Loxias | 68. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres | I. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres 

Eric Auriacombe  : 

D’Arthur Gordon Pym à Edgar Allan Poe : à propos du récit d’Arthur Gordon Pym

Arthur Gordon Pym and Edgar Poe

Résumé

La lecture de The Narrative of Arthur Gordon Pym from Nantucket reste surprenante plus d’un siècle et demi après sa parution. Le récit de Pym apparaît comme l’histoire oniroïde d’une vie brisée et il ne peut manquer de nous faire évoquer celle de son auteur. Avec Pym, mais aussi Dupin, Edgar Allan Poe crée-t-il des doubles littéraires qui pourraient représenter le transfert sur l’œuvre, voire le transfert à l’œuvre, par lequel le héros démasquerait comme formation de l’inconscient la vie psychique de son auteur ? « La vérité n’est pas toujours dans un puits », nous dit Dupin. Nous proposons de mettre cette hypothèse à l’épreuve de la surface du texte en mettant en évidence le profil psychopathologique de Pym et en établissant quelques liens avec la problématique de Poe telle qu’elle a pu se dégager des études de ses biographes et de ses commentateurs.

Abstract

The reading of The Narrative of Arthur Gordon Pym from Nantucket still surprises more than one hundred and fifty years after its apparition. Pym’s story seems to be an oniroid account of a broken life which can’t help but evoke that of its author. With but also Dupin, does Poe create litterary doubles which could represent the transference on the work, even the working transfert by which the hero unmasks the psychic life of the author as an unconscious-shaping process? « The truth is not always in a well », Dupin tell us. It’s worth putting this hypothesis to the test of the text’s surface by highlighting Pym’s psychopathological profile and establishing a few links with Poe’s problems, such as they appear when studying his biographies and textual commentaries.

Index

Mots-clés : Arthur Gordon Pym , deuil infantile, évitement

Plan

Texte intégral

« J’ai gravé cela dans la montagne, et ma vengeance est écrite dans la poussière du rocher.1 »

1La lecture de The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, unique roman d’Edgar Allan Poe, qu’il qualifie lui-même de livre stupide (« very silly book2 »), reste surprenante plus d’un siècle et demi après sa parution3, pour deux raisons : sa structure d’abord, car Poe le présente comme le récit quasi journalistique de faits réels survenus au cours d’une suite de navigations vers l’énigmatique pôle sud ; sa mise en scène ensuite, les événements narrés exposant dans une sorte de crescendo dramatique la confrontation de l’être humain à la douleur, à l’effroi, au deuil et à la mort.

1. L’écrivain et son texte

2Le récit de Pym apparaît comme l’histoire oniroïde d’une vie brisée qui ne peut manquer de nous rappeler celle de son auteur. « La vérité n’est pas toujours dans un puits4 », nous dit Dupin. « En somme, quant à ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois qu’elle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la profondeur de la vallée : c’est au sommet des montagnes que nous la découvrirons ».

1. 1. Le récit de Pym comme méta-construction

3Nous nous proposons de mettre cette hypothèse à l’épreuve de la surface du texte en mettant en évidence le profil psychopathologique de Pym et en établissant quelques liens avec la problématique de Poe telle qu’elle a pu se dégager des études de ses biographes et de ses commentateurs. En effet, ceux-ci paraissent s’entendre sur le fait qu’il se projette dans certains de ses personnages, notamment Gordon Pym et Dupin, dans une forme de mise en abyme.

4Le rapport à l’écriture d’Edgar Allan Poe passe par le journalisme. Le lien à la réalité et à la vérité du récit se situe donc au premier plan. Mais que penser de ce journaliste qui répand de fausses nouvelles auprès de ses lecteurs ? Au lieu de présenter les événements, il s’installe dans le semblant non seulement des faits qu’il rapporte mais aussi dans cette position subjective du narrateur qui travestit sa place de conteur. Il s’expose indirectement (comme la lettre « détournée5 ») ! Pourquoi Poe avance-t-il masqué ?

5Écrit en 1836 quand Poe a 27 ans, le « récit » est un roman à trois voix. Il présente Pym comme un personnage réel qui insiste pour que Poe, le journaliste, informe ses lecteurs de son étonnant voyage vers le pôle sud. Il se compose de trois parties. D’abord une préface écrite par Pym, qui précise les relations entre Pym et Poe : Pym demande à Poe de devenir son scribe car il a peur de ne pas être cru. Ensuite le texte de Poe qui s’organise autour de trois naufrages, celui de l’Ariel, celui du Grampus et celui de la Jane Guy. Le dernier chapitre reste inachevé. Il concerne la fin du voyage de Pym en pirogue vers le gouffre final… Pour finir, une note écrite par l’éditeur fait état du décès de Pym entraînant avec sa disparition la perte de la fin du manuscrit.

6Poe aurait refusé de « combler la lacune » du texte du fait de ses doutes sur la véracité du récit ! Finalement qui est réel, qui écrit ce livre : Pym ou Poe ? Émettons l’hypothèse que ce texte interroge la vérité du sujet de l’inconscient.

1. 2. La question du transfert

7Peut-on considérer une création littéraire comme une formation de l’inconscient ? Le récit de Pym est-il une œuvre autobiographique inconsciente ? Voilà les questions que pose la configuration énonciative du roman. Si l’on y répond par l’affirmative, on peut s’interroger sur la nature des douleurs qu’Edgar Poe tente de maîtriser en produisant son œuvre.

8On pourrait envisager ainsi une modalité de recherche qui irait du concept de transfert sur l’œuvre à celui de transfert à l’œuvre.

1. 3. Marie Bonaparte : Edgar Poe, sa vie – son œuvre

9Marie Bonaparte6 propose de considérer le récit de Pym comme un rêve, avec un contenu manifeste et un contenu latent. Pour notre part, nous le considérons plutôt comme un cauchemar qui se déploie dans la « monstration » de la douleur et du deuil.

10Pour interpréter les rêves, Freud utilise la méthode de l’association libre, qui permet au rêveur d’accéder à une forme de connaissance du contenu latent du rêve. Cette méthode est individuelle. Les associations du rêveur lui appartiennent en propre, elles sont liées à son histoire, ses souvenirs, ses « impressions ». Pourtant la tentation persiste d’utiliser une grille de traduction « toute faite », une forme de clé des songes qui permettrait d’interpréter les rêves de chacun, approche herméneutique héritée des Grecs. Sans remettre en cause l’intérêt de dégager des mythèmes à partir des mythes, des contes et des légendes, soulignons le fait que cette démarche, qui s’efforce de combler la vacance créée par le discours, s’oppose à l’approche individuelle et singulière apportée par la psychanalyse qui ouvre vers le creux de l’énigme.

11Edgar Allan Poe naît le 19 janvier 1809 à Boston. Son père, David Poe, fait une fugue et disparaît en juillet 1810. Il meurt quelques mois plus tard, en décembre 1810. Sa sœur Rosalie naît ce même mois de décembre 1810. Sa mère Elizabeth, tuberculeuse, meurt à son tour en décembre 1811. Edgar Poe est adopté par les Allan, dont il prendra le nom. Sa mère adoptive, Frances Allan, meurt en février 1829. En septembre 1835, il se marie avec sa cousine Virginia, âgée de 14 ans. Trois ans plus tard, en 1838, paraissent les Aventures d’Arthur Gordon Pym. En janvier 1847, Virginia décède ; Edgar Allan Poe lui survit deux ans, jusqu’en octobre 1849.

12Le premier volume de l’étude de Marie Bonaparte : Edgar Poe. Étude psychanalytique, est consacré à la vie de Poe et à ses poèmes, le second au cycle de la mère auquel Bonaparte rattache la narration de Pym, le troisième aux contes, avec les cycles du père et de l’âme humaine telle que la conçoit Poe.

13Ses hypothèses principales portent sur :
La place cruciale de l’impact de la maladie et de la mort de sa mère ;
La séduction du message de cette mère morte vivante ;
La fixation érotique du jeune enfant à la morte ;
L’absence du père, la haine pour son beau-père, Allan ;
L’impuissance sexuelle ;
La fixation érotique à une sexualité sado-nécrophile ;
Le sadisme oral, le cannibalisme ;
La problématique œdipienne.

14Marie Bonaparte inscrit « Le récit de Pym » dans le « cycle de la mère ». Comme elle, nous retiendrons la place cruciale de l’impact de la maladie et de la mort de la mère. Elle insiste sur la forme de séduction exercée par cette mère morte vivante responsable d’une fixation érotique du jeune enfant au cadavre dont la conséquence serait l’impuissance sexuelle de Poe associée à une sexualité sado-nécrophile. Mais soulignant la difficulté méthodologique de procéder à une analyse en l’absence des associations de l’écrivain, elle propose d’utiliser la symbolique pour y remédier. D’autre part, elle interprète la problématique de Poe en référence à l’Œdipe, ce qui correspond à la théorisation freudienne de l’époque. Une telle approche apparaît actuellement éminemment réductrice.

15Les regroupements syndromiques qu’elle effectue ne manquent pas d’intérêt, mais le recours à la biographie, à l’herméneutique et à la configuration œdipienne, trop systématiques, finissent par paraître stéréotypés. Les théorisations actuelles concernant la psychopathologie du bébé permettent des approches plus nuancées, notamment, nous le verrons, de la problématique des deuils précoces et de la relation du jeune enfant avec une mère déprimée, ce que Green appelle le « complexe de la mère morte ».

2. Pour une clinique du récit

16Deux exemples vont nous permettre d’éclairer la problématique infantile de Poe : ce sont les naufrages de l’Ariel et du Grampus.

3. 1 Effroi et détresse : le naufrage de l’Ariel

17Le naufrage de l’Ariel – le petit canot dans lequel Auguste Barnard, complètement soûl, entraîne Pym lors d’une équipée nocturne, et qui est pris dans une terrible tempête – est un voyage onirique vers l’effroi qui annonce les autres naufrages décrits dans le livre, tout en les condensant : « Je sautai du lit dans une espèce de démence…7 », « Dans l’excès de mon désespoir, je le lâchai … 8», « Il n’est guère possible de se figurer toute l’étendue de mon effroi9». L’effroi s’explique par l’imminence de la mort, mais il s’agit surtout de l’expression du sentiment d’impuissance que ressent le bébé en détresse, incapable de s’aider lui-même10.

18Lorsque Pym pense sombrer, il entend un terrible cri, « comme jaillissant des gosiers de mille démons11 », et précise : « Jamais, tant que je vivrai, je n’oublierai l’intense agonie de terreur que j’éprouvai en ce moment… ». Et il s’évanouit. Ce cri est en fait l’appel des matelots du Pingouin qui ont aperçu les naufragés. Pym parle alors de lui-même à la troisième personne : « Le corps d’un homme apparaissait… je fus enfin hissé à bord… car ce corps, c’était moi12 ». Le corps meurtri de Pym se manifeste dans une forme extérieure comme détaché du sujet auquel il appartient.

3. 2. La topique du vide : le naufrage du Grampus

19Huit mois plus tard, Pym, toujours pour accompagner Auguste, s’embarque comme passager clandestin à bord du Grampus, commandé par le capitaine Barnard, le père de son ami. Il se trouve dans un espace clos, en dehors du temps car sa montre ne fonctionne pas. Il se sent mal : céphalées, douleur, difficultés respiratoires, et il est « oppressé par une foule de sensations mélancoliques13 ». Il ressent à la fois détresse et impuissance. Il fait des cauchemars. « Tous les genres de calamités et d’horreur s’abattaient sur moi14 ». Angoisse de mort et d’étouffement ; serpents qui regardent son visage ; et surtout déserts sans limites « du caractère le plus désespéré, le plus chargé d’effroi...15 ». Au terme de ce processus régressif du rêve d’effroi, il se retrouve « nu et seul » comme le bébé en détresse dont l’expérience de l’effroi est reliée à son impuissance fondamentale.

20La survenue du chien Tigre le réveille à moitié, mais il ne peut plus bouger ni parler. « Je restais couché au-dessous d’elle [la bête] dans un état d’impuissance, que je croyais tout proche de la mort... je me mourais de pure terreur16 ». Cette présence réconfortante le sauve. Le processus de la pensée peut reprendre. « Pendant assez longtemps, il me sembla presque impossible de lier deux idées ; mais, lentement et graduellement, la faculté de penser me revint, et je me rappelai enfin les différentes circonstances de ma situation17 ». Le chien agit comme un sauveteur qui le réanime, et comme un objet transitionnel familier et affectueux grâce auquel il reprend ses esprits.

21Pym entreprend alors de se diriger vers la trappe qui pourrait le libérer de sa mortelle cachette. Voyage dans un labyrinthe qui expose à un danger de mort, et qui est aussi la structure du roman. Mais la trappe demeure fermée. Il n’y a pas d’issue possible. Coincé dans la cale, Pym éprouve de nouveau une sensation extrême d’horreur et d’effroi :

J’essayai en vain de raisonner sur la cause probable qui me murait ainsi dans ma tombe. Je ne pouvais attraper aucune chaîne logique de réflexions ; je me laissai tomber sur le plancher, et je m’abandonnai sans résistance aux imaginations les plus noires, parmi lesquels se dressaient principalement, écrasants et terribles, la mort par la soif, la mort par la faim, l’asphyxie et l’enterrement prématuré18.

22Pym s’aperçoit alors que le chien Tigre est porteur d’un message. Mais la feuille est blanche. « Il n’y avait pas une syllabe, rien qu’une triste et désolante blancheur…19 ». Le vide de la feuille entre en résonance avec le vide de sa pensée. Ensuite Pym réalise qu’il n’a regardé qu’un côté de la feuille et il réussit à déchiffrer, tracés à l’encre rouge, les mots suivants : « sang – restez caché, votre vie en dépend20 ».

23Le sang est un signifiant majeur :

Et ce mot, – sang – ce mot suprême, ce roi des mots, – toujours si riche de mystère, de souffrance et de terreur, – comme il m’apparut alors trois fois plus gros de signifiance ! – comme cette syllabe vague… tombait, pesante et glacée, parmi les profondes ténèbres de ma prison, dans les régions intimes de mon âme !21 

24Il ne s’agit pas pour Poe du sang de la castration, mais de la marque rouge sur le visage mourant de sa mère, que l’on retrouve dans « Le masque de la mort rouge » :

La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, – la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës… et la dissolution de l’être22.

25Arthur Pym ne sera finalement délivré par son ami Auguste que pour s’exposer à d’autres épreuves !

3. 3. Les naufrages de Pym-Poe : deuil précoce et complexe de la mère morte

Toutes mes visions étaient de naufrage et de famine, de mort ou de captivité parmi les tribus barbares, d’une existence de douleurs et de larmes, traînées sur quelque rocher grisâtre et désolé, dans un océan inaccessible et inconnu. De telles rêveries, de tels désirs, – car cela montait jusqu’au désir, – sont fort communs… parmi la très nombreuse classe des hommes mélancoliques… je les regardais comme des échappées prophétiques d’une destinée à laquelle je me sentais, pour ainsi dire, voué23.

26Cette citation donne une clé pour comprendre le fonctionnement psychique de Poe, centré sur le désir mélancolique. Edgar est âgé de presque trois ans lorsque sa mère décède dans la misère d’une longue maladie. Après l’abandon de son mari, il est probable qu’elle était peu disponible pour élever ses trois enfants, dont un bébé, pendant la période précédant sa mort. Quelles ont été les conséquences de cette situation sur la structuration psychique du petit enfant Poe ?

27Dans mon étude sur Les deuils infantiles24, j’ai souligné l’existence de mécanismes spécifiques concernant la situation particulière des enfants en bas âge. Le deuil de l’enfant est toujours un deuil compliqué car il survient dans une période de structuration du développement psychologique. Le bébé confronté à une rupture radicale des liens précoces vit une expérience de douleur et d’effroi qui active un processus d’évitement relationnel, voire entrave les processus de pensée. Ces mécanismes appartiennent à la série des processus psychiques de négativation dont l’hallucination négative est le phénomène le plus caractéristique (elle consiste à ne plus percevoir l’objet présent). Ils vont de pair avec le déni de la mort, voire la scotomisation, c’est-à-dire l’évidement du souvenir. S’installent alors des trous, des lacunes psychiques, des vides, ou « blanks25 », pour reprendre le concept proposé par André Green pour décrire le vide de la pensée en proie à la négativité.

28Enfin, évoquons l’importance du clivage, mécanisme central de la mélancolie, très actif chez l’enfant. Une partie clivée de l’enfant incorpore ou s’identifie à la mère morte, tandis que l’autre poursuit son développement. Ce que Freud décrit ainsi : « l’ombre de l’objet s’est ainsi portée sur le Moi26 ».

29Après la mort de sa mère, Edgar sera rapidement adopté par les Allan. L’amour de sa mère adoptive et de sa tante paraît alors suppléer la perte de la mère. La mort de Mrs Allan, puis celle de Virginia, reproduiront celle, princeps, de sa mère, en réactivant chez Poe les mécanismes des deuils précoces que nous venons de décrire.

30Revenons à la période antérieure au décès maternel. Il faut rappeler la situation difficile du bébé Edgar Poe pendant cette période durant laquelle il a été confronté à une mère indisponible, tuberculeuse, probablement déprimée. C’est une mère vivante, mais qui apparaît comme morte psychiquement aux yeux du jeune enfant dont elle prend soin, notion établie par André Green27 sous le terme de « complexe de la mère morte ». Le vécu de l’enfant désinvesti par la mère constitue une catastrophe – un « traumatisme narcissique ». Il s’agit d’une « désillusion anticipée » qui entraîne outre la perte d’amour, une perte de sens (car il n’y comprend rien). C’est un changement de l’image maternelle dont la cause reste occultée et la reconnaissance rétrospective impossible. L’enfant interprète secondairement cette déception comme étant la conséquence de ses pulsions envers l’objet.

31La perte de l’objet porte ainsi les couleurs du deuil. Mais le noir de la dépression n’est pour Green qu’une conséquence de l’angoisse blanche qui traduit une perte subie au niveau du narcissisme – ce qu’il appelle « état de vide ». On a affaire à un deuil impossible.

32La clinique du vide serait le résultat d’un refoulement primaire, c’est-à-dire d’un désinvestissement massif par l’enfant de la mère et de la partie clivée de son propre Moi. Restent alors des « trous psychiques » qui se comblent secondairement, non pas du fait d’une identification positive, mais du fait d’une identification négative au manque laissé par le désinvestissement et non à l’objet28. Green précise :

En fait, derrière le complexe de la mère morte… se devine la folle passion dont elle est et demeure l’objet qui fait de son deuil une expérience impossible. Toute la structure du sujet vise à un fantasme fondamental : nourrir la mère morte pour la maintenir dans un perpétuel embaumement.

Conclusion

33Cette première approche clinique du texte de Poe a permis de repérer les éléments structuraux déterminants de l’auteur non pas seulement dans le texte manifeste mais aussi dans ses errances, dans ce qui s’inscrit en creux, dans un espace vide qui constitue pourtant la structure encadrante de sa psyché. Restons néanmoins prudent car il demeure difficile de rapporter directement les processus secondaires « esthétiques » aux processus primaires de la structuration psychique.

34Le principe régressif des voyages de Pym ne nous mène pas moins de la marque du sang rouge sur le visage de sa mère, au noir de la dépression de l’île et de ses habitants pour atteindre enfin le blanc du gouffre des expériences originelles de Poe.

Notes de bas de page numériques

1 Edgar Allan Poe, « Aventures d’Arthur Gordon Pym », in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 691.

2 Dans une lettre à William Burton de 1840, citée par Jacques Cabau dans sa préface à Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, Paris, Gallimard, « Folio », 1975, p. 10.

3 Poe commence à écrire ce livre en 1836. Trois chapitres paraissent en 1837 en feuilleton. Le livre est publié en 1838.

4 Edgar Allan Poe, « Aventures d’Arthur Gordon Pym », in Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 24.

5 Jacques Lacan, « La lettre volée » in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 29.

6 Marie Bonaparte, Edgar Poe. Étude psychanalytique, Paris, Denoël, 1933.

7 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 503.

8 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 505.

9 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951.

10 Freud rapporte à l’impuissance du petit être humain « la source originaire de tous les motifs moraux ». Le petit être humain est ainsi dépourvu de tout moyen d’accomplir une action quelconque sur le monde extérieur ; l’« action spécifique », c’est l’autre qui l’accomplit. Freud, Sigmund, « Esquisse pour une psychologie scientifique », in La Naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1996, p. 336. 

11 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 506.

12 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 509.

13 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 519.

14 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 520.

15 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 521.

16 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951.

17 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 522.

18 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 525.

19 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 528.

20 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 531.

21 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951.

22 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 392. 

23 Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 512.

24 Éric Auriacombe, Les Deuils infantiles, Paris, L’Harmattan, 2001.

25 Le Blank : blanc, espace vide, est un espace inoccupé qui signe le désinvestissement par le Moi des représentations et le laisse « confronté à son vide constitutif », en proie à un sentiment de solitude intolérable, à l’impossibilité de penser et à l’impulsion envahissante du corps (cf. André Green, L’Enfant de ça, Paris, Éditions de Minuit, 1973).

26 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », in Œuvres complètes, vol. 13, Paris, PUF, 1988, pp. 260-280.

27 André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1983.

28 « La mère morte avait emporté, dans le désinvestissement dont elle avait été l’objet, l’essentiel de l’amour dont elle avait été investie avant son deuil : son regard, le ton de sa voix, son odeur, le souvenir de sa caresse. […] Il y a eu enkystement de l’objet et effacement de sa trace par désinvestissement, il y a eu identification primaire à la mère morte et transformation de l’identification positive en identification négative, c’est-à-dire identification au trou laissé par le désinvestissement et non à l’objet » (A. Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 262.).

Pour citer cet article

Eric Auriacombe, « D’Arthur Gordon Pym à Edgar Allan Poe : à propos du récit d’Arthur Gordon Pym », paru dans Loxias, 68., mis en ligne le 09 mars 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9385.


Auteurs

Eric Auriacombe

Psychiatre des Hôpitaux, pédopsychiatre, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse (université Paris 7). Auteur de : Les deuils infantiles, effroi, indifférence, hantise, Paris, L’Harmattan (2003) ; Harry Potter, l’enfant héros, Paris, PUF, (2005) ; « Approche psychanalytique du deuil chez un enfant », Bulletin de psychologie, Tome 53 (4), 448, juillet-août 2000, 485-489 ; « L’évitement : un mode de défense primaire ? Approche psychanalytique », Synapse, janvier 2004, n°201, 15-18 ; et Harry Potter, la morale de l’histoire et autres écrits, éditions du Forgeron (2018).