois cachette et matière première à son travail de vannier (p. 264) ; le « trou de serpent » où Mireille voudrait être née (p. 302), les « ornières » où elle irait boire (p. 302) ; les lézards « au bord de leurs trous » (p. 312) ; le « nid de francolins » sous la touffe d'ivraie, dévoré des fourmis (p. 346) ; la Provence endormie « dans le sein de la France » (p. 416) ; les fosses des Saintes sous les salicornes (p. 416).
17. Mireille, op. cit., p. 54.
18. « Escampado », adjectif espagnol : « libre, découvert » (en parlant d'un terrain), ou : « inhabité » (les habitants ont « vidé le champ »). L'occitan a « escampa », « jeter », avec une connotation vile : jeter ce qui a cessé de servir, est désormais sans valeur (et qu'on pourrait vouloir garder par passéisme, attachement fétichiste, etc) ; « escampa » signifie aussi « échapper », « s'échapper, gagner les champs ou au contraire sortir du champ ». Car dans ces mots se manifeste l'ambivalence de la formation : « escampa » s'analyse comme « es » (« en le, en les ») + « camp- », ou comme « ex » + « camp- » : apporter au champ (champ d'épandage ou champ d'immondices) les objets usés dont on ne veut plus pour soi et chez soi, ou au contraire déblayer, dégager, émonder le champ. L'ambivalence résulte en fait de « campus » dans son sens premier : « campus », c'est tout le plan, l'étendue ouverte et illimitée ; cela annule l'opposition « introduire » (« en le ») / « sortir » (ex), comme Vincent entre les cépées ou courant l'hort n'est ni dedans ni dehors.
19. Mireille, op. cit., p. 320.
20. Id., p. 324.
21. Id., p. 310.
22. Id., p. 230.
23. Id., p. 54.
24. « Emé toun gus courre pèr orto ! », op. cit., p. 286.
25. Id., p. 320, puis 314.
26. Mistral emploie « baus » en nom commun au chant huitième (p. 310), en continuant toutefois à appliquer le mot aux Alpilles, où réside Baux nom propre.
27. Mistral l'utilise par exemple au chant cinquième (op. cit., p. 208) : « Coume un roumiéu de Santo-Baumo / Que, nus, de lassige e de caumo / S'estalouiro e s'endor au founs d'un vabre. [...] » (Comme un pèlerin de la Sainte-Baume, / qui, nu, de lassitude et de chaleur / s'étend et s'endort au fond d'un ravin). « Baumo », dans ces vers, fournit un autre exemple : c'est un nom commun, « grotte » (la « sainte baume » est bénie entre toutes les grottes parce que Madeleine s'y est retirée pour faire pénitence), un nom de lieu, un nom de famille (sous les formes « Baumes », « Balmes », etc.). C'est la trinité habituelle du Trésor : chose, localité, gens ; les gens ont l'air de tirer leur individualité (leur « propre ») du coin d'où ils proviennent et de ses particularités physiques. Encore un exemple : « cauno » (voir Mireille, op. cit., p. 236). Cela veut dire une nouvelle fois « caverne », et c'est le nom de lieux (Lacaune...) et de personnes. Mistral définit « cauno » comme un « creux où les animaux se retirent » et mentionne des jeux d'enfants, comme cache-cache, où « cauno » désigne le « lieu d'asile où l'on ne peut être pris » : c'est, dans le jeu de l'histoire, à une « cauno » que le duc de Wurtemberg doit de n'être pas capturé et tué. « Cauno » remonte au grec « khaunos », adjectif applicable au karst, puisqu'il veut dire « poreux, spongieux, vide » (« vide » également au sens de « vaniteux ») ; « khaunos » à son tour dérive d'un radical « khau », « être béant », celui-là même d'où sort « chaos », l'espace qui s'étendait avant l'origine des choses ; la Crau exposée aux vents et immense est un « chaos », et la cachette reconduit au grand ouvert.
28. Derrida, La Mythologie blanche, in : Marges. De la philosophie, Editions de Minuit 1972, p. 291.
29. Derrida, id., p. 323.
30. Mireille, op. cit., p. 78.
31. Voir Derrida, op. cit., p. 324 ; « arracher les bordures de propriété » : l'image, dont je me suis servi un peu plus haut, appartient aussi à Derrida, dans ces toutes dernières pages de La Mythologie blanche.
32. Mireille, op. cit., p. 308.
33. Ibid.
34. Id., p. 310.
35. Id., p. 312.
36. Id., p. 316.
37. « S'acagnarder » est un mot français formé à partir du provençal, mais il semble, d'après les citations que donnent les dictionnaires, que les écrivains du nord surtout l'emploient, Huysmans en tête. Il aime certainement dans le mot sa rareté, mais aussi trouve-t-il sans doute, anti-méridional, que l'indolence lâche qu'il note « campe » une disposition naturelle du méridional ; on dit en Languedoc « j'ai la cagne » pour « j'ai la flemme ». On fait remonter « cagnard » généralement à « cagno » (« chienne », les chiens se cherchant des coins abrités et chauds où dormir), mais aussi  (c'est ce que fait Mistral dans le Trésor) à « canna » (« roseau », les haies de roseaux arrêtant le vent), ou quelquefois à « cuneus » : « coin ».
38. Mireille, op. cit., p. 264.
39. Mireille, op. cit., p. 332.
40. Id., p. 264.
41. Id., p. 386 et p. 416.
42. Id., p. 414.
43. Le verbe « espeli » (« éclore »), écrit Mistral dans le Trésor à sa façon singulièrement philologique, « paraît se rapporter au latin « expellere », « expulser », aussi bien qu'au provençal « es » et « peli », « dormir" » ; cette seconde origine possible du mot importe à Mistral, car elle lui permet de présenter le Félibrige comme l'« espelido » du provençal sortant de son long sommeil patoisant ; elle nous a autorisé, plus haut, à parler de l'« espelido » de Frédéric Barberousse endormi dans le Kyffhäuser. Mistral a intitulé ses mémoires (en français : Mes Origines) : Moun Espelido.
44. Derrida, Schibboleth, op. cit., p. 22 (Derrida cite le discours de Celan intitulé Le Méridien).
45. Mireille, op. cit., p. 54.

Pour citer cet article

Philippe Marty, « « Un sol qui n’est pas sans bouche » », paru dans Loxias, Loxias 1 (2003), mis en ligne le 15 décembre 2003, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=5.


Auteurs

Philippe Marty

Université de Nice