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Elsa Jaubert  : 

De la Scène au Salon. La Réception du modèle français dans la comédie allemande des Lumières (1741-1766)

Résumé

La comédie allemande des Lumières est souvent qualifiée de « théâtre à la française » ; nous nous proposons donc de l’étudier du point de vue des transferts culturels, pour déterminer dans quelle mesure la réception du modèle français a réellement influencé la production allemande. Dans un premier temps, la comédie française se révèle être omniprésente en Allemagne, aussi bien dans la théorie que dans la pratique des auteurs et les répertoire des troupes. Par ailleurs, l’analyse comparée de la dramaturgie et des thèmes de la satire permet de mettre en lumière les rapports étroits entre comédie allemande et française. Cependant, on observe aussi un phénomène très clair de choix parmi les modèles et une orientation militante de la scène allemande au service des idées des Lumières, ce qui fait sa spécificité. Enfin, la France est à l’époque aussi un modèle de civilité, et la comédie doit être une « école des bonnes mœurs » : par conséquent, cette question des mœurs constitue un élément clé de ces pièces, qui jouent un rôle important dans la constitution de l’identité nationale allemande. Il ressort donc de cette analyse une image nuancée de la réception du modèle français, qui révèle le rapport complexe de l’Allemagne à la France, entre admiration et rejet.

Abstract

From Stage to Salon. The reception of the French model by the German Enlightenment comedy (1741-1766)
The German Enlightenment comedy has often been labeled as theatre « a la française », or Frenchlike ; the present article aims at studying these comedies under the perspective of cultural transfers, in order to measure the extent of the French influence over the German production. First the actual presence of French comedy in Germany appears to be extremely important, from a theoretical and practical point of view. We then turn to comparative analysis of dramatic art and satirical themes, so as to underline their links to the French tradition of comedy as well as their specificity. German authors do not imitate blindly: they choose carefully their models, and their comedies serve the ideas of the Enlightenment. Last, since France at that time was also a role-model in civility, and comedy a « school of good manners », we concentrate on this aspect, which is so central to German national identity. These analyses qualify the reception of the French model, which is revealing of the complexity of Franco-German relationships, oscillating between admiration and rejection.

Index

Mots-clés : Allemagne , France, théâtre, transferts culturels

Chronologique : XVIIIe siècle

Plan

Texte intégral

1La comédie allemande des Lumières, que l’on appelle aussi « comédie saxonne », est présentée dans l’histoire littéraire comme un genre né sous l’impulsion de Johann Christoph Gottsched et appliquant à la lettre ses principes théoriques, notamment en ce qui concerne l’imitation des Français. Professeur à l’université de Leipzig, grand critique et réformateur de la littérature allemande, Gottsched préconisait en effet aux jeunes auteurs de prendre exemple sur les pièces françaises afin de relever le niveau du théâtre allemand, jusque là dominé par l’improvisation, les farces grossières et les tragédies grandiloquentes entremêlées d’épisodes bouffons. Les œuvres produites dans le sillage de la réforme gottschédienne ont donc été qualifiées de « théâtre à la française ». Ce jugement s’appuie sur des critiques de l’époque et sur quelques études ponctuelles, mais n’a jamais été véritablement soumis à une analyse précise1. Quels sont, en réalité, les rapports de la comédie de l’Aufklärung à la comédie française ? Quels choix se dégagent parmi les différents modèles possibles ? Y a t-il imitation pure et simple ou seulement reprise partielle de certains éléments ? Observe-t-on des signes de critique ou de rejet ? Il s’agit donc de décrire un phénomène de réception complexe, qui dépasse l’étude strictement littéraire du texte et s’inscrit dans le cadre plus large des transferts culturels. En effet, l’étude de la réception du modèle français dans la comédie allemande des Lumières nous mène « de la scène au salon », c’est-à-dire du modèle littéraire au modèle de civilité, et à la constitution de l’identité nationale allemande.

2Entre 1741, date de la première « comédie saxonne », et 1766, à la veille de l’ouverture du Théâtre National de Hambourg et de la publication de Minna von Barnhelm de Lessing, on compte une quarantaine de pièces originales pouvant servir de base à l’analyse de la réception du modèle français. Elles sont la plupart du temps l’œuvre d’auteurs obscurs comme Borkenstein, Mylius, Fuchs, Uhlich et Quistorp, ou un peu plus connus comme la Gottschedin, Krüger, Schlegel et Weiβe. Mais seuls Gellert et Lessing ont réellement laissé leur trace dans les histoires de la littérature. À quelques rares exceptions près, en effet, ces comédies ont été plongées dans un oubli quasi total depuis leur création, car il faut bien reconnaître que leur qualité artistique intrinsèque est dans l’ensemble médiocre. Elles constituent cependant un champ de recherche particulièrement fécond et largement inexploré, qui nous renseigne sur les évolutions littéraires et sociales de l’époque.

3La première question qu’il s’agit d’éclaircir est celle de la présence concrète de la comédie française en Allemagne au XVIIIe siècle, à la fois dans la théorie et dans la pratique théâtrale. Ce contexte permet en effet de mesurer le degré de familiarité des auteurs avec les œuvres françaises et de comparer leurs œuvres à d’éventuelles sources françaises.

4L’étude des répertoires révèle ainsi qu’à partir des années 1740, la comédie française constitue entre 40 et 60 % des représentations des grandes troupes de théâtre qui sillonnent le nord du Saint Empire. Par ailleurs, la plupart des jeunes auteurs allemands traduisent des dramaturges comme Destouches, Molière ou Regnard2. Il semble bien que l’on puisse parler d’une véritable imprégnation culturelle, car les classiques de la comédie française constituent à l’époque une référence évidente pour les classes cultivées : on retrouve ainsi dans les correspondances, les poèmes, les hebdomadaires moraux et dans les comédies elles-mêmes des allusions aux comédies de Molière et à des personnages comme Tartuffe, Harpagon ou encore Des Masures (le poète campagnard de Destouches).

5Par ailleurs, dans les écrits théoriques sur la comédie, il est presque toujours question de l’imitation des Français. C’est la méthode recommandée par Gottsched pour perfectionner le théâtre allemand et l’amener progressivement à prendre sa place au niveau européen3, et tous les auteurs de l’époque se rangent à cet avis. Le ou les modèles de comédie française sont certes variables selon les choix esthétiques de chacun : chez les puristes de la haute comédie et de la décence, Destouches est préféré à Molière, mais d’autres rendent hommage au génie comique de Pocquelin, tandis que certains se montrent également sensibles à la comédie larmoyante. Mais quelles que soient les préférences, le principe de l’imitation, lui, n’est jamais remis en cause, tout comme le désir de « purifier » le théâtre allemand. Là encore on observe des nuances : contrairement à l’école de Gottsched, des auteurs comme C. F. Gellert donnent la priorité à l’émotion et à la vertu sur le rire et sur la satire des vices. Mais tous s’accordent sur la mission morale de la comédie, le rejet de l’improvisation et de la farce, le choix d’une langue naturelle et décente. La réforme gottschédienne et la comédie française sont bien les deux autorités qui président au développement de la comédie allemande des Lumières. Par ailleurs, tous les hommes de lettres et de théâtre engagés dans la réforme assignent à la comédie une mission bien précise : elle doit être une « école des bonnes mœurs », et s’inscrit ainsi pleinement dans le mouvement de l’Aufklärung – au même titre que les hebdomadaires moraux4. La comédie telle que ces auteurs la conçoivent peut se définir comme la satire morale d’un comportement asocial, et permet de faire progresser les idées de Lumières.

6Mais ni le discours théorique sur la comédie française, ni son omniprésence en Allemagne ne présument que l’on ait nécessairement à faire dans les œuvres originales à un « théâtre à la française ». Seule l’analyse précise des comédies nous permet de déterminer dans quelle mesure on peut réellement parler d’imitation et de modèle français.

7Certaines comédies allemandes sont présentées de façon explicite par leurs auteurs comme des adaptations d’œuvres françaises. C’est le cas notamment du Procès du bouc de Quistorp (1744), présenté comme une imitation des Plaideurs de Racine, et de deux pièces de Löwen (1765), L’Amant par hasard, tiré d’un épisode du roman de Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, et Le Méfiant par délicatesse, adapté de la pièce Dupuis et Des Ronais de Collé5. On s’attendrait donc à trouver des pièces « françaises » dans la forme et dans l’esprit, directement inspirées des originaux revendiqués. Or, on observe déjà dans ces comédies d’importantes modifications par rapport à leur modèle, à la fois dans les thèmes traités et dans le ton. L’intention morale y est clairement mise en valeur, ce qui donne à ces adaptations un caractère indéniablement allemand.

8L’ensemble des comédies confirme cette tendance et témoigne de choix dramaturgiques très nets parmi les modèles, qui marquent la spécificité de ce théâtre : les auteurs de l’Aufklärung écartent un certain nombre de traits caractéristiques des comédies françaises. C’est particulièrement frappant dans le cas du rôle traditionnel des domestiques. Condamnée par la plupart des dramaturges, leur importance est beaucoup plus faible en Allemagne qu’en France. Ils ne participent à l’intrigue que de façon très secondaire, jamais ils ne sont les instigateurs des ruses, et on les voit rarement dans le rôle du confident fidèle, expérimenté et ingénieux. Car la vraisemblance et la bienséance priment ici sur les conventions théâtrales : en effet, en Allemagne, les hommes des Lumières mettent fréquemment en garde les nobles et les bourgeois contre une trop grande familiarité avec les domestiques, et insistent sur la place que chacun doit tenir et respecter dans la hiérarchie sociale. Les affaires des maîtres ne regardent en rien les valets, et la comédie ne doit surtout pas encourager ces comportements indignes. La question de l’intrigue amoureuse est pour sa part plus délicate : même si les critiques allemands se moquent de la manie des Français de ne faire toujours rouler leurs pièces que sur des amours et de tout conclure par un ou plusieurs mariages, l’intrigue amoureuse reste malgré tout un canevas dont les auteurs peuvent difficilement se passer. Seule l’épouse de Gottsched cherche à renouveler le schéma, comme dans La Gouvernante française (1744) par un exemple, où l’enjeu de l’intrigue est un voyage6.

9On ne retrouve donc pas dans les œuvres allemandes l’ensemble des caractéristiques des intrigues françaises. Cette observation est également valable pour les personnages, souvent accusés d’avoir été importés et de n’être pas des caractères allemands. Ce reproche n’est fondé que dans de rares cas, et les types les plus français ne trouvent aucune résonance en Allemagne. La sélection des modèles et des techniques fait clairement apparaître la prééminence de l’intention didactique. En effet, tout ce qui, dans la comédie française, relève du pur divertissement, ne trouve aucun écho – ou presque – dans notre corpus. Les dramaturges allemands donnent la priorité au contenu par rapport à la forme, à la transmission de données par rapport au jeu théâtral. Les schémas farcesques et le comique visuel sont réduits à la portion congrue, la fantaisie verbale et les accumulations de sonorités comiques sont quasiment absentes, tout comme les stichomythies, si fréquentes dans le théâtre français. C’est sans conteste la primauté de l’intention morale qui entraîne l’élimination ciblée de ces éléments gratuits, qui constituent la mécanique comique traditionnelle. Il faut cependant souligner que toutes les techniques utilisées par les auteurs allemands (des jeux de mots au dialogue comique en passant par les jeux de scène) peuvent trouver un « modèle » dans la comédie française, plus ou moins patent. Dans certains cas, la référence à la source française est indubitable ; mais les auteurs allemands se livrent alors à un travail de réécriture et d’enrichissement que l’on ne peut assimiler sans anachronisme à du plagiat7. Leur méthode est celle de tous les auteurs comiques depuis l’Antiquité, et se révèle tout aussi féconde.

10Les comédies de notre corpus sont ainsi à mi-chemin entre la tradition classique française et une nouvelle forme allemande de théâtre épuré et moral. Cette production normalisée se détache nettement de la tradition dramatique précédente, et apparaît donc – à juste titre – comme française. Mais cette « classicisation » n’est pas le produit d’une imitation servile : elle reste allemande dans son esprit et dans sa réalisation. Tout comme Gottsched met les canons classiques au service d’une poétique allemande, et choisit soigneusement ses références, les dramaturges appliquent eux aussi un processus de sélection des modèles : ils s’inspirent des Français et s’approprient leurs techniques, mais ils les mettent au service de leurs objectifs propres.

11C’est d’ailleurs particulièrement manifeste lorsque l’on considère les thèmes abordés par les comédies. Leur satire se nourrit de motifs traditionnels français, mais uniquement lorsqu’elle est pertinente pour leur propos. Les Allemands réactualisent les clichés comiques en les intégrant dans une problématique nationale et contemporaine. On le constate en analysant l’image de la société et les relations entre les différents états qui la composent, en particulier dans le cas des rapports entre noblesse et bourgeoisie. En la matière, la comédie française est riche de stéréotypes, que l’on retrouve donc sur la scène allemande, enrichis de traits typiquement germaniques, comme la critique de la chasse ou de l’immoralité des nobles. La question de la mésalliance et du mépris des nobles pour les bourgeois constituent par ailleurs un thème récurrent et particulièrement sensible. Tous les poncifs de la comédie française, de George Dandin (Molière) à L’École des bourgeois (D’Allainval) en passant par Le Glorieux (Destouches), alimentent ainsi les pièces allemandes – à tel point d’ailleurs que sur ce point, la satire semble plus se nourrir de littérature étrangère que d’expérience personnelle des conditions allemandes : l’anoblissement par exemple est loin d’être aussi fréquent dans le Saint Empire qu’en France. Cependant, malgré cet exemple d’assimilation un peu abusive, bon nombre de thèmes ne trouvent pas d’équivalent dans la comédie française et correspondent au contexte propre à l’Allemagne, comme le respect des hiérarchies et de l’ordre social, ou encore la revalorisation de l’état de bourgeois et des qualités qui lui sont attribuées.

12Le traitement des types sociaux fonctionne selon le même principe de sélection-adaptation. L’exemple le plus manifeste est celui du pédant, auquel les Aufklärer accordent une attention toute particulière : ils reprennent les caractéristiques du type traditionnel, mais ils mettent l’accent sur certains aspects bien particuliers, comme leur concentration sur des détails ridicules, et ébauchent en contrepoint l’image du savant idéal tel qu’ils le conçoivent. Toutes les caractéristiques du pédant en font l’ennemi des Lumières, comme le montre avec brio Le Jeune Érudit de Lessing (1747) : vains, prétentieux, incompréhensibles, ignorants, inaccessibles au doute et à la critique, et surtout, inutiles à la société8. On voit aussi apparaître le personnage du poète de profession, une variante du pédant spécifique à l’Allemagne du XVIIIe siècle. Quant au sort différencié réservé aux types français de la coquette et du petit-maître, il est révélateur du processus de réception et des mécanismes de transfert. Ces deux personnages caractéristiques de la scène française connaissent en effet un succès très inégal sur la scène allemande : tandis que la coquette n’apparaît que de façon très sporadique et partielle, le petit-maître, lui, se pavane dans bon nombre de comédies. Cette différence ne s’explique que par les conditions du pays récepteur, dans lequel la coquette ne correspond pas à la réalité sociale, tandis que les jeunes Allemands à la mode sont la cible d’attaques répétées chez les Aufklärer. Ils sont les mauvais imitateurs de mauvaises mœurs, version outrée de ce que la France a déjà de plus ridicule. Dans la préface de J’en ai décidé ainsi (1766), Löwen justifie ainsi la présence de son petit-maître Leander en expliquant qu’il ne s’agit pas d’un personnage étranger, mais bien d’un personnage allemand, comme on en rencontre malheureusement trop9.

13Non seulement les types sont sélectionnés, modifiés et enrichis, mais la perspective satirique elle-même répond à un objectif proprement allemand, comme l’illustre, par exemple, la satire des jargons chez les médecins et les avocats. Elle ne se contente pas d’utiliser le ridicule du jargon : elle fustige son caractère hermétique, car il offre la possibilité de masquer l’incompétence et fait obstacle à la compréhension, comme le souligne notamment la Gottschedin dans Le Testament (1746)10. Cette satire est à la fois un héritage de la tradition comique européenne et la conséquence d’une conviction patriotique et éclairée : le savoir doit être accessible à tous, ce qui implique l’usage d’un langage commun, simple et compréhensible, qui deviendra ainsi le véhicule de la raison et des Lumières.

14Entre tradition et germanisation, la comédie allemande développe ainsi un réseau de motifs et de codes qui lui sont propres. Ils témoignent de l’utilisation de la comédie au service des Lumières, car malgré la pérennité de certaines figures traditionnelles et de certains motifs, c’est bien l’image d’une scène éclairée « militante » qui ressort nettement de l’analyse thématique des œuvres. On peut donc s’étonner du caractère récurrent des critiques allemandes de l’époque vis-à-vis de l’imitation. En réalité, les Allemands sont à ce point sensibles à l’imitation, qu’ils ne voient pas ce que leur production a d’original et se focalisent sur l’idée d’imiter. C’est cette hypersensibilité qui explique la violence et la systématisation du reproche. Il ne s’agit pas ici d’une question de pratique littéraire objective, mais d’un problème subjectif d’identité. Ce qui suscite l’inquiétude chez les critiques, plus que le résultat effectif de l’imitation, c’est par principe l’idée même de prendre modèle sur l’étranger. Le caractère français est étranger, donc ennemi de l’identité allemande, voilà le fond du problème. Aussi, bien loin d’être françaises, certaines comédies sont même fondamentalement gallophobes. C’est ce que montrent clairement les propos sur les mœurs, lesquels nous amènent à un enjeu central de la comédie de l’Aufklärung : la question de la civilité.

15La comédie se voulant de façon explicite « une école des bonnes mœurs », elle s’attaque à tout comportement ridicule et/ou moralement condamnable, tente de le discréditer aux yeux des spectateurs, et de présenter en contrepoint l’attitude conforme aux lois qui régissent la vie en société. Les multiples facettes de cette question des mœurs apparaissent comme un fil rouge dans l’ensemble de notre corpus, et là aussi, la référence française joue un rôle essentiel. En effet, les Aufklärer voulant réformer les mœurs et les élites allemandes s’orientant vers le modèle de civilité français, une réflexion sur ce modèle se révèle inévitable. Le reproche de « théâtre à la française » adressé aux comédies des Lumières ne se limite d’ailleurs pas à une querelle esthétique, puisque certains critiques les accusent de propager les mœurs françaises, et de contribuer par là à la corruption des mœurs germaniques. On entre dès lors de plain-pied dans la sphère des représentations nationales, avec leur cortège de stéréotypes et d’outrances11. Ces représentations connaissent au milieu du XVIIIe siècle une évolution majeure, marquée par un renversement des valeurs, que les comédies illustrent et auquel elles participent activement.

16La question des mœurs est indissociable de la comédie allemande des Lumières, puisque celle-ci entreprend de propager un nouvel idéal de civilité. La pratique des dramaturges se révèle fidèle à l’idée qu’ils se font de la mission du théâtre, et leurs pièces sont conçues, de façon plus ou moins manifeste selon l’intrigue, comme une sorte de « traité de civilité illustré ». L’exemple le plus révélateur est sans doute Les Mœurs du temps passé de Borkenstein (1741), satire des usages grossiers de certaines familles hambourgeoises, opposés à la civilité des jeunes gens éduqués à Leipzig12. Au fil des pièces, aucun aspect n’est laissé dans l’ombre : sociabilité, politesse, éducation des femmes, lectures et loisirs, langue, conversation, galanterie, ou encore esprit, c’est un tableau complet des mœurs que l’on peut brosser à partir de ces comédies. Il ressort cependant de ce tableau une image souvent ambiguë, et en tous les cas complexe et changeante. Car le débat sur la civilité est marqué par le désir contradictoire d’un affinement des manières et d’une fidélité aux mœurs dites originelles. Dans ce contexte, la France représente à la fois un modèle et un repoussoir, ou plus précisément, elle passe progressivement du statut de modèle à celui de repoussoir.

17L’admiration des Allemands pour le modèle de civilité de leurs voisins, et le mépris dont ces derniers les payent en retour, entraînent une situation de déséquilibre, où l’adoption des mœurs françaises et le refus de tout ce qui est allemand devient signe de distinction et de bon goût, en particulier dans les milieux aristocratiques. Le mouvement patriotique et bourgeois qui s’amorce avec les débuts de l’Aufklärung remet en question cette situation, jugée néfaste pour le développement de l’Allemagne, car le pays et ses habitants risquent de perdre leur caractère propre et leur indépendance. La réaction des Aufklärer passe donc par le rejet du modèle français. Ce rejet est d’autant plus logique qu’il ne se fait pas seulement au nom de la patrie, mais aussi au nom de valeurs morales différentes de celles qui déterminent la civilité française, et qu’il recoupe en outre l’opposition sociale entre noblesse et bourgeoisie13. En Allemagne, le modèle français est incarné par la noblesse et la critique de l’un se confond par conséquent avec celle de l’autre. La revalorisation des antiques vertus germaniques s’accompagne de la révision du statut exemplaire des manières françaises, qui sont désormais considérées comme immorales et font figure de contre-modèle. La Gouvernante française de la Gottschedin illustre parfaitement ce renversement des valeurs. La politesse à la française est dénoncée comme une vile hypocrisie, le bel esprit est décrié comme un faux brillant et la conduite « galante » tombe petit à petit dans le discrédit. On leur oppose la franchise et la fameuse probité germanique, la raison et le bon sens, la chasteté et la fidélité. Les formes de sociabilité et la civilité qui caractérisent le grand monde parisien, avec pour modèle le salon, sont donc rejetées par les Aufklärer, pour des raisons morales mais aussi sociales. En effet, le strict cloisonnement des classes et le mépris des nobles pour les bourgeois rendent impossible l’émergence dans le monde germanique d’un lieu comparable au salon parisien, né de la symbiose entre aristocratie et hommes de lettres et de science. C’est aussi cette impossibilité qui fait que les Aufklärer se détournent d’un modèle inapplicable.

18Par le biais des sujets abordés, des personnages mis en scène, et de multiples détails et réflexions, les comédies tentent en réalité de définir une « civilité allemande » spécifique, fondée sur des valeurs bourgeoises, une civilité qui aspire à un certain polissage des mœurs tudesques, par le théâtre et les belles-lettres en général, tout en dénonçant les raffinements excessifs des Français et en affirmant la dignité de l’Allemagne. Pris entre ces deux injonctions, les dramaturges tentent de trouver un équilibre ; ils esquissent ainsi une voie médiane alliant politesse et probité, et ne se réglant ni sur la mode, ni sur la tradition, mais sur la raison. La Beauté muette de Schlegel est sans doute l’une des plus belles réussites en la matière14. Les nouvelles valeurs de l’Aufklärung entraînent ainsi une modification considérable du modèle de civilité français, qui semble à première vue prendre la forme d’un rejet, mais qui est pourtant plus complexe, puisque l’on observe des signes d’assimilation et d’adaptation. Ils sont cependant discrets, et l’aspect le plus visible reste donc celui de la critique du modèle français, dont la violence s’explique avant tout par l’enjeu identitaire.

19L’analyse précise du corpus des comédies allemandes des Lumières conduit donc à une évaluation nuancée de la réception du modèle français. La forme de ces œuvres s’inspire bien du modèle classique français, mais les motifs mêlent tradition et actualité, et le propos, lui, est clairement national. Le patriotisme, qui est à l’origine de la réforme gottschédienne et de l’action de ses successeurs, détermine en grande partie les thèmes abordés par les Aufklärer et surtout leur relation à la France. Dans ces conditions, c’est l’enjeu national qui confère au phénomène de réception du modèle français sa tension particulière, entre admiration et tentative d’assimilation d’un côté, rejet et volonté de démarcation de l’autre. C’est pourquoi le théâtre allemand qui naît dans les années 1740, bien loin de n’être qu’un « théâtre à la française », est déjà un « théâtre national ».

Notes de bas de page numériques

1 Les quelques ouvrages consacrés à la comédie allemande des Lumières évoquent certes cet aspect, mais sans s’y attarder. On peut ainsi consulter les études de Günter Wicke, Die Struktur des deutschen Lustspiels der Aufklärung. Versuch einer Typologie, Bonn, Bouvier Verlag, 2. Aufl., 1968, de Hans Friederici, Das deutsche bürgerliche Lustspiel der Frühaufklärung (1736-1750) unter besonderer Berücksichtigung seiner Anschauungen von der Gesellschaft, Halle, Niemeyer Verlag, 1957, de Diethelm Brüggemann, Die Sächsische Komödie, Studien zum Sprachstil, Köln Wien, Böhlau Veralg, 1970, et de Rüdiger van den Boom, Die Bedienten und das Herr-Diener Verhältnis in der deutschen Komödie der Aufklärung (1742-1767), Frankfurt/M den Haag, Herchen, 1979.
2 À propos des traductions de comédies françaises en Allemagne, on peut consulter l’ouvrage de Michel Grimberg, La Réception de la comédie française dans les pays de langue allemande (1694-1799), Frankfurt/M, Peter Lang, Gallo-Germanica 17, 1995.
3 Cf. Jacques Lacant, « Gottsched ‘législateur’ du théâtre allemand : la nécessité et les bornes de l’imitation du théâtre français », in : Revue de littérature comparée, 44 (1970), Paris, pp. 5-29.
4 Cf. Wolfgang Martens, Die Botschaft der Tugend : die Aufklärung im Spiegel der deutschen Moralischen Wochenschriften, Stuttgart, Metzler, 1968. Les thèmes abordés par les hebdomadaires moraux allemands du XVIIIe siècle y sont présentés de façon très précise.
5 Johann Theodor Quistorp, Der Bock im Prozesse, in : Deutsche Schaubühne, hrsg. von Johann Christoph Gottsched, 6 Bde., Leipzig 1741-1745, Deutsche Neudrucke, Reihe 18. Jahrhundert, hrsg. von H. Steinmetz, Stuttgart, Metzler, 1972, Bd. 5. Johann Friedrich Löwen, Der Liebhaber von Ohngefähr ; Das Mistrauen aus Zärtlichkeit, in : Schriften, 4 Bde., Hamburg, 1765-1766, Bd. 4.
6 Luise Adelgunde Viktorie Gottsched, Die Hausfranzösinn, in : Deutsche Schaubühne, Bd. 5.
7 Lessing, par exemple, s’est beaucoup inspiré des dialogues de Molière, dont il reprend souvent les techniques. On retrouve même dans Le Trésor (Der Schatz, 1750) une réécriture de la scène I, 6 de L’Amour Médecin. La Gottschedin s’appuie elle aussi sur Molière dans La Mésalliance (Die ungleiche Heirat, 1743), une adaptation de George Dandin.
8 Gotthold Ephraim Lessing, Der junge Gelehrte, mit einem Nachwort und Erläuterungen von A. Anger, Stuttgart, Philipp Reclam, UB 37, 1979.
9 Johann Friedrich Löwen, Ich habe es beschlossen, in : Schriften, Bd. 4, préface.
10 L. A. V. Gottsched, Das Testament, in: Deutsche Schaubühne, Bd. 6.
11 On peut se reporter à l’anthologie très riche publiée par Ruth Florack, Tiefsinnige Deutsche, frivole Franzosen : nationale Stereotype in deutscher und französischer Literatur, Stuttgart Weimar, Metzler, 2001.
12 Hinrich Borkenstein, Der Bookesbeutel, Faksimiledruck, Deutsche Literaturdenkmale des 18. und 19. Jahrhunderts, hrsg. von A. Sauer, No 56/7, mit einer Einleitung von F. F. Heitmüller, Leipzig, G. J. Göschen, 1896.
13 Norbert Elias propose une analyse très éclairante de ce phénomène dans La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, Collection Agora Pocket, 1973 (1ère édition 1936).
14 Johann Elias Schlegel, Die stumme Schönheit, hrsg. von W. Hecht, Berlin, Walter de Gruyter, Komedia (Deutsche Lustspiele vom Barock bis zur Gegenwart, Texte und Materlialien zur Interpretation) Bd. 1, 1962.

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Pour citer cet article

Elsa Jaubert, « De la Scène au Salon. La Réception du modèle français dans la comédie allemande des Lumières (1741-1766) », paru dans Loxias, Loxias 14, mis en ligne le 19 août 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1181.


Auteurs

Elsa Jaubert

Elsa Jaubert (Université de Paris IV, UMR 8138 : Identités, Relations Internationales et Civilisations d’Europe)

Ancienne élève de l’ENS Fontenay-aux-Roses, agrégée d’allemand. Actuellement professeur en Classes préparatoires au Lycée Louis Thuillier d’Amiens. Doctorat d’Études germaniques soutenu en décembre 2005, (dir. Roland Krebs, Paris-IV), (jury F. Knopper, Y. Chevrel, J.-L. Haquette, R. Krebs, G. Laudin). Articles « Entre prestige aristocratique et contestation bourgeoise : la tradition du Grand Tour en Allemagne au XVIIIe siècle et son image dans la littérature », « Voltaire dramaturge comique : un "auteur amphibie" ? », Revue Voltaire, n°6, 2006 ; « Richard III et Roméo et Juliette de Christian Felix Weiβe : une voie médiane entre barbarie anglaise et superficialité française ? ».