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Mohamed Ali Ben Saïd  : 

L’esthétique du glauque dans Thérèse Raquin, À rebours et Monsieur de Phocas

Résumé

Dans Thérèse Raquin, roman à l’atmosphère particulièrement sinistre, le glauque sert essentiellement à instaurer un cadre naturaliste avec cette focalisation sur l’aspect désarticulé et pourrissant du corps projeté dans un milieu en pleine décrépitude. À partir d’À rebours, roman initiateur du mouvement décadentiste, le glauque va se muer en principe esthétique, rompant progressivement avec le dogme naturaliste du déterminisme physiologique. Enfin, avec Monsieur de Phocas, le roman décadent par excellence, cette mutation en principe esthétique va définitivement se réaliser puisque tout le roman est porté par cette quête obsessionnelle du personnage d’une forme de beauté lugubre et malsaine.

Abstract

In Thérèse Raquin, novel whose atmosphere is particularly sinister, the gloomy is used essentially for setting a naturalistic framework with this focus on the disarticulated and rotting aspect of the body projected in decay. From À Rebours, a coming-of-age novel of the decadentist movement, the gloomy will turn into an aesthetic principle breaking progressively with the naturalist dogma of the physiological determinism. Finally, with Monsieur de Phocas, the Decadent novel par excellence, this mutation in aesthetic principle, will be definitely accomplished since the whole novel deals with this obsessive quest of the character with gloomy and evil beauty.

Index

Mots-clés : cadavérique , Décadentisme, glauque, Huysmans (Joris-Karl), Lorrain (Jean), Naturalisme, Zola (Émile)

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle , XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Le terme « glauque », adjectif d’origine gréco-latine (glaucus1), fait référence dans son acception première à un type de couleur verte « tirant sur le bleu. Eau glauque2 » qu’on pourrait également désigner par l’adjectif « verdâtre », rappelant la couleur d’un cadavre en décomposition. Dans une deuxième acception, le glauque entretient un lien étroit avec tout ce qui a trait au lugubre, au sordide et au morbide : « a. Lugubre, sinistre. b. Louche et sordide. Une ambiance glauque3 ».

2Or nous retrouvons les pleines manifestations de ces diverses acceptions du terme « glauque » dans Thérèse Raquin (1867) d’Émile Zola, À rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans et Monsieur de Phocas (1901) de Jean Lorrain. Concernant le choix du corpus, nous insistons sur le fait que ces trois romans se distinguent par leurs statuts respectifs particuliers. Thérèse Raquin, roman se situant à l’aube du naturalisme, axant sa construction sur l’application stricte des lois physiologiques – essentiellement la loi des tempéraments –, est fortement empreint d’une atmosphère virant parfois vers l’horrifique, notamment à travers la représentation du cadavérique et du corps désarticulé, jusqu’à faire basculer le récit dans une dimension quasi-fantastique.

3À Rebours est souvent considéré par les critiques de l’époque comme le roman de la rupture avec le naturalisme et l’œuvre phare de la littérature dite décadentiste. Il s’agit d’un récit versant également dans le glauque et le dérangeant, lesquels se manifeste à travers l’étrange attirance du personnage principal des Esseintes, pour le malsain et le morbide. Cependant, dans le récit de 1884, le « glauque » va progressivement se muer en principe esthétique, rompant partiellement avec le dogme naturaliste et son imaginaire axé sur une documentation se voulant la plus réaliste possible sur la dégradation physiologique du corps. Enfin, Monsieur de Phocas est le roman qui applique l’esthétique décadentiste dans sa forme la plus ostentatoire. Ainsi, nous y verrons s’effectuer définitivement cette transformation du glauque en principe esthétique : en effet tout le roman est porté par une quête obsessionnelle d’une forme de beauté perverse et malsaine se matérialisant dans la dilection du duc de Fréneuse pour une « certaine transparence glauque4 »5.

4Il s’agit donc d’étudier dans cet article par quels mécanismes s’opère cette mutation progressive via une analyse comparative entre les trois romans. Autrement dit, comment le glauque, de simple outil descriptif et analytique, employé essentiellement pour rendre compte de l’état déclinant d’un corps ou d’un milieu particuliers, va se transformer en véritable aspiration esthétique pour l’auteur, servant à l’élaboration de son univers romanesque. Cela se reflète notamment à travers la construction de personnages se caractérisant par une certaine attirance pour le malsain et le morbide. Pour cela, notre travail sera organisé autour de deux parties principales : dans un premier temps, nous étudierons les manifestations du glauque dans les incipits romanesques tant sur le plan thématique qu’esthétique, puis dans un deuxième temps, nous examinerons les expressions du cadavérique dans ces trois romans. Nous verrons que l’insertion de longs passages descriptifs puisant dans le motif de la décomposition du corps contribuent au processus de transformation du glauque en principe esthétique.

Manifestations du glauque dans les amorces romanesques

5Nous examinerons la manifestation du glauque dans les incipit romanesques de nos trois récits, toujours dans la perspective de démontrer cette mutation progressive du glauque en principe esthétique.

Thérèse Raquin ou l’affirmation du principe naturaliste de la loi du milieu : exposition d’un environnement sordide

6Dans Thérèse Raquin, le glauque se manifeste d’entrée à travers la description d’un milieu sordide – en l’occurrence celui du passage du Pont-Neuf – caractérisé par son aspect crasseux et humide : « Ce passage […] est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le vitrage qui le couvre […] est noir de crasse6. » Le verdâtre et le ténébreux viennent entériner cette atmosphère lugubre, annonciatrice d’évènements bien sombres : « les vitrines […] moirent étrangement les marchandises de reflets verdâtres7 ; au-delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formes bizarres8. » Selon une certaine perspective, nous pouvons considérer que cette phrase contient en substance le programme narratif de tout le roman. En effet, qu’est-ce que Thérèse Raquin sinon l’histoire de corps désarticulés, se déformant – comme le suggère l’expression « formes bizarres » – et se dégradant sans cesse sous l’effet d’une physiologie défaillante et évoluant dans un milieu sordide, en proie à la déréliction ?

7Nous relevons donc que la description ici joue un rôle principalement sémiosique9. En effet, tout en nous livrant des informations sur l’espace en question, elle sert également à connoter une certaine atmosphère, particulièrement lugubre, qui ne cessera d’imprégner toute l’histoire. De plus, au vu de ce qui adviendra plus tard dans le récit, nous pouvons signaler que cette description occupe une fonction narrative bien précise, celle de préparer la suite tragique des évènements.

8Toujours dans le cadre de l’analyse de cette amorce romanesque, nous signalons que l’incipit se clôt sur une présentation brève des personnages principaux du récit – à savoir Thérèse, Camille, cousin et mari de Thérèse, et la mère Raquin, la mère de Camille et tante de Thérèse – sans même mentionner leurs noms, comme s’il y avait cette volonté d’accorder la primauté à la dissection du milieu sur celui des personnages, lesquels ne seraient alors pas plus que des émanations fantomatiques, produits d’un environnement écrasant et sordide, subissant une lente mais une irrémédiable décomposition10.

Émergence du personnage décadent dans l’incipit d’À Rebours

9Nous avons vu que, dans l’amorce romanesque du roman de Zola, nous avions une focalisation sur le milieu. Dans À Rebours, l’incipit met plutôt l’accent sur le personnage principal, Jean des Esseintes, aristocrate déchu, dernier descendant de l’ancienne lignée des Floressas des Esseintes, illustre famille frappée du sceau de la décadence. Cette référence constante au déclin du legs familial est ce qui va constituer d’ailleurs l’un des motifs centraux de la littérature décadentiste. Seront évoquées par la suite, respectivement, la constitution physiologique, l’enfance et l’étrange personnalité du duc Jean. Aussi est-il décrit comme « un grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux […] il avait la barbe en pointe d’un blond extraordinairement pâle11 ». Quant à son enfance, « elle avait été funèbre [car] menacée de scrofules et accablée par d’opiniâtres fièvres12 ».

10À noter que la description physique de Des Esseintes rappelle jusqu’à un certain point celle, certes brève, de Camille dans l’incipit de Thérèse Raquin : » assis sur une chaise, un homme d’une trentaine d’années lisait […]. Il était petit, chétif, d’allure languissante ; les cheveux d’un blond fade, […] il ressemblait à un enfant malade et gâté13 » ou encore « Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait au lit14 ». Les deux personnages semblent partager les mêmes prédispositions à la maladie mais là où Camille est décrit comme de tempérament lymphatique, au sein même de la physiologie de des Esseintes cohabitent les tempéraments lymphatique et nerveux15. Toujours est-il que, jusqu’à ce point, les codes de la description naturaliste semblent toujours opérants pour le cas de cet incipit.

11Du point de vue de la personnalité, des Esseintes est décrit comme un misanthrope aux goûts élitistes et dépravés, comme l’atteste cette phrase : « Son mépris de l’humanité s’accrut. […] Décidément, il n’avait aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude16 ». Ainsi, là où, dans Thérèse Raquin, la référence au décrépit et au délabré servait essentiellement à caractériser un milieu sordide qui va déterminer le comportement même des personnages, dans À Rebours, la décrépitude semble se muer en une véritable quête esthétique et intellectuelle ce qui justifie l’emploi de l’adjectif « studieuse ». Le détraquement du système nerveux du duc Jean pourrait expliquer l’origine de son attirance pour le malsain et le déviant : « bientôt le cervelet s’exalta […]. De même que ces gamines qui, sous le coup de la puberté, s’affament de mets altérés ou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amours exceptionnels, les joies déviées17 ». Finalement, c’est toujours à partir de l’exploitation d’un code naturaliste – la loi physiologique des tempéraments – que l’auteur va développer la nature perverse de son personnage et son attrait pour le glauque. Nous verrons que la personnalité déviante du protagoniste va déterminer non seulement le développement de l’intrigue18 mais également l’écriture elle-même à travers les multiples expressions du cadavérique qui parsèment le roman.

Monsieur de Phocas ou la quête obsessionnelle du glauque

12Comme pour À Rebours19, l’incipit de Monsieur de Phocas (1901) s’ouvre sur une présentation détaillée du personnage principal du roman, à savoir le duc de Fréneuse, alias Monsieur de Phocas, mais à la différence du roman de Huysmans, la description est cette fois-ci portée par le regard d’un narrateur homodiégétique comme l’atteste la présence du pronom personnel « je » :

M. de Phocas ! Écartant doucement la portière, je m’étais arrêté au seuil. Étroitement moulé dans un complet de drap vert myrte, cravaté très haut d’une soie vert pâle […], M. de Phocas était un frêle et long jeune homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et extraordinairement vieille20 […].

13Comme pour les cas de Camille et de Des Esseintes, il est assez évident que nous sommes face à un individu de tempérament lymphatique, comme l’attestent ces références à l’extrême maigreur et à l’appauvrissement du sang, à travers l’emploi de l’adjectif « exsangue ». Mais une forme d’extravagance, une certaine amplification, semblent se dégager de cette description21 : d’abord à travers l’évocation de cette face « extraordinairement vieille », ce qui est peu commun pour un jeune homme de vingt-huit ans. Le caractère excentrique du personnage se perçoit également à travers son étrange accoutrement. Il faut noter ici que le choix de la couleur verte n’est guère fortuit puisque le vert, sur le plan symbolique, est ce qui correspond le mieux au tempérament maladif22. Dans le cas présent, nous pouvons considérer qu’il y a une parfaite corrélation entre le vert pâle de la cravate et la pâleur du personnage, pâleur due à l’appauvrissement du sang. Nous pouvons alors parler d’une certaine esthétisation de la condition morbide de notre héros.

14Pour approfondir le rapport entre la maladie et la couleur verte, nous rappelons que la chlorose, maladie s’apparentant à une certaine forme d’anémie sévère, ô combien traitée dans la littérature médicale du XIXe siècle, est souvent désignée par l’appellation anglaise de « green-sickness23 » (la maladie verte) à cause du teint verdâtre et de l’extrême pâleur qu’elle provoque chez les malades24. Dans À Rebours, des Esseintes a visiblement souffert d’un syndrome chlorotique durant son enfance : « les nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandons de la chlorose25 », comme pour entériner la condition morbide du personnage.

15Pour revenir au roman de Jean Lorrain, l’accoutrement vert du personnage pourrait être aussi interprété comme un indice de la nature foncièrement vicieuse voire maléfique du duc de Fréneuse sachant que dans l’imaginaire chrétien du Moyen-Âge, le vert était associé au diabolique et au monstrueux26. Comme des Esseintes, le duc de Fréneuse est décrit comme un personnage foncièrement vicieux : « Cet homme avait rapporté avec lui tous les vices de l’Orient27. » Le particularisme du protagoniste se reflète également dans l’aura dérangeante qu’il génère auprès de ses congénères : « Et c’est le duc de Fréneuse que j’avais chez moi, […], Fréneuse et ses légendes, son passé mystérieux, son présent équivoque et son avenir plus sombre28 ». Bien plus qu’une simple personnalité excentrique comme peut l’être des Esseintes, le duc de Fréneuse est présenté comme une figure quasi-légendaire engendrant à la fois peur et fascination chez ses contemporains.

16Mais là où le personnage du duc de Fréneuse se particularise définitivement c’est dans la nature même de l’étrange maladie dont il semble atteint : « Lueur de gemme ou regard, je suis amoureux, pis, envoûté, possédé d’une certaine transparence glauque ; c’est comme une faim en moi. Cette lueur, je la cherche en vain dans les prunelles et dans les pierres, mais aucun œil humain ne la possède29. » Sa maladie paraît se cristalliser autour d’une fascination morbide pour les pierres précieuses aux teintes glauques : « voilà des années que je souffre d’une chose bleue et verte30 », comme vient encore plus le confirmer cette assertion : « Or, personne plus que moi n’a souffert du morbide attrait de ces bijoux ; et, malade à en mourir (puisque je m’en vais de leur poison translucide et glauque), c’est à vous que j’ai voulu me confier31 ». Ainsi, à travers l’obsession du personnage pour « la clarté limpide et verte du regard d’Astarté32 » ou encore pour les lueurs vertes émanant des yeux de l’Antinoüs, pour ne citer qu’eux, le glauque se mue en une véritable quête esthétique qui va structurer et animer l’ensemble de l’intrigue.

17Nous signalons également chez des Esseintes une certaine fascination pour les nuances du vert puisqu’il choisira, au chapitre IV, d’ornementer la carapace de sa tortue avec un bouquet de fleurs dont les feuilles seront serties de joailleries de coloration verte : » les feuilles furent serties de pierreries d’un vert accentué et précis : de chrysobéryls vert asperge ; de péridots vert poireau ; d’olivines vert olive33 ». En effet, comme le duc de Fréneuse, il semble éprouver une sorte d’attirance pour « les minéraux transparents, aux lueurs vitreuses et morbides, aux jets fiévreux et aigres34. »

18Nous sommes donc partis de l’incipit de Thérèse Raquin à partir duquel nous avons tenté de démontrer comment le glauque constituait un outil descriptif et analytique servant à exposer le caractère sordide du milieu dans lequel évolueront les personnages du roman, issus de la bourgeoisie provinciale, cela entrant dans le cadre d’une application stricte de la méthode naturaliste. Dans l’incipit d’À Rebours, nous avons relevé une exploitation de ces mêmes codes naturalistes mais cette fois dans le but de mettre en place un cadre décadent c’est-à-dire un cadre nous donnant à voir la déchéance de toute une lignée familiale, autrefois glorieuse, celle des Floressas-des Esseintes. Tel que le stipule la loi déterministe du milieu, cet environnement en déréliction a fini par enfanter un individu à l’image de ce même milieu d’où la focalisation sur le caractère vicieux du personnage. Cela se reflète à travers l’attrait du personnage pour tout ce qui concerne le morbide et le glauque. En effet, dans À Rebours, c’est à travers les goûts artistiques déviants du duc Jean que s’actualise la transformation du glauque en principe esthétique, qui acquiert alors son autonomie en se libérant progressivement des carcans de la littérature naturaliste.

19Enfin, dans Monsieur de Phocas, cette quête esthétique du glauque se manifestera de manière encore plus explicite à travers le personnage du duc de Fréneuse, aristocrate décadent, épuisé, tant psychiquement que physiquement par sa quête obsessionnelle d’une « transparence glauque ». Nous mentionnons d’ailleurs que pour ce roman, la dilection du protagoniste pour le sordide influera tant sur le plan de l’écriture35 que sur celui de la structuration de l’intrigue puisque le récit ne cessera de nous raconter des épisodes où se rejoignent fascination pour l’horreur et perpétration effective de l’acte criminel. Nous pouvons également émettre l’hypothèse que cette quête esthétique du glauque pourrait être le miroir concentrique de celle des auteurs eux-mêmes. Auquel cas, celle des personnages la représenterait alors de manière auto-réflexive. Enfin, concernant ce gouffre qui séparerait le naturalisme du décadentisme, nous pouvons au contraire conclure que cette rupture ne s’est finalement pas opérée d’une manière aussi brusque qu’on nous le présente36 puisque nous avons vu, à travers le prisme du glauque, que ces trois incipits partagent divers éléments communs qui nous inciteraient à penser qu’il existe finalement en réalité une certaine continuité entre les deux mouvements.

Expressions du cadavérique et de l’horrifique dans Thérèse Raquin, À Rebours et Monsieur de Phocas

20Il existe un lien évident entre le glauque et le cadavérique comme nous l’avons mentionné dans notre introduction à travers l’évocation du verdâtre. Nous relevons d’ailleurs que le verbe « verdir » est parfois employé pour qualifier l’état d’un corps en décomposition37. Nous allons examiner dans cette partie les expressions thématiques et esthétiques du cadavérique, et par extension de l’horrifique, dans ces trois romans.

Thérèse Raquin : confrontation à la réalité de la chair morte

21Thérèse Raquin est constellé de descriptions versant dans le cadavérique et l’horrifique si bien que le critique Ulbach emploiera l’expression de « littérature putride38 » pour qualifier le roman de 1867. Cette primauté accordée au putride et au macabre est assumée par Zola lui-même qui, dans sa préface de la deuxième édition affirme qu’« [il] a simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur les cadavres39. » Autrement dit, il a construit ses personnages comme s’il s’agissait d’êtres désincarnés, dénués d’âme, tels des cadavres uniquement animés par une force extérieure, d’origine mécanique. À titre illustratif, Thérèse perçoit les membres de son entourage comme « des cadavres mécaniques, remuant la tête, agitant les jambes et les bras lorsqu’on tirait des ficelles40 » ou des « poupées en carton qui grimaçaient autour d’elle41. »

Le cadavérique au service du narratif

22Le cadavérique ne se limite point à asseoir l’ascendant du physiologique sur le psychologique42 dans l’élaboration des protagonistes, mais il joue également un rôle important dans la construction narrative du récit. Plus précisément, les descriptions initiales du personnage de Camille, puisant dans le macabre et le glauque, annoncent le destin funeste du mari de Thérèse. À titre d’exemple, le portrait de Camille, réalisé par l’amant de sa femme et son futur assassin Laurent, rappelle étrangement le cadavre d’un noyé : « le visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d’un noyé ; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendant ainsi la sinistre ressemblance plus frappante43. » En effet, cette description lugubre anticipe sur ce qui va advenir plus tard dans le roman : à savoir, la décomposition réelle du corps de Camille suite au meurtre de ce dernier par noyade.

23Nous pourrions aller plus loin en avançant l’idée que le motif de la décomposition du corps est déjà suggéré dès l’incipit du roman, à travers l’exposition du milieu humide et décrépit où allaient évoluer les personnages comme l’attestent ces descriptions : « Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie, comme couverte d’une lèpre et toute couturée de cicatrices44 » ou encore « Toutes les teintes avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que la poussière et l’humidité pourrissaient45. » L’évocation de la lèpre et de la pourriture rappellent là encore l’état purulent d’un cadavre, tel celui de Camille dont la mort par noyade ravagera la peau.

La scène de la morgue

24La scène de la morgue où Laurent aura à contempler le cadavre en putréfaction de Camille constitue l’expression paroxystique du cadavérique. Tout se passe comme si toutes ces descriptions à caractères morbides, antérieurement évoquées, préparaient à l’avènement de cette scène :

Camille était ignoble. […] La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait ; elle se penchait un peu […] les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce ; […] Sur la poitrine verdâtre, les côtes faisaient des bandes noires ; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d’un rouge sombre46

25A priori, nous sommes face à une description naturaliste47, mais un « naturalisme putride », comme l’aurait qualifiée les critiques de l’époque, avec cette insistance sur le caractère organique et purulent de la décomposition cadavérique. Cependant, il se dégage de cette scène une atmosphère particulièrement glauque, virant à l’horrifique. Plus précisément, l’horreur réside ici dans l’assimilation d’un cadavre en putréfaction à un mort-vivant, soudainement animé par une force surnaturelle, à l’origine de ce léger mouvement de tête et surtout de ce ricanement atroce. Là encore, cette scène joue une fonction narrative clé dans la structuration du récit, puisque c’est à partir de ce moment que le roman va définitivement basculer dans un fantastique macabre, à travers notamment la multiplication d’épisodes hallucinatoires. Ainsi, la face verdâtre du noyé deviendra un véritable leitmotiv qui ne cessera de hanter le quotidien cauchemardesque de Laurent et Thérèse. De ce fait, il est tout à fait légitime de considérer que ce roman, en empruntant beaucoup aux codes esthétiques du roman horrifique, transcende les frontières – qu’on pourrait juger a priori hermétiques – entre naturalisme et fantastique.

À Rebours : origines fantasmatiques et oniriques du cadavéreux

26Dans À Rebours, le cadavérique et l’horrifique se situent sur un plan suggestif et fantasmatique c’est-à-dire que, contrairement à Thérèse Raquin, nous ne serons jamais confrontés à l’état réel d’un cadavre en putréfaction. En effet, c’est plutôt à partir du penchant de Des Esseintes pour le maladif et le malsain que va émerger une imagerie versant dans le macabre.

Horreurs végétales

27Dans le chapitre VIII portant sur les goûts du duc Jean en matière d’horticulture, une véritable esthétique du corps déchiqueté et décomposé va être actualisée à travers des descriptions assimilant la flore – composée des plantes préférées de Des Esseintes commandées chez d’éminents spécialistes – à un immense charnier purulent : « ceux-ci [les plantes], comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille de couleur viande crue, striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang48. » La coloration « viande crue » renvoie à l’image du cadavre, souvent assimilé à un tas de viande dénué de vie, comme le suggère d’ailleurs le terme « charnier49 ». De même, l’emploi de l’adjectif « tuméfiée » pour qualifier la feuille n’est pas sans rappeler « la tête légèrement tuméfiée » du cadavre de Camille, exposé dans la morgue. Nous relevons une autre assimilation du floral au cadavérique : « la plupart [des nouvelles variétés de plantes], comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres50 ». L’évocation des « chairs livides » réactualisent le motif du corps en décomposition. L’aura horrifique qui imprègne cette image est renforcée par les références à la lèpre et la syphilis, deux maladies réputées pour les dommages dévastateurs qu’elles infligent au corps humain. Enfin, nous signalons la présence du Népenthès, fleur carnivore dont raffole des Esseintes, décrite en ces termes : « Elle imitait le caoutchouc dont elle avait la feuille allongée, d’un vert métallique et sombre, mais du bout de cette feuille pendait une ficelle verte, descendait un cordon ombilical supportant une urne verdâtre51 ». La mention de cette ficelle verte, comparée à un cordon ombilical supportant une urne verdâtre, suggère l’image macabre d’un fœtus en voie de décomposition, baignant dans un liquide amniotique corrompu – comme le laisse penser cette coloration vert-pâle. Ainsi, par le biais de l’imaginaire glauque de des Esseintes, s’opère une forme de transmutation au niveau de la symbolique de la couleur verte : nous passons donc du vert naturel, symbole d’une vitalité florale verdoyante, au verdâtre, coloration morbide, évoquant l’état putrescent d’un mort-né.

Le cauchemar de des Esseintes

28Toujours au sein du même chapitre, l’esthétique du corps déchiqueté se manifeste également à travers l’épisode cauchemardesque auquel sera confronté le duc Jean, suite à son épuisante contemplation de cette flore monstrueuse. Durant son cauchemar, des Esseintes aura à faire à une femme monstrueuse, à la « face de bouledogue » et aux « dents de travers lancées en avant sous un nez camus52 », suivie d’une apparition horrifique décrite en ces termes : « Cette figure ambiguë, sans sexe, était verte […] des boutons entouraient sa bouche ; des bras extraordinairement maigres, des bras de squelette […] tremblaient de fièvre, et les cuisses décharnées grelottaient dans des bottes à chaudron, trop large53 », et qui semble être, ni plus ni moins, que la représentation anthropomorphique de la Grande Vérole, cette maladie rongeuse de peau. Enfin, la décomposition dermique est de nouveau abordée à travers la description d’une étrange femme « très pâle, […], les jambes moulées dans des bas de soie verts54 » et dont la peau était couverte de « macules de bistre et de cuivre55 » et qui sera présentée comme une incarnation du Virus.

29Enfin, dans le chapitre III, l’isotopie de la décomposition est exploitée pour décrire l’état décadent de la langue païenne, métonymie de la décadence de l’ensemble de la civilisation romaine. Ainsi, cette langue païenne est décrite comme « décomposée comme une venaison, s’émiettant en même temps que […] s’écrouleront, sous la poussée des Barbares, les Empires putréfiés par la sanie des siècles56. »

Monsieur de Phocas : une vision hallucinée du cadavérique

30Dans Monsieur de Phocas, comme dans À Rebours, le cadavérique et le purulent se situent à un niveau fantasmatique. Plus précisément, ils sont issus de la psychologie défaillante du duc de Fréneuse. En effet, sa quête obsessionnelle pour cette fameuse transparence glauque déclenche chez lui des épisodes hallucinatoires – autour desquels va se structurer toute l’intrigue – encore plus aigus que chez des Esseintes.

Expressions esthétiques du cadavérique

31Les hallucinations, chez le duc de Fréneuse, ne sont jamais aussi violentes que lorsqu’il se met à contempler des objets esthétiques. À titre illustratif, mentionnons l’épisode où Monsieur de Phocas se prend de curiosité pour l’eau-forte d’Ensor intitulée La Luxure. Sous l’effet de son esprit torturé et de sa perception altérée par sa dilection pour le malsain, l’espace pictural se voit représenté comme un véritable pullulement d’êtres cadavéreux et de monstres immondes : « Sous le burin de l’artiste le dessin même du papier de la chambre est devenu une sinistre et pullulante tapisserie. Cette chambre, des têtards et des gnomes au corps virgulé et fluent l’habitent ; des grimaces et des rictus, d’aveugles yeux morts et des bouches baveuses flottent sur les murs57 ». À noter que cette évocation « des grimaces et des rictus » rappelle « le ricanement atroce » défigurant la face verdâtre de Camille. Par la suite, le même espace pictural est assimilé à un grouillement d’avortons : « la luxure impuissante et stérile a peuplé cette chambre d’êtres amorphes et de fœtus : un grouillement de monstres mort-nés a jailli des prunelles en joie du marguillier58 ». Nous retrouvons donc cette imagerie macabre du mort-né59 en état de décomposition que Huysmans avait déjà développée dans le chapitre VIII d’À Rebours, pour mettre l’accent sur le caractère monstrueux des plantes carnivores.

32Bien au-delà du personnage du duc, ce tropisme pour le cadavérique et le décomposé s’étend également aux autres protagonistes du roman, essentiellement Claudius Ethal, artiste sulfureux, dont le caractère vicieux et foncièrement pervers de ses créations ne va faire qu’aggraver le mal de Monsieur de Phocas. L’aspect morbide et déviant de l’art d’Ethal va se manifester pleinement à travers son étrange lubie de s’inspirer de chairs mortes pour créer des statues de cire. Ainsi, il reproduira, sous forme de buste, le cadavre d’un jeune phtisique en phase terminale, et ce dans le seul but d’en faire un objet d’art. La face du buste en cire est décrite en ces termes : « une face douloureuse et souffrante d’enfant tragique, une tête de mutisme et de défi, belle par le silence de lèvres minces et renflées ; et la pâleur verdâtre de la face amaigrie et demeurée pourtant carrée accentuait encore l’amertume de la bouche60. » La « pâleur verdâtre » de « cette face amaigrie » nous fait renouer avec le leitmotiv du visage verdâtre et décharné de Camille, hantant le couple assassin Thérèse-Laurent. Néanmoins, il semble émaner de cette œuvre artistique une sorte de beauté languissante comme en témoigne cet amalgame du tragique, du hiératique et du beau. Nous sommes toujours face à ce processus d’esthétisation du laid.

Une société décadente à l’état de décomposition

33Les hallucinations du duc de Fréneuse vont jusqu’à altérer la perception immédiate de son environnement, peuplé de bourgeois décadents et d’aristocrates déchus. Ceci est particulièrement saillant dans le chapitre « L’Opium » relatant la fameuse soirée passée chez Ethal à fumer de l’opium auprès d’invités aux mœurs dépravées, décrits comme des cadavres vivants : » Autour de moi, c’était le sommeil lourd à faces convulsées des autres fumeurs. […] c’était l’obscurité, la nuit. Les deux cierges brûlaient toujours, mais dans une lueur verdâtre qui décomposait les visages61. » Nous remarquons que la scène est imprégnée d’une atmosphère horrifique, comme le suggère la présence des faces convulsées des invités. Sur le plan stylistique, toujours dans la mise en œuvre de ce processus d’esthétisation du glauque, nous signalons la présence d’une hypallage dans l’expression « lueur verdâtre qui décomposait les visages » avec l’attribution de l’adjectif « verdâtre » à la « lueur » alors qu’on s’attendait à ce que cette couleur vienne qualifier le teint cadavéreux des invités. À mesure que l’état psychique du duc se dégrade, l’évocation du cadavérique devient encore plus explicite : « d’où venaient tous ces cadavres ? […] c’étaient des morts, autant de morts, une vraie marée humaine de chairs verdies et froides62 ». Le purulent et le morbide atteignent leur paroxysme dans la description de la duchesse d’Althorneyshare, incarnation de cette vieille aristocratie décadente63 : » Et elle aussi verdissait sous son fard ; toute la purulence des corps, entassés là, suintait en lueur humide le long de sa peau flasque ; sa pourriture phosphorait64. » Pour compléter le portrait de cette femme à la laideur fascinante, le narrateur fait appel au champ sémantique du lapidaire qui vient contaminer celui du cadavérique : » Hiératique et bouffie sous ses diamants devenus livides, elle semblait brodée d’émeraudes : une déesse verte65 ». L’association du vert lapidaire au verdâtre maladif nous renvoie à l’obsession esthétique du duc de Fréneuse pour cette fameuse « transparence glauque ».

34En définitive, dans Thérèse Raquin, nous avons tenté de démontrer de quelle manière le cadavérique joue un rôle de motif narratif qui structure l’avancement de l’intrigue. Naturalisme oblige, le cadavéreux et le putride y figurent de manière réaliste à travers la description de la dislocation du cadavre d’un noyé. Cependant, nous y avons décelé une forme de surenchère qui fait basculer le roman dans un cadre quasi-fantastique, empruntant beaucoup aux codes esthétiques du roman horrifique. Dans À Rebours, cette esthétisation du cadavérique s’affirme par le biais de tout un processus de métaphorisation où, comme nous l’avons vu, le végétal se métamorphose en véritable charnier et le décomposé et le putrescent en viennent jusqu’à investir les cauchemars du personnage. Enfin, dans Monsieur de Phocas, le cadavérique acquiert une forme d’autonomie esthétique : en effet, tout le roman est porté par le regard halluciné du personnage principal, hanté par des visions macabres, sous l’influence d’un milieu décadent, décrit comme en pleine décrépitude. Le protagoniste décadent jouerait alors le rôle d’un médiateur via lequel l’auteur affirme un parti pris esthétique des plus singuliers pour la création de son univers romanesque.

Conclusion

35Nous sommes partis du principe que le glauque constituait, pour la littérature naturaliste, un outil descriptif servant à rendre compte de l’état de décrépitude d’un milieu peuplé d’individus à la physiologie défaillante pour ensuite se muer en principe esthétique dont useront les auteurs décadents pour construire leurs romans. Plus précisément, À Rebours et Monsieur de Phocas se développent à l’aune du regard du protagoniste principal puisque c’est à travers sa vision hallucinée de la réalité que se déploie le glauque dans sa forme la plus esthétisée. C’est donc par un processus d’intériorisation66, où tout se trouve modifié, refaçonné par la perception altérée du personnage, que viennent s’insérer le morbide et le macabre dans le flux narratif.

36La progression de l’intrigue se voit elle aussi conditionnée, voire entravée par la subjectivité et l’extrême sensibilité du protagoniste. L’évolution de l’écriture elle-même, tortueuse, s’étalant en des descriptions accordant la primauté à l’horrifique, semble épouser les divagations mortifères de l’anti-héros. C’est peut-être ce processus de subjectivisation qui finalement contribue à dresser une ligne de démarcation entre décadentisme et naturalisme : là où le naturalisme s’évertue à appliquer les lois déterministes au récit, le roman décadent, lui, semble se concentrer sur le développement introspectif du protagoniste. À l’opposé, nous pourrions avancer l’hypothèse que ce qui pourrait rapprocher finalement les deux courants littéraires serait cette volonté tenace de décrire l’état de déliquescence dans lequel aurait sombré la société française – principalement celle du Second Empire pour le naturalisme zolien67 – ce que vient confirmer le motif de la décomposition qui traverse les trois romans et qui serait une métaphore du délabrement moral de cette même société.

37Pour revenir à Thérèse Raquin, nous y avons décelé, essentiellement à travers l’analyse de l’incipit et la manifestation du cadavérique – lesquels constituent les deux parties principales de notre étude – l’émergence d’une certaine atmosphère macabre, rappelant par plusieurs aspects l’esthétique des romans d’horreur. Cela témoigne en réalité d’une certaine forme d’hybridité générique, occultée par la réputation exclusivement naturaliste du roman.

38Enfin, dans les trois récits, le glauque se manifeste pleinement à travers l’omniprésence du verdâtre, couleur renvoyant à l’état pourrissant de la chair humaine. Nous pourrions même y voir une sorte de transgression, voire une forme d’inversion symbolique puisque le vert n’est plus cette couleur renvoyant à l’imaginaire d’une nature verdoyante offrant au romantique le spectacle d’un monde naturel épargné par les stigmates de l’ère industrielle. Bien au contraire, le vert se mue ici en verdâtre, qui serait alors une métaphore du pourrissement tant moral que physique d’individus dépravés évoluant dans une société qui l’est tout autant. Ainsi, les références constantes au verdâtre et au glauque contribuent à instaurer une poétique du décrépit. D’ailleurs ce n’est point un hasard si c’est bien dans Monsieur de Phocas que le glauque, lequel constitue un objet de quête pour le personnage principal, se donne à voir dans sa forme la plus aboutie – acquérant par là sa pleine autonomie esthétique – puisqu’il s’agit finalement de mettre à nu les turpitudes d’une caste ayant sombré dans la décrépitude la plus manifeste.

Notes de bas de page numériques

1 Dictionnaire étymologique de la langue française [1932], D. Bloch et W. Von Wartburg, Paris, PUF, 1991, entrée : « glauque », p. 296.

2 Le petit Larousse grand format, sous la direction de Daniel Péchoin et François Demay, Paris, Les éditions Larousse, 1996, entrée : « Glauque », p. 482.

3 Le petit Larousse grand format, op. cit., p. 482.

4 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas [1901], Paris, Flammarion, 2019, p. 55.

5 Nous remarquons également qu’une période de dix-sept ans sépare les trois romans, comme s’il fallait une quinzaine d’années pour que s’opère un basculement sur le plan littéraire et générique. Pour schématiser, de Thérèse Raquin à À Rebours, nous passons d’un naturalisme liminaire à un décadentisme émergent avant que ne soit finalisée la formule décadente avec le roman de Jean Lorrain à l’aube du XXe siècle.

6 Émile Zola, Thérèse Raquin [1867], Paris, Larousse petits classiques, 2013, p. 25.

7 Le verdâtre et l’humide réapparaîtront dans la description de la mercerie de Mme. Raquin, lieu principal de l’intrigue : « Il y a quelques années […] se trouvait une boutique dont les boiseries d’un vert bouteille suaient l’humidité par toutes les fentes. » (Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 27).

8 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 25.

9 Dans son ouvrage La poétique du roman [1997] (Paris, Sedes 2e édition revue, Armand Colin, coll. Campus, 1999), Vincent Jouve, dans la partie consacrée à l’espace, en prenant appui sur l’ouvrage de Philippe Hamon Introduction à l’analyse du descriptif ( Hachette, 1981), nous livre les quatre fonctions de la description (p. 43) : la fonction mimésique qui a pour but l’illusion du réel, la fonction mathésique dont le rôle consiste à transmettre un savoir, la fonction sémiosique qui nous renseigne sur le sens de l’histoire et la fonction esthétique qui répond aux exigences d’un courant littéraire. La fonction sémiosique elle- même se décompose en cinq sous-fonctions : donner des informations, connoter une atmosphère, évaluer un personnage, dramatiser le récit et préparer la suite du récit.

10 Le dogme naturaliste stipule que l’individu est le fruit de deux déterminismes : celui de l’hérédité et celui du milieu. Pour ce dernier, cela implique que le comportement et le développement de l’individu sont conditionnés par l’évolution du milieu auquel il appartient. Cela aboutit à la redéfinition même de la fonction descriptive. Ainsi, Zola, dans Le Roman expérimental, donne de la description la définition suivante : « Je définirai donc la description : un état du milieu qui détermine et complète l’homme. » Émile Zola, Le roman expérimental [1880], Paris, Flammarion, 2006, p. 224.

11 Joris-Karl Huysmans, À Rebours [1884], Paris, Gallimard, coll. folio classique, 2008, p. 78.

12 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 78.

13 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 28.

14 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 29.

15 Dans le roman de Zola, le tempérament nerveux s’incarne parfaitement dans le personnage de Thérèse Raquin.

16 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 83.

17  Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 85.

18 Le glauque se déploie notamment dans le roman à travers le développement d’épisodes versant dans le sadomasochisme.

19 À noter qu’il existe une filiation évidente entre l’œuvre de Huysmans et celle de Lorrain sachant qu’il s’était noué un fort lien d’amitié entre les deux auteurs : Jacques Lethève, « L’Amitié de Huysmans et Jean Lorrain », Mercure de France, t. 331, n° 1129, septembre-décembre 1957, p. 71-89.

20 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas [1901], Paris, Flammarion, 2019, p. 55.

21 On pourrait émettre l’hypothèse que le choix d’un narrateur homodiégétique pourrait se justifier par la volonté de l’auteur de mettre en évidence l’effet fascinant que semble exercer le duc de Fréneuse sur son entourage direct.

22 « Le vert évoque la maladie et la mort car c'est la teinte de la peau d'une personne malade, d’un cadavre, du pus. Un teint de peau vert est souvent associé à des nausées et à un état maladif. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Vert, cons. le 28/09/2022 : cette phrase est tirée de l’ouvrage de Mark Ford, Self Improvement of Relationship Skills through Body Language, Llumina Press, 2004, p. 81.

23 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/6369367/, cons. le 16/06/2022.

24 Selon Littré, la chlorose est « une maladie qui affecte spécialement les jeunes femmes non réglées, caractérisée par la maigreur excessive, le teint jaunâtre ou verdâtre de la peau, la flaccidité des chairs, la blancheur de la conjonctive et divers autres accidents. »

25 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 78.

26 Michel Pastoureau, Vert : histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2013.

27 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 53.

28 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 53.

29 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 55.

30 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 55.

31 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 55.

32 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 55.

33 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 130.

34 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 131.

35 Nous verrons cela au moment d’aborder la deuxième partie de notre travail.

36 Dans la préface d’À Rebours, Huysmans reproduit un dialogue qu’il a eu avec Zola au sujet de son abandon brusque de la littérature naturaliste : « Une après-midi que nous nous promenions, tous les deux [Zola] […] me reprocha le livre, disant que je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l’école, que je brûlais d’ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman ». Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., Préface, p. 70.

37 À titre illustratif, dans Sainte Lydwine de Schiedam, Huysmans emploie le verbe « verdir » pour montrer l’état déliquescent du corps de la sainte : « l’avenance même de ses traits disparut dans les saillies et les vides d’une face qui, de blanche et rose qu’elle était, verdit, puis se cendra. » Joris-Karl Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam, Paris, Stock, 1901, p. 42. Toujours dans Sainte Lydwine de Schiedam, nous relevons également l’usage de l’expression « vert moribond » (p. 122) pour qualifier l’accoutrement des « vierges martyres » (p. 122).

38 Louis Ulbach, dit Ferragus, « La Littérature putride » dans Le Figaro, 23 janvier 1868.

39 Émile Zola, Thérèse Raquin, préface, op. cit., p. 21.

40 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 41.

41 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 42.

42 Nous entendons par là que tout au long de son roman, Zola a voulu montrer que ses personnages sont avant tout des corps et uniquement des corps, animés seulement par des besoins physiologiques. Ainsi la dimension psychologique des protagonistes est quasi-absente : « Zola proclame une révolution toute simple : en promouvant le “ tempérament ” dans le personnage, il entend faire du corps le déterminant exclusif de la pensée, des passions, et par suite du récit. » Émile Zola, Thérèse Raquin, Pour approfondir, op. cit., p. 231.

43 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 50.

44 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 26.

45 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 28.

46 Émile Zola, Thérèse Raquin, op. cit., pp. 91-92.

47 À noter que tout le passage décrit avec minutie le milieu de la morgue, suivant la méthode documentaliste chère aux naturalistes.

48 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 188.

49 Le terme « Charnier » vient du latin Carnarium (dér. de Caro « chair ») « lieu où l’on conserve la viande, boucherie » ; a pris de bonne heure le sens de « cimetière, dépôt d’ossements », Dictionnaire étymologique de langue française, D. Bloch et W. Von Wartburg, op. cit., entrée « Charnier », p. 123.

50 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 188.

51 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 191.

52 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 195.

53 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 195.

54 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 197.

55 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 198.

56 Joris-Karl Huysmans, À Rebours, op. cit., p. 117.

57 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 119.

58 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 119.

59 À noter que dans Thérèse Raquin, nous retrouvons également cette représentation monstrueuse du fœtus à travers l’épisode du chapitre XXX où Thérèse, tombant enceinte et craignant d’accoucher d’un noyé, provoquera en elle une fausse couche en se laissant battre par Laurent.

60 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op.cit., p. 126.

61 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 163.

62 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 164.

63 L’état décadent de la société fin-de-siècle est également mis en évidence dans le chapitre « Cloaca maxima » dans lequel le duc de Fréneuse assiste à une pièce de théâtre à Paris. Là encore, le narrateur convoque l’isotopie de la putréfaction pour donner un aperçu des spectateurs : » Jamais, à travers le mensonge des parfums et des fards, mes narines n’avaient si cruellement démêlé l’atroce odeur de putréfaction d’une salle de théâtre. », Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 197.

64 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 164.

65 Jean Lorrain, Monsieur de Phocas, op. cit., p. 164.

66 Dans La poétique romanesque de Joris-Karl Huysmans, Stéphanie Guérin-Marmigère a bien mis en évidence le processus d’intériorisation de l’espace et du temps en œuvre dans le roman huysmansien, essentiellement à partir d’À Rebours Elle emploie notamment l’expression d’« espace mental » (p. 312) pour le personnage.

67 Rappelons que Thérèse Raquin a paru en 1867, trois ans avant l’effondrement du Second Empire.

Bibliographie

Corpus

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Vert, cons. le 28/09/2022.

https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/6369367/ , cons. le 16/06/2022.

Pour citer cet article

Mohamed Ali Ben Saïd, « L’esthétique du glauque dans Thérèse Raquin, À rebours et Monsieur de Phocas », paru dans Loxias, 78., mis en ligne le 30 septembre 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=10091.


Auteurs

Mohamed Ali Ben Saïd

Docteur en Langue, civilisation et littérature françaises. Il est l’auteur d’une thèse en cotutelle entre l’Université Côte d’Azur et l’Université de Sousse intitulée La Poétique de la morbidité dans les romans de Joris-Karl Huysmans et Michel Houellebecq. Il est également l’auteur d’un mémoire de master à l’Université Côte d’Azur intitulé Le Déclin de l’Occident dans La Possibilité d’une île et Soumission de Michel Houellebecq.

Université Côte d'Azur, CTEL