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Ioana Raluca Petrescu  : 

Une berceuse fantôme : relations intertextuelles et performance de la voix poétique dans « Lullaby » de Fernando Pessoa

Résumé

Le présent travail tentera de cerner les procédés polyphoniques et intertextuels que Fernando Pessoa utilise pour tisser dans son poème « Lullaby » une fable sur les enfances perdues et les maturités problématiques de l’esprit occidental. Nous remarquerons que ce travail s’effectue notamment à travers une remise en place de la visée performative de la berceuse, ainsi qu’à travers une reconstitution fantomatique de la relation entre émettrice et récepteur.

Abstract

The present study endeavours to delineate the polyphonic and intertextual devices used by Fernando Pessoa in his poem “Lullaby”, in order to weave a symbolic fable concerning the lost childhood of the Western modern consciousness, and its problematic state of maturity. The poet attains his goals by reintroducing unto the page the performative vocation of the lullaby, and by recreating, albeit in a ghostly form, the long-lost relationship between singer and listener.

Index

Mots-clés : berceuse , idéalisme, lyrisme, Pessoa, rêve

Géographique : Portugal , Royaume-Uni

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Fleurs anténatales

1Une berceuse figure dans le recueil de Fernando Pessoa The Mad Fiddler (1917), par ailleurs déjà débordant de métaphores musicales. The Mad Fiddler est écrit par Pessoa orthonyme (signataire de son propre nom, à défaut d’être tout à fait lui-même), et fait partie de son œuvre anglaise. Ce recueil est empreint d’un enthousiasme tangible pour les pouvoirs de la voix poétique, et d’un idéalisme plus directement exprimé qu’ailleurs dans l’œuvre. Ceci s’explique de deux façons : premièrement, le recueil contient certains poèmes de jeunesse, textes issus de la découverte marquante et encore toute fraîche des grandes traditions lyriques anglaises. Le plus ancien date de 1901 : il s’intitulait Anamnesis (Anamnèse) – Pessoa avait treize ans ; les dernières retouches le rebaptisent Awakening (Éveil). Deuxièmement, la langue anglaise sert de filtre et de masque, facilitant la confession : le poète portugais se permet d’exprimer des espoirs transcendants dans cette langue non maternelle, à un endroit plus caché de son œuvre. La métaphore de l’enfance s’allie à la métaphore du chant pour figurer le mythe ancestral fondateur du lyrisme : l’âge d’or perdu de l’harmonie cosmique, vu depuis les rivages amers de la conscience douloureuse moderne. En parachevant le manuscrit, Pessoa note son appréciation de la force du recueil par une métaphore maniériste figurant une formule mathématique : « A Donne raised to the Shelleyth power1 ». The Mad Fiddler tente donc d’unifier la complexité abstraite des poètes métaphysiques anglais avec la voyance onirique des premiers romantiques.

2La posture faustienne du moi, exacerbée par l’intelligence abstraite hors pair de l’écriture pessoéenne, exprime un sentiment de nostalgie pour la vie d’avant la naissance. Les poèmes parlent d’« antenatal flowers2 », fleurs anténatales représentant l’absolu platonicien, dont l’intuition, comme l’avaient déjà remarqué Baudelaire ou Edgar Allan Poe, serait accessible à travers la contemplation esthétique. Le jeune Pessoa rencontre le mot « anténatal » lors de sa découverte de Shelley : la trouvaille néologique apparaît dans le poème de Shelley Prince Athanase, traitant d’un protagoniste empreint d’une « mystérieuse peine3 », d’une « disquietude4 » très proche de l’intranquillité pessoéenne. Athanase est un précurseur des exilés baudelairiens, souffrants d’être chassés de l’éternité: « Some said that he was mad, others believed// That memories of an antenatal life/ Made this, where now he dwelt, a penal hell5 ». Le poème est écrit en 1817, à tout juste cent ans de l’achèvement du Mad Fiddler, ce qui n’est pas sans importance lorsque l’on connaît la grande attention que Pessoa accorde aux principes numérologiques, et ce particulièrement dans l’arrangement de la structure de ce recueil. Voici les fleurs anténatales pessoéennes :

Somewhere where I shall never live
A palace garden bowers
Such beauty that dreams of it grieve.

There, lining walks immemorial,
Great antenatal flowers
My lost life before God recall.

There I was happy and the child
That had cool shadows
Wherein to feel sweetly exiled.

They took all these true things away.
O my lost meadows !
My childhood before Night and Day
6

3The Mad Fiddler est un recueil hypnotique et hautement performatif, dont la sonorité a une utilisation précise, celle d’abriter et de bercer la pensée perçante et douloureuse. Les poèmes sont tous rimés, à la typographie onduleuse, régulièrement rythmiques et richement consonants, ce qui n’est pas une constante dans l’œuvre multiple de Pessoa. Cette caractéristique leur donne la patine archaïsante d’un état ancestral rêvé, d’un espace heureux comme une aube éternelle (« Seeing things there is young7 »). Le refuge ancestral et auroral du poème est construit par la sonorité, tout comme l’origine de l’être, selon Pessoa et d’autres traditions orphiques, est musicale (« […] what we are made/ Was sometime musical8 »). La sonorité, archaïsante donc à la fois du point de vue intertextuel et du point de vue symbolique, enveloppe et protège le moi poétique, et lui permet de se laisser aller par moments à une régression affective, de donner libre voix au désir douloureux de retour aux origines maternelles. Cette thématique a des implications autobiographiques ; toutefois, et c’est là tout l’intérêt du recueil, le sentiment de douleur brute est toujours sublimé. À défaut de pouvoir apaiser la douleur d’exister, le chant poétique trouve une façon de rendre présente, le temps de son envoûtement, une éternité rêvée, une éternité onirique. Ce que Poe appelait « les splendeurs d’au-delà du tombeau9 », Pessoa place « après le sommeil10 », en accord avec l’axiome fondamental de Shakespeare selon lequel « our little life is rounded with a sleep11 »). Ce point d’origine acquiert des qualités maternelles face à l’esprit du poète ; le chant poétique est parfois allégorisé sous la forme d’une nourrice – douceur maternelle de substitution12 –, et parfois il prend la forme simple d’une berceuse, que le poète solitaire, selon sa mise en scène de soi, toute stratégique, est contraint de se murmurer à lui-même, comme un enfant abandonné par la présence maternelle. Si l’harmonie cosmique devient inaccessible à la conscience pessoéenne, celle-ci tente de l’évoquer par des moyens harmoniques propres, son « singing trade ». Le sentiment se révèle être le simple prétexte à l’harmonie, et on se retrouve vite dupes de la voix lyrique, qui sait feindre la douleur qu’elle ressent vraiment (« O poeta é um fingidor/ Finge tão completamente/ Que chega a fingir que é dor/ A dor que deveras sente13 »).

4Selon une trouvaille qui tient à la fois de la mise en scène du moi par le moi, et d’un lyrisme métapoétique ou mis en abyme, le recueil présente le chant comme l’auto-assouvissement du désir d’harmonie et d’endormissement de la conscience moderne. Le sujet rêvera ailleurs dans le recueil de s’identifier à un élément physique, léger, du paysage extérieur, pour en tirer la cessation de la pensée, l’apaisement. Il imagine, à la manière des poètes anglais métaphysiques, une irruption douce du monde concret dans son intériorité – pour oblitérer la douleur de la conscience – « O, soft breeze, fan my thought ! O, calmness, brush my fate! », « Oh, to be a wind, a wing », « a bark », « Sweet breezes, come/ Into my brain », « Let my soul be/ A dust thrown up/ To the wind’s glee/ In the sea cup14! ». Il y a un lien entre l’abandon à ces objets naturels, dont la rêverie matérielle (au sens bachelardien) caresse l’esprit, et l’abandon à l’apaisement de ce qui berce, c’est-à-dire au chant poétique lui-même, celui que l’on entend dans sa réussite éthérée, dans les vers que nous venons de citer. Ces rêveries dynamiques et concrètes ressemblent au chant, puisqu’elles l’aident à surgir, ce sont les modèles d’après lesquelles il prend forme. On dirait que la musicalité à l’œuvre n’est plus la musique des sphères, qui s’écoute seulement avec l’entendement, mais un remède hypnotique (ou pourrait-elle être les deux à la fois ?) : la berceuse est écoutée à la limite du domaine des sens, et amène la sensation de n’être plus, de se fondre dans un rien musical qui s’éloigne de la conscience vers le sommeil, vu comme un retour, comme un refluement de l’esprit dans le corps : « Shadowy bark,/ Abandoned,/ Abstract release/ From self and thought15 » .

Une voix à multiples origines

5C’est sur cette toile de fond que le poème « Lullaby » se détache. Ce dernier a quelques caractéristiques uniques. Pessoa annote son titre ainsi : « La Berceuse citée est le 134e poème de la Golden Treasury de Palgrave. Lui-même l’avait trouvée dans Private Music de Martin Peerson, un livre de chansons de 1620. La Berceuse est ici donnée deux fois, et sa dernière strophe répétée deux fois encore16. » Le poème a donc comme sujet thématique l’hypotexte d’une berceuse, qui est en même temps utilisée en tant que refrain, entremêlant ses strophes à celles du poète qui la commente, dans un arrangement d’une vivacité et d’une virtuosité polyphonique redoutables. Citons le poème en entier pour examiner sa structure, qui consiste en onze tercets écrits du point de vue du moi poétique, alternant avec dix sizains qui accueillent des citations de la berceuse trouvée dans l’anthologie, du point de vue d’une mère heureuse chantant à son enfant (les strophes-citation sont en nombre de quatre, mais se répètent selon la structure ABCDABCDDD). Ainsi les deux voix alternent leurs timbres, masculin et féminin, fortement contrastantes, formant une harmonie contrapuntique, l’une, en écoute de l’autre, répondant et retorquant toujours, la deuxième imperturbable dans sa sérénité répétitive :

My heart is full of lazy pain17
And an old English lullaby
Comes out of that mist of my brain.

Upon my lap my sovereign sits
And sucks upon my breast ;
Meantime his love maintains my life
And gives my sense her rest.
Sing lullaby, my little boy,
Sing lullaby, mine only joy !

I would give all my singing trade
To be the distant English child
For whom this happy song was made.

When thou hast taken thy repast,
Repose, my babe, on me ;
So may thy mother and thy nurse
Thy cradle also be.
Sing lullaby, my little
boy.
Sing lullaby, mine only joy !

There must have been true happiness
Near where this song was sung to small
White hands clutching a mother’s dress.

I grieve that duty doth not work
All that my wishing would,
Because I would not be to
thee
But in the best I should.
Sing lullaby, my little
boy,
Sing lullaby, mine only joy !

Oh, what a sorrow comes to me
Knowing the bitterness I have
While that child had this lullaby !

Yet as I am, and as I may,
I must and will be thine,
Though all too little for thy self
Vouchsafing to be mine,
Sing lullaby, my little boy
Sing lullaby, mine only joy !

My heart aches to be able to weep
Oh, to think of this song being sung
And the child smiling in its sleep !

Upon my lap my sovereign sits
And sucks upon my breast ;
Meantime his love maintains my
life
And gives my sense her rest.
Sing lullaby, my little boy.
Sing lullaby, mine only joy !

I was a child too, but would now
Be the child, and no other, hearing
This song low-breathed upon its brow.

When thou hast taken thy repast,
Repose, my babe, on me ;
So may thy mother and thy nurse
Thy cradle also be.
Sing lullaby, my little boy,
Sing lullaby, mine only joy !

Oh, that I could return to that
Happy time that was never mine
And which I live but to regret !

I grieve that duty doth not work
All that my wishing would,
Because I would not be to
thee
But in the best I should.
Sing lullaby, my little
boy,
Sing lullaby, mine only joy !

Ay, sing on in my soul, old voice,
So motherfully laying to
sleep
The babe that quietly doth rejoice.

Yet as I am, and as I may,
I must and will be thine,
Though all too little for thy self

Vouchsafing to be mine.
Sing lullaby, my little boy,
Sing lullaby, mine only joy !

Sing on and let my heart not weep
Because sometime a child could
have
This song to lull him into sleep !

Yet as I am, and as I may,
I must and will be thine,
Though all too little for thy self
Vouchsafing to be mine.
Sing lullaby, my little boy,
Sing lullaby, mine only joy !

Somehow, somewhere I heard this song,
I was part of the happiness
That lived its idle lines along.

Yet as I am, and as I may,
I must and will be thine,
Though all too little for thy self
Vouchsafing to be mine.
Sing lullaby, my little boy,
Sing lullaby, mine only joy !

Ay, somehow, somewhere I was that
Child, and my heart lay happy
asleep.
Now – oh my sad and unknown fate!

6Dans « Lullaby », l’usage de la citation montre une virtuosité de la lecture-écoute. En concordance avec les principes du sensationisme pessoéen, le poème surgit d’un souvenir de sensation (auditive), avec la complexité ajoutée du fait que la scène du chant, ainsi que son action performative et apaisante sont des événements imaginés et presque allégoriques : la musique dans « Lullaby », comme dans l’ensemble du recueil The Mad Fiddler, est toute métaphorique, signifiant les pouvoirs orphiques du « chant » poétique, thérapeutique et soporifique pour la conscience douloureuse, et différent de la musique audible (ou, pour employer son nom exact tel qu’il existe dans les théories des anciens, de la musique instrumentale), faisant plutôt partie de la catégorie de l’harmonie mathématique ou musique pour l’entendement. Si le locuteur du poème écoute la berceuse, le verbe est aussi à entendre dans son sens métaphorique et symbolique : le moi poétique reconstitue l’harmonie de la berceuse à travers son équivalent prosodique, qui est comme une trace du chant musical supposé, tout en n’étant pas assimilable à celui-ci. Et il écoute au sens où il épie l’obscurité du passé à travers les siècles, il creuse l’histoire de l’oralité collective en essayant d’en recueillir les échos.

7Dans sa mise en scène des deux interlocuteurs anachroniques l’un par rapport à l’autre, le poème exhibe aussi une aisance rusée, qui introduit de la dissonance au sein de l’harmonie esthétique et l’harmonie au sein de la dissonance : non pas un contrepoint musical, mais un contrepoint dans l’affect lyrique, entre un désir comblé et encomiastique et un désir lancinant et auto-ironique, l’un appartenant au passé et l’autre au présent, mais entremêlant leurs présences. Pessoa joue avec les codes de l’envoûtement lyrique, lui donnant une dimension à la fois littéralement et métaphoriquement intermédiale. Nous analyserons aussi la façon dont le texte brouille les liens intersubjectifs entre l’œuvre littéraire individuellement reçue et celle orale collectivement transmise.

8L’origine de la berceuse est intéressante : elle figure, en effet, en 134e place dans l’anthologie de Palgrave. Cette dernière est résolument un recueil de poèmes et entend « chanson » comme un genre poétique, ainsi que l’indique son titre complet The Golden Treasury of The Best Songs and Lyrical Poems of the English Language. La berceuse y figure comme anonyme. L’on doit donc supposer que Pessoa avait découvert lui-même la présence du texte dans Private Musicke : sauf que Martin Peerson n’est pas un poète, mais un compositeur, le recueil contenant ses pièces pour voix, viole et clavecin18, ce qui indique qu’il n’a fait que mettre en musique les quatre strophes du poème. Pessoa en avait pu déduire, et c’est là un point important pour son « Lullaby », qu’il s’agissait réellement d’une chanson anonyme, comme tant d’autres, que l’on pouvait imaginer qu’une mère quelconque l’avait bel et bien chantée à un enfant. Surtout que certains syntagmes qu’on y trouve ne sont pas uniques, mais tiennent d’un canon commun, et se répètent dans d’autres textes relevant du même genre (par exemple, « sing lullaby » et « mine only joy », formules rituelles et banales d’adresse). En réalité, l’auteur de ces quatre strophes est Richard Verstegan dit Rowlands, antiquaire, catholique anglo-néerlandais, polémiste anti-protestant, à un moment espion de Philippe II en Angleterre, poète et satiriste. Il les publie en 1601 dans un recueil ayant pour titre : Odes in Imitation of the Seaven Penitential Psalmes, with Sundry other Poems and Ditties Tending to Devotion and Pietie (Odes dans le style des sept psaumes pénitentiels, avec divers autres poèmes et chansons de dévotion et de piété19) ; le texte parvenu à la connaissance de Pessoa est en réalité le début d’un long poème de vingt-quatre strophes (et on peut se demander si Pessoa aurait gardé la répétition des quatre strophes, s’il en avait eu plus à sa disposition pour continuer). Son sujet pieux devient d’autant plus clair que son titre est Our Blessed Lady’s Lullaby : c’est de la Vierge et de son Enfant qu’il s’agit, et « sovereign » s’entend quelque peu différemment dans ces conditions. « I must and will be thine,/ Though all too little for thyself/ Vouchsafing to be mine » s’éclaire lorsqu’on sait qu’il s’agit à la dévotion pleine de reconnaissance de Marie au Christ.

9Pessoa ne traite pas la berceuse comme une chanson à thématique religieuse – même si rien ne permet de supposer qu’il ne s’était pas rendu compte de cette particularité. Au contraire, les textes avoisinants du Mad Fiddler montrent une présence de l’imagerie catholique. Mais, pour les buts de son poème, il fait comme s’il n’en était rien, et que cette chanson avait pu être offerte, par joie maternelle, à un enfant quelconque du xvie siècle. Les détails qu’il ajoute rendent la scène domestique (la robe blanche que l’enfant agrippe). Chaque strophe de sizains de la berceuse est encadrée par deux tercets pessoéens, avec trois iambes par vers, alors que la berceuse alterne entre trois et quatre. La majorité des strophes pessoéennes se composent d’une phrase continue, ce qui contraste avec les envolées allègres des vers de Verstegan, ponctuées de signes d’exclamation. Les strophes de Pessoa marquent un blanc au début du deuxième vers, signe à la fois du discours dissocié de lui-même et, le texte pris en son ensemble, d’une fluidité acquise à nouveau.

Effets contrapuntiques

10Écoutons encore ces deux voix se répondre et se transformer l’une dans l’autre. C’est la voix auto-ironique et érudite du moi poétique qui commence: « My heart is full of lazy pain/ And an old English lullaby/ Comes out of that mist of my brain. » « Lazy pain » est particulièrement évocateur : non une simple douleur existentielle, mais une douleur qui a son tempo (lent), une douleur qui a une composante esthétique, qui ne peut se séparer de l’expérience musicale à laquelle elle est intégrée. Avec flegme et pathos à la fois, le poète nous offre un tableau synoptique de son intériorité, à travers le même processus qu’il exprimait ailleurs en affirmant : « It is the poet who feels, but the reasoner who thinks. He thinks what he feels, he feels what he thinks20 ». « Brain » s’oppose en fin de tercet à « my heart », du début ; le cerveau est entouré d’une salutaire brume, du vague d’où sortent souvenirs imaginés et poèmes. Cette brume autour de l’esprit se retrouve aussi dans un autre texte du même recueil, intitulé The Poem – où il est dit que le poème non encore écrit n’est qu’une « brume heureuse autour de la pensée21 ». L’ineffable – poétique, musical, harmonieux – est dans une relation complexe avec la conscience lucide, lieu de la douleur. Il lui échappe tout en l’imprégnant de vague, il brouille les contours de la réalité morne pour réaliser une échappatoire. L’univers intérieur du moi poétique est hybride, cette brume rappelant la pneuma grecque : la matière des rêves, figurée physiquement en proximité avec le cerveau, mais lui étant extérieure.

11Le moi poétique commente, dans un dialogue quelque peu métatextuel avec le lecteur, la place que cette chanson tient dans sa propre intériorité, et les jaillissements rythmiques de la voix enjouée et superlative de la mère donnent lieu à une atmosphère étrange, à la fois de dédoublement atroce et de virtuosité, une manière peut-être d’atteindre cette place impossible rêvée dans Ela canta, pobre ceifera22, où il serait à la fois celle qui chante dans un oubli heureux, et celui qui sait, avec le poids de la conscience, toute la valeur du chant.

12Il existe aussi dans ce texte une forte influence blakeienne. « Lullaby » a l’ambition monstrueuse d’être à la fois et de manière superposée, un chant d’innocence et un chant d’expérience. Les citations répétées, l’entremêlement et la continuation d’une voix par l’autre renseignent sur la manière dont la culture lyrique anglaise de Pessoa constitue un vrai fonds d’harmonie, dont il peut jouer sans aucune difficulté et qui, dans ce recueil du moins, plus qu’un hypotexte, devient la racine même de son chant. Les grandes chansons lyriques découvertes par le jeune Pessoa, son passé de lectures, représentent l’accès au domaine des souvenirs23 transcendants, « anténatals », de l’harmonie – en concordance avec l’idée que la conscience lyrique moderne reconnaît encore son identité et son origine comme se situant au sein de la beauté éternelle, tout en étant définitivement séparée de cette origine par une déchirure fondamentale. Ce sentiment d’appartenance à l’absolu esthétique est consolateur et douloureux à la fois, et à partir de lui, la voix pessoéenne se dégage, tout ensemble dissonante et fusionnelle avec les voix du passé.

13Au débordement joyeux et serein de la mère qui transfigure et augmente son être pour le donner en offrande à son enfant, Pessoa appose une persona qui présente à certains endroits le pire de son tempérament (et même l’exhibe et le met en scène). Au langage comblé du refrain répété, s’opposent les changements successifs, agités, de l’état d’esprit du moi poétique. Le poète interpénètre ses réactions comme l’on rentre dans une mesure ; il établit des échos et des adresses en miroir (« Sing lullaby, mine only joy ! »/ « Ay, sing on in my soul, old voice », le deuxième vers ralenti par les assonances monosyllabiques à voyelles fermées, comme si la voix se faisait plus grave), des réponses produisant une retombée ironique, pleine de contraste (« Sing lullaby, mine only joy ! »/ « My heart aches to be able to weep. ») – y compris sonore, entre l’harmonie fusionnelle de « lullaby »/» only joy » et l’assonance laborieuse de « my heart aches to be able to weep » ([i] [a] [e] [u] [i] [e] [u] [i], avec l’accent rythmique tombant de façon abrupte sur les deux mots consécutifs « heart » et « aches », ainsi que sur « able », dont la structure vocalique et consonantique est proche de « aches ». Ces éléments confèrent une sensation d’effort de la scansion, immédiatement identifié, à la lecture, à l’effort mis en scène par le locuteur pessoéen, pour exprimer une douleur paroxystique mais aussi paradoxale : essayer en vain de pleurer). À la complexité précieuse des rapports entre l’amour donné et reçu de la berceuse répond le constat sardonique d’une nette perte du côté du moi poétique : « Knowing the bitterness I have/ While that child had this lullaby ! ». Cette perte est d’autant plus dommageable qu’il avait tenté de rentrer dans l’échange d’amour pur avec ce qu’il avait à offrir de plus précieux : « I would give all my singing trade/to be […] ». Le moi poétique ne peut exaucer son désir de changer d’identité pour devenir l’enfant bercé, lointain dans le temps et dans l’espace ; il rappelle alors que son métier, auquel il excelle, est, lui aussi, et ce de manière autosuffisante, berceur. Si la mère joyeuse s’accomplit dans la métaphore l’identifiant au berceau, qui rappelle les représentations métaphoriques dans la tradition catholique de la Sainte Vierge comme enclos abritant la divinité, le moi poétique, lui, est tout entier identifié à son art du chant – plus stratégique que le chant presque reçu de la mère, mais aussi profondément apparenté à lui. Les poètes savent aussi bercer autrui et leurs propres douleurs.

Une mise en scène de la jalousie comme souffrance ontologique

14Nous pourrions finir notre survol de ce poème double en le mettant en miroir avec un autre, dont il est sûrement redevable pour ses thématiques et surtout ses ambiguïtés : il s’agit du doublet Nurse’s Song, deux poèmes de Blake apparaissant, sous le même titre, l’un dans Songs of Innocence et l’autre, son pendant, dans Songs of Experience. Ce doublet met en scène la voix d’une nourrice, qui s’exprime sur deux tons subtilement différents, selon l’âge symbolique auquel appartient chaque poème. Les textes sont aussi fondés sur une utilisation surprenante de la répétition (ou réécriture), puisque des vers sont repris d’un poème à l’autre, marquant une transformation inquiétante des affects de la voix locutrice. La voix de la nourrice, qui se fondait en un unisson parfait avec celles des enfants dans le premier poème, a, dans le second, prononçant la même injonction (« come home, my children, the sun is gone down/ and the dews of night arise24 »), une inflexion particulièrement distanciée et hostile, et une menace subtile et délicatement ajoutée imprègne les sonorités. « When the voices of children are heard on the green,/ And laughing is heard on the hill,/ My heart is at rest within my breast,/ And everything else is still25 » devient, dans Songs of Experience, « When the voices of children are heard on the green,/ And whisperings are in the dale,/ The days of my youth rise fresh in my mind,/ My face turns green and pale26. ». Le changement de ton s’installe insidieusement, avec l’addition, d’un poème à l’autre, des murmures mystérieux, presque chthoniens, qui remplacent les rires ; et par la sonorité très grave de « dale » en fin de vers, dont l’effet est poignant, le contraste sonore s’ajoutant au contraste sémantique avec « hill », sens et son figurant la descente après l’élévation. Par une transmutation surprenante dont l’extrême efficacité est caractéristique du style des images de Blake, la fraîcheur et le vert symbolisant l’âge d’or enfantin sont utilisés pour décrire la jalousie de la nourrice pour cet état qu’elle a définitivement perdu, comme le montre le ton même de sa voix, devenu âcre et méprisant (« your spring and your day are wasted in play27 ») : c’est elle-même qui est devenue verte, et dans son intériorité la fraîcheur est source de tourmente : « The days of my youth rise fresh in my mind,/My face turns green and pale. » Ce poème est un hypotexte incontournable pour « Lullaby » : car le moi pessoéen se laisse aller, lui aussi, à des accents d’aigreur, se présentant comme parfaitement jaloux de ce souverain enfantin auquel on fait la fête, auquel on offre la seule chose qui est à ses yeux digne d’être possédée, l’amour maternel identifié à l’harmonie lyrique. Lui aussi voit surgir en lui-même l’image d’une innocence pleine de trésors et mesure la distance entre cette image et son état présent. Les buts de la mise en scène de la jalousie, en connivence auto-ironique et métalittéraire avec le lecteur, sont à noter. L’un des enjeux de « Lullaby » est de mettre en lumière les beautés de la berceuse préexistante et aussi de développer ce qu’elle pourrait impliquer sur le plan transcendant. Ainsi les images que Pessoa trouve pour exprimer ce moment virtuel où la joie enfantine avait surgi du chant amoureux de la mère sont empreints d’une contemplation amoureuse, parfaitement pacifiée : « There must have been true happiness/ Near where this song was sung to small/ White hands clutching a mother’s dress ». Avec ces vers, Pessoa nous livre la beauté de la berceuse, vivifiée par son propre amour pour l’image qu’elle véhicule. Mais cette nostalgie où l’affectif et l’esthétique se mêlent de façon dangereuse est exploitée jusqu’à la dernière conséquence. Si fort est l’amour du moi poétique pour la vieille berceuse, si grande sa compréhension et la consolation qu’il tire d’elle, qu’il lui devient insupportable d’être qui que ce soit d’autre que le joyeux enfant supposé. Rien peut-être de plus vulnérable, de plus théâtral aussi, que cet aveu-mise en scène du poète voulant se perdre jusqu’à la dissolution dans le chant. La saveur de ces vers réside dans le fait que leur pathos est fait de fiel, et ce fiel vient d’un manque qui surgit d’un amour absolu, esthétique: « Oh, what a sorrow comes to me/ Knowing the bitterness I have/ While that child has this lullaby! »; « I was a child too, but would now/ Be the child, and no other, hearing/ This song low-breathed upon its brow. »

L’apaisement lyrique

15Le moment de la jalousie est pourtant dépassé, le moi poétique dissout la contradiction. Mû par le refrain pacificateur, il accueille la félicité étrangère (appartenant à autrui) en son for intérieur : « Ay, sing on in my soul, old voice,/ So motherfully lying to sleep/ The babe that quietly doth rejoice. ». Les qualificatifs de cette strophe retissent des liens ineffables : « sing on », « old », « quietly », « so motherfully ». L’identité perdue dont l’absence semblait insoutenable, se révèle être, si l’on va jusqu’à la couche la plus profonde du sentiment esthétique, à la portée du moi poétique. Aussi lointain que cet absolu soit, il le possède tout entier et clandestinement en lisant la berceuse : son écoute présente est si forte qu’elle crée le moment dont elle a besoin. Ceci est l’apaisement ultime, et aussi le seul possible pour la solitude du moi: « Somehow, somewhere I heard this song, / I was part of the happiness/ That lived its idle lines along ». Le troisième vers figure la musicalité tendre, insouciante de cette félicité de l’auditeur (ou du lecteur) solitaire, félicité essentiellement indépendante de son contexte. Dorénavant il nous faut nous représenter le moi poétique comme habitant de plein droit cette tendresse qu’on entend dans le vers, lié intrinsèquement à elle : « Ay, somehow, somewhere, I was that child, and my heart lay happy asleep. »

16Étant arrivé à l’apogée de l’expérience qu’est l’écoute du chant poétique, c’est-à-dire à une fusion heureuse de son être intérieur avec le chant, le sujet du poème doit fatalement redescendre de cet état de grâce. Par la métaphore de ce chant éloigné berçant une autre enfance que la nôtre, « Lullaby » met en scène l’amertume qui subsiste pour qui a eu une expérience de l’absolu par le biais esthétique. Le poème souligne l’angoisse de l’esprit qui, expulsé de l’âge d’or de son origine spirituelle, sent la pesanteur de devoir grandir – affronter les choses inutiles, les dangers de la vie matérielle : « Now oh my sad and unknown faith ! ». Le sujet lyrique est chargé de recréer sur la page, depuis son souvenir, l’harmonie perdue. L’expérience de fusion paradisiaque avec l’harmonie a été réelle, mais dans un autre temps, un temps absolu, donc toujours distancié : « Feeling that what we are made/ Was sometime musical ».

17L’acte de bercer se retrouve, en règle générale, beaucoup dans les poèmes lyriques. Une recherche aléatoire le rencontre chez des auteurs aussi différents que Verlaine (« Le ciel est, par-dessus le toit,/ Si bleu, si calme !/ Un arbre, par-dessus le toit,/ Berce sa palme28 »), Nichita Stănescu (« Il berce la mort/ jusqu’à ce que sur elle poussent des mots/ et il orne avec des larmes/ les lois des étoiles fixes. On l’appelle parfois l’âme, mais le plus exact serait de l’appeler/ le chant, quand même29. ») ou Louis Macneice (« Je ne suis pas encore né/ fournissez-moi/ De l’eau qui me berce, de l’herbe qui pousse pour moi/ des arbres qui me/ parlent, du ciel qui chante pour moi,/ des oiseaux et une lumière blanche/ au fin fond de mon esprit pour me guider30 »).

18Le bercement, par la voix ou par le geste, s’accorde avec une qualité fondamentale du lyrisme, l’harmonie : il rappelle la prosodie, étant constitué d’un rythme fondé sur les principes alternants de la régularité (monotonie) et de la variété. Mais l’acte de bercer s’accorde aussi admirablement avec le but performatif du lyrisme, et spécifiquement du lyrisme orphique : tout comme le geste berceur, le chant lyrique vise à hypnotiser la durée vécue par son auditoire, dans le but de faire sentir à ce dernier une harmonie obtenue par la pacification des conflits, par la mise en forme de l’amorphe. Les deux pratiques sont fondées sur le lien profond et intime qui se noue entre berceur et bercé (entre voix et écoute) à travers le rythme. Ainsi que les animaux s’apaisent, et que les pierres s’amoncellent toutes seules pour former des temples à l’écoute de la lyre d’Orphée, une fonction ancienne du chant poétique l’associe à l’apaisement thérapeutique des douleurs et des deuils, ainsi qu’au renforcement du lien social par une commune contemplation esthétique. Rappelons brièvement en guise de conclusion la structure performative utilisée par les bardes finnois du Kalevala, qui montre le lien symbolique entre la corporalité du rythme berceur et celle du rythme poétique. Les bardes récitent à deux, assis face à face, se tenant les mains et se balançant. De façon à refléter cette configuration corporelle, le chant du Kalevala est double, chaque vers étant accompagné, comme d’une ombre, d’un vers supplémentaire qui le paraphrase, dans un grand écho dialogique, ininterrompu tout du long des quelques vingt mille vers du grand poème. Le corps du récitant est traversé par deux courants : l’un est la vibration des cordes vocales guidant le son vers la lumière ; le second est l’altérité fraternelle de l’autre barde, écho et miroir, symbolisant rituellement la communauté ininterrompue du peuple finlandais épars géographiquement. (L’usage du rythme corporalisé, pour faciliter l’entrée dans un état d’esprit révélateur de vérités fait signe, sur ce territoire, aux pratiques de la tradition chamanique sibérienne.) Le bercement transposé en poème est donc un geste créateur d’harmonie, thérapeutique envers la conscience altérée par les difficultés que présente l’acte de vivre. D’une certaine manière, se laisser porter par le bercement est aussi un geste marquant la confiance dans l’appartenance à une communauté non évidente, une communauté in absentia, dont l’existence est garantie par l’histoire de la transmission, brisant l’isolement de l’individu. La conscience solitaire et douloureuse de Pessoa orthonyme utilise toutes les potentialités de ce symbole qui contraste avec elle : la grande solitude pessoeéne appartient de façon indissociable au concert des voix lyriques éparses dans le temps, qu’elle écoute inlassablement. Se laisser bercer, suivre le mouvement alternant de deux tempos, perdre et retrouver le chant à chaque balancement du rythme, c’est faire le pari d’un endorcisme possible, et l’attendre : croire, en somme, que notre partie absente, « l’époux de l’âme à sa première heure31 », peut encore nous revenir.

Notes de bas de page numériques

1 « du John Donne à la puissance Shelley », cité par de Marcus Angionie et Fernando Gomes, Ediçaõ critica de Fernando Pessoa, Lisbonne, Imprensa Nacional, Casa da Moeda, 1999, « Série Maior », V, III, p. 12, notre traduction.

2 Fernando Pessoa, Anamnesis, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 396.

3 Percy Bysshe Shelley, Prince Athanase: A Fragment, Posthumous Poems, Londres, John et Henry L. Hunt, 1824, p. 109, « mysterious grief », notre traduction.

4 Percy Bysshe Shelley, Prince Athanase: A Fragment, Posthumous Poems, Londres, John et Henry L. Hunt, 1824, p. 108.

5 Percy Bysshe Shelley, Prince Athanase : A Fragment, Posthumous Poems, Londres, John and Henry L. Hunt, 1824, p. 109, « Certains disaient que la folie l’avait pris,/ d’autres pensaient/ Que des souvenirs d’une vie anténatale/ Lui rendaient celle-ci, où il se trouvait, un enfer punitif », notre traduction.

6 Fernando Pessoa, Anamnesis, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 396, « Quelque part, là où jamais je ne vivrai/ Le jardin d’un palais entoure de verdure/ Une beauté telle que les rêves d’elle pleurent./ Là, bordant des sentiers immémoriaux// De grandes fleurs anténatales/ Rappellent ma vie perdue d’avant Dieu./ Là j’étais heureux et j’étais l’enfant/ Qui possédait des ombres fraîches/ Où s’exiler doucement./ Ils m’ont pris toutes ces choses vraies./ O, mes prés perdus !/ Mon enfance d’avant Nuit et Jour ! », notre traduction.

7 Fernando Pessoa, Elsewhere, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 332, « le regard est jeune là-bas », notre traduction.

8 Fernando Pessoa, Lycanthropy, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 332, « ce dont nous sommes faits/ à été naguère musique », notre traduction.

9 « the glories beyond the grave », Edgar Allan Poe, The Poetic Principle, The Works of the Late Edgar Allan Poe, New York, J.S. Redfield, 1850, p. 7, notre traduction.

10 La sixième section du recueil s’intitule Songs After Slumber (Chants après le sommeil).

11 William Shakespeare, The Tempest [1611], IV, 1, v. 157-158, Yale University Press, 1922, p. 65.

12 Fernando Pessoa, The Night-Light, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, « Livros Horizonte », Lisbonne, 1995, p. 342, « Sing as if you were listening […]/ Lullaby, nurse,/ again for me/ Sing ‘till I find/ My heart less lone », « Chante comme si tu écoutais […]/ Chante la berceuse encore/ pour moi, nourrice/ Chante jusqu’à ce que/ mon cœur se trouve moins seul. », notre traduction.

13 Fernando Pessoa, Autopsicografia, Poesias, Lisbonne, Ática, 1995, p. 235, « Le poète feint. Il feint si parfaitement,/ qu’il arrive à feindre la douleur/ qu’il sent vraiment », notre traduction.

14 Fernando Pessoa, Summer Moments, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 354, « O, douce brise, évente ma pensée !/ O, calme, effleure mon destin ! », « Oh, être un vent, une aile », « une écorce », « Que mon âme soit/ Poussière élevée/ Pour la joie du vent/ Dans la coupe de la mer ! », notre traduction.

15 Fernando Pessoa, Summer Moments, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 354, « Libération abstraite/ Du moi et de la pensée », notre traduction.

16 « The Lullaby quoted is the 134th Poem in Palgrave’s Golden Treasury. It was taken by him from Martin Peerson’s Private Music, a Song-Book of 1620. The Lullaby is here given twice over, and the last stanza twice again. », Fernando Pessoa, Lullaby, The Mad Fiddler, Marcus Angionie et Fernando Gomes, Ediçaõ critica de Fernando Pessoa, Lisbonne, Imprensa Nacional, Casa da Moeda, « Série Maior », V, III, 1999.

17 « Mon cœur est plein d’une douleur paresseuse/ Quand une vieille berceuse anglaise/ Surgit de cette brume de mon cerveau.// Mon roi se tient dans mon giron/ Et tette à mon sein ;/ Pendant que son amour alimente ma vie/ Et donne repos à ma raison./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie ! //Je donnerais tout mon art de chanteur/ Pour être cet enfant anglais lointain/ Pour qui cette chanson heureuse a été faite.// Quand tu auras pris ton repas,/ Repose-toi sur moi, mon cher,/ Pour que ta mère et ta nourrice/ Soient aussi ton berceau./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie ! / Il a dû y avoir une vraie félicité/ Près de là où cette chanson fut chantée à des petites/ Mains blanches agrippant la robe d’une mère.// Je regrette que le devoir n’accomplisse pas/ Tout ce que mon désir voudrait,/ Car que je ne voudrais être à toi / Sauf du mieux que je dois./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie ! // Oh, quelle douleur me prend/ Sachant l’amertume que j’ai/ Pendant que cet enfant avait cette berceuse !// Mais telle que je suis, comme je le puis,/ Je dois et veux être à toi,/ Même si cela est bien trop peu face à ton/ Serment d’être mien.// Mon cœur meurt d’envie de pleurer./ Oh, penser à ce chant chanté/ Et l’enfant souriant en son sommeil !// Mon roi se tient dans mon giron/ Et tette à mon sein ;/ Pendant que son amour alimente ma vie/ Et donne repos à ma raison./ Chante la berceuse, mon petit enfant, Chante la berceuse, mon unique joie !// J’ai été un enfant aussi, mais je veux maintenant/ Être cet enfant-là, et nul autre/ Avec cette chanson doucement murmurée à son front// Quand tu auras pris ton repas,/ Repose-toi sur moi, mon cher,/ Pour que ta mère et ta nourrice/ Soient aussi ton berceau./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie ! / Oh, si je pouvais retourner à ce / Temps heureux qui jamais ne fut mien/ Et dont le regret forme ma vie entière !// Je regrette que le devoir n’accomplisse pas/ Tout ce que mon désir voudrait,/ Car que je ne voudrais être à toi / Sauf du mieux que je dois./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie !// Oui, chante encore dans mon âme, vieille voix,/ Endormant si maternellement/ L’enfant qui se réjouit en silence.// Mais telle que je suis, comme je le puis,/ Je dois et veux être à toi,/ Même si cela est bien trop peu face à ton/ Serment d’être mien./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie !// Chante, et que mon cœur ne pleure pas/ Parce que naguère un enfant avait/ Cette chanson pour s’assoupir !// Mais telle que je suis, comme je le puis,/ Je dois et veux être à toi,/ Même si cela est bien trop peu face à ton/ Serment d’être mien./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie !// D’une certaine manière, quelque part, j’ai entendu cette chanson,/ Je faisais partie de la félicité/ Qui menait son train doucement.// Mais telle que je suis, comme je le puis,/ Je dois et veux être à toi,/ Même si cela est bien trop peu face à ton/ Serment d’être mien./ Chante la berceuse, mon petit enfant,/ Chante la berceuse, mon unique joie !// Oui, d’une certaine manière, quelque part, j’étais cet/ Enfant, et mon cœur reposait heureux, endormi./ Maintenant – o, ma destinée triste et inconnue ! », Fernando Pessoa, Lullaby, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 346, notre traduction.

18 Martin Peerson, Private Musicke, Londres, Thomas Snodham, 1620.

19 Richard Rowlands Verstegan, Odes in Imitation of the Seaven Penitential Psalmes, Anvers, Arnout Coninx, 1601.

20 Fernando Pessoa, Thomas Crosse, Translator’s Preface, Páginas Íntimas e de Auto-Interpretação, Lisbonne, Ática, 1996, p. 368, « C’est le poète qui ressent, mais le raisonneur qui pense. Il pense ce qu’il ressent, il ressent ce qu’il pense. », notre traduction.

21 Fernando Pessoa, The Poem, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 334, « happy mist ‘round thought », notre traduction.

22 Fernando Pessoa, Poesias, Lisbonne, Ática, 1942, p. 108.

23 Et l’on sait l’importance que tient chez Pessoa le souvenir, philtre obligatoire entre l’émotion ressentie et le poème écrit sur elle.

24 « Mes enfants, rentrez, le soleil s’est couché/ et la rosée de la nuit s’élève », William Blake, The Complete Poetry and Prose, New York, Random House, 1988, p. 16 et 23, notre traduction.

25 « Lorsque des voix d’enfants résonnent dans la prairie /Et des rires retentissent sur la colline./ Mon cœur est au repos dans ma poitrine/ Et tout le reste est tranquille. », William Blake, The Complete Poetry and Prose, New York, Random House, 1988, p. 16, notre traduction.

26 « Lorsque des voix d’enfants résonnent dans la prairie / Et des murmures se font entendre dans le vallon/ Les jours de ma jeunesse/ S’élèvent, frais, dans mon esprit/ Mon visage devient vert et pâle. », William Blake, The Complete Poetry and Prose, New York, Random House, 1988, p. 23, notre traduction.

27 « Votre printemps, votre jour, vous les gaspillez en jeux. » William Blake, The Complete Poetry and Prose, New York, Random House, 1988, p. 23, notre traduction.

28 Paul Verlaine, « Le ciel est par-dessus le toit », Sagesse, Œuvres complètes, Paris, Vanier, 1902, p. 272.

29 Nichita Stănescu, Contemplarea lumii din afara ei/ La contemplation du monde depuis l’extérieur, Epica magna, Junimea, Bucarest, 1978, p. 140, « El leagănă moartea/pînă cînd răsar din ea cuvinte/şi împodobeşte cu lacrimi/ legile stelelor fixe./ El este numit, uneori sufletul,/ dar cel mai exact ar fi să-i spunem,/ totuși, cîntecul. », notre traduction.

30 Louis MacNeice, Prayer Before Birth/ Prière avant de naître, Collected Poems, E. R. Dodds, Oxford University Press, 1967, p. 192, « I am not yet born; provide me/ With water to dandle me, grass to grow for me, trees to talk/ to me, sky to sing to me, birds and a white light/ in the back of my mind to guide me », notre traduction.

31 Fernando Pessoa, The Mad Fiddler, Poesia Inglesa, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995, p. 318, « the soul’s husband’s first hour », notre traduction.

Bibliographie

BLAKE William, Songs of Innocence and of Experience [1789], The Complete Poetry and Prose, New York, Random House, 1988

LÖNNROT, Elias, Le Kalevala, Épopée des Finnois [1835], traduit par Gabriel Rebourcet, Paris, Gallimard, « Quarto », 2010

PEERSON Martin, Private Musicke, Londres, Thomas Snodham, 1620.

PESSOA Fernand, The Mad Fiddler [1917], dans Poesia Inglesa, traduction de Luísa Freire, Lisbonne, Livros Horizonte, 1995

PESSOA Fernand, Ediçaõ critica établie par Marcus Angionie et Fernando Gomes, Lisbonne, Imprensa Nacional, Casa da Moeda, « Série Maior », 1999

POE, Edgar Allan, The Poetic Principle, dans The Works of the Late Edgar Allan Poe, New York, J.S. Redfield, 1850, pp. 1–20

SHELLEY Percy Bysshe, Posthumous Poems, Londres, John et Henry L. Hunt, 1824

VERSTEGAN ROWLANDS Richard, Odes in Imitation of the Seaven Penitential Psalmes, Anvers, Arnout Coninx, 1601

Pour citer cet article

Ioana Raluca Petrescu, « Une berceuse fantôme : relations intertextuelles et performance de la voix poétique dans « Lullaby » de Fernando Pessoa », paru dans Loxias, 78., mis en ligne le 26 septembre 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=10086.


Auteurs

Ioana Raluca Petrescu

ATER à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, agrégée de Lettres Modernes et ancienne élève de l’École Normale Supérieure (Paris), Ioana Raluca Petrescu a soutenu une thèse en Littérature Comparée à l’Université de Strasbourg, portant sur l’attention aux choses chez Gerard Manley Hopkins, Fernando Pessoa, William Carlos Williams, Francis Ponge et Lucian Blaga, sous la direction de Michèle Finck. Elle a publié des articles critiques sur la redéfinition du lyrisme et des traductions poétiques du roumain.