Loxias | 51 Autour des programmes des examens et concours 2016 | I. Autour des programmes de l'agrégation de Lettres 2016 

Agathe Salha  : 

Le souvenir d’un livre : François le Champi dans Le Temps retrouvé

Résumé

La découverte de François le Champi dans la bibliothèque du prince de Guermantes s’inscrit dans la série des réminiscences qui révèlent finalement au narrateur le sens de sa vie et de sa vocation littéraire. Malgré une continuité évidente par rapport aux révélations précédentes, cette expérience marque une étape nouvelle et décisive, au seuil de l’épisode final du « Bal de têtes ».

Index

Mots-clés : bibliothèque , François le Champi, livre d’enfant, Proust (Marcel), tradition littéraire

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Le passage que nous commentons ici va de « Justement, comme, en entrant dans cette bibliothèque […] » à « […] la neige qui couvrait les Champs-Élysées le jour où je le lus n’a pas été enlevée, je la vois toujours. », Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, vol. IV, p. 461-465. Toutes les références à ce passage seront données directement dans le texte, par une indication du numéro de page entre parenthèses après la citation.

1à la fin du Temps retrouvé, la longue séquence intitulée « L’Adoration perpétuelle » emprunte son titre à la liturgie catholique pour désigner la découverte du sens de sa vie et de sa vocation littéraire par le héros. Cette révélation a lieu sur un seuil spatial et temporel : au début de la « matinée » du prince de Guermantes, le narrateur est contraint de faire une halte dans le salon-bibliothèque pour attendre la fin du morceau musical dont l’exécution a commencé avant son arrivée. Cette bibliothèque apparaît symboliquement propice à une méditation sur la littérature. Pourtant, ce n’est pas en se plongeant dans les livres, mais par le biais de sensations fortuites, venues de l’extérieur, que l’écrivain en puissance atteint finalement le but de sa quête : après le choc initial des pavés inégaux dans la cour de l’hôtel, le tintement d’une cuiller, la raideur empesée d’une serviette et le bruit strident d’une conduite d’eau arrachent le narrateur au temps et à l’espace présents en ressuscitant différents épisodes de son passé. La découverte de François le Champi ajoute une nouvelle péripétie à l’aventure intellectuelle : le narrateur semble enfin prendre conscience du lieu où il se trouve et choisit au hasard un livre dans la prestigieuse bibliothèque. Le titre d’un roman médiocre de Georges Sand, qui fut pourtant une lecture marquante de son enfance, le frappe douloureusement. L’exemple de François le Champi rarement cité dans les textes évoquant les réminiscences proustiennes de « L’Adoration perpétuelle », comme s’il s’agissait d’une découverte d’une autre nature. Or, même si elle rompt nettement avec les sentiments de « félicité » et « d’allégresse » qui précédaient, cette nouvelle expérience s’inscrit pourtant dans la série des souvenirs involontaires qu’elle achève, tout en en déplaçant le sens : après la résurrection sensible de son passé, c’est désormais la fonction du livre et de la bibliothèque comme lieux de mémoire et sources d’inspiration qui est ici interrogée. Comme le souligne en effet Nathalie Mauriac Dyer, « La promesse du passage à l’écriture advient donc pour le Narrateur dans ce lieu symbolique qu’est la bibliothèque, et par le truchement ultime d’un livre1. » Nous verrons comment la mémoire vivante, associée au livre d’enfant, s’oppose ici à la monumentalité symbolisée par la bibliothèque. Elle conduit à un jeu d’inversion des valeurs et invite à redéfinir les rapports entre tradition et création, lecture et écriture mais aussi mémoire et oubli.

De « L’Adoration perpétuelle » au « bal de têtes »

2La découverte de François le Champi dans la bibliothèque du prince diffère à première vue des réminiscences précédentes : elle ne repose pas sur une sensation tactile ou auditive purement fortuite, mais sur un acte plus volontaire et conscient. L’expérience immédiate de la mémoire involontaire, inséparable de la sensation physique, est ici différée par le choix d’un livre, le déchiffrement de son titre. En outre, même si le narrateur précise qu’il agit machinalement, « sans trop y faire attention du reste », son geste reste pourtant chargé de sens et d’intention. Il évoque en effet la longue tradition, antique et chrétienne, de la bibliomancie : Saint Augustin et à sa suite Pétrarque ont ainsi cherché en ouvrant au hasard un livre à y découvrir le sens de leur destinée. On peut ajouter que dans la tradition chrétienne ce geste repose sur une assimilation implicite entre le livre sacré et le livre de la vie tel qu’il a été écrit par la providence : il conduit moins à une révélation qu’à une reconnaissance et une confirmation. Lors de la célèbre scène du jardin de Milan, dans Les Confessions, la lecture d’une épître de Paul par Saint Augustin achève de manière spectaculaire le processus de la conversion, en catalysant le long cheminement intérieur qui a précédé2. Dans le texte de Proust, l’expérience est marquée par les réactions fortement contradictoires du narrateur : « […] je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu’au moment où, avec une émotion qui allait jusqu’à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d’accord avec elles ». Comme le suggère le verbe employé, cette transformation de la dissonance en harmonie, mais aussi de l’étrangeté en familiarité, peut être assimilée à une scène de reconnaissance. Souligné par l’effusion de larmes, la dramatisation de l’épisode évoque la tradition du récit de conversion. Si les sensations précédentes avaient guéri le narrateur de son découragement, le livre retrouvé semble le conduire au-delà, de l’espoir et du désir retrouvés à la décision d’écrire.

3Ce rôle décisif est d’autant plus étonnant que François le Champi est un ouvrage médiocre, comparable sur ce point aux objets triviaux qui ont déclenché les extases précédentes. De fait, le pouvoir de remémoration du livre est lié à l’objet matériel, plus qu’à son contenu intellectuel :

[…] les livres se comportent en cela comme les choses, la manière dont leur dos s’ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif de la façon dont j’envisageais alors Venise et du désir que j’avais d’y aller, que les phrases mêmes des livres. Plus vif même, car celles-ci gênent parfois, comme ces photographies d’un être devant lesquelles on se rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui. (464)

4à l’instar des pavés inégaux ou de la serviette empesée, l’exemplaire de François le Champi réveille à son tour le passé, enserré dans un réseau de sensations et de synesthésies : au son de la voix maternelle ou des recommandations paternelles – « celles […] qui entendaient tant de fois papa me dire : « Tiens-toi droit ! » – s’associent la vue et le toucher : la couverture rouge du livre, le temps qu’il faisait lors de la lecture, parfois même à la position du corps lecteur. Alors que le livre est ainsi incorporé par la mémoire sensorielle, l’œuvre qu’il contient devient elle-même paysage mental, image intériorisée du passé : « Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu’il faisait quand nous le lisions ». Mais au-delà du paysage dont il a gardé la trace, le livre reflète surtout le lecteur passé, son jugement, sa sensibilité, ses désirs – non seulement le contexte des souvenirs de lecture, mais le lecteur que fut le narrateur. Le livre n’apparaît plus comme le précieux dépositaire de la sagesse des auteurs du passé comme le voulait Ruskin dans Sésame et les Lys ; il ne retient que la mémoire de chaque lecteur dont il reflète étrangement le passé. Plus qu’un reliquaire, il est un miroir. Ce n’est donc pas à l’échelle d’une histoire de la littérature, mais à celle de la vie des individus, que se mesure la valeur des œuvres.

5C’est d’ailleurs ce pouvoir de résurrection qui distingue la découverte du livre des expériences précédentes et enrichit la mémoire involontaire de significations inédites. L’ouvrage réveille en effet le plus ancien parmi les souvenirs évoqués dans la bibliothèque, confirmant la progression régressive du Temps retrouvé3. Après Venise, la rangée d’arbres aperçue du chemin de fer puis, surtout, Balbec, le héros retrouve son enfance à Combray. Le livre fait ainsi symboliquement correspondre l’épisode initial de la Recherche et sa conclusion, le début de la quête et son aboutissement. épisode inaugural de la Recherche, la scène de lecture est à double titre une « première fois ». Non seulement elle a initié le jeune enfant au monde de la littérature, dont le mystère est approfondi par la censure maternelle, mais elle représente aussi un moment de rupture, un tournant décisif de l’enfance

[…] ce François le Champi, contemplé pour la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie où j’avais, hélas ! (dans un temps où me paraissaient bien inaccessibles les mystérieux Guermantes) obtenu de mes parents une première abdication d’où je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile […]. (465)

6La vie passée du narrateur est ici envisagée dans une perspective téléologique : la fin du règne des parents, « leur abdication », marque le début d’une expérience humaine, c’est-à-dire historique, de la temporalité. La possibilité de dater le début des souvenirs est donc une indication essentielle. Mais à l’épisode symbolique de la chute, associé à François le Champi, répond désormais celui du salut, également matérialisé par le livre, « […] – retrouvé aujourd’hui dans la bibliothèque des Guermantes précisément, par le jour le plus beau et dont s’éclairaient soudain non seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie et peut-être de l’art. » L’apposition des deux participes passés, « contemplé » et « retrouvé », résume le cheminement d’une vie, mettant en miroir le point de départ – le premier souvenir « daté » – et d’arrivée. La continuité est soulignée par la métaphore de la lumière : à la nuit de Combray, puis au voyage à tâtons dans l’obscurité, succède, « par le jour le plus beau », l’avènement lumineux de la vérité. Si les précédents souvenirs donnaient au narrateur la sensation extatique de saisir l’essence des choses en dehors du temps, c’est plutôt le temps écoulé et la distance parcourue que révèle François le Champi4. Cette distance explique l’impression d’étrangeté qui précède la reconnaissance :

Je m’étais au premier instant demandé avec colère quel était l’étranger qui venait me faire mal. Cet étranger, c’était moi-même, c’était l’enfant que j’étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car de moi ne connaissant que cet enfant, c’est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son cœur, et ne parler qu’à lui. (462-463)

7Le livre ne s’adresse qu’à l’enfant, cherche son regard et semble le prendre à témoin contre l’adulte qu’il est devenu. Cette personnification ajoute une dimension éthique à l’expérience de la mémoire involontaire, symboliquement assimilée à un face-à-face du narrateur avec lui-même5. Ce n’est plus seulement l’espoir retrouvé qui est désormais en jeu, mais bien la réponse à l’appel d’une vocation entendue pour la première fois dans la nuit de Combray. En se découvrant sous les traits d’un autre, l’enfant qu’il a été, le narrateur éprouve la dimension temporelle et narrative de son identité : elle ne se définit pas simplement en termes de continuité – de reproduction du même – mais bien davantage de fidélité à soi-même6. Cette scène de reconnaissance de l’enfant qu’il a été annonce sur un mode inversé la révélation du « bal de têtes ». Le narrateur déchiffrera alors son propre vieillissement sur les visages méconnaissables des amis de sa jeunesse.

8La découverte du livre ne répète donc pas simplement les expériences précédentes de la mémoire involontaire. Elle amorce paradoxalement la sortie de la bibliothèque qui amènera le narrateur à éprouver dans le monde la réalité de sa vocation7. à la bibliothèque comme monument prestigieux, indissoluble du patronyme historique des Guermantes, le narrateur oppose en effet ici le souvenir d’un roman médiocre, qui l’initia, enfant, aux mystères de la littérature.

La bibliothèque, lieu de mémoire

9Cabinet privé et lieu de réception mondaine, la bibliothèque témoigne à la fois des goûts littéraires du prince et de sa passion de bibliophile. Elle illustre les valeurs multiples et polysémiques qui peuvent être attachées au livre. Au début du passage, la présence de ce trésor semble d’ailleurs distraire le narrateur de son « enfermement » en l’invitant à l’exploration :

Justement, comme, en entrant dans cette bibliothèque, je m’étais souvenu de ce que les Goncourt disent des belles éditions originales qu’elle contient, je m’étais promis de les regarder tandis que j’étais enfermé ici. (461)

10Plus loin, le narrateur évoque l’intérêt historique et non seulement littéraire d’une telle collection : « cette beauté indépendante de la valeur propre d’un livre et qui lui vient pour les amateurs de connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir qu’il fut donné à l’occasion de tel événement par tel souverain à tel homme célèbre, de l’avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie [...] » Enrichis d’ex-libris, achetés ou offerts au prince par des hommes célèbres, suivant un itinéraire dûment référencé dans les catalogues, les livres de la collection se voient ainsi gratifiés d’une « vie ». Ils acquièrent une « beauté historique en quelque sorte » dont la bibliothèque représente la somme et le monument. Ce monument témoigne évidemment de l’histoire glorieuse des Guermantes et de leur prestige social, mais ceux-ci confèrent à leur tour un lustre supplémentaire aux livres collectionnés. Parfois admis dans le salon et l’intimité du prince, l’homme de lettres y est symboliquement représenté par ses œuvres sur les rayons de la bibliothèque. La richesse des reliures, la rareté et l’ancienneté de certains ouvrages – « bibles historiées, livres d’heures » – augmentent leur valeur marchande et confèrent à quelques-uns le statut d’œuvre d’art unique. Cette consécration à la fois patrimoniale et mondaine de la littérature suscite cependant une forme d’ironie dans le texte. Ainsi le souvenir des remarques des Goncourt sur les « riches éditions originales » de la bibliothèque n’intervient pas par hasard. Il rappelle le long pastiche inséré à l’ouverture du Temps retrouvé, dont la lecture avait conduit le narrateur à interroger le « prestige » de la littérature, puis à douter de la réalité de sa vocation. Quant à Bergotte, dont l’œuvre avait fasciné l’enfant et contribué à son initiation littéraire, il est représenté par un ouvrage « qui […] portait une dédicace d’une platitude et d’une flagornerie extrêmes ». Mais l’ironie du narrateur vis-à-vis de la bibliothèque monumentale du prince est surtout manifeste dans l’élection de François le Champi, modeste roman berrichon de Georges Sand, comme livre-fétiche. Véritable intrus dans la noble collection, il est pourtant le truchement ultime de la révélation.

11L’étonnante comparaison homérique développée au début du passage met en valeur cette contradiction. Comme on l’a vu, la découverte de François le Champi est d’abord connotée négativement et introduit une note discordante – « je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles ». Cette discrète image sonore est aussitôt relayée par une longue comparaison narrativisée :

Tandis que dans la chambre mortuaire les employés des pompes funèbres se préparent à descendre la bière, le fils d’un homme qui a rendu des services à la patrie serre la main aux derniers amis qui défilent, si tout à coup retentit sous les fenêtres une fanfare, il se révolte, croyant à quelque moquerie dont on insulte son chagrin. Mais lui, qui est resté maître de soi jusque-là, ne peut plus retenir ses larmes ; car il vient de comprendre que ce qu’il entend c’est la musique d’un régiment qui s’associe à son deuil et rend hommage à la dépouille de son père. (461-462)

12Ultime clin d’œil de Proust au pastiche littéraire, cette comparaison étrange introduit une anecdote digressive et énigmatique. L’élément du récit qu’elle illustre n’est en effet dévoilé qu’à la fin :

Tel, je venais de reconnaître combien s’accordait avec mes pensées actuelles la douloureuse impression que j’avais éprouvée en lisant le titre d’un livre dans la bibliothèque du prince Guermantes ; titre qui m’avait donné l’idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde de mystère que je ne trouvais plus en elle. (462)

13La fonction la plus évidente de cette image semble être d’accentuer l’effet de discordance créé par la découverte du livre d’enfant. Décrit de manière réaliste et presque triviale, le rite funéraire moderne cadre mal avec l’atmosphère de noblesse idéale de la bibliothèque. à l’instar de la fanfare qui joue dans la rue, l’image crée une ouverture brutale sur le monde extérieur contemporain. Tandis que la bibliothèque figure un riche tombeau où le narrateur ferait ses adieux à une tradition magnifiquement embaumée, mais devenue pour lui lettre morte, c’est au contraire à un roman médiocre qu’est dévolu le pouvoir de l’éveil ou du réveil des espérances déçues. Cette image de la bibliothèque tombeau était déjà au centre de la conférence de John Ruskin intitulée « Sésame » ou « Des trésors des rois », traduite par Proust en 1905. L’écrivain anglais y comparait la tradition littéraire à une vaste nécropole :

[…] une grande cité de roi endormis qui s’éveilleraient pour nous et viendraient avec nous, si seulement nous savions les appeler par leur nom. Combien de fois, même si nous levons la dalle de marbre, ne faisons-nous qu’errer parmi ces vieux rois qui reposent et toucher les vêtements dans lesquels ils sont couchés et soulever les couronnes de leur front ; et eux cependant gardent leur silence à notre endroit et ne semblent que de poussiéreuses images ; parce que nous ne savons pas l’incantation du cœur qui les éveillerait ; par qui, si une fois ils l’eussent entendue, ils se redresseraient pour aller à notre rencontre dans leur puissance de jadis, pour nous regarder attentivement et nous considérer8.

14Dans l’abondant appareil de notes dont il a accompagné sa traduction, Proust dénonce « l’insincérité » de cette image du « trésor des rois ». Ruskin, écrit Proust, célèbre la « dignité » de la littérature à l’aide de choses dont il ne reconnaît pas la dignité, « l’armorial » lui étant « probablement indifférent ». La fausseté de l’image trahit surtout une erreur de fond : le style de Ruskin révèle un respect idolâtre de la littérature, obstacle majeur à toute créativité selon Proust. La métaphore ruskinienne « du trésor des rois » est donc corrigée dans notre passage où le narrateur semble définitivement conjurer toutes les formes d’idolâtrie symbolisées par la bibliothèque princière. François le Champi représente le sésame magique, à la fois modeste graine et parole douée de pouvoirs incantatoire, que John Ruskin appelait de ses vœux9. Mais il n’ouvre nul autre trésor que celui déposé par le lecteur dans l’œuvre qu’il a lue, comme le suggère l’image prosaïque et enfantine de la plume électrisée :

[…] et voici que mille riens de Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue leu leu se suspendre au bec aimantée en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs. (463)

15à la bibliothèque comme dépôt et tradition monumentalisée, s’oppose ici la mémoire vivante et créatrice du lecteur.

16Telles les trompettes de Jéricho, le livre d’enfant fait voler en éclat les murs de la bibliothèque. Dans la seconde partie du texte, le narrateur rêve de lui substituer une bibliothèque idéale, uniquement composée des livres qu’il aurait lus. Cette bibliothèque serait ainsi indissociable de ses souvenirs vitaux :

[…] cette beauté historique en quelque sorte d’un livre ne serait pas perdue pour moi. Mais c’est plus volontiers de l’histoire de ma propre vie, c’est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais […]. (465)

17Le narrateur précise qu’il n’attacherait de prix aux éditions originales que « dans une acception vivante » car elles désigneraient les exemplaires dans lesquels il aurait lu une œuvre pour la première fois ; de même, les reliures anciennes seraient celles « du temps où je lus mes premiers romans ». à l’instar de son modèle princier, cette bibliothèque utopique conserve néanmoins une valeur historique, mais elle est entièrement subordonnée à la biographie du héros On remarque ainsi que l’histoire de ses lectures reflète et résume à elle seule l’histoire multiséculaire du livre et de ses usages : à la lecture à voix haute de la mère succède la lecture silencieuse et solitaire de l’enfant ; un peu plus tard, la contemplation des livres illustrés de la bibliothèque idéale, rappelle une autre évolution, depuis les manuscrits de l’époque médiévale – « bibles historiées ou livres d’heures » – jusqu’aux « livres à images » de l’illustration romantique. Quant au roman fétiche retrouvé par l’adulte, à la fois miroir et alter ego de l’enfant qu’il a été, il rappelle le statut ancien du livre, autrefois exemplaire unique, intimement lié à son propriétaire, avant de devenir progressivement un objet anonyme et standardisé. Reflet ironique du lieu réel dans lequel il se trouve, la bibliothèque idéale du héros témoigne ainsi d’une vision historicisée de sa propre existence. La passion historienne du prince pour la collection ne lui est donc pas étrangère, mais elle concerne son propre passé, séparé du présent par une suite continuelle de changements, de ruptures et d’oublis, et dont il cherche à retrouver la trace. Cette vision intègre aussi le temps dans sa dimension destructrice, elle suppose le passage par l’épreuve de la mort comme le suggérait déjà l’étrange comparaison du narrateur avec un fils enterrant son père10. À la fin du texte, l’image de la statuaire est un nouvel exemple de cette vision monumentalisée du passé individuel :

Et ma personne d’aujourd’hui n’est qu’une carrière abandonnée, qui croit que tout ce qu’elle contient est pareil et monotone, mais d’où chaque souvenir, comme un sculpteur de génie tire des statues innombrables. (464)

18Ces statues biographiques qui se dressent au milieu d’un paysage « abandonné » peuvent évoquer l’art antique et la poésie des ruines, mais aussi l’architecture des cathédrales, symbole majeur de l’ars memoriae chez Proust. L’image annonce également la grande allégorie du temps artiste, sculpteur des visages et des corps, dans la scène finale du « bal de têtes 11 ».

19Si les expériences précédentes de la mémoire involontaire avaient éveillé chez le narrateur l’extase d’une vision extratemporelle, la découverte de François le Champi dévoile une autre dimension, celle de la résurrection du temps perdu. C’est en cela qu’elle semble marquer une étape supplémentaire vers la décision d’écrire12.

La résurrection du passé

20La dernière partie du texte est dominée par un mouvement « d’irréalisation » et de renoncement, traduit par le passage du conditionnel présent au conditionnel passé, correspondant à l’idée d’une condition non réalisée dans le passé. Ce mouvement conduit le narrateur à abandonner finalement toute idée de collection et de conservation matérielle des livres de son passé :

Et pourtant, même n’ouvrir ces livres lus autrefois que pour regarder les images qui ne les ornaient pas alors, me semblerait encore si dangereux que, même en ce sens, le seul que je puisse comprendre, je ne serais pas tenté d’être bibliophile. (466)

21Le narrateur conclut que s’il possédait encore l’exemplaire de François le Champi offert par sa grand-mère, il « ne le regarderait jamais » :

[…] j’aurais trop peur de le voir devenir à ce point une chose du présent que, quand je lui demanderais de susciter une fois encore l’enfant qui déchiffra son titre dans la petite chambre de Combray, l’enfant, ne reconnaissant pas son accent, ne répondît plus à son appel et restât pour toujours enterré dans l’oubli. (466)

22Ce passage assimile l’évocation de l’enfant d’autrefois à une évocation des morts. Elle fait écho à l’image du fils enterrant son père et marque ainsi la fin de l’épisode : le héros se détourne définitivement du livre dont il déchiffrait le titre au début du passage. Comme s’il craignait de rompre le charme qu’il avait su insuffler enfant à la plume de Georges Sand, il renonce au livre réel en faveur de celui qu’il a conservé dans sa mémoire.

23L’évocation récurrente du livre de la mémoire évoque évidemment l’œuvre à venir. L’image fait précisément écho à l’incipit du recueil poétique et autobiographique de Dante, la Vita nuova :

En cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle peu de choses on pourrait lire, se trouve une rubrique qui déclare : « Incipit vita nova ». Sous cette rubrique je trouve écrites les paroles que j’ai l’intention de transcrire dans ce petit livre : sinon toutes, au moins leur sens13 .

24De même que la rencontre de Béatrice à l’âge de neuf ans pour Dante, la découverte de la littérature grâce à François le Champi ouvre pour le héros encore enfant le début d’une vie nouvelle. Comme le poète italien, il se présente ici comme le futur copiste, le transcripteur d’un texte inscrit dans sa mémoire. Ce livre de la mémoire est d’ailleurs imaginé par le héros sous la forme d’un livre à images, manuscrit médiéval richement enluminé :

La bibliothèque que je me composerais ainsi serait même d’une valeur plus grande encore ; car les livres que je lus jadis à Combray, à Venise, enrichis maintenant par ma mémoire de vastes enluminures représentant l’église Saint-Hilaire, la gondole amarrée au pied de Saint-Georges-le-Majeur sur le Grand Canal incrusté de scintillants saphirs seraient devenus dignes de ces “livres à images” […] que l’amateur n’ouvre jamais pour lire le texte mais pour s’enchanter une fois de plus des couleurs qu’y a ajoutées quelque émule de Foucquet et qui font tout le prix de l’ouvrage. (466)

25On remarque la priorité donnée aux images par rapport au texte, l’importance accordée à la fraîcheur et à la vivacité des couleurs. Le livre est enluminé au sens propre « de scintillants saphirs ». De manière analogue, en parcourant le livre de sa mémoire, Dante s’arrêtait à la première « rubrique », c’est-à-dire au premier titre de chapitre, traditionnellement copié en rouge dans les manuscrits médiévaux. Couleur symbolique de la passion, le rouge est en même temps une réminiscence visuelle rappelant la robe de Béatrice lors de sa première apparition. Dans Le Temps retrouvé, le riche manuscrit imaginaire évoque à la fois l’œuvre à venir, mais aussi l’intention presque impossible d’y fixer la magie des impressions vivantes telles que le narrateur a pu les retrouver dans la bibliothèque du prince. L’emploi du conditionnel souligne la fragilité de ce mirage. Ce mode verbal resurgit d’ailleurs, associé à une autre réminiscence littéraire, à la dernière page du Temps retrouvé, lorsque le récit du « Bal de tête » prend fin, pour laisser place à l’écrivain qui se met au travail :

Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l’anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j’interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir14.

26Cet ultime conditionnel souligne que l’œuvre à venir n’est qu’une promesse, qu’elle reste une virtualité menacée à la fin de la Recherche et ne coïncide pas avec le texte que le lecteur vient de lire15.

27Au-delà de la lutte incertaine contre la maladie et la mort, un des dangers qui menace l’œuvre à venir serait d’être une commémoration et non une véritable résurrection ou recréation du temps perdu16. Le passé n’est pas pour l’écrivain un simple donné, un dépôt de la mémoire qu’il s’agirait de retranscrire, mais un ensemble de virtualités indécises qui demandent à être réalisées dans le présent17. Retrouver le temps ou le réel perdu implique donc un double mouvement du présent vers le passé, mais aussi du passé qui s’impose au présent, qui le requiert et lui lance un appel comme François le Champi dans la bibliothèque du prince. Pour comprendre ce phénomène, l’étrange image du fils enterrant son père est à nouveau éclairante. Elle se prête facilement à une interprétation psychanalytique suivant laquelle, au moment où le héros découvre le sens de sa vie et de sa vocation, la mort du père symboliserait l’abolition de la loi, au double sens de la filiation biologique et de la tradition. Cette interprétation est confortée par le rappel de l’épisode œdipien de Combray au cours duquel le fils défiait déjà l’autorité du père et obtenait de passer la nuit avec sa mère. Enfin, on a déjà relevé que cette situation « scabreuse » avait elle-même beaucoup de points communs avec l’intrigue du roman de Georges Sand : François le Champi est en effet un enfant trouvé, sans nom – d’où son surnom qui signifie « trouvé dans le champ » – et qui tombera secrètement amoureux de sa mère adoptive (appelée Madeleine !) avant de finalement l’épouser. Outre cette lecture psychanalytique, la comparaison narrativisée suggère précisément l’idée d’un appel du passé au présent : le père enterré symboliserait ce passé au sens large, y compris la passion pour la littérature désormais éteinte, mais en attente d’un réveil ; comme la sonnerie tonitruante de la fanfare, le médiocre roman provincial lance un appel au narrateur adulte, il le requiert et le somme de rester fidèle à la fascination éprouvée autrefois à Combray. Il importe alors que cette fascination s’explique par la censure maternelle, car le désir d’écrire du narrateur naît précisément du mystère créé par cette lecture lacunaire, il s’ente sur les oublis et les blancs de cette version maternelle, soigneusement expurgée de tous les passages évoquant les relations amoureuses18. Un fragment d’Enfance Berlinoise de Walter Benjamin apparaît comme une récriture éclairante de cet épisode. Dans « Un avis de décès », l’auteur développe une réflexion sur la notion proustienne de « déjà vu », puis il évoque un de ses souvenirs d’enfance. Il montre comment ce souvenir, et surtout l’omission qu’il contenait – liée là aussi à une censure, mais de la part du père de l’enfant –, ont été conservés en attente d’une révélation future :

Je ne retins pas grand-chose de son récit. Mais je me suis imprégné de ma chambre et de mon lit ce soir-là, comme on fixe tous les détails d’un lieu dont on devine qu’il faudra un jour revenir y chercher quelque chose qu’on a oublié19.

28Le roman de Georges Sand joue un rôle semblable à celui de l’objet perdu dans une chambre, soigneusement gardée en mémoire, puis revisitée par le narrateur d’Enfance berlinoise. Dans les deux cas, la censure a creusé le souvenir d’un vide analogue : tout en appelant l’expérience et la connaissance futures du héros-narrateur, elle suggère l’importance de l’oubli dans la recréation du passé par la mémoire.

29Ce manque ou ce vide qui habite les objets mnémoniques est peut-être l’autre nom de leur mystère. Leur pouvoir de résurrection s’apparente en effet à une aura magique selon l’étrange croyance rapportée par le narrateur :

Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs, pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s’ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité. (463)

30Portraits magiques, monuments ou maisons hantées, la littérature fantastique du XIXe siècle a multiplié les lieux et les motifs symboliques du phénomène de « revenance », selon le terme dont la psychanalyse désigne les différentes figures par lesquelles le passé fait retour. Proust transpose cette vision de la mémoire collective à la mémoire individuelle de son personnage. Il le suggérait déjà, au début de la Recherche, à travers les réflexions développées par le narrateur dans « Combray » :

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdus en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous20.

31Loin de tout réalisme psychologique, c’est bien d’un rapport magique, chimérique au passé et à la mémoire que témoignent ces lignes. Suivant cette vision panthéiste en effet, le monde s’apparente non seulement à un univers de signes à déchiffrer, mais surtout de lieux de mémoire renfermant le passé.

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33La littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a multiplié les représentations de bibliothèques imaginaires, à la fois atypiques et contrastées : bibliothèque décadente du héros d’à Rebours de Huysmans, bibliothèques immémoriales aux écritures indéchiffrables de Villiers de l’Isle-Adam, bibliothèques incendiées des Manifestes futuristes. Comme l’écrit Michel Foucault dans « La bibliothèque fantastique » :

[…] le XIXe siècle a découvert un espace d’imagination dont l’âge précédent n’avait sans doute pas soupçonné la puissance. […] Un chimérique peut naître de la surface noire et blanche des signes imprimés, du volume ferme et poussiéreux qui s’ouvre sur un envol de mots oubliés ; il se déploie soigneusement dans la bibliothèque assourdie, avec ses colonnes de livres, ses titres alignés et ses rayons qui la ferment de toutes parts, mais bâillent de l’autre côté sur des mondes impossibles. L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe21.

34En faisant d’une bibliothèque aristocratique et privée la scène ultime de l’initiation de son héros, Proust s’inscrit dans cet imaginaire dont il explore les multiples contradictions : tension entre intérieur et extérieur d’un lieu à la fois fermé, situé à l’écart et pourtant ouvert sur le monde ; tension entre tradition et originalité, héritage et renouvellement, dès lors que la bibliothèque n’est pas seulement dépôt collectif, mais aussi représentation idéale d’une individualité ; tension enfin entre la matérialité du livre et la dimension spirituelle de l’écrit, illustrée par la métaphore du livre de la mémoire.

35On peut enfin noter que la découverte de François le Champi rappelle l’un des premiers essais de Proust, « Sur la lecture », publié en 1906, pour servir de préface à sa traduction de Sésame et les lys. Proust y associait déjà ses souvenirs les plus marquants aux journées de lecture de son enfance et le livre à la mémoire. Nous citerons pour conclure un texte contemporain de « Sur la lecture », l’essai de Marcel Schwob intitulé « Il libro della mia memoria ». Paru en 1905, dans la revue Vers et Prose, il s’agit d’un des derniers écrits de l’auteur. Dans cette œuvre testamentaire, le grand érudit que fut Marcel Schwob, employé de la Bibliothèque nationale où il passa une partie de sa vie, récapitule son existence consignée dans ce qu’il appelle « la rubrique des images » en référence au recueil de Dante. La seconde « rubrique », intitulée « Le souvenir d’un livre », évoque ses livres d’enfant en des termes étonnamment proches de ceux de Proust :

Le souvenir de la première fois où on a lu un livre aimé se mêle étrangement au souvenir du lieu et au souvenir de l’heure et de la lumière. Aujourd’hui comme alors, la page m’apparaît à travers une brume verdâtre de décembre, ou éclatante sous le soleil de juin, et, près d’elle, de chères figures d’objets et de meubles qui ne sont plus. Comme, après avoir longtemps regardé une fenêtre, on revoit, en fermant les yeux, son spectre transparent à croisières noires, ainsi la feuille traversée de ses lignes s’éclaire, dans la mémoire, de son ancienne clarté. L’odeur aussi est évocatrice. Le premier livre que j’eus me fut rapporté d’Angleterre par ma gouvernante. J’avais quatre ans. Je me souviens nettement de son attitude et des plis de sa robe, d’une table à ouvrage placée vis-à-vis de la fenêtre, du livre à couverture rouge, neuf, brillant et de l’odeur pénétrante qu’il exhalait entre ses pages. […] Encore aujourd’hui je ne reçois pas d’Angleterre un livre nouveau que je ne plonge ma figure entre ses pages jusqu’au fil qui le broche, pour humer son brouillard et sa fumée, et aspirer tout ce qui peut rester de ma joie d’enfance22.

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Notes de bas de page numériques

1 Article « Bibliothèque » du Dictionnaire Marcel Proust, Paris, Honoré Champion, 2014, nouvelle édition revue et corrigée, A. Bouillaguet et Brian G. Rogers (dir.), p. 148 et suiv.

2 Cf. Saint Augustin, Les Confessions, Livre 8, chap. 12 : « Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un cœur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent : ˝PRENDS, LIS ! PRENDS, LIS !˝ Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant ; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de lire le premier chapitre venu. […] / Je revins vite à la place où Alypius était assis ; car, en me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux : ˝Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie ; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs.˝ Je ne voulus pas, je n’eus pas besoin d’en lire davantage. Ces lignes à peine achevées, il se répandit dans mon cœur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude. » (trad. de M. Moreau (1864), texte disponible en ligne sur : www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/confessioons.htm )

3 Sur la construction « rétrospective » du Temps retrouvé, voir l’essai de Guillaume Perrier : La Mémoire du lecteur, Essai sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, Paris, Classiques Garnier, 2011.

4 De ce point de vue, la découverte de François le Champi se rapproche surtout de l’expérience de la madeleine au début du cycle romanesque, où le narrateur donne une image poétique de cette distance temporelle qui le sépare de son enfance : « […] j’éprouve la résistance, j’entends la rumeur des distances traversées ».

5 Ce dédoublement et ce face-à-face tendu du narrateur avec l’enfant qu’il a été sont magnifiquement traduits dans la séquence finale du Temps retrouvé dans l’adaptation de Raul Ruiz. Voir également les analyses d’André Benhaïm qui cite précisément ce passage, associant la lecture à l’expérience éthique du face-à-face : « Face au visage comme face au livre. Un objet qui demande la présence de l’autre, en face. Un objet qui n’existe qu’en face, qu’en faces. […]/ Dans la lecture à haute voix, c’est le visage de Maman lisant François le Champi ! voici le narrateur qui a retrouvé le livre, mais qui l’a oublié. Il le lit seul, à voix basse, dans une bibliothèque étrangère. […] / Le Livre, c’est le visage sauf. Le visage qui répond. Le visage qui se délivre. » (Panim. Visages de Proust, Presses universitaires du Septentrion, 2006, p. 318-319.)

6 Suivant la distinction que fait Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.

7 La découverte de François le Champi peut être considérée comme la transition entre « L’Adoration perpétuelle » et l’épisode final du « bal de têtes ». Achevant le processus de « conversion », elle permettra finalement au narrateur de sortir de la bibliothèque, pour éprouver dans le monde la solidité de sa « vocation » : « […] je sentais que le déclenchement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu’à ce point de vue, même au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. » (Le Temps retrouvé, éd. cit., vol. 4, p. 497.)

8 John Ruskin, Sésame et les Lys, trad. et notes de Marcel Proust, précédé de Sur la lecture de Marcel Proust, Paris, éditions Complexe, « Le Regard littéraire », 1987, p. 221-222.

9 Voir dans Sésame et les Lys, le commentaire de Proust sur l’image du titre de la conférence de Ruskin : « Ayant donné à sa conférence le titre symbolique de Sésame (Sésame des Mille et une Nuits – la parole magique qui ouvre la porte de la caverne des voleurs – étant l’allégorie de la lecture qui nous ouvre la porte de ces trésors où est enfermée la plus précieuse sagesse des hommes : les livres), Ruskin s’est amusé à reprendre le mot Sésame en lui-même et, sans plus s’occuper des deux sens qu’il a ici (sésame dans Ali-Baba, et la lecture), à insister sur son sens original (la graine de sésame) […] », op. cit., note 1, p. 101-102).

10 Que ce père enterré puisse symboliser le passé du narrateur et donc paradoxalement aussi l’enfant qu’il a été dont l’adulte qu’il est devenu est le fils, semble être confirmé par l’image finale du texte évoquant l’enfant d’autrefois qui risquerait d’être « pour toujours enterré dans l’oubli » (466).

11 Voir par exemple, Le Temps retrouvé, éd. cit., vol. IV, p. 513 : « Bref l’artiste, le Temps, avait “rendu“ tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables, mais qu’ils n’étaient pas ressemblants, non parce qu’il les avait flattés mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. »

12 Voir les analyses de Paul Ricœur dans Temps et récit Temps et récit 2, La Configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1984, p. 273 : « La décision d’écrire a ainsi pour vertu de transposer l’extratemporel de la vision originelle dans la temporalité de la résurrection du temps perdu. En ce sens on peut dire, en toute vérité, que la Recherche raconte la transition d’une signification à l’autre du temps retrouvé : c’est en cela qu’elle est une fable sur le temps ».

13 Vie nouvelle, Œuvres complètes de Dante, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochotèque », 2004, trad. nouvelle revue et corrigée sous la direction de Christian Bec, p. 24.

14 Le Temps retrouvé, éd. cit., vol. 4, p. 620.

15 Paul Ricœur, Temps et récit 2, La Configuration dans le récit de fiction, op. cit., p. 285 : « Toute la Recherche n’a engendré […] qu’un temps interim, celui d’une œuvre encore à faire et que la mort peut ruiner. »

16 Voir à ce sujet les analyses d’Anne Simon dans Proust ou le réel retrouvé : le sensible et son expression dans à la recherche du temps perdu, Paris, Honoré Champion, « Recherches proustiennes », 2011, p. 15 : « Retrouver le réel ne renvoie pas qu’au processus d’anamnèse que le narrateur décide de mettre en œuvre à la fin de la Recherche : comme il le précise alors, les ˝impressions obscures˝, contrairement aux réminiscences, cachent ˝non une sensation d’autrefois mais une vérité nouvelle˝. Retrouver, ˝découvrir˝ c’est donc tout à la fois dévoiler cela qui fut, et l’inventer, au sens où existent ˝des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus˝ » (Cette dernière citation est extraite du Temps retrouvé, éd. cit., vol. 4, p. 456-457).

17 Anne Simon, Proust ou le réel retrouvé, le sensible et son expression dans À la recherche du temps perdu, op. cit., p. 16 : « Ce qu’il s’agit de retrouver, via un approfondissement de la vie qui n’est pas sans rappeler la “mémoire périodique et lente” de Valéry, qui “vient nous rendre à l’improviste nos tendances, nos puissances et même nos espoirs très anciens” (« Le prince et la jeune Parque », Variété V, Paris, Gallimard, 1944, p. 119), c’est donc, contrairement aux “secs mémentos”, de l’art réaliste, une atmosphère globale, une contemporanéité générale, et l’indétermination de ses possibles : cela qui n’était pas conscient alors, mais qui structurait pourtant le présent. »

18 Nina Glaser, « Proust du côté de chez Sand : ˝Première nuit d’insomnie et de désespoir˝ », Littérature, n° 89, 1993, « Désir et détours », p. 46 : « C’est parce que sa mère en passait toutes les scènes d’amours que la lecture de ce roman a suscité en Marcel la croyance que la littérature offrait un monde de mystère. Quant à sa résolution de se mettre à écrire, elle provient de la redécouverte, dans le Temps retrouvé, moins de François le Champi que de ses lacunes. Tout se passe comme si le désir d’écrire de Marcel se situait très exactement au creux des coupures faites par la “lectrice infidèle” de Combray. »

19 « Un avis de décès », Enfance berlinoise vers 1900, trad. de l’allemand par Pierre Rush, Paris, éditions de l’Herne, 2012, p. 83. On retrouve dans le même fragment l’image du caveau ou de la chambre funéraire associée à la réminiscence : « On a souvent décrit le déjà-vu. La formule est-elle heureuse ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’événements qui nous touchent comme l’écho d’un son entendu dans l’obscurité de la vie passée ? […] C’est un mot, un bruissement ou un battement qui sont investis du pouvoir de nous appeler inopinément dans le froid caveau de jadis, dont la voûte ne semble nous renvoyer le présent qu’à la manière d’un écho. » (op. cit., p. 83).

20 à la recherche du temps perdu, éd. cit., « Combray », Du côté de chez Swann, vol. I, p. 43-44.

21 « La Bibliothèque fantastique » est un essai consacré à la Tentation de Saint Antoine de Flaubert, publié par Foucault en 1964, recueilli dans Dits et écrits de Michel Foucault, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, vol. I, p. 323 et suivantes.

22 Marcel Schwob, « Le souvenir d’un livre », Il Libro della mia memoria, dans Œuvres de Marcel Schwob, S. Goudemare (éd.), Paris, Phébus, « Libretto », 2002, p. 962.

Pour citer cet article

Agathe Salha, « Le souvenir d’un livre : François le Champi dans Le Temps retrouvé », paru dans Loxias, 51, mis en ligne le 19 décembre 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=8219.


Auteurs

Agathe Salha

Maître de conférences en Littérature comparée à l’université Grenoble Alpes, membre de l’U.R. Litt&Arts, Agathe Salha a travaillé sur la réception de l’Antiquité, sur la forme des Vies imaginaires, sur les liens entre histoire et mémoire dans la littérature contemporaine. Elle a dirigé, avec Anna Saignes, un ouvrage collectif sur le programme de littérature comparée, Romans de la fin d’un monde, paru aux PURH, en 2015.