Loxias | 72. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique | I. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique 

Elina Absalyamova et Nicole Biagioli  : 

Entretien avec

Bruno Niver, poète, chanteur, comédien, calligrammatiste

Résumé

Bruno Niver est un poète et calligrammatiste français qui, depuis les années 1990, partage sa vie entre Paris et Moscou. Passionné par les échanges culturels entre la Russie et la France à l’époque des avant-gardes (il a créé et joué un spectacle mettant en scène la rencontre de Maiokovski, Aragon et Elsa Triolet), il a a été séduit par l’alphabet cyrillique et la poésie visuelle des futuristes russes, qui l’ont poussé à choisir le calligramme comme mode d’expression poétique. Il a rapidement décliné ses calligrammes en lignes colorées puis en tableaux-poèmes, gravés par la suite sur des céramiques ou brodés sur des vêtements, notamment des tutus de danse, ce qui a donné lieu à un genre inédit de défilé de mode, la poetic fashion. Comédien, chanteur et metteur en scène, il a mis au point un spectacle total dans lequel la voix et les évolutions scéniques prolongent le geste calligraphique.

Abstract

Bruno Niver is a French poet and calligrammatist who, since the 1990s, has divided his life between Paris and Moscow. Passionate about cultural exchanges between Russia and France during the avant-garde era (he created and performed a show featuring the meeting of Maiokovski, Aragon and Elsa Triolet), he was seduced by the Cyrillic alphabet and the visual poetry of the Russian futurists, who pushed him to choose the calligram as a mode of poetic expression. He soon declined his calligrams in colored lines then in paintings-poems, engraved thereafter on ceramics or embroidered on clothes, in particular dance tutus, which gave rise to an unprecedented kind of fashion show, the poetic fashion. Actor, singer and director, he has developed a total show in which the voice and the scenic evolutions extend the calligraphic gesture.

Index

Mots-clés : alphabet cyrillique , Niver (Bruno), poetic fashion, spectacle total, tableau-poème

Géographique : France , Russie

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1Poète avant tout, Bruno Niver est né à Paris, mais se partage depuis les années 1990 entre Paris et Moscou. D’une capitale à l’autre, d’une culture à l’autre, et d’un alphabet (latin) à l’autre (cyrillique), il est devenu un « go-between », un messager de l’interculturel :

Bien sûr, le français qui est ma langue maternelle, est ma langue de prédilection. Mais le russe, que je parle couramment m’inspire aussi d’autres images. L’alphabet cyrillique a des formes plus angulaires, et de nombreuses lettres qui sont pour moi exotiques, telles que par exemple : Ф, Ж, Ы, Я, ce qui bien sûr influence le dessin. Parfois je mélange les langues et les alphabets, jouant entre les sens, les écritures, et la représentation calligraphique.

2Le contact le plus direct qu’il a établi entre les deux pays a d’abord été celui de la poésie récitée et chantée. La chanson est une transposition symétrique du calligramme. Elle met en valeur l’oralité et la sonorité des mots. C’est la première réponse que Niver apporte au problème de la communication interlinguistique, puisque les alphabets latin et russe ne sont pas translisibles. En 2008-2009, il monte « Ils se sont rencontrés à Paris », un spectacle basé sur la vie et les œuvres de Mayakovsky, Lily Brik sa compagne, sœur d’Elsa Triolet, Elsa et Aragon, au Musée Mayakovsky de Moscou. Le spectacle est présenté l’année suivante à Paris. Niver recourt au sous-titrage pour faire rencontrer les textes originaux aux publics des deux pays en dépit de la barrière linguistique. Mais ce n’est pas le seul adjuvant. À partir des années 2000, ses spectacles déploient sa poésie dans l’espace, en 2D par des projections sur écran, et en 3D brodée sur les robes des danseuses de ses spectacles. Sa bi-culturalité lui permet de s’adresser indifféremment aux publics français et russe mais aussi, à l’intérieur des deux pays, à des franges différentes du public : « Mon public n’est pas le même au théâtre que dans les expositions. Cependant, comme mes spectacles sont toujours plus ou moins liés à la poésie, il s’agit toujours d’un public amateur de belle langue, de chansons poétiques, de beauté... ». Le tournant intermédial et interartial pris par sa carrière trouve son origine dans une véritable pédagogie de l’écrit poétique. Le metteur en scène qu’il est devenu se souvient d’avoir été enseignant de français langue étrangère : « […] il faut trouver le moyen d’amener le spectateur ou le lecteur à voir ou entendre un message écrit, l’aider à le décrypter, qu’il s’agisse d’un poème, d’une pièce, ou d’une simple conversation ». En retour ces publics ont nourri son inspiration : « Chaque spectacle, exposition, performance, me permet de rencontrer de nouvelles personnes, et de découvrir un nouveau milieu. Ces relations et ces découvertes me sont absolument indispensables pour évoluer dans ma création, pour ne pas stagner et me répéter ».

3C’est à la Russie que Niver doit les impulsions qui ont fait naître son projet poétique :

J’ai commencé par le haïku, des poèmes courts à la René Char. Puis, inspiré par la poésie russe, pays où j’ai « déménagé » pour des raisons poétiques, car je m’y sentais plus à l’aise pour écrire, je me suis imprégné du rapport des Russes à la poésie. J’ai essayé à peu près tous les genres, les ballades, les chansons, les sonnets, ce qui en Russie est actuel, parce que la poésie est intemporelle. Pour beaucoup, en Russie, la poésie est synonyme de rimes, de musicalité, alors qu’en France, bien souvent il y a une espèce de frontière artificielle entre la poésie dite « classique rimée » et la poésie contemporaine, soi-disant « libre ». Pour moi, il n’existe que la poésie tout court. Puis, quand je suis arrivé au bout de mes expériences de poésie rimée et non rimée, un jour au cours d’une performance publique, que j’ai appelée « expérience futuriste », j’ai tenté de dessiner mes poèmes. À ce moment-là, je ne pensais pas du tout aux calligrammes d’Apollinaire, mais plutôt aux futuristes russes qui, inspirés par Marinetti, avaient tenté de représenter visuellement les sonorités (Voir Bourliouk, Maïakovski, Khlébnikov, etc.), et s’étaient lancés dans toutes sortes d’expériences calligraphiques.

4Klebnikov est un des chefs de file du futurisme russe, un utopiste qui croyait au rôle primordial des poètes pour éviter le chaos mondial et avait pour cela élaboré un langage spécial : Zaoum. Il fait partie des phares qui ont éclairé le parcours poétique de Niver et l’ont orienté vers le calligramme.

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Calligramme bilingue d’un poème de Klebnikov

5Dans le calligramme qu’il lui consacre, Niver met en scène les trois principes de base de sa création : la pratique interlinguistique avec la défamiliarisation apportée par les lettres cyrilliques, le dialogue interculturel avec les poètes russes, et la spatialisation du poème.

Les Poèmes-Tableaux

6Les calligrammes de Niver sont le fruit d’un processus rapide, continu et évolutif dans lequel l’esprit et la main se relancent l’un l’autre :

Pour créer les tableaux-poèmes, j’utilise d’abord l’encre et le papier. Je dessine les lettres d’un poème qui s’écrit spontanément au fur et à mesure que je le crée. C’est une sorte d’improvisation calligraphique. Après, j’ajoute des couleurs sur cette « armature » calligraphique. Les couleurs donnent un nouveau sens au poème calligraphié. Elles font émerger le sens caché des mots dessinés dans le tableau-poème noir et blanc. Souvent, après avoir mis en couleur un tableau-poème, celui-ci engendre une série de tableaux-poèmes développant les images et les métaphores apparues dans le tableau-poème en couleurs initial […]. Mon médium préféré est le pastel sec, car il est immédiat, comme la poésie. C’est-à-dire qu’il ne nécessite pas de temps de séchage, à l’inverse de la peinture. Par ailleurs, les pastels secs sont confectionnés ave des pigments purs. Ils donnent des couleurs éclatantes. Pour ne pas les ternir, je n’utilise jamais de fixateur.

7L’exemple suivant montre les trois étapes du développé calligrammatique : le noir et blanc, le noir et couleur, et le tableau avec ses plages de couleurs. C’est aussi une allusion au dieu de la poésie, de la musique et du soleil, Apollon :

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Je tends ma lyre

8Ces trois réalisations donnent au spectateur l’impression d’assister à une progression faite d’avancées et de reprises, une sorte de réécriture visuelle1. La description du processus de composition par l’auteur montre que l’auto-stimulation qui engendre une progression aussi rapide est due au fait qu’il est à la fois émetteur et récepteur sur deux mediums différents : l’écrit et la peinture. Passer de l’un à l’autre l’oblige à changer de point de vue tout en veillant à l’unité de la réalisation, en prenant des décisions à mesure, en fonction des impressions reçues :

Quand je peins, j’essaye d’exprimer graphiquement l’image que je conçois à travers des rimes poétiques. À ce moment, il n’y a pas de mélodie particulière dans mon esprit, mais un ensemble de sons, qui guident ma main et déterminent mon choix de couleur. Au départ, je ne peux jamais dire à quoi ressemblera cette pièce. Cependant, pendant le processus, l’image poétique et l’ensemble des sons correspondants que je garde à l’esprit contrôlent en fait mes algorithmes imaginatifs. Ainsi, l’œuvre d’art est composée de trois éléments : le pastel, un ensemble de sons et l’image du mot dans mon esprit.

9Intériorisée par l’artiste, la musique des mots guide la progression comme les règles de l’harmonie guident la musique des notes lorsqu’un compositeur les assemble à partir de leurs affinités. Plus encore qu’un choix de communication interculturelle, l’interartialité devient un principe de création.

La création hypertextuelle interartiale

10En transposant le calligramme successivement à la peinture puis à l’univers de la mode avec l’invention de la poetic fashion, et enfin à la céramique, Niver a en même temps élargi son champ d’activité et progressé dans son expression artistique. Les raisons de ce parcours sont diverses. La première est… l’air du temps :

Je vivais à cette époque plus en Russie qu’en France, j’ai été influencé par les changements politico-sociaux de ce pays, qui, à partir des années 2000, entra de plein pied dans l’ère de la communication et de la publicité. En Russie, où auparavant on lisait énormément, où la poésie était considérée comme le premier des genres littéraires, où les lectures de poètes rassemblaient des stades entiers, on a soudain considéré qu’il n’y avait rien de mieux sur terre que la publicité et la société de consommation, et l’art a dû se mettre au service d’un monde basé sur la communication visuelle et le slogan publicitaire, c’est-à-dire sur la notion de rendement et d’utilité, ce qui est complètement antinomique de la poésie. Influencé par cette atmosphère, je me suis adapté, car je ne voulais pas perdre mon public (j’étais un poète assez connu). Je me suis mis à faire de la poésie « visuelle » (robes-poèmes, tableaux-poèmes, céramiques-poèmes). De cette manière, j’ai exposé mes poèmes sous forme de tableaux-poèmes, et j’ai organisé des défilés glamour et branchés en montrant de la poésie « classique » sur les corps ondulants des ballerines venues des plus grands théâtres russes de ballets.

11La deuxième raison de cette évolution est artistique. Créer à partir de l’existant est un procédé connu de tous les arts : « Je pensais que je pourrais insuffler plus de vie à mes tableaux poèmes, y ajouter un peu de volume, ajouter plus de dimensions […]. Pourquoi ne pas créer un costume pour un danseur pour insuffler encore plus d’expression à mes poèmes ? ». La transposition n’est pas une reproduction mais une œuvre nouvelle qui reprend une œuvre pré-existante en modifiant certains de ses paramètres.

12La troisième raison est esthétique, au sens étymologique du terme. C’est l’intérêt pour les perceptions, les sensations et les émotions qu’apporte le changement de matériau. L’artiste ressent d’abord et le fait partager ensuite à son public :

Ce sont les matériaux et leurs procédés techniques inhérents, qui dirigent mes expérimentations. Quand j’ai décidé de créer des céramiques avec mes tableaux-poèmes, j’ai été confronté à la glaise, aux émaux, et aux effets des multiples cuissons. J’ai donc dû chercher de nouvelles couleurs en émaux (elles se modifient à chaque cuisson), expérimenté la calligraphie en creux ou en volume sur la glaise molle, développé spatialement mes tableaux-poèmes. Les robes-poèmes poussent plus loin cette expérience, puisque les corps des danseurs animent les tableaux-poèmes inclus dans les robes.

13 

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Liberté,-pavillon tendu sur les mers d’azur- Tableau, Céramique, Costume

14La scène réunit les états successifs du poème-calligramme pour de nouvelles expériences :

Les défilés dansés de robes-poèmes au cours desquels je lis ou chante ces poèmes, cependant que sont projetés sur un écran au fond de la scène les tableaux-poèmes ayant inspirés les robes, développent la dimension théâtrale. C’est un pas vers le spectacle total que je suis en train de créer : un opéra-ballet avec des centaines de robes-poèmes, dans des décorations faites de tableaux-poèmes en volumes et projection vidéos. Ce grand show s’intitulera « La Côte d’Azur ».

15En se mettant en scène au milieu de ses œuvres, en les chantant et en les jouant, Bruno Niver prolonge et amplifie le geste du calligrammatiste qui donne corps à l’écrit.

Notes de bas de page numériques

1 Analogue au procédé des « variantes incorporées » utilisé par Ponge pour son poème Le mimosa (Francis Ponge, La rage de l’expression, Paris, Gallimard, 1980, pp. 73-96).

Notes de la rédaction

Les illustrations présentées sont l’œuvre de Bruno Niver, publiées avec son aimable autorisation.

Pour citer cet article

Elina Absalyamova et Nicole Biagioli , « Bruno Niver, poète, chanteur, comédien, calligrammatiste », paru dans Loxias, 72., mis en ligne le 17 mars 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9714.


Auteurs

Elina Absalyamova

Elina Absalyamova est Maître de conférences en littérature française/communication à l’Université Sorbonne Paris Nord. Après une thèse sur Verlaine critique littéraire (Paris-IV Sorbonne/Université de Moscou Lomonossov), elle continue à travailler sur les problématiques liées à la littérature française fin-de-siècle (co-éd. avec Valérie Stiénon du collectif _Les Voix du lecteur au XIXe siècle_, PULIM 2018 ; contribution au collectif Les genres du roman, etc.), mais aussi sur les catégories génériques dans le domaine russe (essais d’Annenskij dans _Le Quatrième Genre : l’Essai_, PUR 2018) et sur l’adaptation des œuvres littéraires et leur circulation dans d’autres aires culturelles, sur l’exemple des mises en musique de la poésie verlainienne par des compositeurs russes (_Poetica_, 2011(2)) ou encore les adaptations des récits d’Edgar Poe dans la bande dessinée francophone actuelle (7.KFRV Essen, 8.KFRV Leipzig, _The Edgar Allan Poe Review_, vol. 15/n° 1).

Nicole Biagioli

Nicole Biagioli est Professeur de langue et littérature française émérite, membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des arts vivants, Université Côte d’Azur. Sémioticienne, calligrammatiste (avec Daniel Bilous), elle a analysé la relance du visible et du lisible dans le calligramme (Biagioli et Bilous, _Lire le calligramme_, Protée, vol. 14, n° 1-2, 1986) et la gestion de la métareprésentation dans la création calligrammatique en parallèle avec l’écriture néoromanesque (Biagioli, « L’antitexte et son double », _Cahiers de narratologie_, n° 1, 1987). Actuellement elle étudie les pratiques intermédiales et interartiales chez les artistes et dans l’éducation artistique.

Université Côte d’Azur, CTEL