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Andréas Pfersmann  : 

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Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

On peut dire […] que la visée de la théorie postcoloniale, c’est le « trans- », sinon la transe, donc le mouvement et le moment même de la traversée, du passage. C’est en effet à la faveur du développement de la théorie postcoloniale (elle-même redevable aux poststructuralismes) qu’on s’est mis à essayer de penser les rapports de soi à l’autre (voire, entre soi et soi), entre les mondes, entre les disciplines, non plus sur l’ancien mode humaniste de l’« inter » (solidarité, internationa-lisme, interdisciplinarité), mais sur celui de la trans(e) (altération ou différence interne, transnationalisme, transdisciplinarité). Le ou la trans(e) ne laisse pas intactes les identités des uns et des autres1.

1Il y a, dans ces propos d’Anne Berger, plus d’une raison pour un Centre trans(e)disciplinaire d’épistémologie de la littérature (C.T.E.L.), d’accueillir une réflexion critique sur les approches postcoloniales et, plus généralement, les nouveaux paradigmes théoriques comme les gender, queer ou subaltern studies que l’Université française et ses départements de lettres ont si longtemps ignorés2. Anne Berger déplorait, dans le même entretien, « le provincialisme actuel de la France, sa suffisance et son manque d’ouverture au monde 3». Il était, certes, plus confortable de mettre sur le compte d’une éphémère mode américaine l’intérêt que ces recherches suscitent, depuis un certain temps déjà, un peu partout dans le monde plutôt que de s’interroger un peu sérieusement sur leur apport et leur validité intrinsèque. Il était plus commode de dénoncer les dérives de quelques néophytes plutôt que de prendre la peine de lire les travaux d’Edward Said, de Homi K. Bhabha, de Gayatri Chakravorty Spivak ou de Judith Butler, tellement étrangers à nos traditions nationales, même s’ils y puisent souvent leurs références, tellement incompatibles avec la dictature d’une certaine lecture immanentiste des œuvres.

2Mais la frilosité est bien plus générale. Même les auteurs francophones comme Édouard Glissant qui ont théorisé les rapports entre leur démarche littéraire et le caractère périphérique du Discours antillais (Paris, Gallimard, 1997) sont davantage étudiés dans les universités étrangères qu’en France. La même remarque vaut pour les littératures produites, en France, dans les langues minoritaires ou minorées comme l’occitan ou le catalan, nettement plus présentes dans les départements de langues romanes des autres pays que dans les universités hexagonales.

3Dans la meilleure tradition jacobine, l’épouvantail du communautarisme a plus d’une fois servi à jeter un voile impudique sur tout ce qui relevait de certaines formes d’altérité. Ce qui anime l’axe « Littérature et communauté » du C.T.E.L., c’est la conviction qu’il est préférable de les regarder en face et de ne pas esquiver une série de questions qui relèvent peu ou prou, ô scandale !, d’une approche socio-littéraire : Quand et pourquoi voit-on apparaître des littératures « communautaires » voire communautaristes ? Les œuvres portent-elles nécessairement la marque d’antagonismes entre communautés (politiques, religieuses, ethniques, sexuelles, etc.) ? Un écrivain écrit-il toujours pour, avec ou contre une communauté ? Peut-il s’ériger (et à quelles conditions) en « représentant » d’une communauté ? Une œuvre s’adresse-t-elle à une communauté particulière ? Comment une communauté se reconnaît-elle dans une œuvre ? Quelle est l’importance politique des œuvres littéraires pour une communauté ? L’opposition, introduite par Ferdinand Tönnies, entre Gemeinschaft et Gesellschaft4, départage-t-elle les œuvres? Convient-il de relire le canon à partir de telle ou telle communauté ?

4Ce sont ces interrogations qui nous ont conduits à inscrire la réflexion sur les nouveaux paradigmes théoriques dans le cadre, plus général, d’un programme de recherche quadriennal sur les « Littératures périphériques, minoritaires et marginales ». Son premier volet s’est déroulé, en 2007/2008, sous la forme d’un séminaire de recherches organisé par Patrick Quillier et moi-même sous le titre « Archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination ». Ce séminaire visait l’examen, sine ira et studio, des apports théoriques les plus féconds, d’un point de vue littéraire, dans les domaines des études postcoloniales, de la théorie critique, des « subaltern studies, des « gender ou queer studies » ou de l’étude des minorités et des marginaux. Comment connaître et reconnaître – comment entendre – ce qui est différent, étranger, sans voix ? Quelles sont les sources intellectuelles qui ont permis l’émergence d’une nouvelle approche des littératures périphériques, marginales et/ou minoritaires ? Quels sont les corpus littéraires de référence de ces nouveaux paradigmes théoriques ? Quels sont les concepts qu’ils ont forgés ? Quelles sont leurs limites ?

5Telles sont les questions qui ont inspiré les interventions aujourd’hui réunies dans cette nouvelle livraison de Loxias. La participation, à notre réflexion collective, de collègues étrangers, parfois issus de la « périphérie », et de trois jeunes comparatistes qui ont pu observer ces débats aux États-Unis, s’est avéré particulièrement importante, vu la nature de notre sujet. Le parcours que nous proposons à nos lecteurs débute par une réflexion plus générale, politique et épistémologique, sur la question de la theory (Fabio Durão). Il se poursuit par un parallèle entre un auteur d’oc (Jean-Baptiste Fabre) et Rousseau qui nous rend sensibles à la nécessité, pour l’histoire littéraire, d’une perspective interculturelle (F. Peter Kirsch) et une réflexion sur la notion de paria rebelle que Michaël Löwy applique à Walter Benjamin et son rapport au romantisme. En 1925, alors même que Benjamin se heurte au refus de l’Université de Francfort de lui accorder la Habilitation pour son livre sur le drame baroque allemand, Alain Locke publie à New York l’anthologie The New Negro dont Anthony Mangeon élucide la portée et les enjeux pour l’émergence d’une littérature et d’une critique africaine-américaine, dans un contexte international. Une lecture critique de Orientalism (1978), due à Rabâa Abdelkéfi et une déconstruction rigoureuse des thèses de Judith Butler dans Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity (1990), entreprise par Marie de Gandt, complètent l’ensemble proposé à nos lecteurs.

Notes de bas de page numériques

1 Anne Berger, « Traversées de frontières : postcolonialité et études de “genre” en Amérique. Entretien avec Anne Berger » (Propos recueillis par Grégoire Léménager et Laurence Marie), in : Labyrinthe n° 24 (2006/2), pp. 11-45, ici p. 22.
2 Ce n’est que très récemment qu’on note une certaine ouverture dans ce domaine. Voir Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Presses universitaires de France, 1999 ; Littératures postcoloniales et francophonie, textes réunis par Jean Bessière et Jean-Marc Moura, Paris, H. Champion, 2001 et Anne Tomiche et Pierre Zoberman (dirs.), Littérature et identités sexuelles, Paris, SFLGC, 2007, Collection Poétiques comparatistes.
3 Anne Berger, « Traversées de frontières : postcolonialité et études de “genre” en Amérique. Entretien avec Anne Berger » (Propos recueillis par Grégoire Léménager et Laurence Marie), in : Labyrinthe n° 24 (2006/2), pp. 11-45, ici p. 35.
4 Voir Ferdinand Tönnis, Gemeinschaft und Gesellschaft (1887), trad. française de J. Leif, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, Puf, 1977.

Pour citer cet article

Andréas Pfersmann, « Présentation », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 15 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=2757.


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Andréas Pfersmann