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Graziella Vinh  : 

Athènes dans les Suppliantes d’Euripide : de la cité historique aux cités dramatiques

Résumé

Il n’y a pas de représentation du présent dans les tragédies grecques, et le poète ne récupère pas les problèmes de la politique contemporaine. Dans les Suppliantes, Euripide invente une Athènes de fiction qui peut ou non avoir été inspirée par les événements contemporains, et qui lui permet d’interroger une situation problématique également fictionnelle, que ne prend pas en compte le discours politique de la cité du Ve siècle : que faire du deuil des femmes lorsqu’il envahit la cité ?

Abstract

In Greek tragedy, the dramatic city is not a copy of the historical one. Tragedies are not concerned with contemporaneous political issues. In the Suppliant Women, Euripides produces a fiction of Athens which may or not be inspired by the actuality. This allows him to question a fictitious issue which the political discourse of the historical city does not cover: what to do when women’s mourning invades the city?

Index

Mots-clés : Athènes , cités tragiques, fiction, mimèsis, tragédie grecque

Plan

Texte intégral

1Les études récentes montrent que les tragédies attiques ne produisent pas d’image paradigmatique de la cité, ne la représentent pas, mais explorent le réseau culturel de la cité, dans la création imaginaire de fictions1. Que la raison des tragédies soit historique ou esthétique, la cité ne se regarde pas au théâtre comme dans un miroir, la mimèsis2 n’est pas une imitation et les tragédies produisent autre chose qu’un simple discours citoyen. A partir de l’exemple des Suppliantes d’Euripide, nous montrerons qu’il n’y a pas de représentation du présent dans les tragédies, mais l’invention d’un imaginaire adapté au présent des représentations théâtrales, c’est-à-dire adapté à l’horizon d’attente des spectateurs.

2Les Suppliantes sont l’une des tragédies d’Euripide que les critiques ont largement dépréciée3, à cause de sa visée propagandiste et de ses incohérences apparentes. Les philologues ne l’interprètent souvent que comme une pièce politique étroitement liée au contexte de sa production. Si la pièce n’a pu être datée plus précisément qu’entre 424 et 4164, certains critiques n’hésitent pas à la rattacher directement à la campagne de Delium, en novembre 424, où Athènes subit une lourde défaite contre les Béotiens, et ne peut récupérer les corps de ses morts, car l’armée avait profané un temple, en l’utilisant comme fortification5. Les Suppliantes racontent comment Adraste et les mères argiennes viennent supplier Thésée, le roi d’Athènes, d’intervenir en leur faveur, pour récupérer les corps des sept chefs morts devant Thèbes, lors de l’expédition de Polynice, et que les Thébains refusent de rendre. Le fait qu’Euripide ait choisi de dramatiser un mythe dans lequel les Thébains s'opposent à la restitution des corps de leurs ennemis argiens, pose d’intéressantes perspectives sur la relation entre l’histoire et la tragédie dans la société athénienne. D’autant que les Suppliantes sont l'une des rares tragédies où Euripide présente la cité athénienne dans sa réalité institutionnelle, ce qui justifie sans doute le qualificatif de pièce politique. Mais, même si elle est politique, la tragédie ne redit pas l’histoire politique récente, et l’Athènes dramatique n’est pas la cité de 424.

3La nature fictionnelle de l’Athènes des Suppliantes apparaît clairement dans le processus artificiel qui détermine l’intervention de la cité dans l’action dramatique. L’agent de cette intervention est Thésée, héros solitaire de l’épopée que les tragédies reconvertissent en héros civilisateur et en roi démocrate6. Sa délibération, au début des Suppliantes, pour savoir si la cité interviendra ou non en faveur des Argiens, est une construction fictionnelle de la tragédie qui utilise, en le transformant, le rituel de la supplication. En effet, dans la culture de la Grèce antique, la supplication, en tant que parole rituelle, exige normalement une réponse positive du supplié, lié au suppliant par la loi de Zeus qui lui interdit de rejeter l’individu en demande d’aide ou de protection sous peine d’être maudit7. Mais puisqu’on est au théâtre, dans les Suppliantes, Thésée garde ouverte la possibilité de rejeter ou non les suppliants argiens, et le discours de supplication a une visée persuasive, laissant l’action suspendue à la décision finale du roi. De cette manière, Euripide introduit, dans la supplication, un temps de délibération qui constitue l’action dramatique, et fait exister la figure impossible d’un roi pour qui le pathos tragique devient une vertu politique.

4C’est, du moins, ce que montre la nature non politique des arguments utilisés dans la double supplication qui ouvre les Suppliantes. En effet, le chœur des mères argiennes supplie Aethra en se référant à leur condition commune de vieilles mères. Elles accomplissent les gestes propres au deuil, pleurs, gémissements, meurtrissures des ongles, sanglots, pour indiquer leur faiblesse et émouvoir la reine. Leur supplication est relayée par celle d’Adraste, le roi défait d’Argos, qui s’adresse à Thésée sans avancer, lui non plus, aucun argument politique :

Ô roi d’Athènes, je suis dans la honte, en tombant sur le sol, d’embrasser ton genou, moi vieillard, monarque heureux auparavant. Sauve mes morts, et aie pitié de mon malheur, et des mères que voici, dont les fils sont morts. (Suppliantes, 164-168)8

5Le roi d’Argos rappelle, ici, le caractère changeant des destinées humaines. Monarque « heureux auparavant », il n’est plus qu’un vieillard à la tête d’une troupe de femmes que la vieillesse chenue trouve sans enfants. En plus de la pitié qu’inspire un état extérieur, celui de la pauvreté, de la vieillesse et du dénuement des Argiens, Adraste convoque aussi une qualité de perception plus ou moins développée chez celui qui a pitié, qualité qui fait la supériorité d’Athènes sur les autres cités :

Sparte a l’âme cruelle et riche en perfidies. Le reste est médiocre et faible; et ta cité pourrait seule accomplir la tâche que j’ai dite. (Suppliantes, 187-189)

6Dans le discours d’Adraste, la pitié devient une vertu politique, car elle est l’argument par lequel le roi argien tente d’infléchir la décision d’un autre roi.

7Par conséquent, dans les Suppliantes, Euripide invente une action dramatique où Athènes intervient pour des raisons qui ne sont pas d’ordre politique. Dans la cité de Thésée, les femmes sont intégrées à la politique, et le roi justifie les décisions qui lui permettent de conduire la cité, par les arguments de la pitié et du deuil.

8Pour rendre possible cette situation invraisemblable, contraire aux traditions athéniennes comme à celles des autres cités grecques, Euripide importe dans l’action dramatique des Suppliantes le discours de la démocratie, discours de l’Athènes du Ve siècle, qu’il adapte dans l’espace de jeu, en fondant sur lui l’autorité de Thésée. En effet, le roi d’Athènes répond en deux temps, ébauchant sa décision face aux Argiens, puis venant la confirmer face au héraut thébain, après consultation de son peuple, car il a « libéré la cité en  y rendant le suffrage égal pour tous » (Suppliantes, 353). Dans la scène d’agon qui oppose le héraut thébain au roi d’Athènes, Euripide invente une autorité démocratique qui intègre le deuil, la pitié et la supplication, et qui lui permet de justifier l’intervention d’Athènes dans une action dramatique où elle n’est pas concernée.

9Cette scène d’agon s’inscrit naturellement dans le cours de l’action dramatique, puisqu’elle correspond à un échange diplomatique qui requiert une forme conventionnelle et rigide. Le roi d’Athènes y montre que même si l’expédition d’Adraste contre Thèbes était injuste, il faut enterrer les corps des sept chefs argiens. Provoqué par l’insolent héraut de Thèbes, Thésée accepte le débat sur le meilleur système de gouvernement et il définit l’organisation politique et institutionnelle de la cité :

Elle n’est pas au pouvoir d’un seul homme, mais c’est une cité libre. Le peuple y exerce le pouvoir, en le faisant passer de l’un à l’autre, chaque année, sans donner la part la plus importante à la richesse, car le pauvre a des droits égaux au riche. (Suppliantes, 404-408)

10Dans ce discours de Thésée, Euripide fait directement référence à la constitution athénienne et aux principes qui définissent le fonctionnement de l’Athènes contemporaine, participation du peuple au pouvoir, égalité des citoyens, alternance dans l’exercice du pouvoir. Ces principes définissent un régime politique, désigné comme le pouvoir du peuple (dèmos kratein), c’est-à-dire la démocratie. Mais, au théâtre, l’éloge de la démocratie est étroitement lié au principe de la liberté, idéal présenté comme un absolu, non pas spécifiquement athénien, mais plus largement grec.

11Sans remettre en question ce principe de la liberté, le Thébain met à mal les valeurs de l’Athènes de Thésée, où le pouvoir revient au peuple, car elles font naître la démagogie :

La cité d’où je viens est commandée par un seul homme et non par la foule. Il n’y a personne qui la flatte par ses discours et la retourne en tout sens, dans son propre intérêt. (Suppliantes, 410-413)

12Dans le discours du héraut thébain, le peuple devient une foule désordonnée, influençable et changeante (ochlos), que le souci de l’intérêt commun ne suffit pas à unir, mais où chacun pourra faire triompher son intérêt personnel. Ce peuple désorganisé manque également d’expérience pour « conduire la cité dans le droit chemin » (Suppliantes, 418). La rhétorique qui caractérise l’exercice du pouvoir démocratique devient pour le Thébain le moyen de séduire la foule, et l’alternance des magistratures fait naître la précipitation dans le mode de gouvernement. Dans ces attaques contre la démagogie et contre le pouvoir de la rhétorique, Euripide fait référence aux débats antidémocratiques qui ont cours dans l’Athènes du Ve siècle, et aux critiques contre certains démagogues9. Il donne ainsi d’autant plus de force à l’argumentation du Thébain, qu’elle est étrangement familière au public du theatron.

13Dans sa réponse, Thésée s’abstient de contester ces raisonnements contre la dérive démagogique qui naît de la démocratie. Au lieu de cela, il se montre à son tour offensif, et il entreprend une critique systématique de la tyrannie, en reprenant tous les lieux communs associés à ce type de gouvernement. Le seul éloge que le roi fait d’Athènes est à nouveau celui de la liberté :

Quant à la liberté, voici ce qu’elle est : « Qui veut communiquer à la cité un avis utile ? » Et celui qui veut cela brille, celui qui ne le veut pas se tait. (Suppliantes, 438-441)

14Aux dérives démagogiques, Thésée oppose le principe de la liberté, qui suffit à justifier l’exercice de la démocratie. De ce principe découle la liberté de parole, à part égale pour chacun, dans la cité. Euripide fait directement référence à la réalité institutionnelle de l’Athènes du Ve siècle, en faisant énoncer par Thésée, la formule par laquelle le héraut interpellait les orateurs au début des séances de l’assemblée. Cette formule brillante, donne une force rhétorique au discours du roi, mais elle permet surtout de construire dans l’espace de jeu une image de la liberté étroitement associée à Athènes.

15Par conséquent, dans l’agon des Suppliantes, l’Athènes dramatique reste identifiée à la pratique et aux institutions démocratiques, telles qu’elles existent dans la cité historique10. Cependant, la démocratie est présentée, dans l’espace de jeu, comme le meilleur moyen de montrer comment fonctionne l’idéal panhellénique de la liberté. En subordonnant ainsi la démocratie à la liberté, Euripide athénise dans le discours tragique, une valeur que toutes les cités grecques ont en partage, et qui au Ve siècle n’a rien de particulièrement athénien. Il invente ainsi une Athènes idéale qui est la cité libre par excellence, ce qui la rend supérieure aux autres cités de l’Hellade. Tous les spectateurs, athéniens ou non, peuvent s’identifier à cette Athènes, car ils y reconnaissent leur idéal de liberté.

16Paradoxalement, si le poète prend soin de justifier longuement l’intervention d’Athènes, dans la première partie des Suppliantes, la cité de Thésée est très peu présente et rarement visible. En effet, la reine Aethra retourne dans le hors-scène, tandis que le roi ne fait que traverser l’espace de jeu, pour aller vers une action qui se situe elle aussi dans le hors-scène. De plus, lorsqu'il est présent devant les spectateurs, Thésée n’a jamais qu’une fonction organique, visant à faire avancer l’action, en invitant par exemple Adraste à prononcer l’oraison funèbre, ou en provoquant l’intervention d’Athéna à la fin de la pièce. Bien qu'elle apparaisse peu dans le spectacle, Athènes sert de référence à Euripide, pour produire les cités tragiques d’Argos et de Thèbes.

17Face à l’Athènes idéalisée des Suppliantes, Euripide présente deux cités tragiques, Argos et Thèbes, qui portent les noms de vraies cités, alors qu’elles sont des créations artificielles de la tragédie, dont la fonction ne se définit que par rapport au processus d’idéalisation d’Athènes.

18Dans les Suppliantes, Argos est une cité affaiblie, vaincue et en voie de décomposition : hors de son territoire, elle est réduite à un groupe de vieilles femmes endeuillées et d’enfants, orphelins autour d’un roi « qui gémit tristement sur le seuil » (Suppliantes, 104) du temple de Déméter. Mais, dans la deuxième partie de la tragédie, Adraste est invité à prononcer « devant les jeunes gens d’Athènes » (Suppliantes, 843) l’oraison funèbre des guerriers morts devant Thèbes, disant « leur courage éclatant » (Suppliantes, 841) et « l’audace indicible avec quoi ils espéraient prendre la cité d’assaut » (Suppliantes, 845). La tragédie s’achève ensuite, en consacrant l’alliance d’Argos et d’Athènes, sous la forme d’un serment dicté par Athéna et selon lequel :

[…] jamais les Argiens contre Athènes ne porteront les armes. Si d’autres l’attaquaient, eux s’y opposeront, la lance au poing. (Suppliantes, 1191-1193)

19De l’Argos disloquée à la cité alliée d’Athènes, tout se passe comme si l’action dramatique des Suppliantes avait consisté à recomposer une Argos tragique, c'est-à-dire une fiction réinventée de toutes pièces par la tragédie, et pour laquelle Athènes sert de référence.

20Pour rendre possible cette recomposition, Euripide introduit dans l’action tragique une référence à l’Argos épique, ce qui lui permet de mettre à distance toutes les autres Argos des tragédies, au profit de la cité légendaire de l’épopée. Il fait d’Argos un hors-scène éloigné où aucun personnage ne se rend et dont aucun n’arrive. La ville est le point de départ de l’expédition argienne, et c’est également le lieu où les mères argiennes souhaitent ramener les corps des guerriers morts. Plus qu’une ville, Argos est présentée comme une région qualifiée, comme dans l’épopée11, de « nourricière de coursiers » (Suppliantes, 365), et « traversée par l’Inachos » (Suppliantes, 891). Grâce à cette confrontation directe de la cité de l’épopée et des événements qui constituent l’action dramatique, Euripide construit dans les Suppliantes une image nouvelle d’Argos. En effet, à la différence de l’épopée, il y a peu de combats dans l’action des Suppliantes, qui consiste davantage à élaborer un lien de piété entre les pères, les mères et leurs fils. De cette confrontation avec un contexte plus pacifique, Euripide fait surgir l’Argos tragique des Suppliantes.

21Dans l’action dramatique, cette nouvelle Argos est étroitement dépendante d’Athènes. En effet, pour l’installer dans l’espace de jeu, le poète utilise des personnages athéniens. Par exemple, dans le prologue, c’est Aethra, la reine d’Athènes, qui introduit le chœur et les personnages argiens :

Aethra. - Ces femmes, mon enfant, sont les mères de ceux qui sont tombés autour des portes de Cadmée, des Sept chefs; avec leurs rameaux de suppliantes, tu le vois, elles font un cercle et m’emprisonnent.
Thésée.- Et qui est celui qui gémit tristement à nos portes ?
Aethra.- Adraste, disent-elles, prince des Argiens.
Thésée.- Ces enfants autour de lui, sont-ils les fils de cet homme ?
Aethra.- Non, mais ce sont les jeunes enfants de ceux qui ont péri là-bas.
Thésée. - Pourquoi sont-ils venus chez nous avec des gestes de suppliants ?
Aethra. - Je le sais, mais voici, à présent, mon enfant, ce qu’ils ont à dire. (Suppliantes, 98-109)

22L’utilisation des déictiques indique qu’Aethra, en répondant aux questions de son fils, fixe dans l’espace de jeu l’identité des personnages qui l’entourent. Thésée peine à identifier cette Argos méconnaissable, et la scène de supplication s’immobilise un instant, pour laisser place à la parole informative  d’Aethra, qui reste distante de l’action. Aethra sert d’intermédiaire entre son fils et les Argiens, comme si Adraste avait besoin, pour que commence son dialogue avec Thésée, qu’un personnage athénien l’introduise et lui confie la parole.

23Dans son dialogue avec Adraste, le roi d’Athènes radicalise la distinction qui sépare l’Argos des Suppliantes de son référent épique. En effet, si Adraste continue  de qualifier sa cité, d’ « impossible à soumettre » (Suppliantes, 737), cette épithète arrogante relève plus de la légende que de l’image présentée dans l’action dramatique des Suppliantes. L’interrogation ironique et méprisante de Thésée suffit à mettre en doute le caractère prétendument redoutable de la cité d’Adraste : « Votre Argos, où est-elle ? Vos vantardises sont vaines, n’est-ce-pas ? » (Suppliantes, 127). Thésée condamne Adraste comme responsable de la défaite à laquelle a mené l’expédition injuste contre Thèbes, et refuse de l’aider. Loin d’apparaître comme une cité menaçante, pleine de guerriers agressifs, la cité d’Argos, responsable d’une guerre où elle s’est lancée par une erreur de jugement, est montrée par Euripide dans le contexte apaisé de sa défaite et de sa dislocation. Les personnages athéniens, Aethra et Thésée, en indiquent les faiblesses et mettent en doute son caractère redoutable. Détachée de son référent légendaire comme de tous ses autres référents tragiques, l’Argos des Suppliantes a besoin de la cité de Thésée pour fonder son existence dramatique.

24Cette recomposition est rendue possible, dans l’action dramatique, par l’évolution du personnage d’Adraste. En effet, le roi d’Argos se trouve à l’écart de tous au début de la pièce, car il est rendu responsable de la défaite. Survivant de l’expédition, le roi d’Argos est tellement marqué par l’erreur et par la faute que Thésée refuse sa compagnie dans l’expédition conduite pour récupérer les corps des chefs argiens (Suppliantes, 539). Adraste reste présent sur scène, mais dans un silence prolongé, de sorte que lorsque le messager vient annoncer la victoire de Thésée, c’est uniquement au choeur qu’il s’adresse, et c’est de lui qu’il reçoit une réponse (Suppliantes, 634-733). C’est seulement après avoir assisté en témoin muet12 à la préparation puis au départ de l’expédition athénienne et après avoir entendu la nouvelle de sa victoire, qu’Adraste reprend la parole. Il déplore les souffrances qu’il a provoquées pour les Argiens, et il médite sur la folie qui lui a fait rejeter immodérément toute solution de conciliation pour le précipiter dans la guerre et le désastre :

Allons ! Je fais couler les chants larmoyants d’Hadès, saluant les amis que j’ai perdus, malheureux, délaissé, et je pleure, car ceci seul est ce que les hommes perdent et ne peuvent regarder quand ils l’ont perdu : leur âme mortelle. Pour les biens matériels, il existe des expédients […] (Suppliantes, 772-777).

25Ces réflexions, marquées par le pathétique et par un regret de portée générale, expriment la réhabilitation morale d’Adraste : s’il a survécu au désastre dont il est responsable, il a désormais admis ses erreurs et envisagé la possibilité d’agir différemment, grâce au modèle de Thésée qui part en guerre pour faire respecter les lois communes aux Grecs, et non pour conquérir Thèbes. Adraste est en totale sympathie avec le choeur des mères argiennes, ce qui lui permet de participer au kommos (Suppliantes, 798-801), qu’il revient d’habitude aux femmes de chanter. Mais, il assume aussi pleinement ses responsabilités de monarque, puisque c’est lui qui prononce l’oraison funèbre, au retour de Thésée vainqueur. La cité d’Argos, jusque-là disloquée, retrouve alors un roi.

26Dans l’action dramatique, Euripide justifie le rôle d’orateur que Thésée confie à Adraste, par le fait que le roi d’Argos connaît chacun des chefs disparus au combat, et par son éloquence (Suppliantes, 842)13. Mais, l’oraison funèbre prononcée par Adraste signale surtout la mise en place d’une nouvelle Argos, recomposée à partir de la référence athénienne. En effet, N. Loraux a montré que l’oraison funèbre est, avant tout, une pratique démocratique de l’Athènes du Ve siècle14. Dans la réalité historique, elle est un discours qui honore la valeur des guerriers disparus (arétè), et qui permet d’intégrer la mort à l’ordre de la cité, tout en développant à partir de l’éloge codifié des disparus, une louange généralisée d’Athènes. Invention bien athénienne, l’oraison funèbre se définit, dans l’Athènes du Ve siècle, par son aspect fonctionnel - celui de louer les morts - mais aussi et surtout, comme une « institution de parole »15 qui, par le recours au symbolique, renvoie à la cité une image glorieuse d’elle-même.

27Au théâtre, les codes de l’oraison funèbre sont transformés par les contraintes liées au genre tragique. Celle que prononce Adraste prend des libertés par rapport au code de référence, car le roi procède par éloges individuels plutôt que par louanges collectives : Capanée est un modèle de tempérance, de loyauté et de bonne foi, Etéoclos est incorruptible et privilégie l’intérêt commun plutôt que le particulier, Hippomédon est un ascète soucieux de servir physiquement la cité, Parthénopée s’identifie complètement au destin de sa cité d’adoption et enfin Tydée est un brillant guerrier. Cette individualisation de l’éloge funèbre tient au lien étroit qui unit la tragédie aux récits épiques où les Sept sont des héros aux personnalités singulières. Mais, l’oraison d’Adraste a aussi une portée généralisante, car s’ils louent chacun une vertu particulière, les éloges des Sept s’achèvent tous, à l’exception de celui de Tydée, sur la répétition du même motif final : la valeur des héros se mesure à leur sens de l’honneur et du devoir civique16. La somme des vertus particulières définit la valeur d’un homme éduqué. Grâce aux éloges individualisés des Sept, Euripide illustre les différentes facettes de la vertu civique dont l’étape ultime est de mourir bravement pour l’intérêt commun. Tout en adaptant le discours civique de l’Athènes du Ve siècle au genre tragique, Euripide en conserve la visée didactique dans le discours d’Adraste.

28Pour sortir de sa situation tragique de roi déchu et achever sa réhabilitation, Adraste entre dans le cadre de la parole politique d’Athènes, cité qui n'est jamais mise en danger dans l'action dramatique, et qui continue d'exister lorsque le spectacle s'achève. Cette adaptation théâtrale de l’oraison funèbre athénienne permet d’associer l’arétè exemplaire des sept Argiens à la cité de Thésée, qui y reconnaît les vertus indispensables à sa propre grandeur, au-delà de la dimension tragique d’Argos. L’Athènes dramatique possède seule les valeurs constitutives de la vie en cité, comme l’Athènes du Ve siècle, mais le poète lui incorpore en plus, des valeurs issues de l’épopée.

29Face à Athènes et Argos, Thèbes constitue l'autre pôle de la tension dramatique. Selon F. Zeitlin17, la réalité dramatique de Thèbes est, dans la tragédie, cohérente et sans variations, car Euripide en fait le modèle des cités qui s’opposent à Athènes. Mais, s'il est vrai que. l’affrontement entre Thèbes et Athènes est récurrent dans les tragédies18, la constante n’est-elle pas plutôt dans la célébration de l’excellence d’Athènes, à laquelle Thèbes sert d’instrument, comme les autres cités tragiques ?

30Dans les Suppliantes, Euripide a recours au vocabulaire épique pour nommer la cité de Créon : il s’agit « des portes de Cadmée » (Suppliantes, 101) ou des « murs cadméens » (Suppliantes, 274), du nom du héros fondateur légendaire de la ville. Thèbes n’a que peu de réalité géographique, car le poète ne mentionne aucun de ses monuments. Les seuls éléments concrets qu’il indique, sont les remparts et les portes de la ville, qu’il définit par la synecdoque de « l’enceinte aux sept portes » (Suppliantes, 402, 1221). Présentée comme un lieu assiégé et livré à la guerre, Thèbes est conforme à son référent légendaire. Dans l’action tragique, elle est également conforme à la représentation qu’en donne l’ensemble des tragédies athéniennes. En effet, l’expédition d’Adraste s’inscrit dans le cycle de l’histoire d’Oedipe, elle est motivée par la volonté de reconquérir les biens de Polynice (Suppliantes, 153-154), et le refus d’enterrer les morts, sujet également de l’Antigone de Sophocle, est un motif récurrent dans la représentation dramatique de Thèbes19.

31Ce refus d’inhumer les morts constitue une offense contre un temps linéaire où le rituel du deuil, par les trois moments qui constituent son déroulement20 – séparation, marginalité puis reconstitution – symbolise la rupture temporelle entre l’avant et l’après, le passé et le présent. Thèbes est enfermée dans un temps circulaire, prisonnière de ses remparts comme de son image de cité guerrière, qui la fait agir sur le mode de la répétition, car la guerre contre Athènes succède à la guerre contre Argos (Suppliantes, 744-749). Dans la tradition tragique, les Thébains ne tirent pas de leçons du passé et sont vains, car incapables de transformer leurs schémas directeurs. Leur seule puissance est dans le meurtre, leur rhétorique est vaine et sans autre issue que de laisser place aux armes. Close sur elle-même, prisonnière de la répétition, sans ouverture sur l’avenir, Thèbes est le modèle des cités tragiques. Aucune réconciliation, évolution ou transformation n’y est possible. Le passé y gouverne selon un principe d’« éternel retour »21, cercle toujours recommencé de la guerre, du carnage et de la ruine. En reprenant cette vision traditionnelle dans les Suppliantes, Euripide fait de Thèbes le contre-modèle d’Athènes.

32Athènes et Thèbes occupent, dans l’espace dramatique des Suppliantes, des positions strictement symétriques, car elles sont situées chacune au-delà des eisodoi. Thésée, venu d’Athènes, doit repasser par la scène avant d’aller combattre Thèbes. Cette symétrie spatiale s’inscrit dans l’espace de jeu, par l’intermédiaire de l’agon qui oppose Thésée au héraut thébain, venu porter aux Athéniens l’interdiction faite par Créon d’enterrer les morts argiens. Le débat utilise la question de l’enterrement des sept chefs pour opposer Thèbes, la cité tyrannique, et Athènes, la démocratie pieuse qui intervient pour faire le bien. Cette symétrie devient finalement, dans le hors-scène, un affrontement, que le messager décrit dans un récit, après la bataille :

Leurs cavaliers étaient déployés face aux nôtres, et leurs chars disposés vis-à-vis de nos chars attelés de quatre chevaux […]. (Suppliantes, 666-667)

33Un lien d’opposition symétrique unit les combattants dans le face-à-face des deux armées sur le champ de bataille. A cette symétrie spatiale correspond une opposition dans l’action. Alors qu’Athènes respecte l’activité rituelle des femmes, même si le déroulement du rite a été troublé, Thèbes refuse que le rite des funérailles ait lieu. De plus, le roi athénien accepte le conseil d’une femme, sa mère, qui parvient à se faire écouter, à la différence de Jocaste dans les Phéniciennes. Enfin, le héraut thébain attaque la démocratie athénienne, quand Thésée lui propose de parlementer.

34De plus, en définissant l’enjeu du combat comme l’accomplissement du deuil, Euripide fait référence au fonctionnement du deuil, qui dans l’Athènes du Ve siècle, permet à la cité de maîtriser l’événement extraordinaire qu’est la mort, à l’issue du temps de la déploration et du rituel funéraire. Euripide utilise cette référence extra-dramatique pour exacerber l’affrontement entre les deux cités. Créon décide de laisser les sept chefs argiens sans tombe, abandonnés à la décomposition, leur faisant ainsi subir le degré ultime de l’exclusion, car ils n’appartiennent ni à la vie, ni à la mort. Il ne respecte pas les règles traditionnelles qui imposent cette séparation des morts et des vivants, dans l’Athènes contemporaine comme dans les autres cités de l’Hellade. Cette absence de structure minimise à la fois le sens de la mort et la valeur de la vie, offense contre l’ordre culturel de l’Hellade entière, c’est-à-dire à la fois contre les dieux, les personnes et l’ensemble collectif de la cité. Face à l’appel de Thésée qui cherche à faire respecter le droit universel, Créon reste silencieux et préfère le « carnage au cœur de fer » (Suppliantes, 671). Cité tyrannique, méprisante des lois et des institutions, livrée à la violence et à la guerre, Thèbes, à l’inverse d’Argos, ne peut pas être rachetée, car elle fonctionne sur le mode circulaire de la répétition. A la fin des Suppliantes, Thésée refuse de prendre la ville, illustrant ainsi l'idée d'un pouvoir à l'abri d'un impérialisme arbitraire et violent, et tous les Thébains se réfugient derrière les remparts. Thèbes disparaît en se refermant sur elle-même.

35Par conséquent, l’antagonisme qui organise l’action dramatique des Suppliantes, oppose la cité pieuse et démocratique d’Athènes, et la tyrannie violente de Thèbes. Dans le spectacle, Euripide présente Athènes comme la référence positive qui permet de sortir d'une situation tragique. Cependant, comme dans la tradition, la Thèbes des Suppliantes n’est pas différente du référent épique dont elle reprend les caractéristiques. Par conséquent, c’est finalement l’Athènes dramatique qu’Euripide invente dans la tragédie, en prenant Thèbes pour contre-modèle. Il idéalise la cité d’Athènes, en lui donnant des traits opposés à ceux de la cité tragique.

36L’Athènes qu’Euripide montre dans les Suppliantes est réduite à l’un de ses dèmes, Eleusis, et elle n’est pas référentielle, car elle est une cité de femmes où la pitié sert de principe politique. Elle est articulée à un hors-scène où sont situés le palais et la communauté politique des citoyens, auxquels Thésée donne une présence dans l’espace de jeu. Sous ces traits fictionnels, Euripide idéalise l’Athènes des Suppliantes, en l’associant à des valeurs qui ne sont pas exclusivement démocratiques, ni athéniennes, mais qui sont plus largement panhelléniques. Ainsi, les spectateurs ne peuvent s’identifier à Argos, ni à Thèbes, les cités tragiques, mais à l’Athènes idéalisée où ils reconnaissent leurs propres valeurs, quelle que soit leur cité d’origine. Argos et Thèbes sont tragiques, car elles sont incomplètes ou refermées sur elle-mêmes. Elles disparaissent à la fin de la tragédie, alors qu’Athènes continue d’exister au-delà du spectacle tragique. Elles contribuent à rendre possible l’idéalisation d’Athènes. Euripide ne récupère pas dans les Suppliantes les problèmes de la politique contemporaine. Les Suppliantes ne sont pas une idéalisation complaisante de la situation épineuse d’Athènes à Delium, mais Euripide invente une fiction, qui peut ou non avoir été inspirée par les événements contemporains, et qui lui permet d’explorer une situation problématique également fictionnelle, que ne prend pas en compte le discours politique de la cité du Ve siècle: que faire du deuil des femmes, lorsqu’il envahit la cité et qu’il est sans fin ?

Notes de bas de page numériques

1 Florence Dupont, L’insignifiance tragique, Paris, Le Promeneur, 2001. Voir aussi Nicole Loraux, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999, et les auteurs réunis dans Simon Goldhill et Robin Osborne (éd.), Performance culture and Athenian democracy, Cambridge University Press, 1999.
2 Sur le sens du verbe mimeisthai, voir Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Aristote. La Poétique, Paris, Seuil, 1980, qui préfèrent traduire par ‘représenter’ plutôt qu’ ‘imiter’. ‘Imiter’ tire la mimèsis du côté de la ressemblance, en l’inscrivant dans une problématique constituée à partir du paradigme de l’image, ‘représenter’ entraîne en revanche, du côté d’une théorie du signe, fondée sur un modèle qui est celui du langage. De plus, ce verbe a une connotation théâtrale. La représentation ré-invente le réel grâce à des signes (par exemple, les mots du récit, de la description, des dialogues, des portraits, etc.) qui l’en distinguent tout en en rendant compte. Sur l’évolution du terme depuis l’Antiquité, voir Richard Keon, « Literary criticism and the concept of imitation in Antiquity », Critics and Criticism Ancient and Modern, Chicago University Press, 1952.
3 Voir, par exemple Henry Kitto, Greek Tragedy, a Literary Study, Londres, Methuen, 1939, et Gunther Zuntz, The Political Plays of Euripides, Manchester University Press, 1955. Sur la tradition critique de la pièce, voir Daniel Mendelsohn, Gender and the City in Euripides’ Political Plays, Oxford University Press, 2002, chapitre 1.
4 Voir Christopher Collard, Euripides’ Supplices, Groningen, 1975, pp.10-12 et Martin John Cropp et Gordon Fick, Resolutions and Chronology in Euripides, Londres, 1985, p. 23.
5 Arnold Gomme, Historical Commentary on Thucydides, Oxford Clarendon Press, 1956, vol. 2, p. 558.
6 Voir Claude Calame, Thésée et l’imaginaire athénien, Lausanne, 1990, et Sophie Mills, Theseus, Tragedy and the Athenian Empire, Oxford, Clarendon Press, 1997.
7 Voir Danielle Aubriot, Prière et Conceptions religieuses en Grèce ancienne jusqu’à la fin du Ve siècle avant J.C., Lyon, 1992, et Patricia Legangneux, « Les scènes de supplication dans la tragédie grecque », Lalies 20, 2000, pp. 175-188.
8 Nous proposons nos propres traductions en nous référant pour le texte grec à l'édition Budé, Euripide, tome III, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
9 Voir Desmond Conacher, Euripides and the Sophists: some Dramatic Treatments of Philosophical Ideas, Londres, Duckworth, 1998.
10 Voir Claude Mossé, Histoire d’une démocratie, Athènes, Paris, Seuil, 1971.
11 Voir, par exemple, Iliade, 1, 30 ; 2, 108; 2, 559, etc.
12 Adraste est présent sur scène, mais enfermé dans le silence depuis le vers 262 qui marque la fin de la supplique à Thésée.
13 Le passage (Suppliantes, 838 sq.) est généralement considéré comme corrompu et a été corrigé de maintes façons. La version de Henri Grégoire semble cohérente: Thésée a voulu respecter la douleur du chœur, tout entier à ses gémissements, et surtout Adraste est plus éloquent que les mères argiennes. En effet, Adraste est l’orateur par excellence de l’épopée thébaine, célébré par ailleurs chez Pindare, Olympiques, VI, 15-17 ou encore Platon, Phédon, 269.
14 Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes, Paris, Payot, 1993.
15 Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes,, Paris, Payot, 1993, p. 37.
16 Voir Euripide, Suppliantes, v. 870-872, v. 879-881, v. 887, v. 897-8.
17 Froma Zeitlin, « Thebes: Theater of Self and Society in Athenian Drama », Nothing to do with Dionysos, Princeton University Press, 1990, pp. 130-167. Pour une critique de ses conclusions sur Thèbes, voir Patricia Easterling, « City Settings in Greek Poetry », PCA 86, p. 5-17.
18 L’Antiope d’Euripide fournit un contre-exemple, puisque la tragédie raconte l’histoire d’Amphion et de Zéthos, qui constitue un épisode de la fondation de Thèbes. L’action est située près d’Eleuthères, à la frontière entre l’Attique et la Béotie et le chœur est composé de bergers athéniens. Voir Thomas Bertram Lonsdale Webster, The Tragedies of Euripides, Londres,1967, pp. 205-211.
19 Le thème connaît des précédents littéraires, notamment à la fin de l’Iliade et dans l’Ajax de Sophocle.
20 Sur le rituel du deuil, voir Ian Morris, Death, Ritual and Social Structure in Classical Antiquity, Cambridge University Press, 1992.
21 Froma Zeitlin, « Thebes: Theater of Self and Society in Athenian Drama », Nothing to do with Dionysos, Princeton University Press, 1990, p. 153.

Pour citer cet article

Graziella Vinh, « Athènes dans les Suppliantes d’Euripide : de la cité historique aux cités dramatiques », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 29 août 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1858.


Auteurs

Graziella Vinh

Normalienne, agrégée de Lettres classiques, successivement lectrice de français langue étrangère aux Etats-Unis et Ater, elle a soutenu un Doctorat de Langues et Littératures anciennes (sous la direction de Florence Dupont et Didier Pralon Paris VII-Denis Diderot, avril 2007 : Athènes dans les tragédies d’Euripide).